Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 36-51).
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ACTE II.


Scène première[1].

ÉDÜIGE, GARIBALDE.
ÉDÜIGE.

Je l’ai dit à mon traître, et je vous le redis :

390Je me dois cette joie après de tels mépris ;
Et mes ardents souhaits de voir punir son change
Assurent ma conquête à quiconque me venge[2].
Suivez le mouvement d’un si juste courroux,
Et sans perdre de vœux obtenez-moi de vous.
395Pour gagner mon amour il faut servir ma haine :
À ce prix est le sceptre, à ce prix une reine ;
Et Grimoald puni rendra digne de moi
Quiconque ose m’aimer, ou se veut faire roi.

GARIBALDE.

Mettre à ce prix vos feux et votre diadème,
400C’est ne connoître pas votre haine et vous-même ;
Et qui, sous cet espoir, voudroit vous obéir,
Chercheroit les moyens de se faire haïr.
Grimoald inconstant n’a plus pour vous de charmes,
Mais Grimoald puni vous coûteroit des larmes.
405À cet objet sanglant, l’effort de la pitié
Reprendroit tous les droits d’une vieille amitié
Et son crime en son sang éteint avec sa vie
Passeroit en celui qui vous aurait servie.
Quels que soient ses mépris, peignez-vous bien sa mort,
410Madame, et votre cœur n’en sera pas d’accord.
Quoi qu’un amant volage excite de colère,
Son change est odieux, mais sa personne est chère ;
Et ce qu’a joint l’amour a beau se désunir,
Pour le rejoindre mieux il ne faut qu’un soupir.
415Ainsi n’espérez pas que jamais on s’assure

Sur les bouillants transports qu’arrache son parjure.
Si le ressentiment de sa légèreté
Aspire à la vengeance avec sincérité,
En quelques dignes mains qu’il veuille la remettre,
420Il vous faut vous donner, et non pas vous promettre,
Attacher votre sort, avec le nom d’époux,
À la valeur du bras qui s’armera pour vous.
Tant qu’on verra ce prix en quelque incertitude,
L’oseroit-on punir de son ingratitude ?
425Votre haine tremblante est un mauvais appui
À quiconque pour vous entreprendroit sur lui ;
Et quelque doux espoir qu’offre cette colère[3],
Une plus forte haine en seroit le salaire.
Donnez-vous donc, Madame, et faites qu’un vengeur
430N’ait plus à redouter le désaveu du cœur.

ÉDÜIGE.

Que vous m’êtes cruel en faveur d’un infâme,
De vouloir, malgré moi, lire au fond de mon âme,
Où mon amour trahi, que j’éteins à regret,
Lui fait contre ma haine un partisan secret !
435Quelques justes arrêts que ma bouche prononce,
Ce sont de vains efforts où tout mon cœur renonce.
Ce lâche malgré moi l’ose encore protéger[4],
Et veut mourir du coup qui m’en pourroit venger.
Vengez-moi toutefois, mais d’une autre manière :
440Pour conserver mes jours, laissez-lui la lumière.
Quelque mort que je doive à son manque de foi,
Ôtez-lui Rodelinde, et c’est assez pour moi ;
Faites qu’elle aime ailleurs, et punissez son crime[5]

Par ce désespoir même où son change m’abîme.
445Faites plus : s’il est vrai que je puis tout sur vous,
Ramenez cet ingrat tremblant à mes genoux,
Le repentir au cœur, les pleurs sur le visage,
De tant de lâchetés me faire un plein hommage,
Implorer le pardon qu’il ne mérite pas,
450Et remettre en mes mains sa vie et son trépas.

GARIBALDE.

Ajoutez-y, Madame, encore qu’à vos yeux même
Cette odieuse main perce un cœur qui vous aime,
Et que l’amant fidèle, au volage immolé,
Expie au lieu de lui ce qu’il a violé.
455L’ordre en sera moins rude, et moindre le supplice,
Que celui qu’à mes feux prescrit votre injustice :
Et le trépas en soi n’a rien de rigoureux
À l’égal de vous rendre un rival plus heureux.

ÉDÜIGE.

Duc, vous vous alarmez faute de me connoître :
460Mon cœur n’est pas si bas qu’il puisse aimer un traître.
Je veux qu’il se repente, et se repente en vain,
Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain ;
Je veux qu’en vain son âme, esclave de la mienne,
Me demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne,
465Qu’il soupire sans fruit ; et pour le punir mieux,
Je veux même à mon tour vous aimer à ses yeux.

GARIBALDE.

Le pourrez-vous, Madame, et savez-vous vos forces ?
Savez-vous de l’amour quelles sont les amorces ?
Savez-vous ce qu’il peut, et qu’un visage aimé
470Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
Si vous ne m’abusez, votre cœur vous abuse.
L’inconstance jamais n’a de mauvaise excuse ;
Et comme l’amour seul fait le ressentiment,
Le moindre repentir obtient grâce à l’amant.

ÉDÜIGE.

475Quoi qu’il puisse arriver, donnez-vous cette gloire
D’avoir sur cet ingrat rétabli ma victoire ;
Sans songer qu’à me plaire exécutez mes lois,
Et pour l’événement laissez tout à mon choix :
Souffrez qu’en liberté je l’aime ou le néglige.
480L’amant est trop payé quand son service oblige ;
Et quiconque en aimant aspire à d’autres prix
N’a qu’un amour servile et digne de mépris.
Le véritable amour jamais n’est mercenaire,
Il n’est jamais souillé de l’espoir du salaire,
485Il ne veut que servir, et n’a point d’intérêt
Qu’il n’immole à celui de l’objet qui lui plaît.
Voyez donc Grimoald, tâchez à le réduire :
Faites-moi triompher au hasard de vous nuire ;
Et si je prends pour lui des sentiments plus doux,
490Vous m’aurez faite heureuse, et c’est assez pour vous.
Je verrai par l’effort de votre obéissance
Où doit aller celui de ma reconnoissance.
Cependant, s’il est vrai que j’ai pu vous charmer,
Aimez-moi plus que vous, ou cessez de m’aimer :
495C’est par là seulement qu’on mérite Édüige.
Je veux bien qu’on espère, et non pas qu’on exige.
Je ne veux rien devoir ; mais lorsqu’on me sert bien,
On peut attendre tout de qui ne promet rien.


Scène II.

GARIBALDE.

Quelle confusion ! et quelle tyrannie
500M’ordonne d’espérer ce qu’elle me dénie !
Et de quelle façon est-ce écouter des vœux,
Qu’obliger un amant à travailler contre eux ?

Simple, ne prétends pas, sur cet espoir frivole,
Que je tâche à te rendre un cœur que je te vole.
505Je t’aime, mais enfin je m’aime plus que toi.
C’est moi seul qui le porte à ce manque de foi ;
Auprès d’un autre objet c’est moi seul qui l’engage :
Je ne détruirai pas moi-même mon ouvrage.
Il m’a choisi pour toi, de peur qu’un autre époux
510Avec trop de chaleur n’embrasse ton courroux ;
Mais lui-même il se trompe en l’amant qu’il te donne.
Je t’aime, et puissamment, mais moins que la couronne ;
Et mon ambition, qui tâche à te gagner,
Ne cherche en ton hymen que le droit de régner.
515De tes ressentiments s’il faut que je l’obtienne,
Je saurai joindre encore cent haines à la tienne,
L’ériger en tyran par mes propres conseils,
De sa perte par lui dresser les appareils,
Mêler si bien l’adresse avec un peu d’audace,
520Qu’il ne faille qu’oser pour me mettre en sa place ;
Et comme en t’épousant j’en aurai droit de toi,
Je t’épouserai, lors, mais pour me faire roi.
Mais voici Grimoald.


Scène III.

GRIMOALD, GARIBALDE.
GRIMOALD.

Mais voici Grimoald.Eh bien ! quelle espérance,
Duc ? et qu’obtiendrons-nous de ta persévérance ?

GARIBALDE.

525Ne me commandez plus, Seigneur, de l’adorer,
Ou ne lui laissez plus aucun lieu d’espérer.

GRIMOALD.

Quoi ? de tout mon pouvoir je l’avois irritée

Pour faire que ta flamme en fût mieux écoutée,
Qu’un dépit redoublé, la pressant contre moi,
530La rendît plus facile à recevoir ta foi,
Et fît tomber ainsi par ses ardeurs nouvelles
Le dépôt de sa haine en des mains si fidèles[6] :
Cependant son espoir à mon trône attaché
Par aucun de nos soins n’en peut être arraché !
535Mais as-tu bien promis ma tête à sa vengeance ?
Ne l’as-tu point offerte avecque négligence,
Avec quelque froideur qui l’ait fait soupçonner
Que tu la promettois sans la vouloir donner ?

GARIBALDE.

Je n’ai rien oublié de ce qui peut séduire
540Un vrai ressentiment qui voudroit vous détruire ;
Mais son feu mal éteint ne se peut déguiser :
Son plus ardent courroux brûle de s’apaiser ;
Et je n’obtiendrai point, Seigneur, qu’elle m’écoute,
Jusqu’à ce qu’elle ait vu votre hymen hors de doute,
545Et que de Rodelinde étant l’illustre époux,
Vous chassiez de son cœur tout espoir d’être à vous.

GRIMOALD.

Hélas ! je mets en vain toute chose en usage :
Ni prières ni vœux n’ébranlent son courage.
Malgré tous mes respects, je vois de jour en jour
550Croître sa résistance autant que mon amour ;
Et si l’offre d’Unulphe à présent ne la touche,
Si l’intérêt d’un fils ne la rend moins farouche,
Désormais je renonce à l’espoir d’amollir
Un cœur que tant d’efforts ne font qu’enorgueillir.

GARIBALDE.

555Non, non, Seigneur, il faut que cet orgueil vous cède ;
Mais un mal violent veut un pareil remède.
Montrez-vous tout ensemble amant et souverain,

Et sachez commander, si vous priez en vain.
Que sert ce grand pouvoir qui suit le diadème,
560Si l’amant couronné n’en use pour soi-même ?
Un roi n’est pas moins roi pour se laisser charmer,
Et doit faire obéir qui ne veut pas aimer.

GRIMOALD.

Porte, porte aux tyrans tes damnables maximes :
Je hais l’art de régner qui se permet des crimes.
565De quel front donnerois-je un exemple aujourd’hui
Que mes lois dès demain puniroient en autrui ?
Le pouvoir absolu n’a rien de redoutable
Dont à sa conscience un roi ne soit comptable.
L’amour l’excuse mal, s’il règne injustement,
570Et l’amant couronné doit n’agir qu’en amant.

GARIBALDE.

Si vous n’osez forcer, du moins faites-vous craindre :
Daignez, pour être heureux, un moment vous contraindre ;
Et si l’offre d’Unulphe en reçoit des mépris,
Menacez hautement de la mort de son fils[7].

GRIMOALD.

575Que par ces lâchetés j’ose me satisfaire !

GARIBALDE.

Si vous n’osez parler, du moins laissez-nous faire :
Nous saurons vous servir, Seigneur, et malgré vous.
Prêtez-nous seulement un moment de courroux,
Et permettez après qu’on l’explique et qu’on feigne
580Ce que vous n’osez dire, et qu’il faut qu’elle craigne.
Vous désavouerez tout. Après de tels projets,
Les rois impunément dédisent leurs sujets.

GRIMOALD.

Sachons ce qu’il a fait avant que de résoudre[8]
Si je dois en tes mains laisser gronder ce foudre.


Scène IV.

GRIMOALD, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

585Que faut-il faire, Unulphe ? est-il temps de mourir[9] ?
N’as-tu vu pour ton roi nul espoir de guérir ?

UNULPHE.

Rodelinde, Seigneur, enfin plus raisonnable,
Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable :
Elle a reçu votre offre avec tant de douceur…

GRIMOALD.

590Mais l’a-t-elle acceptée ? as-tu touché son cœur ?
A-t-elle montré joie ? en paroît-elle émue ?
Peut-elle s’abaisser jusqu’à souffrir ma vue ?
Qu’a-t-elle dit enfin ?

UNULPHE.

Qu’a-t-elle dit enfin ?Beaucoup, sans dire rien :
Elle a paisiblement souffert mon entretien ;
595Son âme à mes discours surprise, mais tranquille…

GRIMOALD.

Ah ! c’est m’assassiner d’un discours inutile :
Je ne veux rien savoir de sa tranquillité ;
Dis seulement un mot de sa facilité.
Quand veut-elle à son fils donner mon diadème ?

UNULPHE.

600Elle en veut apporter la réponse elle-même.

GRIMOALD.

Quoi ? tu n’as su pour moi plus avant l’engager ?

UNULPHE.

Seigneur, c’est assez dire à qui veut bien juger :

Vous n’en sauriez avoir une preuve plus claire.
Qui demande à vous voir ne veut pas vous déplaire ;
605Ses refus se seroient expliqués avec moi,
Sans chercher la présence et le courroux d’un roi.

GRIMOALD.

Mais touchant cet époux qu’Édüige ranime ?…

UNULPHE.

De ce discours en l’air elle fait peu d’estime :
L’artifice est si lourd, qu’il ne peut l’émouvoir,
610Et d’une main suspecte il n’a point de pouvoir.

GARIBALDE.

Édüige elle-même est mal persuadée
D’un retour dont elle aime à vous donner l’idée ;
Et ce n’est qu’un faux jour qu’elle a voulu jeter
Pour lui troubler la vue et vous inquiéter.
615Mais déjà Rodelinde apporte sa réponse.

GRIMOALD.

Ah ! j’entends mon arrêt sans qu’on me le prononce :
Je vais mourir, Unulphe, et ton zèle pour moi
T’abuse le premier, et m’abuse après toi.

UNULPHE.

Espérez mieux, Seigneur.

GRIMOALD.

Espérez mieux, Seigneur.Tu le veux, et j’espère.
620Mais que cette douceur va devenir amère !
Et que ce peu d’espoir où tu me viens forcer
Rendra rudes les coups dont on va me percer[10] !


Scène V[11]

GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

Madame, il est donc vrai que votre âme sensible[12].
À la compassion s’est rendue accessible ;
625Qu’elle fait succéder dans ce cœur plus humain
La douceur à la haine et l’estime au dédain,
Et que laissant agir une bonté cachée,
À de si longs mépris elle s’est arrachée[13] ?

RODELINDE.

Ce cœur dont tu te plains, de ta plainte est surpris :
630Comte, je n’eus pour toi jamais aucun mépris ;
Et ma haine elle-même auroit cru faire un crime
De t’avoir dérobé ce qu’on te doit d’estime.
Quand je vois ta conduite en mes propres États
Achever sur les cœurs l’ouvrage de ton bras,
635Avec ces mêmes cœurs qu’un si grand art te donne
Je dis que la vertu règne dans ta personne ;
Avec eux je te loue, et je doute avec eux
Si sous leur vrai monarque ils seroient plus heureux :
Tant ces hautes vertus qui fondent ta puissance
640Réparent ce qui manque à l’heur de ta naissance !
Mais quoi qu’on en ait vu d’admirable et de grand,
Ce que m’en dit Unulphe aujourd’hui me surprend.
Un vainqueur dans le trône, un conquérant qu’on aime,
Faisant justice à tous, se la fait à soi-même !

645Se croit usurpateur sur ce trône conquis !
Et ce qu’il ôte au père, il veut le rendre au fils[14] !
Comte, c’est un effort à dissiper la gloire
Des noms les plus fameux dont se pare l’histoire,
Et que le grand Auguste ayant osé tenter[15],
650N’osa prendre du cœur jusqu’à l’exécuter.
Je viens donc y répondre, et de toute mon âme
Te rendre pour mon fils…

GRIMOALD.

Te rendre pour mon fils…Ah ! c’en est trop, Madame ;
Ne vous abaissez point à des remercîments :
C’est moi qui vous dois tout ; et si mes sentiments…

RODELINDE.

655Souffre les miens, de grâce, et permets que je mette
Cet effort merveilleux en sa gloire parfaite[16],
Et que ma propre main tâche d’en arracher
Tout ce mélange impur dont tu le veux tacher ;
Car enfin cet effort est de telle nature,
660Que la source en doit être à nos yeux toute pure :
La vertu doit régner dans un si grand projet[17],
En être seule cause, et l’honneur seul objet ;

Et depuis qu’on le souille ou d’espoir de salaire,
Ou de chagrin d’amour, ou de souci de plaire,
665Il part indignement d’un courage abattu
Où la passion règne, et non pas la vertu.
Comte, penses-y bien ; et pour m’avoir aimée,
N’imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu : laisse-la seule agir,
670De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir[18].
On publieroit de toi que les yeux d’une femme
Plus que ta propre gloire auroient touché ton âme ;
On diroit qu’un héros si grand, si renommé,
Ne seroit qu’un tyran s’il n’avoit point aimé.

GRIMOALD.

675Donnez-moi cette honte, et je la tiens à gloire :
Faites de vos mépris ma dernière victoire,
Et souffrez qu’on impute à ce bras trop heureux
Que votre seul amour l’a rendu généreux.
Souffrez que cet amour, par un effort si juste,
680Ternisse le grand nom et les hauts faits d’Auguste,
Qu’il ait plus de pouvoir que ses vertus n’ont eu.
Qui n’adore que vous n’aime que la vertu.

Cet effort merveilleux est de telle nature[19],
Qu’il ne sauroit partir d’une source plus pure ;
685Et la plus noble enfin des belles passions
Ne peut faire de tache aux grandes actions.

RODELINDE.

Comte, ce qu’elle jette à tes yeux de poussière
Pour voir ce que tu fais les laisse sans lumière.
À ces conditions rendre un sceptre conquis,
690C’est asservir la mère en couronnant le fils ;
Et pour en bien parler, ce n’est pas tant le rendre,
Qu’au prix de mon honneur indignement le vendre.
Ta gloire en pourroit croître, et tu le veux ainsi ;
Mais l’éclat de la mienne en seroit obscurci.
695Quel que soit ton amour, quel que soit ton mérite,
La défaite et la mort de mon cher Pertharite,
D’un sanglant caractère ébauchant tes hauts faits,
Les peignent à mes yeux comme autant de forfaits ;
Et ne pouvant les voir que d’un œil d’ennemie,
700Je n’y puis prendre part sans entière infamie.
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
Je te dois estimer, mais je te dois haïr ;
Je dois agir en veuve autant qu’en magnanime,
Et porter cette haine aussi loin que l’estime.

GRIMOALD.

705Ah ! forcez-vous, de grâce, à des termes plus doux
Pour des crimes qui seuls m’ont fait digne de vous :
Par eux seuls ma valeur en tête d’une armée
À des plus grands héros atteint la renommée ;
Par eux seuls j’ai vaincu, par eux seuls j’ai régné,
710Par eux seuls ma justice a tant de cœurs gagné[20],

Par eux seuls j’ai paru digne du diadème,
Par eux seuls je vous vois, par eux seuls je vous aime,
Et par eux seuls enfin mon amour tout parfait
Ose faire pour vous ce qu’on n’a jamais fait.

RODELINDE.

715Tu ne fais que pour toi, s’il t’en faut récompense ;
Et je te dis encore que toute ta vaillance,
T’ayant fait vers moi seule à jamais criminel,
A mis entre nous deux un obstacle éternel.
Garde donc ta conquête, et me laisse ma gloire ;
720Respecte d’un époux et l’ombre et la mémoire :
Tu l’as chassé du trône et non pas de mon cœur.

GRIMOALD.

Unulphe, c’est donc là toute cette douceur !
C’est là comme son âme, enfin plus raisonnable,
Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable !

GARIBALDE.

725Seigneur, souvenez-vous qu’il est temps de parler.

GRIMOALD.

Oui, l’affront est trop grand pour le dissimuler :
Elle en sera punie, et puisqu’on me méprise,
Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
Et ne souffrirai plus qu’une indigne fierté
730Se joue impunément de mon trop de bonté.

RODELINDE.

Eh bien ! deviens tyran : renonce à ton estime ;
Renonce au nom de juste, au nom de magnanime…

GRIMOALD.

La vengeance est plus douce enfin que ces vains noms ;
S’ils me font malheureux, à quoi me sont-ils bons ?
735Je me ferai justice en domptant qui me brave.
Qui ne veut point régner mérite d’être esclave.
Allez, sans irriter plus longtemps mon courroux[21],

Attendre ce qu’un maître ordonnera de vous.

RODELINDE.

Qui ne craint point la mort craint peu quoi qu’il ordonne.

GRIMOALD.

740Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne.

RODELINDE.

Quoi ? tu voudrois…

GRIMOALD.

Quoi ? tu voudrois…Allez, et ne me pressez point ;
On vous pourra trop tôt éclaircir sur ce point.
(Rodelinde rentre[22].)
Voilà tous les efforts qu’enfin j’ai pu me faire[23].
Toute ingrate qu’elle est, je tremble à lui déplaire[24] ;
745Et ce peu que j’ai fait, suivi d’un désaveu,
Gêne autant ma vertu comme il trahit mon feu.
Achève, Garibalde : Unulphe est trop crédule,
Il prend trop aisément un espoir ridicule ;
Menace, puisqu’enfin c’est perdre temps qu’offrir.
750Toi qui m’as trop flatté, viens m’aider à souffrir.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. « Il me paraît prouvé que Racine a puisé toute l’ordonnance de sa tragédie d’Andromaque dans ce second acte de Pertharite. Dès la première scène, vous voyez Édüige, qui est avec son Garibalde précisément dans la même situation qu’Hermione avec Oreste. Elle est abandonnée par un Grimoald, comme Hermione par Pyrrhus ; et si Grimoald aime sa prisonnière Rodelinde, Pyrrhus aime Andromaque, sa captive. Vous voyez qu’Édüige dit à Garibalde les mêmes choses qu’Hermione dit à Oreste : elle a des ardents souhaits de voir punir le change de Grimoald, elle assure sa conquête à son vengeur, il faut servir sa haine pour venger son amour. C’est ainsi qu’Hermione dit à Oreste (Andromaque, acte IV, scène III) :
    Vengez-moi, je crois tout…
    Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé,
    Que je le hais ; enfin… que je l’aimai ?
    Oreste, en un autre endroit, dit à Hermione tout ce que dit ici Garibalde à Edüige (acte II, scène ii) :
    Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste…
    Et vous le haïssez ! Avouez-le, Madame,
    L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en son âme (a) ;
    Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
    Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.
    Hermione parle absolument comme Édüige, quand elle dit (acte II, scène ii) :
    Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque (b)
    Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
    Répand sur mes discours le poison qui la tue (c).
    Enfin l’intention d’Édüige est que Garibalde la serve en détachant le parjure Grimoald de sa rivale Rodelinde ; et Hermione veut qu’Oreste, en demandant Astyanax, dégage Pyrrhus de son amour pour Andromaque. Voyez avec attention la scène cinquième du second acte, vous trouverez une ressemblance non moins marquée entre Andromaque et Rodelinde. » (Voltaire, 1764.)

    (a) Le texte de Racine est : « en une âme. »

    (b) Dans la scène ii de l’acte II, il y a :

    Mais, Seigneur, cependant, s’il épouse Andromaque.
    Le vers cité par Voltaire est dans la scène iii de l’acte IV.

    (c) Dans Racine : « le venin qui la tue. »

  2. Var. Je n’en fais point secret après tant de mépris,
    Je l’ai dit à ce traître, et je vous le redis :
    Je ne suis plus à moi, je suis à qui me venge,
    Et ma conquête est libre au bras le plus étrange. (1653-56)
  3. Var. Et quelque doux espoir qu’offre votre conquête
    À vos feux rallumés exposeroit sa tête.
  4. Var. Ce lâche en ses périls s’obstine à s’engager. (1653-56 recueil)
    Var. Ce lâche en ces périls s’obstine à s’engager. (1656 édition séparée)
  5. Var. Faites qu’elle aime un autre, et qu’un rival me venge,
    Qu’il tombe au désespoir que me donne son change. (1653-56)
  6. Var. Le dépôt de sa haine entre des mains fidèles. (1653-56)
  7. Var. Menacez-la, Seigneur, de la mort de son fils. (1653-56)
  8. Var. Sachons qu’a fait Unulphe, avant que de résoudre. (1653-56)
  9. Var. Eh bien ! que faut-il faire ? est-il temps de mourir ?
    Ou si tu vois pour moi quelque espoir de guérir ? (1653-56)
  10. Var. Rendra rudes les coups dont on me va percer ! (1653-56)
  11. Voyez ci-dessus la fin de la note 1 de la p. 36.
  12. Var. Madame, est-il donc vrai que votre âme sensible. (1653-56)
  13. L’édition de 1682 donne attachée, pour arrachée ; c’est une faute évidente, et nous ne la mentionnons que parce qu’elle a été reproduite dans l’impression de 1692.
  14. Var. Et ce qu’il ôte au père, il veut le rendre au fils ! (1653-64)
  15. Var. Et que le seul Auguste ayant osé tenter. (1653-56)
  16. Var. Cet effort sans exemple en sa gloire parfaite. (1653-63)
  17. « Andromaque dit à Pyrrhus (acte I, scène iv) :

    Seigneur, que faites-vous ? et que dira la Grèce ?
    Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de foiblesse,
    Et qu’un dessein si beau, si grand, si généreux (a),
    Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?…
    Non, non ; d’un ennemi respecter la misère,
    Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
    De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
    Sans me faire payer son salut de mon cœur ;
    Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
    Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

    On reconnaît dans Racine la même idée, les mêmes nuances que dans Corneille ; mais avec cette douceur, cette mollesse, cette sensibilité, et cet heureux choix de mots qui porte l’attendrissement dans l’âme.

    Grimoald dit à Rodelinde (vers 740) :

    Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne.

    Grimoald entend par là le fils de Rodelinde, et il veut punir par la mort du fils les mépris de la mère ; c’est ce qui se développe au troisième acte. Ainsi Pyrrhus menace toujours Andromaque d’immoler Astyanax, si elle ne se rend à ses désirs (acte I, scène iv) :

    Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
    S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur ;
    Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
    Le fils me répondra du mépris (b) de la mère. » (Voltaire.)

    (a) Le texte de Racine est :

    Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux.

    (b) Dans Racine : « des mépris. »

  18. Var. Que cet illustre effort ne te fasse rougir. (1653-56)
    Var. Que cet illustre effort ne te donne à rougir. (1660-64)
  19. Var. Cet effort sans exemple est de telle nature. (1660-63)
  20. D’ordinaire, avec cette inversion, Corneille fait accorder le participe. Ainsi dans le Cid, acte III, scène iii, vers 797 et 798 :
    Mon père est mort, Elvire, et la première épée
    Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.
  21. Var. Allez, sans davantage irriter mon courroux. (1653-56)
  22. Ce jeu de scène manque dans les éditions de 1653-56 et de 1644.
  23. Var. Voilà tous les efforts que je me suis pu faire. (1653-56)
  24. Corneille a répété ce vers dans Tite et Bérénice (acte I, scène iii).