Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 188-196).
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CHAPITRE XX


Sir Walter, ses deux filles et Mme Clay arrivèrent les premiers au concert, et, en attendant lady Dalrymph, s’assirent auprès du feu ; à peine y étaient-ils que le capitaine Wenvorth entra. Anna se trouvait près de la porte, elle s’avança vers lui et lui dit un bonsoir gracieux. Il se mit à causer avec elle, malgré les regards du père et de la sœur. Anna ne les voyait pas, mais entendait leurs chuchotements, et quand elle vit Wenvorth saluer de loin, elle comprit que Sir Walter avait bien voulu lui faire un léger salut. Après avoir parlé de Bath et du concert, il lui dit en souriant et en rougissant un peu :

« Je vous ai à peine vue depuis la journée passée à Lyme. Je crains que vous n’ayez souffert de cette émotion, d’autant plus que vous l’avez renfermée. »

Elle l’assura qu’elle n’avait pas souffert.

« Ce fut un terrible moment, » dit-il, et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenir était encore trop pénible, mais bientôt il ajouta en souriant :

« Cette journée cependant a eu des conséquences qui ne sont pas terribles. Quand vous eûtes la présence d’esprit de suggérer que c’était à Benwick de trouver un médecin, vous ne pensiez guère que c’était lui qui avait le plus d’intérêt à la guérison de Louisa.

— Cela est certain. Mais j’espère que ce sera un heureux mariage. Ils ont tous deux de bons principes et un bon caractère.

— Oui, dit-il, mais ici finit la ressemblance. Je les souhaite heureux de toute mon âme. Ils n’auront ni lutte à soutenir, ni caprices, ni opposition, ni retards. Tout cela est beaucoup plus que… »

Il s’arrêta : un souvenir soudain lui donna un peu de cette émotion qui faisait rougir Anna et lui faisait tenir les yeux baissés, il affermit sa voix, et continua :

« J’avoue que je trouve entre eux une différence d’esprit trop grande. Louisa est une aimable jeune fille, douce et assez intelligente, mais Benwick est quelque chose de plus. C’est un homme instruit, un esprit délicat, et j’avoue que je suis étonné de son choix. S’il avait été préféré par elle et l’eût aimée par reconnaissance, c’est différent ; mais il semble, au contraire, qu’il y ait eu chez lui un attachement soudain, et cela me surprend. Un homme comme lui ! un cœur presque brisé ! Fanny Harville était une créature supérieure, et il l’aimait sincèrement. Un homme ne doit pas guérir, et ne guérit pas d’un tel amour pour une telle femme. »

Anna éprouva en un moment mille sensations de plaisir et de confusion. Elle sentait son cœur battre plus vite. Il lui fut impossible de continuer ce sujet, mais, sentant la nécessité de parler, elle prit un détour :

« Êtes-vous resté longtemps à Lyme ?

— Environ quinze jours. Je ne pouvais pas m’éloigner tant que Louisa était en danger. J’avais eu une part trop grande dans ce malheur pour être tranquille. C’était ma faute. Elle n’aurait pas été si obstinée, si j’avais été moins faible. J’ai exploré les environs de Lyme, qui sont très beaux ; et plus je voyais, plus je trouvais à admirer.

— J’aimerais bien à revoir Lyme, dit Anna.

— Vraiment, je ne l’aurais pas cru. La scène de désolation à laquelle vous avez été mêlée, la fatigue et la contention d’esprit que vous avez éprouvées auraient dû vous dégoûter de Lyme.

— Les dernières heures furent certainement pénibles, répondit Anna, mais le souvenir d’un chagrin passé devient un plaisir, et ce n’est pas le seul souvenir que Lyme m’ait laissé. Nous y avons eu beaucoup de plaisir. J’ai voyagé si peu que tout endroit nouveau m’intéresse. Il y a de réelles beautés à Lyme. Il ne me reste que des impressions agréables, » dit-elle en rougissant un peu.

À ce moment la porte s’ouvrit.

« Lady Dalrymph, » s’écria-t-on joyeusement, et Sir Walter et sa fille s’avancèrent avec empressement au-devant d’elle. Anna fut séparée du capitaine Wenvorth, mais elle en avait appris en dix minutes plus qu’elle n’eût osé espérer. Elle cacha son agitation et sa joie sous les banalités de la conversation. Elle se sentait polie et bonne, et disposée à plaindre tous ceux qui n’étaient pas aussi heureux qu’elle.

On entra dans la salle du concert. Élisabeth, au bras de miss Carteret, regardait le large dos de la douairière vicomtesse Dalrymph et semblait au comble du bonheur.

Et Anna ?… Mais ce serait insulter à son bonheur que de le comparer à celui de sa sœur. L’un prenait sa source dans une vanité égoïste, l’autre dans un noble attachement.

Anna ne voyait rien autour d’elle. Son bonheur était en elle-même. Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, mais elle n’en savait rien. Elle ne pensait qu’à cette dernière demi-heure. Les expressions du capitaine, le sujet qu’il avait choisi, et plus encore son air et son regard, ne pouvaient laisser à Anna aucun doute. Son étonnement touchant Benwick, ses idées sur une première affection, les phrases qu’il n’avait pu finir, ses yeux qui se détournaient : tout disait à Anna que ce cœur lui revenait enfin ; que la colère et le ressentiment n’existaient plus, et qu’ils étaient remplacés par l’ancienne tendresse. Oui, il l’aimait ; ces pensées et les images qu’elles suggéraient l’absorbaient entièrement.

Quand chacun fut assis à sa place, elle chercha des yeux Wenvorth, mais elle ne le vit pas, et le concert commença. M. Elliot s’était arrangé de façon à être placé près d’Anna. Miss Elliot, assise entre ses deux cousines et l’objet des attentions du colonel Wallis, était très satisfaite. Anna était dans une disposition d’esprit à jouir de la musique ; pendant l’entr’acte elle expliquait à M. Elliot les paroles d’une chanson italienne. « Voici à peu près le sens, dit-elle, car une chanson d’amour ne se peut guère traduire, et je ne suis pas très savante.

— Oui, je vois que vous ne savez rien, vous vous bornez à traduire fidèlement, élégamment ces inversions et ces obscurités de la langue italienne. Ne parlez plus de votre ignorance, en voici une preuve complète.

— J’accepte vos éloges comme une bienveillante politesse, mais je ne voudrais pas subir un examen sérieux.

— Je n’ai pas fréquenté Camben-Place si longtemps sans apprécier miss Anna Elliot. Elle est trop modeste pour que le monde connaisse la moitié de ses perfections, et chez toute autre femme cette modestie ne serait pas naturelle.

— De grâce, arrêtez : c’est trop de flatterie. Que va-t-on jouer maintenant ? dit-elle en regardant le programme.

— Je vous connais peut-être, dit M. Elliot en baissant la voix, depuis plus longtemps que vous ne pensez.

— Vraiment ! comment cela se peut-il ? Vous ne pouvez me connaître que depuis mon arrivée à Bath.

— Je vous connaissais par ouï-dire, longtemps avant. On vous a dépeinte à moi. Votre personne, vos goûts, vos talents, tout est présent à mon esprit. »

M. Elliot ne se trompait pas en espérant éveiller l’intérêt d’Anna. On éprouve un charme mystérieux et irrésistible à être connue depuis longtemps sans le savoir. Elle le questionna, mais en vain. Il était ravi qu’on l’interrogeât, mais il ne voulait rien dire.

« Non, non, plus tard peut-être, mais pas maintenant. »

Anna se dit que ce ne pouvait être que M. Wenvorth, le frère du capitaine, qui avait parlé d’elle.

« Le nom d’Anna Elliot m’intéresse depuis longtemps, ajouta-t-il, et, si j’osais, j’exprimerais le désir qu’elle n’en change jamais. »

Tout à coup une autre voix attira son attention. Son père parlait à lady Dalrymph.

« C’est un très bel homme, disait-il.

— Oui, dit lady Dalrymph. Il a plus grand air que les gens qu’on voit généralement à Bath. N’est-il pas Irlandais ?

— Son nom est Wenvorth, capitaine de marine. Sa sœur est la femme de M. Croft, mon locataire à Kellynch, dans le comté de Somerset. »

Anna, ayant suivi la direction des regards de son père, aperçut le capitaine, debout au milieu d’un groupe. Quand leurs yeux se rencontrèrent, il lui sembla qu’il détournait les siens.

Mais la musique recommença, et elle fut forcée d’y donner son attention. Quand elle regarda de nouveau, il était parti.

La première partie du concert étant finie, quelques personnes proposèrent d’aller prendre du thé. Anna resta assise à côté de lady Russel, et fut débarrassée de M. Elliot. Elle était décidée à parler à Wenvorth si le hasard l’amenait auprès d’elle, malgré la présence de lady Russel, qui l’avait certainement aperçu. La salle se remplit de nouveau, et Anna eut à entendre une longue heure de musique. Elle était fort agitée, et ne pouvait être tranquille tant qu’elle n’aurait pas échangé avec lui un regard ami.

Elle se plaça à dessein à l’extrémité d’une banquette, avec une place vide auprès d’elle. Bientôt Wenvorth s’approcha, mais avec hésitation ; il avait un air grave ; le changement était frappant. Elle pensa que son père ou lady Russel l’avait peut-être blessé… Il parla du concert, dit qu’il espérait de meilleur chant et qu’il ne serait pas fâché d’en voir la fin. Mais elle défendit si bien les chanteurs, tout en tenant compte, d’une manière charmante, de l’opinion du capitaine qu’il répondit par un sourire et que sa figure s’éclaircit.

Alors il parut plus à l’aise, et jeta même un regard sur le banc pour y prendre place à côté d’Anna. À ce moment elle se sentit toucher l’épaule ; c’était M. Elliot qui la priait de vouloir bien expliquer encore l’italien. Miss Carteret désirait comprendre ce qu’on allait chanter.

Anna ne put refuser, mais jamais elle n’avait fait à la politesse un plus grand sacrifice.

Quand elle se retourna vers le capitaine, il lui dit adieu précipitamment.

« Cette chanson ne mérite-t-elle pas qu’on reste ? dit Anna soudainement poussée à encourager Wenvorth.

— Non, dit-il d’un ton singulier. Rien ici n’est digne de me retenir. » Et il partit.

Il était donc jaloux de M. Elliot. C’était là le seul motif plausible. Aurait-elle pu le croire trois heures auparavant ! Ce fut un moment de joie exquise. Mais, hélas ! combien différentes furent les pensées qui suivirent ! Comment apaiser cette jalousie ? Comment pourrait-il jamais connaître les vrais sentiments d’Anna ?

Les attentions de M. Elliot la firent souffrir horriblement, ce soir-là.