Perspectives sur le temps présent
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 582-597).
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PERSPECTIVES
SUR
LE TEMPS PRÉSENT


DE L’HOMME ÉCLAIRÉ.


Si la France n’est pas en état de belle et parfaite santé, ce n’est point faute de médecins et de systèmes. Énumérer les panacées universelles qui ont été proposées serait déjà une rude tâche ; nous avons une multitude de grands principes dont l’usage exclusif nous a été conseillé : le grand principe d’autorité, le grand principe de liberté, sans compter le grand principe d’anarchie et le grand principe de communauté. Nous les avons tous essayés tour à tour, et nous n’avons guère eu à nous louer de leur efficacité. Peut-être la raison de ces nombreux insuccès se trouverait-elle précisément dans l’emploi exclusif de chacun de ces remèdes, qui, pris à part et à trop forte dose, ne manquent jamais d’engendrer une maladie nouvelle, au lieu de guérir l’ancienne. Nous payons ainsi une foule de taxes morales, beaucoup plus lourdes que les taxes matérielles ; nous payons en servitude la protection qu’on nous offre contre l’anarchie, et en anarchie les vengeances que nous tirons de la servitude ; mais ni la servitude ni l’anarchie ne disparaissent, aucune des deux n’est punie, et c’est nous-mêmes qui recevons les coups que nous destinions à ces êtres abstraits et métaphysiques.

Ce n’est pas non plus faute de docilité si le peuple français n’arrive pas à être heureux. On chercherait vainement une agglomération d’hommes plus confiante et plus crédule que les trente-six millions d’êtres humains qui foulent le sol français. Leur inculquer un principe sur lequel ils s’appuient pendant des siècles serait difficile, mais les amener à croire à un quasi-principe qui puisse leur servir de mot d’ordre pendant quelques années est extrêmement aisé. Que de bonnes railleries, depuis cinquante ans, ce peuple n’a-t-il pas dirigées contre le droit divin des rois, les prétentions de l’église à l’infaillibilité, le système de pondération constitutionnelle, la république et le gouvernement par contrat social, l’aristocratie héréditaire et la démocratie, le marquis de Carabas et le républicain rouge ! Le peuple français, si mobile, si versatile, mais qui avait toujours été si sensé et si pratique, si prompt à se railler de l’enthousiasme banal, est depuis cinquante ans le peuple qui participe le plus de la nature des foules. Vous croiriez, en lisant son histoire contemporaine, lire la fameuse scène du Jules César de Shakspeare, où le peuple applaudit tour à tour le meurtrier de César et l’apologiste de César. Son cri est aujourd’hui : plus de gouvernement traditionnel ! — demain : plus de gouvernement monarchique ! — un autre jour : plus de gouvernement populaire ! Les mots autorité, tradition, liberté, se succèdent dans sa bouche avec une étonnante rapidité. Ainsi la France marche de réaction en réaction et se dirige sous des drapeaux et des emblèmes sans cesse renouvelés vers des destinées aussi incertaines que ses idées.

Mais ce ne sont pas seulement les foules qui changent ainsi de doctrines et de croyances, ce sont aussi les hommes qu’on pourrait croire les plus convaincus des idées qu’ils ont prêchées toute leur vie ; ce sont des historiens qui arrivent, à un certain moment, à douter des résultats de leur science historique, des philosophes qui doutent des résultats de leurs méditations, des politiques qui doutent des principes dont ils ont été les défenseurs intraitables, exclusifs et violens. Rien n’est curieux comme les polémiques rétrospectives qui ont lieu depuis quelques années parmi le public le plus instruit de notre époque. Des faits vieux de trois cents ans sont exhumés de la poussière historique où ils dormaient ensevelis ; on les interroge de nouveau, on refait leur procès, on les absout ou on les condamne. La réforme, la renaissance, Richelieu, Louis XIV, provoquent des discussions violentes et d’étranges récriminations. Un jour il plaît à un écrivain passionné de déclarer que la révocation de l’édit de Nantes fut un acte de pouvoir très légitime et très méritoire, et on le réfute gravement comme s’il s’agissait d’un fait contemporain. Un autre jour il plaît à un ecclésiastique d’une foi trop ardente de jeter l’anathème sur les lettres grecques et latines, et aussitôt il s’engage une véritable bataille des livres plus plaisante que celles qu’ont chantées Swift et Boileau. On se dispute un an à ce sujet ; l’épiscopat français tout entier prend parti dans la querelle, le clergé français se sépare en deux camps, les représentans de la science laïque dénoncent une Saint-Barthélémy intellectuelle, on en appelle à Rome, et le représentant du catholicisme élève la voix pour décider une question qui reposait en paix depuis trois cents ans. Un autre jour encore, la presse française se divise sur les mérites du moyen âge, les uns déclarant que le moyen âge fut l’âge d’or de l’humanité, les autres refusant d’y voir autre chose que des rues mal pavées et des moines ignorans. J’en suis désolé pour ceux qui veulent absolument que leur époque soit en tout semblable aux précédentes ; mais y a-t-il fait qui constate d’une manière plus frappante l’incertitude des esprits contemporains ? Que signifient ces discussions rétrospectives si passionnées, sinon que nous ne sommes point satisfaits de nous-mêmes, que nous regrettons beaucoup, que nous espérons peu, et, par-dessus tout, que nous n’avons pas de principe actuel qui nous fasse vivre et nous tienne lieu du passé ? Je ne sais si l’axiome : « heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » est vrai ; mais en revanche on peut sans se tromper le retourner ainsi : « heureuses les générations qui ne s’occupent pas de l’histoire, heureux les hommes qui ne tournent pas leurs regards vers le passé, qui n’ont rien à regretter, à qui le présent suffit, parce qu’ils y trouvent à la fois un principe pratique d’action et un but moral ! »

Sans rechercher bien loin les causes de ce chaos moral dans lequel se débat la France, ne pourrait-on pas l’attribuer en partie à la disparition d’une classe d’hommes qui depuis trois cents ans a joué un grand rôle en Europe et en France plus encore qu’ailleurs, — les hommes qu’on appelait jadis éclairés ? Quel est le spectacle politique que donne la France depuis un demi-siècle ? Les ambitions et les passions jettent en avant un mot qui désigne un principe vrai : c’est tantôt le mot liberté, tantôt le mot égalité, tantôt le mot autorité ; et le public, après l’avoir entendu résonner quelque temps à ses oreilles, finit par se persuader qu’il y croit, l’adopte et le répète jusqu’à ce que ce mot soit devenu un fait. La France passe ainsi d’un système traditionnel à un système libéral, et d’un système anarchique à un système autocratique. Entre ces ambitions qui cherchent à se satisfaire et le public qui leur prête naïvement la main, il n’y a aucun intermédiaire. Il est étonnant de voir à quel point les lumières existent peu non-seulement parmi ce public affairé qui s’agite tout le jour pour trouver ses moyens d’existence, mais encore parmi le public riche, indépendant, qui possède le repos et le loisir. Les hommes en France commencent à ne se distinguer les uns des autres que par le costume ; mais moralement cet homme si luxueusement couvert, si irréprochablement cravaté, n’est pas différent du voisin plus pauvrement vêtu : ils rentrent l’un et l’autre dans la vulgaire foule humaine. Ils ne sont point séparés par les lumières, ni même par l’éducation ; ils ne sont séparés que par les intérêts. L’un est généralement conservateur à tout prix parce qu’il a beaucoup à perdre ; l’autre est généralement indifférent au maintien de l’ordre, parce qu’il n’a à peu près rien à y gagner. Quant à consulter l’un ou l’autre sur une question d’intérêt politique ou moral, cela est inutile ; leurs deux opinions ne valent pas mieux l’une que l’autre et ne peuvent être acceptées avec confiance. Aussi l’opinion numérique est-elle arrivée à n’avoir aucun prix, et l’on se trouve dans cette situation décrite par les anciens, où l’opinion de toute une ville ne vaut pas très souvent celle d’un seul homme, où l’opinion d’un sage reconnu pour tel par toute une nation vaut mieux que celle de cette nation tout entière. Il n’y a plus à se fier au public ; si même à l’avenir on veut éviter de tomber dans beaucoup d’erreurs, il faudra éviter en même temps de compter avec lui.


I.

Cette classe particulière d’hommes dont nous voyons les derniers représentans, et qui jeta son dernier grand éclat au XVIIIe siècle, a existé pendant trois cents ans. Il est remarquable que les hommes éclairés sont nés avec les partis politiques, et l’on peut prévoir qu’ils disparaîtront avec eux. L’existence des partis est un fait bien plus moderne qu’on ne le croit généralement. Il n’y avait pas, à proprement parler, de partis au moyen âge, car dans une société irrégulière il y a seulement des phénomènes sociaux. De loin en loin, un fait se produit qui dérange la vie des populations et la force de s’arranger autrement que par le passé : ce ne sont que des faits résultant tantôt de la fatalité des passions humaines, tantôt de la condition matérielle de la société, tantôt de l’initiative individuelle. Un Pierre l’Hermite prêche les croisades et précipite l’Europe sur l’Asie, des populations pressurées et affamées se soulèvent, des intérêts naissent et demandent leur place au soleil ; mais il n’existe rien qui ressemble à ce qu’on peut appeler un parti. Les partis supposent une société qui possède une connaissance plus complète de la vérité morale que celle qu’avait le moyen âge ; ils supposent une société intellectuelle et non plus instinctive, qui est capable de transformer ses passions en principes moraux, qui n’est plus menée par les faits imprévus, mais dans laquelle les différentes classes de citoyens cherchent au contraire à tirer profit des faits en faveur de leurs idées. Aussi peut-on dire que les partis n’ont commencé à exister qu’avec le XVIe siècle, à l’époque où les intérêts ont commencé à devenir intellectuels, où la civilisation morale a été assez avancée pour que les hommes aient reconnu plusieurs principes différens, à l’époque, en un mot, où la civilisation matérielle et la civilisation intellectuelle se sont fondues ensemble et n’ont formé qu’un tout. Alors aussi a apparu cette classe remarquable des hommes éclairés qui ont joué un si grand rôle, et si différent, dans l’histoire des trois derniers siècles, intermédiaires entre les partis pendant le XVIe siècle et représentans des sentimens d’humanité, de justice et de tolérance au milieu des passions en lutte, serviteurs dévoués, respectueux et soumis des pouvoirs établis au XVIIe siècle, partisans impuissans de la modération au XVIIIe. À partir de cette époque, la civilisation matérielle ayant commencé à dominer la civilisation morale, et les intérêts ayant pris le dessus sur les principes, l’influence des hommes éclairés a commencé à décliner, et aujourd’hui cette classe elle-même tend à disparaître.

Leur rôle pendant les trois derniers siècles a été, ainsi que nous l’avons dit, très divers ; il y a pourtant une unité dans leur histoire. Ce sont eux qui ont le plus servi l’humanité pour elle-même, en dehors de toute idée religieuse et de toute passion de secte et d’église. Nés au XVIe siècle, à l’époque où l’Europe se divisa en deux camps, et où l’humanité tout entière, depuis les princes jusqu’au dernier paysan, prit parti dans la grande querelle de la réforme, ils ne se placèrent généralement dans aucune des deux armées, et gardèrent une position neutre et intermédiaire. Ils ne furent ni catholiques, ni protestans. Ils se rattachèrent aux traditions de l’antiquité grecque et romaine, qu’ils contribuèrent à renouer, et formèrent ce qu’on peut appeler le parti de la renaissance. S’ils servirent la réforme, ce fut moins par zèle pour elle que par amour de la tolérance et de la modération ; s’ils servirent l’église catholique, ce fut moins par conviction que par amour pour l’ordre établi et la tradition. Ils firent de toutes les questions religieuses des questions surtout politiques et sociales ; ils s’efforcèrent autant que possible d’apaiser les passions fougueuses de leur siècle et de les entraver. Le type de ces hommes fut Erasme. Le grand Luther s’indignait de la tiédeur du zèle d’Erasme, et disait en l’invectivant : « Cet homme est le plus grand ennemi de Dieu et de son église. Il aimerait mieux voir périr l’Évangile que de voir l’Allemagne se prendre aux cheveux et l’Europe déchirée par la guerre. » Incontestablement Luther devait préférer l’Évangile même à l’Allemagne, et n’avait pas à s’inquiéter des résultats immédiats de ses prédications ; peut-on blâmer cependant Érasme de sa prévoyance de sceptique ? On peut certes refuser les bienfaits moraux d’une doctrine qui ne doit porter ses fruits que pour les générations futures, lorsqu’il faut sacrifier pour ces bienfaits douteux les générations présentes et vivantes auxquelles on appartient. Et c’est là sans doute ce que pensait Érasme. Une société qui serait gouvernée par des sceptiques de la trempe d’Érasme deviendrait bientôt la plus plate et la plus vulgaire des sociétés ; mais en revanche une société où les Luther n’auraient à subir aucun contrôle, et où l’initiative du génie ne rencontrerait aucun obstacle, deviendrait bien vite une société où il serait impossible de vivre. Le génie doit être forcé à la modération, et ce n’est ni le peuple, qui de sa nature est toujours excessif, ni les grands, qui en cela se rapprochent du peuple, qui peuvent le forcer à la modération : ce sont ces partis moyens un peu sceptiques, un peu froids.

L’homme éclairé n’est pas ordinairement un homme d’un grand génie. Il n’a ni grande invention ni grande initiative, mais en revanche il est exempt de ces vices qui obscurcissent trop souvent les hautes intelligences, — l’âpreté, de l’ambition, la passion et la vigueur excessive du caractère. — Quels sont les hommes éclairés du XVIe siècle ? Ce ne sont pas les plus grands génies de cette époque, qui en compte tant et de si divers. Ce n’est point Luther, ni Calvin, ni Loyola, ni aucun de ceux qui ont laissé un grand nom dans l’histoire et une longue trace de leur passage sur la terre. Non, ce sont bien plutôt des érudits aujourd’hui presque oubliés, des publicistes aujourd’hui dédaignés, des hommes dont le rôle ne nous apparaît aujourd’hui que sur le second plan. Ils se divisent en deux grands groupes : — l’un, les écrivains et les pamphlétaires, qui compose ce qu’on peut appeler le parti de la renaissance, et dont Érasme est le prototype ; l’autre, formé de politiques et d’hommes d’action, qu’on peut appeler les parlementaires, et dont L’Hôpital est le héros. C’est à ce groupe qu’appartiennent les Achille de Harlay, les de Thou, les écrivains de la Ménippée. Il est difficile aujourd’hui de constater d’une manière certaine le mal qu’ils ont empêché et le bien qu’ils ont amené dans ce XVIe siècle si orageux et si sanglant ; mais nous pouvons présumer par ce qui a été ce qui aurait pu être. De combien de crimes, de combien de souillures n’ont-ils pas garanti les annales de l’histoire ! Combien d’actions honteuses n’ont-ils pas flétries ! Combien n’ont-ils pas empêché de guet-apens projetés et de trahisons en train de s’accomplir ! Aucun des grands hommes de guerre et de pensée ne s’occupait au XVIe siècle de ce que souffrait la société ; aucun ne pensait à cette multitude anonyme, obscure, paisible, qui cultive ses champs, qui entretient l’activité du commerce dans les villes, qui fait des transactions, qui n’a pas d’intérêts politiques en un mot, et qui n’a d’autres intérêts que ceux que lui a créés la société dans laquelle sa vie s’écoule. Seuls, les hommes éclairés s’en sont inquiétés à cette époque, et sans eux on peut dire que la vie n’eût pas été possible pour tous ces êtres humbles, modestes et obscurs qui composent le fond de la société civilisée. Écrasées entre le peuple et les princes, entre les armées et les sectes, les classes moyennes n’auraient pas pu vivre, et si finalement le XVIe siècle n’a pas dégénéré en une anarchie pire cent fois que celle du moyen âge, c’est que la renaissance a été contemporaine de la réforme, et que l’amour de la culture intellectuelle a surgi dans l’esprit humain en même temps qu’il s’affranchissait des liens moraux du pouvoir religieux, qui l’avait jusqu’alors maintenu et dompté.

Mais le rôle des hommes éclairés à cette époque a été plus grand encore. Ce sont eux qui, en fin de compte, triomphèrent. On peut dire que c’est à eux que nous devons, avec la monarchie de Henri IV, ce gouvernement de compromis et de véritable juste-milieu qui s’appela la royauté française, et qui semble avoir été le gouvernement le mieux approprié au génie de la France. C’est à leur influence que l’on doit le règne de Henri IV, l’édit de Nantes, la réconciliation des partis ennemis. Ils ne donnèrent raison à aucun des deux partis qui avaient divisé la France pendant le XVIe siècle, et se bornèrent à établir un semi-protestantisme politique qui a duré jusqu’au moment où un grand roi, affaibli par l’âge, essaya, par des actes violens, de remonter le cours des siècles. Le véritable gouvernement français, ce sont eux qui l’ont fondé ; la véritable tradition française, ce sont eux qui l’ont établie. Aussitôt que leur œuvre fut consolidée, la France s’éleva à un point de grandeur et de génie. qu’elle n’avait jamais atteint auparavant, et qui disparut dès que Louis XIV, par la révocation de l’édit de Nantes et les sombres ardeurs religieuses de la fin de son règne, eut porté, roi révolutionnaire sans le vouloir et sans le savoir, le coup mortel à cette œuvre de compromis et de civilisation modérée qui composait la tradition française. Voilà quelle fut l’œuvre de cette classe d’hommes au XVIe siècle ; ils empêchèrent ce siècle sanglant d’être plus sanglant encore, et contribuèrent plus que personne à fonder la société française monarchique. Au XVIIe au milieu de cette société même, leur attitude n’est pas moins digne d’attention.

L’homme éclairé, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’est pas toujours, il s’en faut de beaucoup, un homme de génie, et l’homme de génie en revanche n’est pas toujours un homme éclairé ; mais au XVIIe siècle on peut dire qu’il y eut une fusion complète entre le génie et les lumières, et que tous les hommes éminens de cette époque furent en même temps des hommes éclairés. Serviteurs dévoués de l’autorité, de la tradition et des pouvoirs établis, ils surent garder en même temps une liberté d’esprit et une indépendance de langage qui les préservèrent de la servilité. Ce sont peut-être les seuls hommes qui aient pu être respectueux à outrance sans devenir jamais serviles, et qui aient toujours été soumis sans cesser d’être dignes et nobles. Jamais les idées traditionnelles du genre humain ne trouvèrent de tels interprètes. Sous leur plume, et en passant par leur bouche, ces idées revêtirent des formes singulièrement variées et nouvelles, et la tradition se montra plus jeune, plus belle, plus féconde que l’innovation et le changement. Conserver est souvent le propre de l’honnête homme, parce qu’il est timide et sceptique ; mais ces mobiles n’eurent aucune influence sur les grands esprits du XVIIe siècle. Ils furent conservateurs non par timidité et par scepticisme, mais par bon sens ; ils furent conservateurs ardens, parce qu’ils surent voir que la société à laquelle ils appartenaient était après tout la plus parfaite à laquelle une nation pût aspirer. Aussi, chez eux, rien de violent, de téméraire, de chimérique. Ils pensent non-seulement avec grandeur, ce qui est le propre de tous les hommes de génie, mais avec modération ; ils agissent non-seulement avec éclat, mais avec bon sens : leur vie est majestueuse et toute familière cependant, si l’on peut s’exprimer ainsi, et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’au XVIIe siècle l’homme de génie et l’homme éclairé ne font qu’un. Les grands hommes de cette époque ont toutes les splendeurs du génie sans ses violences trop fréquentes, et tout le bon sens des hommes éclairés sans leur timidité et leur scepticisme.

Dans cette esquisse rapide du rôle historique des hommes éclairés, nous voilà arrivés au XVIIIe siècle, et nous éprouvons quelque embarras pour en parler. Quelle que soit notre estime pour la culture humaine, nous ne pouvons nous cacher qu’il existe des faits sur lesquels les sociétés reposent aussi bien que le monde, que toutes les lumières de l’intelligence ne peuvent faire apercevoir, et que le XVIIIe siècle a battus en brèche. C’est alors que cette union entre les lumières et le génie, qui avait été le principal caractère du siècle précédent, se rompit. Toutefois il est un problème historique qu’il est intéressant de se poser. Ce XVIIIe siècle, si violent, si passionné, si destructeur, en admettant qu’il fût fatalement amené par le cours inévitable et logique des choses, ne pouvait-il pas prendre une autre tournure et rester modéré, même en conservant le fonds d’idées qui lui est propre ? À l’entrée du XVIIIe siècle se trouvent deux hommes d’un grand talent, les deux derniers hommes de la race des grands esprits, les deux types de l’homme éclairé par excellence : l’un est un Français, Pierre Bayle ; l’autre un Anglais, John Locke. Tous deux représentent ce que la pure intelligence humaine peut faire par elle-même, tous deux sont républicains, partisans de la tolérance, révolutionnaires même, si l’on veut, dans un certain sens ; mais tous deux sont en même temps circonspects dans leurs attaques contre les pouvoirs établis, les idées ou les préjugés de leur temps, indulgens pour les hommes et même pour les abus. Tous deux, — fait qui n’a pas été assez remarqué et qui est digne de l’être ! — ne sont point des novateurs ; ils restent dans la tradition, et ne s’en séparent pas violemment comme leurs successeurs. On peut les considérer l’un et l’autre comme les sources d’où le XVIIIe siècle est sorti, mais combien le fleuve est différent de la source ! Que fût devenu le XVIIIe siècle, si l’influence de Bayle et de Locke y eût été plus forte, si elle y avait formé une tradition philosophique et des partis politiques imprégnés de leur esprit ? Il est très probable que nous aurions vu se passer en France ce qui s’est passé en Angleterre, et qu’au lieu d’un siècle révolutionnaire et destructeur nous aurions eu un siècle réformateur. Nous aurions toujours eu le XVIIIe siècle, mais nous l’aurions eu sage, modéré, éclairé.

Le XVIIIe siècle en effet, tel qu’il a existé, n’est pas un siècle éclairé ; c’est un siècle passionné, violent, léger, sans scrupule moral. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il n’ait pas existé alors d’hommes éclairés : il en existait beaucoup, mais ils n’avaient ni assez de force ni assez de caractère pour résister aux influences qui les entouraient ; ils étaient tous plus ou moins dominés par elles. Les hommes sages du XVIIIe siècle, les modérés de la constituante, sont fort estimables sans doute, mais ils sont inférieurs de tout point, même en bon sens pratique très souvent, aux violons et aux passionnés auxquels ils s’efforçaient de résister ; leurs vertus sont d’un ordre médiocre et mesquin, leurs idées sont bornées et étroites, leur conduite timide, leur caractère sans consistance. En résumé l’homme éclairé du XVIIIe siècle est un être peu séduisant, peu agréable à contempler. Nous voilà bien loin du XVIIe siècle, bien loin surtout de ces savans de la renaissance ou de ces grands parlementaires qui, malgré la modération de leurs caractères, se montrèrent si souvent héroïques, et dont toute la personne respire une honnêteté si mâle. Ceux-là sont virils dans leur modération, tandis que les hommes éclairés du XVIIIe siècle ne sont modérés, dirait-on, que par suite d’une certaine faiblesse de tempérament et d’un certain affaiblissement de l’âme, et pourtant c’est alors que, pour la dernière fois peut-être, on a su ce qu’était réellement un homme éclairé. Depuis, on a possédé de l’esprit, du talent, de la science, mais des lumières, peu ou point.


II.

Le XVIIIe siècle est une époque de décadence en toutes choses ; c’est l’époque où l’écrivain, tel qu’il existait aux XVIe et XVIIe siècles, se transforme en homme de lettres, où commence ce qu’on peut appeler l’ère du trissotinisme, et avec elle le règne de deux choses qui semblent contradictoires, mais qui sont rattachées par des affinités secrètes : le lieu commun et le paradoxe. Alors il se passa quelque chose de pareil à ce qu’on vit après l’invention de la poudre ; il n’y eut plus de premier ni de dernier dans l’ordre de l’intelligence, comme après l’invention de la poudre il n’y eut plus de faibles ni de forts dans la guerre. Toutes les intelligences devinrent égales, et le plus sot des hommes put se faire entendre et parler au public aussi bien que l’intelligence la plus éclairée. Forts de leur nombre, tous les nains intellectuels se massèrent en cohorte serrée, et la sourde action des cabales et des associations commença à remplacer l’action ouverte et franche exercée jusqu’alors par des hommes que leur position et leur devoir, plutôt que leur vanité et leurs intérêts, poussaient à parler et agir. Toutes les différentes manières de penser, toutes les méthodes et tous les systèmes furent vulgarisés en un clin d’œil ; on eut des procédés tout trouvés pour raisonner, et qui voulut écrivit et parla. Alors disparut le désintéressement moral, sans lequel il n’est point d’homme éclairé. Quiconque eut une ambition, si mesquine qu’elle fût, — quiconque eut un intérêt, une passion à satisfaire, une vengeance à exercer, un orgueil à chatouiller, eut sous la main un moyen facile et commode d’arriver à son but, et de s’ériger un piédestal. Alors commença tout naturellement cette absence de respect pour les supériorités intellectuelles que nous avons vu de nos jours arriver à son point culminant. Les demi-intelligences ne purent pardonner aux intelligences entières, ni les caractères incomplets aux caractères véritables. L’homme le plus expérimenté n’eut dès lors pas plus d’empire sur la foule que l’homme le plus léger et le plus vain, d’abord parce qu’il n’eut comme ce dernier qu’une voix pour se faire entendre, ensuite parce qu’il vit se dresser devant lui toute une armée de Lilliputiens dont il pouvait bien écraser quelques-uns, mais qui ne pouvaient manquer de finir par l’abattre. Le public, de son côté, ne sut plus à qui entendre au milieu de ce conflit d’opinions, de voix, de jugemens. Battue de contradictions, sa tête finit par perdre toute faculté de clairvoyance ; il n’eut plus la force ni de résister longtemps, ni d’accepter spontanément les denrées qu’on lui offrait dans cette espèce de foire aux opinions ; il finit par essayer de toutes et par être rassasié et dégoûté de toutes.

Mais ce qu’il y eut de plus triste dans ce phénomène que nous appelons la foire aux opinions, c’est que les hommes réellement éclairés furent eux-mêmes obligés de descendre, de se mêler à la foule et d’offrir leurs denrées morales, comme tous les autres. Personne ne put plus se soustraire à cette déshonorante nécessité. Sous peine de rester dans l’isolement, l’inaction et l’impuissance, il fallut descendre au coin de la borne et dire au passant, comme dans le vaudeville : Prenez mon ours ! Chose triste à penser, si le vertueux chancelier d’Aguesseau vivait de nos jours, il aurait besoin, ne fût-ce qu’une seule fois, de déchoir jusqu’à ce rôle, et les saints, si nous en avions, auraient besoin de réclames. Quelquefois, en usant de ce moyen et en employant des roueries dignes d’intrigans subalternes, des hommes d’une grande valeur ont fini par percer la foule et par se faire écouter d’elle. Encore n’ont-ils réussi qu’à demi. Leur auditoire, trop partagé entre tous leurs compétiteurs, n’a jamais pu être nombreux, et ne pouvait d’ailleurs pas l’être, en vertu même de sa nature. Il y a aussi dans la diffusion des lumières des lois hiérarchiques. Un homme éclairé ne peut pas s’adresser directement à la foule, il ne serait point compris et n’aurait aucune action sur elle. Il ne parle pas son langage, il n’a pas ses mœurs ; un abîme moral le sépare d’elle. Il ne peut avoir d’action que sur un public d’élite, lequel transmet l’opinion qui lui a été donnée à une classe d’intelligences moyennes, qui à leur tour vulgarisent cette opinion et la changent en monnaie courante pour la foule. C’est ainsi que les opinions sont toujours descendues des intelligences les plus hautes aux multitudes, et c’est d’après cette loi que le monde moral s’est toujours transformé.

Le XVIIIe siècle ne voulait peut-être point établir cette démocratie intellectuelle ; mais en fait ce siècle, qui a tant parlé du règne prochain de la raison et du progrès des lumières, a le premier troublé la raison et obscurci les lumières. À partir de cette époque, les hommes éclairés, qui pendant les deux derniers siècles avaient formé une légion, purent facilement se compter. Peut-être d’ailleurs devaient-ils fatalement disparaître : ils étaient nés, ainsi que nous l’avons dit, avec la société moderne, ils l’avaient pour ainsi dire élevée, protégée contre les vents contraires ; ils disparurent avec elle. Conserver, résister à l’action révolutionnaire de principes trop exclusifs, essayer d’établir l’accord entre des élémens ennemis, mais également nécessaires à l’existence de la société, appuyer l’autorité sans lui sacrifier la liberté, empêcher les empiétemens du clergé sur le monde laïque et réciproquement, tenir la balance en équilibre entre les communions en lutte, sauvegarder la tradition tout en respectant l’indépendance de l’esprit humain, tel fut leur rôle. Mais lorsqu’il n’y eut plus rien à conserver, que tout ce qui existait fut vicié, corrompu, lorsque les institutions ne valurent plus la peine d’être conservées, leur rôle cessa d’être possible, et il leur fallut céder la place à des hommes plus passionnés qu’eux. Détruire à l’aveugle n’était pas une œuvre faite pour eux. Eux-mêmes d’ailleurs ne purent se soustraire à l’influence du milieu moral dans lequel ils vivaient, et participèrent plus ou moins de l’esprit de leur temps. À demi conservateurs, à demi révolutionnaires, ils se trouvèrent placés dans une position absolument fausse, et offrirent l’exemple le plus triste de l’impuissance. La révolution française noya sous ses flots ce qui restait de ces représentans de l’ancien ordre moral. Ils moururent donc sous l’empire de ces deux causes, d’abord l’avènement de cette démocratie intellectuelle qui se forma pendant la seconde partie du XVIIIe siècle, ensuite la disparition de cet ordre moral qu’ils avaient créé, défendu, protégé, et qui était devenu la corruption elle-même.

Mais nous, pourquoi à notre tour sommes-nous privés d’hommes éclairés ? Si l’ancien ordre moral n’existe plus, pourquoi le nouveau n’a-t-il pas ses défenseurs et ses interprètes ? Hélas ! y a-t-il un ordre moral nouveau ? Sur les ruines qui se sont faites, il y a un demi- siècle, s’est-il fondé quelque chose d’une manière durable ? Les hommes éclairés que nous comptons encore parmi nous sont positivement déclassés, ou le seront avec le temps. Ils ne peuvent ni se faire entendre, ni agir sur leurs contemporains, ni même se mouvoir pour leur propre compte : le vent tourne d’un autre côté. On ne peut plus avoir l’espoir d’éclairer les masses ; il faut donc se contenter de penser et de parler pour soi et pour les quelques amis qui vous entourent, de penser et de parler dans l’espérance qu’on pourra déterminer l’action des honnêtes intelligences qui nous sont inconnues. Quant à la multitude, il n’existe plus chez elle que deux choses, — des passions et des intérêts, — et chacun sait qu’on n’éclaire jamais les passions et qu’on ne persuade jamais les intérêts.

Dans quelle situation d’esprit se trouvent d’ailleurs les quelques personnages qu’on peut appeler les hommes éclairés de notre siècle ? il est un fait qui a pu frapper tous ceux qui vivent plus ou moins au sein de la société parisienne : c’est le désarroi dans lequel la révolution de février a jeté la plupart des esprits éminens de notre temps. Ce triste événement les a plongés dans une incertitude qui les honore, car elle prouve qu’ils avaient pris très au sérieux les idées qu’ils avaient professées jusqu’alors. Les uns en sont arrivés à renier ce qu’ils avaient adoré, les autres ont fait des efforts étonnans pour croire aux choses qui jusqu’alors n’avaient jamais été croyables pour eux. Nous avons vu des protestans devenir semi-catholiques, des incrédules devenir catholiques de pied en cap, et des libéraux crier à tue-tête leurs vivats en l’honneur du principe d’autorité. Il est inutile de citer des noms, mais on peut dire que ceux qui sont restés fidèles à leurs anciennes idées sont précisément ceux qui avaient toujours fait preuve de vues honnêtes, mais bornées, et d’intentions droites sans doute, mais assez peu élevées. Les autres ont essayé loyalement de découvrir une explication des événemens en se formant de nouveaux systèmes ; chaque jour voit tomber une vieille conviction, qui jusqu’alors avait résisté. Quant à ceux qui sont plus jeunes, on peut dire qu’ils appartiennent à peine à leur temps ; ils peuvent en voir les vices, en connaître les plaies, mais généralement ils ne vivent pas de sa vie. Presque tous vivent en arrière, dans le passé où ils se sont choisi un asile. Celui-ci aurait préféré vivre au XVIIe siècle, celui-là au XVIe Ils vivent ainsi, isolés au milieu de leurs contemporains, d’une vie rétrospective et de contemplation, agréable peut-être, mais en tous cas inutile et oiseuse.

La révolution de février a eu encore un autre résultat : elle a jeté le discrédit sur tout ce qui est intelligence et talent. Une foule d’honnêtes gens se sont persuadé que cette révolution avait eu pour cause l’excès de lumières qui régnait en France au bon temps du régime constitutionnel, tandis qu’au contraire elle est due à l’insuffisance de lumières et chez le public et chez ceux même qui s’étaient chargés de le guider. La révolution de février est l’exemple le plus remarquable de ce que peut devenir une société laissée sans direction morale, et dont on ne s’occupe pas incessamment. Avec cette révolution a disparu ce qui restait de croyances aux idées et de respect pour l’intelligence humaine. Ceux qui croyaient à la puissance de l’opinion n’ont plus voulu dès lors croire qu’au hasard, et ceux qui avaient des intérêts à protéger n’ont plus voulu croire qu’à la force. La force et le hasard ! voilà les dernières divinités auxquelles nous ayons érigé des autels ! Dans une société qui s’est formé une pareille religion politique, les hommes qui possèdent encore quelque talent et quelques lumières doivent s’attendre à se voir de plus en plus dédaignés et méprisés, repoussés d’en haut, d’en bas, de tous côtés : ils sont trop gênans pour être acceptés. Qu’ils ne se découragent pas cependant, et, quoique leur rôle soit ingrat, qu’ils parlent, et qu’ils se résignent au rôle ridicule de prêcher dans la solitude ! À la fin peut-être les pierres leur répondront.

Ainsi donc une classe d’hommes qui n’avait jamais manqué à la France est à peu près disparue ; les quelques-uns qui survivent ne savent comment se retrouver dans le dédale des événemens, et, par suite de ces mêmes événemens, le public les repousse et refuse de les écouter. À force d’avoir changé d’opinion, la société commence à n’en vouloir accepter aucune ; lasse d’être dupe et d’elle-même et de ceux qui se présentaient pour être ses guides, elle cherche le repos dans l’indifférence morale. Les esprits les plus humbles ne sont pas moins dévoyés que les plus éminens, et partout où la stupidité la plus absolue ne règne pas, partout où il reste un grain de bon sens, vous retrouverez la même incertitude. Cette incertitude et cette lassitude morale ont cependant encore quelque chose de noble en elles-mêmes : c’est comme le dernier et faible reflet de l’âme qui s’éteint. Ce trouble léger qui nous tourmente est notre dernier scrupule de conscience ; mais s’il cessait, l’empire des intérêts et des passions serait débarrassé des dernières et faibles entraves qui le gênent. Alors les dernières lumières seraient éteintes, et il ne resterait plus qu’une foule ardente, sensuelle, anarchique, dominée par la force et guidée par des appétits. L’ordre moral n’existerait plus dans la société, qui ne serait plus gouvernée que par des mécanismes politiques, dont le jeu régulier, comparable à celui des machines industrielles, maintiendrait la paix matérielle et réaliserait à la lettre l’axiome affreux de Thomas Hobbes : que les lois et les gouvernemens existent pour empêcher les hommes de s’entre-manger. Dans une situation aussi violente, que pourraient faire des hommes éclairés ? Ce ne sont pas des hommes éclairés qu’il nous faudrait pour nous en faire sortir : ce sont des hommes de génie, tels qu’il en a existé autrefois, des hommes d’une grande force d’initiative, portant en eux des passions morales plus énergiques que les passions matérielles de la foule, capables d’imposer le despotisme de leur génie et de rouvrir les sources de la vie. C’est une œuvre qui n’est point faite pour des hommes modérés et sages, mais qui demanderait les efforts d’une douzaine d’Hercules intellectuels. Personne mieux qu’un grand homme ne pourrait faire cesser cette situation, et hélas ! s’il faut en croire les idées généralement répandues et le langage des journaux, l’âge des grands hommes est bien loin de nous.

Cependant les hommes éclairés n’ayant plus qu’un faible empire et les grands hommes n’existant plus, il faudrait que la société marchât néanmoins, il faudrait qu’un certain ordre matériel fût maintenu. Il est un moyen pour cela, un moyen terrible : le despotisme. Il peut donner à l’anarchie morale l’apparence de l’ordre, et à l’état sauvage l’apparence de la civilisation ; mais il lui sera toujours impossible de créer des lumières. Mieux vaut donc s’appliquer à rendre le despotisme inutile, mieux vaut refaire un public. L’œuvre sera longue peut-être : mais si nous parvenons à l’accomplir, l’équilibre qui manque à la société sera retrouvé.

Si le public n’est pas éclairé d’ailleurs, à qui la faute ? Ceux qui s’étaient chargés de l’instruire n’ont-ils rien à se reprocher ? En fin de compte, où le public de notre France prend-il ses opinions ? Il ne les prend plus comme autrefois dans la tradition, qui n’existe plus. Il ne subit plus comme autrefois l’empire des idées d’un homme de génie. Où les prend-il donc ? Il les achète toutes faites moyennant une faible somme annuellement payée au bureau d’un journal ou mensuellement à un cabinet de lecture. Il ne crée pas ses opinions, il les reçoit ; par conséquent son état moral et intellectuel peut nous donner assez exactement la mesure des lumières de ceux qui se chargent de l’instruire. Or quelles opinions trouverons-nous chez le public ? Est-il aujourd’hui cent hommes, dans la ville qui passe pour la plus éclairée de l’univers, qui puissent comprendre par exemple la coexistence de deux principes contraires en apparence, qui puissent comprendre que si, métaphysiquement et en abstraction, l’idée d’autorité et l’idée de liberté semblent s’exclure, en réalité et en fait ces deux idées sont aussi nécessaires l’une que l’autre à l’existence des sociétés ? Combien en est-il qui comprennent la différence entre l’éducation et l’instruction, et qui veuillent admettre que la première est la plus importante des deux ! Cet amalgame de principes, cette combinaison d’idées contraires qui compose le monde ne sont plus saisis que par très peu d’esprits, et une des opinions les plus accréditées dans le public, c’est que la société peut marcher en vertu d’un seul principe : opinion très commode et très flatteuse pour les préjugés d’un chacun, qui peut ainsi attribuer au principe qu’il s’est choisi une vertu toute puissante et une miraculeuse efficacité. C’est que parmi les écrivains comme parmi le public, les opinions exclusives prédominent. Il y a eu peu d’écrivains dans ce temps-ci qui aient consenti à reconnaître la vérité lorsqu’elle était contraire à leur parti, et qui aient accordé la plus petite importance aux principes dont ils ne voulaient pas. La mutilation volontaire de la vérité a été un des crimes de notre époque, car il faut principalement rattacher à cette cause les nombreux changemens politiques accomplis chacun au nom d’un principe exclusif qui ne pouvait suffire à lui seul à l’existence de l’ordre social, et malheureusement, il faut le dire, cette mutilation s’est faite souvent de bonne foi, par aveuglement passionné d’abord, mais aussi par ignorance.

Qu’on n’attache pas à ce mot d’ignorance un autre sens que celui que nous lui donnons. On peut être très instruit, raisonner admirablement, et n’en être pas moins ignorant. On est ignorant et sans lumière toutes les fois qu’on n’a que des connaissances acquises, sans principes moraux ; mais quant à cette autre ignorance, qui consiste à ne pas connaître les faits les plus simples, à ne pas posséder les notions les plus vulgaires, elle existe aussi, et beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire. Les hommes, disais-je, sont séparés aujourd’hui par l’habit et non par les lumières, et c’est là un fait malheureusement incontestable ; mais à quoi faut-il l’attribuer ? Le public lit encore plus ou moins aujourd’hui, et on peut dire que ses lectures ne font trop souvent que l’entretenir dans son ignorance. Quelle a été trop généralement la conduite de nos écrivains ? Ils n’ont eu qu’un but : c’est non pas d’être supérieurs au public, mais de se mettre à son niveau, de lui dire les choses qu’il aimait à entendre et non pas celles qu’il fallait lui faire entendre, de caresser les passions qui lui étaient chères plutôt que de lui donner les principes qui lui manquaient. L’écrivain s’est volontairement laissé déchoir ; volontairement il est descendu au-dessous du rang qu’il doit occuper, et cela par amour du succès, qu’il était sûr de trouver en se plaçant au niveau plutôt qu’au-dessus des opinions de la multitude.

Les écrivains sont donc responsables en partie de l’état moral du public. Ils ont commis beaucoup de fautes, pourquoi ne chercheraient-ils pas à les réparer ? Aujourd’hui, après avoir successivement épuisé toutes les opinions, le public est las et fatigué. Qu’on use avec lui de ménagemens et de prudence. Après avoir été souvent trompé, il se méfie des idées : que les écrivains ne se découragent pas, et qu’ils acceptent cette méfiance comme une juste expiation des erreurs qu’ils ont pu commettre. Il serait vain d’attendre à la façon des millénaires que de grands hommes vinssent nous tirer de cette situation ; il serait coupable d’avoir recours au despotisme. Il nous faut donc compter sur nous-mêmes et croire encore, en dépit des révolutions de février et des humiliations qui en ont été la suite, au bon sens public et à l’efficacité des lumières.


EMILE MONTEGUT.