Perspectives sur le temps présent - De la Toute-puissance de l’industrie

Perspectives sur le temps présent - De la Toute-puissance de l’industrie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 999-1019).


PERSPECTIVES
SUR
LE TEMPS PRÉSENT


DE LA TOUTE-PUISSANCE DE L’INDUSTRIE.


Il est un livre dont je recommanderais volontiers la lecture à toutes les jeunes intelligences de ce temps-ci : c’est le Wilhelm Meister de Goethe. Il contient tout juste la dose d’abstraction qu’on peut supporter à vingt ans, au milieu des ardeurs du sang, à l’époque où l’âme, encore toute matérielle, n’a qu’indifférence pour le monde moral, et où l’esprit manque de force d’attention. L’amer breuvage y est présenté dans une coupe d’or brillante, non par de sérieux philosophes ou d’austères savans, mais par les personnages les plus gracieux et les plus aimables, par des enfans, par des jeunes femmes, par des moralistes mondains, par des artistes et des comédiens. Tous les compagnons de folie et de plaisir que le jeune homme recherche dans la vie, tous les tuteurs bienveillans et faciles dont il désire les conseils dans ses jours de tristesse ou dans ses momens d’embarras sont les acteurs mêmes du livre, et de leurs lèvres tombent à la fois les préceptes de la sagesse et les promesses du bonheur. On y cause d’amour et d’art, de religion et de théâtre ; tout ce qui embellit et orne la vie y reluit de toutes parts ; rien de ce qui ennoblit la vie n’y est oublié. On y marche sur une terre toute semblable à celle que nous foulons, bien ferme et bien réelle ; mais au-dessus brille le soleil de l’idéal, et tout un monde bigarré et fantasque s’agite sous ses rayons. Là, dans ce château, habite un philosophe pratique qui cherche à réaliser les idées du XVIIIe siècle, et au-dessous, dans cette belle prairie, rit et babille le monde du Décaméron. Sur les hauts sommets des montagnes, des voyageurs enthousiastes contemplent la majestueuse grandeur de la nature, tandis que sur le flanc du coteau passe une troupe de joyeux comédiens. Au fond des bois retentit le chant lointain des bacchantes, dans la plaine le chant des moissonneurs fatigués et baignés de sueur, et tandis qu’à l’horizon montent comme des nuages colorés les fantômes de la volupté et du plaisir, les chastes étoiles, s’éveillant dans un ciel d’azur, viennent raconter à la terre les éternelles merveilles de l’infini.

Ce livre singulier, où se fait remarquer d’un bout à l’autre un bizarre mélange de sensualité et d’austérité, est précisément, et à cause de cela même, un des livres les mieux faits pour éveiller la conscience de tout jeune homme destiné à être sérieux. Il peut être pour lui un premier guide dans la vie, et l’aider à se reconnaître au milieu du monde dans lequel il a été jeté. Il peut lui enseigner des méthodes pour penser, lui fournir des instrumens d’analyse, des boussoles pour trouver son chemin. Il peut lui enseigner aussi à ne pas désespérer et lui donner confiance en l’avenir. Rien de ce qui vaut la peine d’être remarqué dans notre siècle n’est oublié par Goethe : le mouvement des sciences, l’explication plus profonde des mystères de la nature, le désir d’un idéal nouveau, la puissance croissante de l’industrie lui apparaissent comme les élémens premiers d’une vie nouvelle, comme la couche première sur laquelle le temps et les passions humaines, la force même des choses et la volonté du caractère, en se combinant et en s’amalgamant, fonderont peu à peu une autre civilisation, toute brillante de nuances inconnues. Wilhelm Meister est en cela la véritable contre-partie de Werther. Loin de nous les lamentations inutiles, les larmes stériles, le scepticisme impuissant. Ne dis point que la poésie est morte, que l’art est mort, que le sang s’est refroidi dans nos veines, et que la vie s’éteint dans notre univers glacé, que les rayons attiédis d’un soleil à son déclin n’éclairent plus qu’avec peine. Rien n’est mort, tout sommeille. Les forces de la nature sont à l’état latent, et dans les profondeurs de l’âme humaine, elles préparent en silence un printemps nouveau. Ayons bon courage, et au lieu de nous lamenter, de consumer notre énergie en plaintes coupables, que chacun de nous, par son intelligence, son amour de la vérité, sa volonté et sa puissance de sympathie, aide à l’éclosion de ce printemps! Alors, quand une fois nous aurons appris à être patiens et laborieux, quand nous aurons confiance en nous-mêmes et dans l’âme divine qui soutient l’univers, quand nous serons tout amour et bonne volonté, nous serons à notre tour des magiciens et des artisans de miracles : des roses écloront dans nos mains, des lis jailliront sous nos pas. Telle était la conviction à laquelle Goethe était arrivé après cinquante ans de méditations, d’études et d’observations. Malgré le XVIIIe siècle, malgré les ruines amoncelées autour de lui, il était arrivé à ne pas désespérer et à prédire une moisson brillante aux champs infertiles du présent. Cependant, si cette conviction suffisait à son âme, elle ne suffisait pas à son intelligence, et il cherchait avec curiosité quelle pourrait être la forme des sociétés futures. Aussi a-t-il épuisé, pour ainsi dire, toutes les combinaisons de faits et de principes qui peuvent se présenter à l’esprit. Il crée dans son Wilhelm Meister des sociétés artificielles par un amalgame ingénieux des idées. Il traite la nature humaine et la société comme la matière, et essaie de faire des combinaisons sociales comme on fait des combinaisons chimiques; mais, chose remarquable, toutes ces combinaisons ont invariablement la même base, et cette base est l’industrie. C’est l’industrie qui tient la première place dans toutes les rêveries sociales et dans toutes les spéculations philosophiques du grand poète; c’est d’elle que naissent dans sa pensée les mœurs futures; c’est elle qui, non contente de façonner la matière, donne sa forme à la société nouvelle. Incroyables sont les efforts d’esprit que fait Goethe pour unir avec l’industrie tout ce qui fut la vie des hommes d’autrefois, — l’héroïsme, l’amour, les arts, la religion. Il y réussit à grand’peine, et même, lorsqu’il réussit, il est forcé d’amoindrir ces nobles expressions de la nature humaine, pour les ajuster à la taille de l’industrie. C’est là le côté réellement triste du livre; l’utile s’y présente comme l’unique divinité du présent, et l’expression qui arrive involontairement sur les lèvres pour caractériser cette œuvre étrange, c’est celle de benthamisme transcendantal. Oui, c’est là le benthamisme, non pas dans sa vilaine nudité, mais revêtu d’étoffes éclatantes, le sceptre en main, la couronne en tête, et assis sur un trône d’où il domine une cour brillante. A ses côtés se tiennent le vrai et le bon, qui ne sont plus que ses frères cadets, tandis qu’à la porte du palais le beau frappe comme un mendiant, et reçoit une chétive hospitalité dans les corridors et les cuisines de sa dédaigneuse majesté.

Telles sont les impressions qu’a laissées en nous la lecture répétée de ce livre merveilleux, véritable lampe d’Aladin au moyen de laquelle une intelligence, même ordinaire, si elle est attentive, peut voir clair dans les ténèbres de son siècle. Wilhelm Meister contient à la fois un conseil de courage et d’espoir et la constatation d’un fait. Le conseil, c’est de ne pas nous laisser abattre et de marcher d’un cœur joyeux à la conquête de la terre promise; — la constatation du fait, c’est que l’industrie est définitivement la reine du monde. La domination de cette nouvelle puissance n’effraie pas Goethe : il croit fermement que cette domination sera partagée par les anciennes divinités adorées des hommes; mais à son insu ces anciennes divinités tombent au rang de divinités secondaires, et le dieu qui régit l’olympe moderne, c’est l’utile!

Sans doute, Goethe exprimait plutôt une espérance qu’une conviction le jour où, visitant je ne sais quelle manufacture de coton, il s’écriait qu’il n’avait jamais vu rien de plus poétique. Cette parole voulait dire évidemment qu’il apercevait dans ces machines l’instrument d’une société nouvelle, et par conséquent de mœurs qui demanderaient leurs poètes. Ces machines étaient sans doute aussi, dans son esprit, un moyen d’ordre et d’harmonie capable de rapprocher les hommes que la croyance politique n’unit plus suffisamment et que la croyance religieuse n’unit plus du tout, d’établir entre eux des relations nouvelles, — en un mot d’atteindre ce but suprême des institutions et des religions, des lois et du langage lui-même : rapprocher l’homme de l’homme. Cet objet mécanique et inanimé lui apparaissait comme un nouvel Orphée élevant les tours de cités futures, fondant des aristocraties, établissant des hiérarchies, réglant les devoirs des hommes entre eux. Nous aussi, nous avons partagé longtemps la conviction de ce grand homme; nous avons cru longtemps que l’industrie serait le nouveau principe qui communiquerait aux arts une vie nouvelle, qu’elle établirait entre les hommes de nouvelles relations, que l’obéissance et le respect, le devoir et la vertu trouveraient encore à s’exercer avec elle, que la beauté et la poésie sortiraient des machines à vapeur, et que nous pourrions être avec elle, comme par le passé, héroïques, chevaleresques et religieux. Maintenant nous sommes moins confians, et le monde industriel nous apparaît parfois comme un squelette qui ne sera jamais recouvert de chair. Nous ne croyons plus autant à la poésie des chemins de fer, les machines à tisser ne nous paraissent propres qu’à produire des étoffes plus ou moins durables, et la télégraphie électrique (elle l’a bien prouvé depuis le commencement de la guerre) nous semble trop destinée à propager un peu plus rapidement la bêtise humaine. L’utile restera l’utile, le monde qu’il a engendré n’est pas beau, et en dépit de son luxe absurde et insolent, nous ne savons s’il est destiné à le devenir jamais.

Le XIXe siècle est l’héritier naturel du XVIIIe ; sa tradition ne remonte pas plus haut. Le temps lui-même a perdu son aristocratie, et ses racines ne plongent plus comme autrefois dans les profondeurs des âges : le siècle est un parvenu comme nous tous. Il ne subsiste du passé que ce que le XVIIIe siècle a laissé debout, c’est-à-dire peu de chose, et les deux faits qui dominent sont ceux que le XVIIIe siècle a engendrés, c’est-à-dire la révolution et l’industrie. La société moderne a la prétention d’être fondée sur les principes de la révolution, et en apparence cette prétention semble justifiée; mais celui qui a vécu quelque temps au milieu d’elle s’aperçoit bien vite qu’elle est en réalité fondée sur l’industrie. Si son intelligence est trop bornée pour le lui faire comprendre, les besoins et les nécessités de la vie se chargent bientôt de lui démontrer que le monde n’est plus qu’une vaste maison de banque dont la loi et les prophètes se résument dans cet axiome grossier d’un célèbre socialiste : Qu’est-ce que je te dois ? Qu’est-ce que tu me dois ? — C’est à l’industrie seule que se rapportent nos mœurs, nos habitudes, nos arts et même nos révolutions.

La révolution française a été un fait de négation et de démolition. Elle a eu deux buts : renverser l’ancien régime et en établir un nouveau. Elle a su atteindre le premier de ces deux buts; quant au second, il est resté à l’état de désir et d’espoir. Chacun en a vu l’accomplissement dans le système qui lui était propre ou dans le principe qui lui était cher. En réalité, il serait fort difficile de dire quel est l’idéal de la révolution française. Est-ce l’idéal des constituans ou l’idéal des conventionnels ? Est-ce la république girondine ou l’utopie de Robespierre ? Est-ce la république militaire ? Qui le dira ? Mais une chose certaine, c’est que si la révolution n’a point fondé de régime nouveau, si cette bizarre personne abstraite, qui semble agir par voie d’expérimentation, comme un être vivant, et faire progressivement son éducation, s’est bornée à des essais et à des expériences, elle a détruit si radicalement l’ancien régime, que, pour employer l’expression célèbre d’un des hommes politiques qui ont le mieux connu leur époque, elle n’a laissé debout que des individus.

Cela étant, comment ces individus épars, isolés, ne se rattachant plus les uns aux autres par aucun lien hiérarchique, vont-ils se gouverner ? A qui auront-ils recours pour être protégés au milieu de cette transformation incessante du monde politique, et sur quoi fonderont-ils leur avenir et celui de leur famille ? A qui, en un mot, auront-ils recours pour n’être pas broyés par les expériences de la révolution ? Deux moyens de salut se présentent alors, — un expédient et un fait.

L’expédient, c’est la puissance de l’état avec tous les formidables instrumens dont il dispose, — centralisation administrative, force armée, — l’état qui, permanent au milieu de toutes les fluctuations politiques, remplit toujours et exactement les mêmes fonctions mécaniques sous la main d’un constitutionnel ou d’un chef militaire, d’un royaliste ou d’un républicain. — Le fait, c’est l’industrie. Née, à vrai dire, de l’analyse scientifique du XVIIIe siècle, l’industrie semble être arrivée à point nommé dans le monde pour donner une base aux sociétés qui allaient tout à l’heure n’en plus avoir. Les rêveurs et les politiques, les poètes et les philosophes ont passé à côté du fait; ils l’ont constaté sans compter beaucoup sur lui pour réparer les ruines, et ils ont continué à chercher et à rêver; mais les grossières multitudes, qui ne se paient pas de spéculations, ont aperçu immédiatement tout ce qu’il pouvait rendre; elles ont laissé les assemblées délibérantes se disputer sur des syllogismes constitutionnels, et se sont mises à filer du coton, à construire des chemins de fer, à élever des forges, à extraire de la houille. Elles ont trouvé dans l’industrie un but pour leur activité, une source de richesse, et elles l’ont acceptée avec transport. D’année en année, le fait a grandi, et en moins d’un demi-siècle il a envahi la société tout entière, créé des classes jusqu’alors inconnues, engendré des fortunes qu’on rêvait naguère d’aller chercher dans l’Inde, et des misères qu’on n’avait jamais vues que dans les romans picaresques de l’Espagne. L’industrie a imposé des lois à la toute-puissante révolution française, dont elle a changé la direction, et qu’elle a détournée de son point de départ; elle a fait sentir son despotisme à l’état, transformé toutes les idées en intérêts, et dit insolemment à tout ce qui vivait en dehors d’elle : «Le présent et l’avenir sont à moi, malgré tous vos efforts pour partager ma puissance ! » En vérité, les fondateurs de la société moderne, ce ne sont, comme on le dit, ni Rousseau, ni Voltaire, ni Mirabeau; ce sont Richard Arkwright et James Watt, Volta et Lavoisier.

L’industrie ayant tout envahi, il s’agit de savoir si ses usurpations sont légitimes; en d’autres termes, il est utile de rechercher ce qu’elle peut faire de nous par ce qu’elle en a déjà fait. Doit-on continuer à lui abandonner l’empire de la terre, ou doit-on chercher à le lui disputer ? Sa puissance doit-elle être partagée ? A-t-elle besoin d’un frein et d’un contrôle, et ne serait-il pas juste de lui faire signer une charte, de la forcer à accepter un gouvernement constitutionnel ? — Essayons de répondre rapidement à ces diverses questions.

L’âme humaine n’est pas aussi étroite que semblent le supposer les modernes docteurs des intérêts matériels, et il est impossible d’admettre que désormais les sociétés ne doivent plus être régies que par les besoins et les appétits. Il est également impossible de croire qu’un seul fait ou un seul principe suffise au gouvernement des sociétés. Un peuple qui en serait réduit à ne plus reconnaître qu’un certain ordre d’idées, et chez lequel il ne se passerait plus qu’un certain ordre de faits, mourrait bientôt de langueur et d’hébétement. Un principe trop prédominant engendre des résultats monstrueux et transforme la vérité elle-même en mensonge à force d’exagérer un seul côté des choses. Le cas est bien plus grave encore lorsque ce n’est plus un principe moral, mais un fait matériel qui est prédominant. Alors le monde est en proie à une démagogie spirituelle, bien plus désastreuse que l’anarchie des rues ou des assemblées. Rien n’est estimé à sa juste valeur. Ce qui est absolu est traité comme une chose relative, ce qui est principal devient secondaire. La hiérarchie morale est bouleversée, et il arrive un moment où le fait est tellement multiplié, où son usurpation sur la société est si complète, qu’il est impossible de le détrôner, et que le seul remède contre lui est la mort. Quand les sociétés ont été assez imprudentes pour laisser se perdre l’équilibre moral entre les divers principes qui représentent la vérité, elles en sont durement punies. L’Espagne est morte pour avoir trop cru à la puissance d’un seul principe, qui était cependant le plus important et le plus élevé de tous, — à savoir l’autorité souveraine des représentans de l’ordre spirituel. Et qu’est-ce qui a manqué à l’Italie, riche de tant de dons inestimables ? Rien, si ce n’est un peu de discipline, c’est-à-dire le moyen de maintenir un équilibre sévère entre toutes les forces de l’esprit. Si ces nations ont été punies pour avoir été ou trop exclusives ou trop étourdies dans leurs rapports avec l’ordre moral, que sera-ce donc si nous commettons la même faute dans nos rapports avec le monde de la matière, et si nous laissons perdre l’équilibre qui doit régner entre la civilisation matérielle et la civilisation morale !

La décadence romaine présente un exemple éternellement mémorable du châtiment qui attend les peuples envahis et garrottés dans les liens de la civilisation matérielle. L’industrie et le luxe régnaient aussi dans la Rome impériale, et, libres de tout frein, au lieu d’être des instrumens de progrès, ils n’étaient que des instrumens de ruine. Avec la puissance du patriciat s’était évanoui tout ce qui donne à la richesse sa véritable valeur. Au lieu de rehausser l’homme et de briller autour de lui comme signe d’indépendance et de dignité, elle ne fut plus qu’un instrument de plaisir. Ainsi dégradée, comme elle l’est toujours en passant du rang de serviteur et d’humble esclave au rang de maître et de dominateur, la richesse produisit ces vices, escorte naturelle de ce qui est servile et sans noblesse, — la lâcheté, le mensonge, l’insolence et la corruption. N’étant plus la servante de la vertu, elle devait être la reine des crimes : elle le devint. Affranchie de la domination morale, elle créa tout un monde à elle, esclaves affranchis comme elle, courtisanes, bohémiens dorés et financiers imbéciles, le monde de Tacite et de Suétone, les habitués du palais d’Agrippine et de Néron, les convives de Trimalcion. Cependant, au milieu de ces désordres, le vice, enfanté par cette absence de tout contrôle moral sur le monde matériel, conservait encore certaines élégances, certains goûts d’artiste, derniers et faibles reflets de la tradition aristocratique. Les grâces extérieures disparurent bientôt, et le monde de Martial remplaça celui de Pétrone. Alors la société romaine fut infestée de ces cohortes d’aventuriers subalternes que le poète nous présente tour à tour dans les rues de Rome, sous les portiques, dans les bains, chez les courtisanes. Parasites, bouffons, amans gagés des filles venues d’Espagne ou d’Afrique, captateurs de testamens, s’abattirent sur la société romaine comme les noires légions d’insectes sur les cadavres en putréfaction. Cependant la civilisation matérielle ne s’arrêtait pas un seul moment. L’art de travailler l’ivoire et l’or acquérait chaque jour plus de perfection; chaque jour quelque ingénieuse machine utile aux besoins de l’homme était inventée, et chaque jour aussi ces progrès de l’art matériel enfantaient une corruption nouvelle. Rien ne put sauver Rome de cette domination, ni les souvenirs du passé, ni les avertissemens de ses sages, ni l’exemple des grandes vertus, ni les services des grands talens politiques et militaires, et c’est là qu’est le côté le plus attristant de cette affreuse histoire. Elle enseigne l’inutilité sociale de la vertu et du talent dans les époques régies par de mauvais principes. Longtemps Rome eut des républicains capables de verser leur sang pour la vieille cause; elle eut jusqu’à la fin des empereurs grands politiques, depuis l’avare Vespasien jusqu’à l’apostat Julien. Elle ne cessa un seul jour d’avoir des sages. Depuis Germanicus jusqu’à Aétius, que de grands capitaines ne compta-t-elle pas encore! Tous ces talens, toutes ces vertus ne servirent de rien, et la Rome impériale est jusqu’à nos jours le seul exemple d’un état social où tous les dons de l’intelligence et du caractère aient été inutiles. Fasse le ciel que l’Europe moderne ne soit pas le second !

Mais, dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre nous et la Rome impériale ? Avons-nous donc ces vices gigantesques, et compte-t-on parmi nous ces personnages de Tacite et de Suétone, de Pétrone et de Martial ? Non, sans doute, et cependant, candide lecteur, sonde ton époque, recueille tes souvenirs, ouvre les yeux et les oreilles, lis et regarde, et puis dis-moi si tu n’as pas connu et Narcisse et Pallas, et Trimalcion et bien d’autres! Ose, si tu es honnête, dire que tu ne les as pas connus !

Mais, dira-t-on encore, nous avons, pour contre-balancer cette civilisation matérielle, des principes moraux ! — Oui, sans doute, seulement ces principes sont dans chacun de nous essentiellement individuels, et, ne servant en rien à nous rattacher les uns aux autres, ils ne peuvent contre-balancer le pouvoir de l’industrie, qui est au contraire un terrain commun à la société tout entière. Il n’y a pas un seul principe général, reconnu, accepté sans discussion, cru en un mot, qui puisse faire équilibre à ce fait général. Le monde moral est réellement à l’état atomistique. Nous sommes environ quinze millions de Français mâles et majeurs qui représentent environ quinze millions de principes. Nous ne comptons ni les femmes ni les enfans, qui ont bien aussi les leurs, ainsi que l’expérience a pu l’apprendre à chacun. Nous sommes catholiques ultramontains, catholiques gallicans, catholiques révolutionnaires, luthériens, calvinistes, israélites, chrétiens libres et n’appartenant à aucune église, rationalistes modérés croyant à la possibilité d’un compromis avec la foi et rationalistes entêtés repoussant tout compromis, déistes, voltairiens, athées, panthéistes, légitimistes de toutes nuances, constitutionnels, républicains, socialistes de toutes les dénominations. Ajoutez, pour compléter ce pandémonium intellectuel, que la même confusion qui règne dans la société règne au dedans de chacun de nous. Non-seulement il serait fort difficile de trouver deux contemporains dont les principes pussent s’accorder ensemble, mais il serait fort difficile aussi de rencontrer un individu qui soit en paix avec sa conscience, et soit parvenu à se mettre d’accord avec lui-même. Ce n’est point un pareil désordre moral qui peut lutter avec avantage contre un fait aussi puissant que l’industrie. J’aime à croire que tous ces principes, tourbillonnant dans le vide comme les atomes de Démocrite, finiront par s’accrocher et par enfanter je ne sais quel principe général que tout le monde pourra adopter, et qui servira de lien moral entre les hommes. Pour le quart d’heure, bornons-nous à constater que l’industrie est un fait universel, propre à la société tout entière, tandis que nos principes moraux sont essentiellement individuels, et ne peuvent établir par conséquent l’équilibre que nous demandons.

L’industrie, comme tous les faits, aurait donc besoin d’être gouvernée, et c’est le contraire qui a lieu; c’est le phénomène qui régit l’homme. Cependant, en l’absence d’un principe moral universellement accepté, il semble que l’intelligence humaine aurait pu trouver des moyens de contrôler, de gouverner, d’organiser en un mot cette puissance nouvelle, de lui assigner ses justes limites, de lui tracer ses droits. Rien de semblable n’est arrivé. Les représentans de la force morale, le clergé des diverses religions, les hommes d’état, les philosophes, ont vu un phénomène nouveau naître et grandir, et ils ne s’en sont point inquiétés : ils ont continué à gouverner selon les vieilles règles de la politique et à penser selon les vieilles méthodes. Machiavel et Richelieu ont continué à faire loi dans les affaires de l’état. Pourtant les avertissemens n’ont pas manqué. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’intelligence pénétrante de David Hume prévoyait les révolutions immenses que l’industrie allait provoquer dans le monde. « Il est absurde, disait-il, de supposer que toute la science politique se trouve dans Aristote ou dans Machiavel, car il peut arriver tel phénomène qui bouleverse les relations des citoyens entre eux, et finisse par changer la nature même de l’état Ainsi on ne sait pas encore quels résultats le commerce peut amener. Dans de telles circonstances, la science politique est elle-même obligée de se transformer et de trouver de nouveaux moyens de gouvernement. » Le plus mémorable de ces avertissemens est celui qui fut donné sous la restauration, à l’époque où l’industrie tendait à devenir ce qu’elle est devenue depuis, la seule loi de la société, par Henri Saint-Simon, Le critique Hoffmann fit un très spirituel article à propos de ce ministère que l’excentrique rêveur voulait composer de chimistes, de mécaniciens et de physiologistes; mais l’article de Hoffmann avait le défaut de tout ce qui est simplement spirituel, celui de voir le côté ridicule des choses sans en voir le côté durable. Le monde politique et par suite la société tout entière pensèrent comme le critique, et les folies de l’école qui sortit de Saint-Simon semblèrent donner raison à ces dédains. Certes Saint-Simon lui-même n’avait pas l’esprit parfaitement assis, mais quel malheur qu’il ne se soit pas trouvé un homme sage pour comprendre ce fou! Si, en tant que moyens de réforme sociale, ses idées étaient absurdes, elles étaient au moins un symptôme, un avertissement, et pouvaient être acceptées comme telles. Une des erreurs qui font faire le plus de bévues dans le monde, c’est de supposer qu’un fou se trompe nécessairement, et que la sagesse doit se trouver naturellement chez le sage. Il y a longtemps que le livre saint a déclaré que l’esprit soufflait où il voulait, et qu’il choisissait pour organe qui il lui plaisait.

Tout a donc contribué à favoriser les empiétemens de l’industrie : la nécessité d’un but nouveau pour l’activité humaine, la destruction radicale du passé par la révolution française, l’absence d’un principe moral généralement accepté et faisant loi, l’incurie, l’insouciance ou la routine des hommes politiques. Grâce à toutes ces causes réunies, l’industrie a grandi à la manière des bananiers de l’Inde, et pris possession de tout le terrain qu’on lui abandonnait. Maintenant cette domination omnipotente est-elle un bien ? est-elle un mal ? Je connais l’objection qu’on peut m’adresser. Vous déplorez que l’industrie, qui n’est qu’un fait, soit la base de la société actuelle; mais l’ancienne société n’avait-elle pas son origine dans un fait bien autrement brutal que l’industrie ? N’était-elle pas sortie de la conquête, et toutes ses gloires, tous ses arts doivent-ils nous faire oublier cette origine injuste ? Oui, l’ancienne société avait son origine dans la conquête, mais ce fait brutal fut combattu et vaincu par les principes moraux qui régnaient alors dans le monde. Au-dessus de lui, le christianisme établit sa domination et restreignit les droits que les vainqueurs auraient pu s’arroger sur les populations. Il se chargea de surveiller les conséquences de la conquête et d’empêcher qu’elle ne dégénérât en tyrannie. De la conquête elle-même sortit une aristocratie qui étendit sur les populations une protection barbare et grossière, mais préférable à l’absence de toute protection. Des obligations réciproques enchaînèrent le seigneur au vassal; l’obéissance donna au vassal certains droits, et le pouvoir imposa au seigneur certains devoirs. L’un et l’autre reconnaissaient un même principe moral, l’un et l’autre étaient unis par les liens de la religion. Au-dessus d’eux, la royauté exerçait sa surveillance, souvent combattue ou éludée, mais toujours active. Le moyen âge ne fut certainement pas un âge d’or; malgré ses mœurs brutales, ses violences, son ignorance, ses superstitions, il n’en présente pas moins une image grossière sans doute, mais vraie et ressemblante, de ce que doit être une société. Aucun des principes qui sont nécessaires à l’existence d’une société n’y manquait, et de siècle en siècle cette société se transforma et devint plus parfaite, jusqu’à ce qu’enfin elle subit la loi imposée à tout ce qui est de la terre. Nous pouvons nous vanter de notre humanité, de notre justice, de nos inventions, mais nous pouvons reconnaître sans honte que nous ne vivons pas dans un état social comparable à celui dans lequel vivaient nos pères, que nous ne sommes pas reliés les uns aux autres par des liens aussi forts, que si nous avons moins de violence, nous avons plus d’égoïsme, que nous sommes plus isolés les uns des autres qu’ils ne l’étaient, et que la prétendue fusion des classes a bien pu produire le rapprochement des espèces, mais qu’en revanche elle a créé l’isolement des individus. Nous parlons beaucoup trop de notre civilisation et de notre progrès social. Ce sont les détails qui sont plus parfaits qu’autrefois : quant à la société, elle manque d’ensemble. Ainsi nous avons une police mieux faite qu’autrefois, l’administration fonctionne mieux, l’armée est mieux organisée; mais la grande affaire des sociétés, les relations de l’homme avec l’homme sont-elles meilleures ? Non certes, car elles n’existent pas.

L’industrie est-elle capable de créer ces relations ? Il faut l’espérer, puisqu’elle est après tout l’unique chose vivante et qui ne soit pas frappée de stérilité. Jusqu’à présent elle n’y a pas réussi. Elle a élevé des manufactures et des usines, mais elle n’en a pas rapproché les habitans; au contraire, elle n’a fait que les séparer davantage et semer entre eux la discorde et la haine. C’est là un phénomène effrayant, et qu’on ne doit pas se lasser de faire apercevoir. Le travail de l’industrie rassemble dans un même lieu des multitudes innombrables sous le commandement supérieur d’un chef. Ces multitudes sont à la fois libres et dépendantes, c’est-à-dire placées dans la situation la plus fausse où l’homme puisse tomber. Elles ont un maître et n’en ont pas. Aucune relation morale n’unit suffisamment le chef de la manufacture à ses ouvriers. Il n’exerce et n’a le droit d’exercer sur eux aucune surveillance. Il ne leur demande d’autre obéissance qu’une obéissance mécanique. Maîtres et serviteurs se voient rarement, ne se fréquentent guère, ne se rencontrent pas aux mêmes lieux, et, bien que réunis dans le même espace, ils vivent à peu près isolés. Ont-ils le même Dieu ? croient-ils aux mêmes principes ? De cette question jamais. les uns ni les autres ne se sont souciés. La seule relation qu’ils aient entre eux est celle de l’argent. Tous les samedis, le paiement du salaire établit entre eux un rapport momentané, et encore la plupart du temps la caisse du maître remplace-t-elle sa personne. Ainsi isolés, ils vivent dans le mépris et dans la haine. Supposez un instant que l’industrie moderne eût existé dans ce moyen âge trop vanté et trop calomnié, les rapports du maître et de l’ouvrier eussent été fort différens. Il y aurait eu un chapelain de la manufacture comme il y avait un chapelain du château. Maîtres et serviteurs se seraient agenouillés au pied des mêmes autels, auraient écouté les paroles, également applicables aux uns et aux autres, des ministres de Dieu, auraient eu les mêmes croyances. Sous cette influence morale, une hiérarchie du travail (cette chose si désirable) se serait organisée, des droits et des devoirs mutuels seraient nés. En retour de l’obéissance et du travail de son serviteur, le maître aurait étendu sur lui sa protection. Si l’industrie doit réellement établir des relations nouvelles entre les hommes, ce n’est encore que par cette méthode qu’elle y parviendra ; mais l’emploi de cette méthode exige une croyance, et voilà que nous retombons dans cette éternelle et embarrassante question : — où trouver un principe moral qui puisse être le credo du plus grand nombre ?

Cependant un grand pas serait fait, si les manufacturiers, ces rois de la société moderne, voulaient bien être moins modestes et prendre plus d’orgueil, s’ils voulaient bien ne pas se persuader qu’ils ne sont que des entrepreneurs d’affaires, et se représenter exactement le rôle historique qu’ils remplissent dans le monde. Les grands industriels sont des personnages beaucoup plus importans qu’ils ne le croient : ils sont les barons féodaux de notre époque. Nous cherchions tout à l’heure un principe moral capable de diriger, de gouverner, de moraliser l’industrie, et nous ne le trouvions pas : il en est un pourtant, c’est le travail. Tout homme est soumis à l’obligation du travail, et personne n’a le droit de s’y soustraire. C’est donc un devoir pour chacun de nous d’accomplir cette obligation. Comme tous les devoirs possibles, le travail doit entraîner certains droits, s’accomplir dans certaines conditions, et par son accomplissement créer une responsabilité nouvelle et de nouveaux moyens d’action. L’idée du travail est en ce moment la seule qui puisse réunir les hommes, et, chose singulière, cette idée n’est jamais sortie des domaines de l’abstraction, elle n’a pas encore pris dans les faits la place qui lui est due. On n’a vu dans le travail qu’un moyen et non pas un principe, une manière de faire fortune et non pas l’accomplissement d’un devoir. Le travail, cette idée essentiellement sociale, n’a été qu’une affaire d’égoïsme et d’ambition, tandis qu’il est au contraire un principe de dévouement et de bienfaisance. Cette idée du travail aurait besoin d’être dégagée de la confusion dans laquelle elle est ensevelie, et montrée sous son véritable jour. Lorsqu’on l’acceptera comme un principe et comme un but et qu’on ne verra plus dans l’industrie qu’un moyen de réaliser ce principe, alors les choses changeront de face : l’industrie aura pris une âme, elle cessera d’être ce moulin à jouissances qu’elle est aujourd’hui. Elle perdra son aspect dur, égoïste, impitoyable, et, soumise à l’action d’une idée morale et humaine, elle deviendra morale et humaine. Les industriels cesseront de se regarder comme des entrepreneurs, et deviendront ce qu’ils sont déjà sans le vouloir et sans le savoir, les représentans du travail, par conséquent les représentans de leur époque. Cette puissance anonyme, sans responsabilité, de l’industrie actuelle disparaîtra. Jusque-là, l’industrie, il faut y compter, sera parfaitement incapable d’établir des mœurs nouvelles, et se bornera à créer ce qui est propre aux machines, des étoffes, du fer travaillé, des matières premières préparées; mais les droits et les devoirs qu’elle doit engendrer ne naîtront que lorsque l’idée du travail sera devenue un fait, et plus qu’un fait, une croyance, un credo, une foi.

L’industrie, avons-nous dit, aurait besoin d’être moralisée et limitée : moralisée, nous venons de voir comment elle pourrait l’être; elle le serait, si ses représentans avaient la conviction qu’ils représentent une idée morale, celle du travail, et non plus seulement des intérêts matériels. Tant que cette conviction n’existera pas, l’industrie sera brutale, sinon dangereuse. La raison, en effet, répugne à penser que ce phénomène n’existe que pour la satisfaction des intérêts privés. De là les réclamations, les colères, les luttes à main armée dont nous avons été témoins. Cette peste qui a parcouru le monde il y a quelques années et qui la parcourt encore sourdement, qui a fait explosion en 1848 et qu’on affecte d’oublier aujourd’hui, cette peste morale qu’on nommait le socialisme n’avait pas d’autres causes que celles que nous venons d’indiquer. L’industrie était apparue aux yeux des multitudes comme un fait qui servait un petit nombre de privilégiés au détriment du plus grand nombre, comme un fait qui n’avait d’autre raison d’être que l’acquisition de la richesse pour quelques-uns. Faisons donc, pendant qu’il en est temps, tous nos efforts pour empêcher d’aussi funestes événemens de se renouveler.

Limiter la puissance de l’industrie est une tâche à la fois plus difficile et moins difficile que de la moraliser. Les événemens se sont chargés déjà de démontrer le danger qu’il y avait à laisser prendre à un seul fait une trop grande extension. Il y a deux ans à peine, on aurait cru que l’industrie était la loi unique des sociétés, et qu’il n’y avait pas place à côté d’elle pour aucun autre fait; mais la vie a des manifestations multiples, elle ne se laisse pas étouffer ainsi. Les instincts de l’homme sont divers, ils demandent tous leur satisfaction, et la société ne peut vivre en vertu d’un seul principe. On avait déclaré au nom de l’industrie que la paix devait désormais être éternelle, et on avait oublié que la guerre est aussi nécessaire que la paix au maintien de la société. Parce que le principe du free trade était proclamé de toutes parts, on commençait à perdre l’idée de nationalité et de patrie, et l’on oubliait que l’idée de la patrie est pour le moins aussi importante que le commerce. Une sorte de cosmopolitisme vague, né de cette préoccupation exclusive des intérêts matériels, absorbait peu à peu toutes les âmes. La pensée que nous pouvions avoir à défendre quelque chose de plus sacré que des balles de coton et des tissus de soie n’entrait dans l’esprit que d’un petit nombre. Cependant la guerre est venue, et la première question que tout le monde s’est posée a été celle-ci : — l’industrie permettra-t-elle que nous fassions la guerre ? Puis les craintes serviles sont venues demander à leur tour s’il valait la peine de sacrifier les intérêts et les profits du commerce pour préserver la Turquie et arrêter l’ambition russe. Toutes les tentatives de conciliation ont été faites en vue précisément de favoriser les intérêts; la guerre n’en a pas moins éclaté. Certes la lutte était légitime et nécessaire, ne fût-ce que pour permettre aux machines anglaises et françaises de travailler dans l’avenir sous d’autres propriétaires qu’un fabricant moscovite assisté de contre-maîtres cosaques. Et pourtant supposez que la situation des trente dernières années eût continué quelque temps encore, que la crainte, la pusillanimité, l’amour du repos et des jouissances matérielles, que toutes ces passions sans courage que la guerre a effarouchées eussent pris encore plus de force : que serait-il arrivé ? Il est très permis de supposer que l’Europe eût fléchi le genou et demandé grâce pour ses richesses. La guerre est venue très à propos pour faire cesser cet état de choses, qui, continué plus longtemps, fût devenu désastreux, pour démontrer que les sociétés vivent d’autre chose que d’intérêts matériels, que la richesse n’est qu’une des forces de la civilisation, et n’est pas la plus importante. La guerre aura pour résultat de restreindre la puissance que l’industrie avait usurpée, de limiter la place qu’elle occupait dans la société et de lui assigner de plus justes bornes. Dieu et le tsar en soient loués! Le puissant empereur de toutes les Russies ne se doute peut-être pas de l’œuvre qu’il accomplit. Il a bien raison de se déclarer le représentant de la Providence.

Toutefois la puissance de l’industrie ne doit pas seulement être limitée, elle doit encore être partagée. Les idées morales doivent reconquérir tout le terrain qu’elles ont perdu depuis trente ans. Cette honteuse idolâtrie de la matière devra se modérer et se transformer en une juste estime. Si l’on me demande quelles idées morales peuvent encore entrer en partage de domination avec l’industrie, je répondrai que dans l’état où nous sommes plongés, le dévouement à telle ou telle idée nous semblera toujours un grand bienfait, que l’important est d’en aimer une et d’en avoir une pour drapeau, et que le choix entre elles est d’un intérêt secondaire. Oui, nous en sommes arrivés à ce point que le dévouement à n’importe quelle idée morale serait un inestimable bienfait.

Il serait bien temps que l’homme eût d’autres préoccupations que des préoccupations matérielles. Nous sommes arrivés à la limite extrême que cette fièvre des intérêts ne peut dépasser sans danger pour la vie morale. Rien n’est encore perdu, rien n’est irréparable; mais un accès de plus, et la santé de nos âmes sera fort compromise. Les choses de l’esprit, objet pour les dernières générations d’un culte tout mondain qui les avait dégradées en les faisant servir à la satisfaction de l’ambition et surtout de la vanité, ont été durement punies de cette idolâtrie de nos devanciers. Avilies, méprisées, conspuées, il n’est aucune grossière jouissance qu’on ne leur préfère et aucun misérable intérêt qu’on ne fasse passer avant elles. Elles ne sont plus capables d’inspirer le moindre dévouement. Personne ne consentirait à rester pauvre pour elles, à sacrifier pour elles la fortune, le bonheur, la vie même, comme le faisaient jadis joyeusement tant d’hommes, dont tous n’étaient point illustres et dont beaucoup sont restés obscurs et ignorés. Je ne doute pas que s’il y’avait parmi nous une grande âme, elle ne consentît encore, malgré son temps, à fouler aux pieds tous les intérêts mondains; mais ce qui est malheureusement trop probable, elle ne trouverait plus parmi nous comme autrefois de défenseurs prêts à prendre sa cause en main et de disciples prêts à partager sa mauvaise fortune. Nous manquons de grands hommes, cela est vrai, et peut-être cela est-il un bonheur : au moins nous n’avons pas l’occasion de montrer jusqu’à quel point nous sommes devenus tièdes et sceptiques. Si nous avions des grands hommes, peut-être seraient-ils non-seulement combattus, mais, ce qui est plus terrible, abandonnés; nous les laisserions se morfondre dans l’isolement. A tout prendre, les forces d’énergie qui seraient en eux ne trouveraient pas leur emploi, et ils sortiraient de ce monde sans avoir trouvé l’occasion de laisser trace de leur passage sur la terre. Autrefois ces âmes dévouées qui étaient capables de mourir, s’il le fallait, pour une grande idée et pour son représentant, se nommaient légion ; la noblesse d’âme n’était pas une exception, elle était le partage de milliers d’hommes. On dit cependant que, grâce au progrès des lumières et de la richesse, le niveau de la moralité s’est élevé; j’en doute. Nous sommes mieux nourris, mieux vêtus, c’est possible, et partant nous avons une plus respectable apparence; mais l’âme s’est-elle fortifiée ?

Si nous passons des grandes choses aux petites, et des grandes maladies morales aux détails de mœurs, nous verrons que ces prétendus progrès eux-mêmes sont loin d’être des bienfaits. L’industrie a créé des étoffes à très bon marché, cela est certain; elle a permis ainsi à tous les hommes de porter à peu près les mêmes habits, et de présenter à peu près la même plate, uniforme et ennuyeuse surface. En revanche la vanité a pris des proportions colossales. Les économistes ont grand tort, dans leurs appréciations de notre état social, de ne pas tenir compte des différens résultats moraux qu’engendrent telles ou telles inventions matérielles. Ainsi pourquoi la vanité, par exemple, ne figure-t-elle jamais comme ombre au tableau qu’ils nous présentent de la société actuelle ? L’industrie, nous disent-ils, répand le bien-être dans toutes les classes de la population; oui, mais, si par suite elle répand aussi la vanité, qu’arrivera-t-il ? Le bienfait ne sera qu’apparent; par conséquent, à prendre les choses au mieux, les avantages compenseront les désavantages, et la société restera, comme devant, dans le plus parfait statu quo. Il n’est pas possible toutefois de s’arrêter à ce demi-optimisme. Un vice général a chez une nation des conséquences qui influent sur son bien-être d’une manière bien plus puissante que les inventions de l’industrie et les raisonnemens des économistes. On ne remarque pas l’action qu’exercent sur l’homme deux faits. moraux très considérables : d’abord l’instinct d’imitation, et puis la logique singulière qui nous conduit à notre insu de l’apparence à la réalité. Si je suis vêtu comme mon semblable, pourquoi ne vivrais-je pas comme lui ? Pauvre, l’industrie parvient à me donner à bon marché certains objets qui jadis n’étaient accessibles qu’au riche : vêtemens, meubles, objets de luxe même. Elle me donne l’apparence de l’aisance : fatal présent! que ne m’en donnait-elle aussi bien la réalité ? Ces facilités qu’elle m’offre éveillent en moi des goûts que je n’avais pas, elles développent ces deux vices honteux, — l’envie et la vanité. Mais l’envie est pour le cœur un triste aliment. Pour se contenter d’envier, il faut vivre dans une condition bien basse, bien désespérée. La vanité a plus de ressources : elle sait tout transformer; elle apprend à celui qui vit d’un modeste salaire à se donner l’apparence de l’aisance, à celui qui vit dans l’aisance à se donner l’apparence du luxe, et, n’épargnant pas même le riche, elle le pousse à s’entourer du luxe des rois. Ainsi, parcourant tous les degrés de l’échelle sociale, elle crée de merveilleux trompe-l’œil, bâtit des fortunes sur des hypothèses, établit la vie sur des apparences, enfante des existences chimériques. Quelle est la fortune réelle de tel personnage qui éclabousse Paris de ses équipages ? On la suppose; on ne la connaît pas. Quelle est la condition réelle de ce jeune homme élégant, et comment fait-il face à ses dépenses ? Et, — Problème plus intéressant, — comment cet honnête boutiquier, dont les recettes peuvent être exactement évaluées, trouve-t-il le moyen de mener même le modeste train de vie qu’il mène ? C’est un mystère, mais le diable le connaît certainement.

Ainsi ce prétendu bien-être n’est qu’un leurre et un mirage. La misère pèse dans notre société sur des classes beaucoup moins nombreuses qu’autrefois; mais en revanche la gêne s’est étendue à toutes les classes. La société moderne tout entière vit au jour le jour, et dans une condition singulièrement précaire; elle ne se soutient qu’à force d’inventions de tout genre, de crédits, de subtilités; elle amortit ses comptes, mais elle ne les éteint jamais. La vie est plus difficile dans cette société que dans aucune autre, car, en vertu de préjugés nouveaux et plus odieux que ne le furent les anciennes superstitions, la pauvreté y est généralement regardée comme une condition honteuse. Chacun s’efforce donc d’être riche ou de le paraître; le crédit, la confiance, l’honneur même sont à ce prix. On voit alors comment les expédiens les moins avouables sont nécessaires, comment le mensonge social et le charlatanisme ont pu prendre l’extension qu’ils ont aujourd’hui. Ces délits s’implantent sur ce sol moral préparé par la vanité; le dédain de la médiocrité et la soif des jouissances deviennent sa moisson naturelle, et qu’aucune autre ne pourrait remplacer. Le châtiment inévitable arrive; on voudrait détruire ces abus, et on ne le peut plus : ils sont devenus une des conditions d’existence de la société.

Voilà donc quelques-uns des résultats que nous devons à l’idolâtrie de la matière travaillée. Partout la vanité, et par suite partout la gêne, un goût égal de jouissances chez tous les individus, et par suite la nécessité des expédiens propres à satisfaire ces goûts. Cet état de choses a souvent fait naître en moi une réflexion que je soumettrai telle quelle au lecteur, et sur laquelle il portera le jugement qui lui conviendra. J’ai plus d’une fois entendu parler d’hommes distingués, et j’en ai rencontré fort peu. La même distinction (la plupart du temps distinction tout extérieure) qu’on prêtait à tel ou tel, je la rencontrais, à quelque chose près, chez quelque subalterne placé souvent au plus pas échelon de la société. Grâce en effet à ce nivellement par la vanité que nous avons signalé, il n’y a plus guère de différence entre les hommes; tous ont à peu près la même apparence, ont les mêmes goûts, et par suite partagent la même distinction banale et vulgaire.

Cette parenthèse fermée, revenons à l’influence que l’industrie a eue sur nos mœurs. C’est elle qui a créé le luxe moderne, qui arrache des cris d’admiration à tous les badauds, et qui est bien une des inventions les plus pitoyables qu’on puisse imaginer. Ce luxe n’a rien d’humain : il ne sert pas à entourer l’homme et à lui servir de cadre, il a perdu tout caractère aristocratique. Nos demeures modernes n’ont aucune noble apparence, et ne révèlent aucun goût, ni aucun art. Toute leur richesse consiste dans leur ameublement et leur décoration intérieure. Là l’homme vit enfoui au milieu d’un entassement de draperies, de rideaux, de tapis et de lustres, sous lesquels il disparaît. L’or reluit sur toutes les murailles, et les étoffes précieuses servent aux plus vulgaires usages. Il y a là une profusion de richesses, une prodigalité insolente qui enlèvent à notre luxe tout caractère de beauté. Ce luxe, qui manque de grandeur sévère et de noblesse, nous a toujours paru empreint d’un caractère repoussant et vulgaire, ces meubles ont je ne sais quel cachet impur, ces dorures sentent la promiscuité, ces draperies rappellent le théâtre, toutes ces richesses bien réelles miroitent comme du clinquant. On se demande involontairement quel est l’hôte de tel logis qui semble ne convenir qu’à une courtisane ou à quelque sensuel nabab de l’Orient, et l’on est souvent fort surpris d’apprendre que cet hôte est un honnête bourgeois, riche et rangé, d’une vie honorable et même assez simple, qui a eu la singulière idée de se former un intérieur qu’on pourrait prendre pour le foyer d’un théâtre et les appartemens d’une fille entretenue. Ce luxe d’un goût équivoque et d’un raffinement grossier est cependant tout ce que l’industrie a produit de plus remarquable sous le rapport artistique. On a dit bien souvent que l’industrie tuait l’art, il serait plus juste de dire qu’elle l’avilit. De plus en plus elle le réduit à la décoration et à l’ornementation. Les meubles, les bronzes, les statuettes, les étoffes, voilà nos arts plastiques, notre sculpture et notre peinture. S’il est vrai que les arts reflètent exactement la vie de la société, nous pouvons prendre de nous-mêmes une assez triste opinion. Avoir pour Raphaëls des décorateurs de corniches, pour Michel-Anges des dessinateurs sur étoffes, et pour régulateurs suprêmes du goût des tapissiers, quelle destinée! Il est juste de dire aussi que l’industrie a fait faire aux arts de nouveaux progrès, qui consistent à remplacer le génie de l’homme par l’action d’une force physique : le daguerréotype nous dispense d’avoir des Titiens, la photographie d’avoir des Marc-Antoines. Les partisans effrénés du progrès moderne se pâment d’admiration devant les œuvres de ce peintre merveilleux, le soleil. Plus de réserve siérait mieux. Ces inventions nous inspirent un enthousiasme très modéré, comme tout ce qui est mécanique et n’a rien de moral et d’humain.

Voilà quelques-uns des vices que l’industrie non réglée a produits dans le présent; quel avenir nous réserve-t-elle ? Hélas! à observer certains signes, cet avenir est peut-être plus triste que le passé. Les générations qui nous ont précédés avaient encore quelques-unes des qualités qui font pardonner les erreurs et les vices; mais les générations qui grandissent chaque jour et celles même qui entrent à peine dans la vie nous promettent de racheter amplement la mollesse et la lâcheté de leurs pères, qui n’ont pas eu le courage d’être hardiment dépourvus de tout sentiment moral et de toute sollicitude pour des intérêts qui ne sont pas ceux de la matière. Ces enfans font frémir. Ne cherchez en eux rien de jeune, aucune de ces illusions élevées, aucune de ces insouciances charmantes qui caractérisent la jeunesse. L’âge de la chevalerie, qui était passé depuis longtemps, survivait au moins chaque année avec l’éclosion des générations qui entraient dans la vie; mais aujourd’hui les réalités prosaïques ont remplacé pour le jeune homme toutes les illusions dont il se nourrissait autrefois. Ardens, rapaces, impitoyables comme des usuriers bronzés par le métier, sans tendresse comme de vieux soldats qui ont vu trop de douleurs et de massacres pour être aisément émus, ils mettent dans la poursuite de la richesse la même âpreté qu’ils mettaient jadis dans la poursuite du plaisir. Ils n’ont pas de passions, pas d’amour; leur cœur est vide, et leur sang même est froid. Tremblez lorsque vous serrez leur main, car ils sont redoutables comme s’ils avaient beaucoup vécu. Il semble que leurs pères leur aient légué avec leur sang toutes les expériences, toutes les désillusions, tous les scepticismes accumulés de cinq ou six générations. Ils n’ont foi qu’en une seule chose, l’argent; ils n’ont d’autre dieu que la richesse et ne reconnaissent pas d’autre puissance. Souples, adroits, rusés, ils déploient, afin de faire fortune, de faire leur chemin, une activité, une énergie, une assiduité, comme jamais moine n’en mit à repousser les pièges du démon et à déraciner de son cœur tous les instincts du vieil homme. Rien ne les trouble, rien ne les détourne de leur but; ce qu’ils ne comprennent pas, ils l’abandonnent : la curiosité n’est pas au nombre de leurs défauts. Ils voient passer sans s’émouvoir les révolutions et les événemens politiques : cela ne les regarde pas. Ils n’ont pas les vices de leurs qualités et ils n’ont pas les qualités de leurs vices; ils savent s’abstenir, et ils n’aiment pas l’abstinence; ils sont actifs, et ils n’aiment pas le travail; dissolus, et ils n’ont pas le sens du plaisir. Tel est le portrait malheureusement très fidèle, nullement exagéré, des générations qui s’élèvent. Elles nous promettent une société faite à leur image, et dans laquelle elles seules pourront vivre, une société dure, impitoyable, égoïste, où il n’y aura plus vestige de dévouement, et où pourra se réaliser à la lettre l’axiome de Thomas Hobbes, que la guerre est l’état de nature et que l’homme est naturellement l’ennemi de l’homme. Ces nouvelles générations qui comptent sans doute, malgré tout, bien des nobles cœurs, — il faut l’espérer pour le salut du monde, — sont le dernier et le plus remarquable produit de l’industrie. L’industrie fait la société à son image, elle fabrique des âmes cruelles comme ses machines et des cœurs secs comme ses produits. Nous n’avons pas l’intention d’en médire, mais c’est précisément parce que nous savons le rôle important que l’industrie est appelée à jouer dans la société moderne que nous voudrions la voir soumise à une influence morale. Le sort des classes moyennes est en grande partie attaché à ses destinées. Si l’industrie, revenant de ses erreurs, entre dans des voies meilleures, le triomphe des classes moyennes est assuré; si elle fait fausse route, les classes moyennes, et par conséquent la société tout entière, sombreront et périront, car l’industrie est un grand fait en ce qu’elle est un des moyens de réalisation de l’une des idées principales de la révolution française. Quels sont les principes de la révolution ? Est-ce la devise : liberté, égalité, fraternité ? Non, cette formule trop métaphysique implique plutôt des désirs et des tendances lointaines. Cette formule renferme les vœux de la révolution plutôt que ses principes. Si l’on dégage l’œuvre de la révolution de ses désirs chimériques, de ses rêves, de ses réminiscences antiques, de ses théories matérialistes, on trouve qu’elle se réduit à deux points principaux : à savoir la substitution de l’idée du travail à l’idée du privilège, et la substitution de l’idée de fonction à l’idée de naissance. Les titres nobiliaires n’entraîneront plus le commandement, et ne donneront plus à l’homme de droits sur l’homme. Le privilège ne donnera plus à l’homme de droits sur le sol ou la richesse générale. Le commandement ne sera plus qu’une fonction comme l’obéissance, et la richesse ne sera plus que le résultat du travail. Une hiérarchie nouvelle, — dans laquelle, du dernier au premier degré de l’échelle, chacun n’exercera plus que des fonctions qui lui seront déléguées, au nom de l’universalité des citoyens, par la personne abstraite de l’état, — étendra son réseau sur toute la société. Tel était le plan idéal de la révolution française et le véritable sens de ses réformes. Qui ne voit que la réalisation de ce plan demande des vertus hors ligne, un travail acharné sans espoir de grande récompense, puisque dans cette nouvelle hiérarchie le travail ne confère qu’un grade personnel et non pas un titre, — un grand dévouement à la société, une singulière modestie, car des fonctions qui n’entraînent aucun rang supérieur ne sont pas faites pour tenter ? La gloire, la vanité, l’orgueil, ne pouvaient trouver leur compte à un tel plan. Ce que la société demandait primitivement à ses gouvernans était au contraire un héroïsme obscur, une intégrité toute bourgeoise, une assiduité de commis, un bon sens d’homme d’affaires. Pour réaliser ce plan d’une société fondée sur l’idée de travail et l’idée de fonction, deux moyens se présentaient : l’administration et l’industrie. Soumise au contrôle immédiat de l’état, l’administration est restée fidèle au programme de la révolution; mais l’industrie, qui échappe à ce contrôle, a perdu bientôt de vue l’idée qu’elle devait réaliser : l’idée morale du travail n’a pas été son principe et son but, elle n’a eu en vue que la spéculation et la richesse, la jouissance et le luxe.

Que les classes moyennes y songent cependant : l’idéal de la société qu’elles ont fondée, beaucoup plus moral en principe que celui de la vieille société, leur impose bien plus de vertus et une bien plus grande responsabilité. En vérité, cet idéal exige tant de dévouement que, s’il était réalisé, la fortune devrait être considérée comme un dépôt dont chacun est responsable, et comme un budget particulier dont chacun doit compte à la société tout entière. Cette manière d’envisager la question n’est sans doute pas favorable aux instincts rapaces, au désir effréné de la richesse qui nous tourmente, mais elle est conforme aux principes de la révolution, et si on ne l’admet pas, il est impossible de s’appuyer sur ces principes. Nous devons tous nous considérer comme des fonctionnaires sur lesquels la société entière a des droits, quelque état que nous exercions, soit que nous relevions de l’état, ou que nous exercions une profession libre. Le travail est donc notre but principal et non pas la richesse, et ce que la société attend de nous tous, ce sont des services rendus et non pas des désirs personnels satisfaits. L’industrie n’est qu’un des moyens de réaliser cet idéal social, et elle ne peut être autre chose sans être un moyen d’anarchie. Elle doit donc être plus modeste qu’elle ne l’est et se faire servante au lieu de se croire reine, car elle n’exerce aucune fonction sociale. Quant à devenir le but suprême de l’homme sur la terre, jamais : le but de l’humanité n’est pas la richesse, mais la réalisation temporelle des idées morales que nous portons en nous, car le royaume de l’idéal et de la religion doit être de ce monde et doit s’y fonder dans la suite des siècles, ou sinon l’histoire est une fable qui n’a pas de sens, et j’accorderai alors bien volontiers que le luxe et la richesse sont le but de la société. Toutefois, jusqu’à ce que cette proposition soit prouvée, nous persistons à demander que la puissance de l’industrie soit partagée, qu’elle soit considérée comme un moyen et non comme un but, que ses représentans prennent la conviction qu’ils sont les représentans d’une idée morale et non d’un fait matériel, et que l’esprit public exerce sur cette puissance un contrôle assez énergique pour l’empêcher de prendre une expansion fatale. Les classes moyennes, dont elle est un des instrumens, ne sauveront la société moderne qu’à ces conditions, car l’humanité ne veut pas mourir et ne consentirait pas, en faveur de l’industrie et de ses machines, à tomber dans la décrépitude et l’esclavage moral. L’esprit qui mène le monde n’a point de ces lâchetés et sait refouler dans leurs limites les faits qui prennent une expansion trop monstrueuse, ou qui acquièrent une influence trop fatale.


ÉMILE MONTEGUT.