Perpetua:Actes des martyres de Perpétue et Félicité

A Pillet
Histoire de Sainte Perpétue et de ses compagnons
Librairie de J. Lefort (p. 441-460).
DOCUMENTS

I

Nous reproduisons ici, avec une traduction aussi littérale que possible, la Passion, c’est-à-dire le récit du martyre des saints dont nous avons écrit l’histoire, tel qu’il a été publié par Ruinart. (Edition Migne, Patrologie latine, vol. III.)


PRÉFACE

Si les anciens exemples de la foi, qui témoignent de la grâce de Dieu et opèrent l’édification parmi les hommes, ont été mis par écrit, afin que, par leur lecture et leur méditation, Dieu soit honoré et l’humanité fortifiée, pourquoi ne publierait-on pas les nouveaux qui peuvent servir à obtenir ce double résultat ? Car si maintenant leur autorité est moindre, parce que l’on porte un plus grand respect à l’antiquité, ils deviendront vieux à leur tour et serviront à la postérité. Il en paraîtra ainsi à ceux qui jugent que la vertu de l’Esprit-Saint est la même aux différents âges, tandis que ses nouvelles et ses dernières opérations doivent être considérées comme plus grandes encore, à cause de l’exubérance de la grâce qui doit se répandre aux derniers moments du siècle. « Car dans les tout derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai de mon Esprit sur toute chair : et leurs fils et leurs filles prophétiseront. Et je répandrai de mon Esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes : et les jeunes gens auront des visions et les vieillards des songes. » (Joël, ii, 28, 29. – Act. ii, 17, 18.) C’est pourquoi, nous qui reconnaissons et honorons, ainsi que les prophéties, les nouvelles visions également promises, et qui croyons aux autres vertus du Saint-Esprit s’exerçant dans l’Église, à laquelle il a été envoyé pour conférer à tous toute espèce de dons, selon la distribution faite par le Seigneur, nous croyons nécessaire de faire cette publication, et de célébrer la gloire de Dieu, en la donnant à lire, de peur qu’une foi affaiblie ou dégénérée ne pense que la grâce divine n’a été accordée qu’à nos devanciers, soit par l’honneur du martyre, soit par celui des révélations célestes : tandis que Dieu accomplit toujours ce qu’il a promis, pour servir de témoignage à ceux qui ne croient pas, et pour accorder ses bienfaits à ceux qui croient. Ainsi donc ce que nous avons vu et avons touché, nous vous l’annonçons, à vous, nos frères et nos enfants, afin que vous, qui avez été présents, vous gardiez le souvenir de la gloire du Seigneur, et que vous, qui n’êtes instruits que par ouï-dire, vous soyez en communion avec les saints martyrs, et par eux avec le Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’honneur dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CHAPITRE I

Sommaire.Les saints ayant été arrêtés, sainte Perpétue est victorieuse de son père ; elle est baptisée avec les autres ; elle est enfermée dans un sombre cachot ; elle est inquiète de son enfant ; par une vision qu’elle a d’une échelle élevée vers le ciel, de l’ascension de saint Satur et d’elle-même, et d’une bouchée qui lui est offerte, elle comprend que son martyre va bientôt arriver.

I. On arrêta les jeunes catéchumènes Revocatus et Félicité sa co-esclave, Saturninus et Secundulus. Parmi eux était aussi Vibia Perpétua, d’une noble famille, ayant reçu une éducation libérale, mariée à la manière des matrones, ayant son père, sa mère, deux frères également catéchumènes, et un fils encore à la mamelle. Elle était âgée d’environ vingt-deux ans. C’est elle-même qui va raconter l’ordre de son martyre, tel qu’elle nous l’a laissé comme l’œuvre de sa main et de sa pensée.

« II. Lorsque nous étions encore, dit-elle, avec ceux qui nous poursuivaient, et que mon père persévérait à me détourner et à me faire tomber à cause de son affection pour moi : « Mon père, lui dis-je, voyez-vous, par exemple, ce vase qui est là par terre, cet urceolus, ou cet autre encore ? » Et il me dit : « Je le vois. » Et je lui dis : « Peut-on lui donner un autre nom que le sien ? » Et il me répondit : « Non. » « Ainsi, moi, je ne puis me dire autre chose, sinon que je suis chrétienne. » Alors mon père, ému de cette parole, se jeta sur moi pour m’arracher les yeux ; mais il me maltraita seulement, et partit vaincu avec ses arguments de démon. Alors, ayant été quelques jours sans voir mon père, je rendis grâce au Seigneur, et son absence me rafraîchit. Dans l’intervalle de ce peu de jours, nous fûmes baptisés ; l’Esprit-Saint m’inspira de ne demander rien autre chose, au sortir de l’eau, que la grâce de souffrir dans la chair. Peu de jours après, nous fûmes mis en prison, et j’eus peur, parce que je n’avais jamais connu de telles ténèbres. O la rude journée ! Une chaleur étouffante à cause de la foule et de la brutalité des soldats ! Par-dessus tout, je souffrais de ma sollicitude pour mon enfant. Alors les diacres bénis, Tertius et Pomponius, qui nous assistaient, obtinrent, pour de l’argent, que nous pussions être tirés de là pendant quelques heures, et être plus à l’aise dans un meilleur endroit de la prison. Alors nous sortîmes du cachot : chacun pensait à soi. Pour moi, j’allaitais mon enfant, tout affaibli par la faim. Inquiète pour lui, j’en parlais à ma mère ; j’encourageais mon frère ; je leur recommandais mon fils. Je séchais de douleur, parce que je les voyais aussi sécher de douleur par amour pour moi. Je souffris ces angoisses pendant plusieurs jours, et je parvins à obtenir que mon enfant restât avec moi dans le cachot ; et aussitôt je me trouvai mieux, et je fus délivré de ma peine et de ma sollicitude pour mon enfant : et le cachot devint aussitôt pour moi comme un palais, et là, j’aimais mieux être qu’ailleurs.

III. Alors, mon frère me dit : « Madame ma sœur, vous êtes déjà devenue tout à fait digne ; tellement que vous pouvez demander à Dieu une vision, afin qu’il vous soit montré si c’est la passion ou la liberté qui vous est réservée. » Et moi, qui savais que je parlais familièrement avec le Seigneur, dont j’avais déjà obtenu tant de bienfaits, je le lui promis avec confiance en lui disant : « Demain, je te rendrai réponse. » Et je demandai au Seigneur, et il me fut montré ceci :

« Je vis une échelle d’or, d’une merveilleuse hauteur, qui s’élevait de la terre jusqu’au ciel, mais si étroite qu’il n’y pouvait monter qu’une seule personne à la fois. Aux deux côtés de l’échelle étaient attachés toutes sortes d’instruments de fer ; il y avait des épées, des lances, des crocs, des faux, des poignards : en sorte que celui qui serait monté négligemment, et sans regarder en haut, aurait été déchiré par ces instruments de fer, et y aurait laissé une partie de ses chairs. Au-dessous de l’échelle était couché un dragon d’une grandeur énorme, qui s’attaquait à ceux qui voulaient monter, et les épouvantait pour les en détourner. Le premier qui monta fut Satur, qui n’était point avec nous quand nous fûmes arrêtés, et qui se livra depuis lors volontairement à cause de nous. Lorsqu’il fut arrivé au sommet de l’échelle, il se tourna vers moi et me dit : « Perpétue, je suis ton soutien ; mais prends garde que ce dragon ne te morde. » Je lui répondis : « Au nom du Seigneur Jésus-Christ, il ne me fera pas de mal. » Le dragon leva doucement la tête de dessous l’échelle, comme s’il eût peur de moi, et je marchais sur sa tête comme sur le premier échelon. Je montai et je vis un jardin d’un espace immense, et au milieu, un homme à cheveux blancs, habillé comme un pasteur, et de très grande taille ; il était occupé à traire le lait de ses brebis, et environné de plusieurs milliers de personnes vêtues de robes blanches. Il leva la tête, me regarda et me dit : « Vous êtes la bienvenue, ma fille. » Puis il m’appela et me donna comme une bouchée du caillé de ce lait qu’il venait de traire. Je le reçus, les mains jointes, et je le mangeai ; et tous ceux qui nous entouraient, dirent : Amen. Je me réveillai au bruit de cette parole, mangeant encore je ne sais quoi de doux. » Aussitôt je racontai cette vision à mon frère ; et nous comprîmes que je devais souffrir, et nous commençâmes à ne plus rien espérer en ce monde. »

CHAPITRE II

Sommaire. – Perpétue, attaquée par son père, le réconforte ; conduite avec les autres au tribunal, elle se confesse chrétienne ; elle est condamnée aux bêtes avec les autres ; elle prie pour son frère mort, Dinocrate ; elle comprend, dans une double vision, qu’il souffre dans le purgatoire, et qu’il en est ensuite délivré.

I. Peu de jours après, le bruit se répandit que nous allions être interrogés. Mon père survint aussitôt de la ville, dévoré par le chagrin ; il monta vers moi pour me faire tomber en me disant : « Aie pitié, ma tille, de mes cheveux blancs ; aie pitié de ton père, si je suis digne encore que tu m’appelles ton père. Si moi-même, de ces mains, je t’ai élevée jusqu’à la fleur de ton âge ; si je t’ai préférée à tous tes frères, ne me rends pas l’opprobre des hommes ! Regarde tes frères ; regarde ta mère et ta tante ; regarde ton fils qui ne pourra vivre après toi ! Quitte cette fierté de peur de nous perdre tous ; car personne de nous n’osera parler, si tu souffres quelque supplice. » Ainsi parlait mon père dans sa tendresse pour moi, me baisant les mains, se jetant à mes pieds, et m’appelant avec larmes, non plus sa fille, mais sa dame. Et moi, je pleurais sur les cheveux blancs de mon père, parce que seul de toute ma famille il ne se réjouirait pas de ma passion. Et je le réconfortai, en lui disant : « Sur l’échafaud, il arrivera ce que Dieu voudra. Car sachez bien que nous ne sommes pas en notre puissance, mais en celle de Dieu. » Et il s’éloigna de moi tout attristé.

II. Un autre jour, comme nous dînions, on vint tout à coup nous prendre pour nous interroger, et nous arrivâmes au Forum. Le bruit s’en répandit aussitôt dans les environs du Forum, et il se rassembla un peuple immense. Nous montâmes sur l’échafaud. Les autres, ayant été interrogés, confessèrent. On en vint à moi, et immédiatement apparut mon père avec mon fils, et il me tira en bas du gradin, et il me dit en suppliant : « Aie pitié de ton enfant. » Le procurateur Hilarianus, qui alors avait reçu le droit du glaive à la place du proconsul Minucius Timinianus qui était mort, me dit : « Épargne les cheveux blancs de ton père ! épargne l’enfance de ton fils ! Sacrifie pour le salut des empereurs. » Et je lui répondis :

« Je ne le fais pas. » Hilarianus : « Es-tu chrétienne ? » dit-il. Et je répondis :

« Je suis chrétienne. » Et comme mon père était toujours là pour me faire succomber, Hilarianus commanda de l’éloigner, et il fut frappé d’un coup de verge. Je souffris du mal fait à mon père, comme si moi-même j’avais été frappée, tant je compatissais à son infortunée vieillesse. Alors le juge prononça notre sentence à tous et nous condamna aux bêtes, et tout joyeux nous redescendîmes dans le cachot. Alors, comme mon enfant s’était habitué à recevoir le sein de moi et à demeurer avec moi dans le cachot, aussitôt j’envoie à mon père le diacre Pomponius pour le lui demander ; mais mon père ne voulut pas le donner. Et comme il plut ainsi à Dieu, l’enfant ne rechercha plus le sein et je n’y ressentis pas d’échauffement, afin que je ne fusse pas affectée de ma sollicitude pour mon enfant et de la douleur de mes mamelles. III. Peu de jours après, comme nous étions tous à prier, tout à coup, il m’échappa une parole au milieu de la prière, et je nommai Dinocrate ; et je fus étonnée de ce qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit jusqu’alors, et je m’affligeai en me rappelant son malheur. Et je connus aussitôt que j’étais digne et que je devais intercéder pour lui. Et je commençai à faire beaucoup de prières pour lui et à gémir devant le Seigneur. Immédiatement, cette même nuit, il me fut montré ceci dans une vision : « Je vis Dinocrate sortir d’un endroit ténébreux où il y avait beaucoup d’autres personnes avec lui. Il était haletant, et paraissait dévoré par une soif ardente. Son visage était sordide et pâle, et sa face conservait encore l’ulcère qu’il avait au moment de sa mort. C’était pour lui que j’avais prié. Entre lui et moi, il y avait un si grand espace, que nous ne pouvions pas nous approcher l’un de l’autre. Ensuite, dans l’endroit où était Dinocrate, il y avait une piscine pleine d’eau, entourée d’une margelle plus élevée que la stature de l’enfant, et Dinocrate s’élevait sur la pointe des pieds, comme s’il avait voulu boire. Je m’affligeais en voyant que cette piscine était pleine d’eau, et que cependant, à cause de la hauteur de la margelle, il ne pouvait se désaltérer. Je m’éveillai, et je connus que mon frère était dans la souffrance. Mais j’avais confiance que ma prière pourrait servir à sa peine, et je priais pour lui tous les jours, jusqu’à ce que nous passâmes à la prison militaire ; car nous devions combattre dans un munus castrense, à l’anniversaire du César Géta ; et je continuai ma prière pour lui, le jour et la nuit, gémissant et pleurant afin qu’il me fut donné.

IV. Mais le jour que nous restâmes dans les entraves, il me fut montré ceci : « Je vis cet endroit, qui m’avait paru autrefois tout ténébreux, devenu tout lumineux ; Dinocrate était là, son corps était purifié ; il était bien vêtu et rafraîchi. À la place du cancer, je ne vis plus qu’une cicatrice, et à cette piscine que j’avais vue l’autre fois, la margelle s’était abaissée jusqu’au milieu du corps de l’enfant, et l’eau en découlait sans s’arrêter. Sur le bord de la fontaine, il y avait une coupe d’or pleine de cette eau. Dinocrate s’approcha, et il se mit à boire de cette eau qui ne tarissait point. Et s’étant désaltéré, il s’éloigna de l’eau tout joyeux pour aller jouer, comme font les enfants de son âge, et je me réveillai. Alors je compris qu’il était délivré de sa peine.

CHAPITRE III

Sommaire.Perpétue est tentée de nouveau par son père ; sa troisième vision, dans laquelle elle est appelée à lutter contre l’Égyptien, après qu’on lui a montré la récompense ; elle combat, est victorieuse et reçoit le prix.

I. Ensuite, après quelques jours, le soldat Pudens, lieutenant préposé à la prison, qui commençait à avoir beaucoup d’estime pour nous, comprenant qu’il y avait en nous une grande vertu de Dieu, admettait beaucoup de frères auprès de nous, afin que nous nous rafraîchissions les uns les autres. Lorsque le jour de la fête fut proche, mon père vint me trouver, accablé de chagrin, et il commença à s’arracher la barbe, à se jeter à terre, et à se prosterner sur la face, à maudire ses années, et à dire de telles choses qu’elles étaient capables d’émouvoir toute créature. J’avais pitié pour sa malheureuse vieillesse.

« II. La veille du jour où nous devions combattre, dans une vision, je vis venir ici le diacre Pomponius à la porte de la prison, et il y frappait avec force. J’allai vers lui, et je lui ouvris. 11 était vêtu d’une tunique blanche sans ceinture, avec un grand nombre de ces ornements que l’on appelait calliculœ. Il médit : « Perpétue, nous t’attendons, viens. » Et il me prit la main, et nous commençâmes à aller par des endroits difficiles et pleins de détours. Enfin, nous parvînmes tout haletants à l’amphithéâtre ; il me conduisit au milieu de l’arène et il me dit :« N’aie pas peur, je suis ici avec toi et je participe à ta peine ; » et il s’en alla. Je regardais la foule qui était immense et tout étonnée. Sachant que j’avais été donnée aux bêtes, je m’étonnais qu’on ne les lâchât pas contre moi. Et il sortit contre moi un certain Égyptien, horrible d’aspect, qui s’avançait avec ceux qui devaient le soutenir, pour combattre contre moi. De mon côté, vinrent de beaux adolescents pour m’aider et me favoriser. Je fus dépouillée de mes vêtements, et je devins comme un lutteur mâle et vigoureux. Ceux qui devaient agir en ma faveur commencèrent à me frictionner avec de l’huile, comme on fait pour les athlètes, tandis qu’en face de moi, je vis l’Égyptien se roulant dans le sable. Il sortit un homme d’une merveilleuse grandeur, tellement qu’il surpassait le faîte de l’amphithéâtre. Il avait une tunique de pourpre sans ceinture, ornée de deux bandes brodées et de calliculœ de toutes sortes, faites d’or et d’argent. Il portait une verge comme le lanista, et un rameau vert sur lequel étaient des pommes d’or. Il demanda le silence et il dit :

« Si cet Égyptien est vainqueur de cette femme, il la tuera par le glaive ; si c’est elle qui est victorieuse, elle recevra ce rameau. » Et il s’éloigna.


Nous nous approchâmes l’un de l’autre, et nous commençâmes à lutter au pugilat, il cherchait à me prendre les pieds ; mais moi, je lui frappai la face avec les talons, car je fus élevée en l’air, et je commençai à le frapper, comme si j’eusse foulé la terre. Mais quand je vis que cela se prolongeait, je joignis les mains de manière à placer mes doigts entre mes doigts. Je lui pris la tête, et il tomba sur la face, et je foulai sa tête aux pieds. Et le peuple commença à crier, et ceux qui m’assistaient à chanter des psaumes de victoire. Alors je m’approchai du lanista, et reçus le rameau. Il me baisa et me dit : « Ma fille, que la paix soit avec toi ; » et je commençai à aller toute glorieuse vers la porte Sanavivaria. Alors je me réveillai, et je compris que j’aurais à combattre non pas tant contre les bêtes, mais surtout contre le diable. Mais je savais que ma victoire était assurée. Voilà ce que j’ai fait jusqu’à la veille de la fête. Quant à ce qui s’est passé dans la fête elle-même, si quelqu’un le veut, il l’écrira. »

CHAPITRE IV

Sommaire.Saint Satur, dans une vision qu’il eut, et sainte Perpétue,portés tous deux par les anges au milieu d’une grande lumière, y voient des martyrs ; conduits au trône de Dieu, ils y sont reçus par un baiser ; ils réconcilient l’évêque Optatus et le prêtre Aspasius.

I. Mais Satur, béni lui aussi, eut cette vision, qu’il a écrite lui-même : « Nous avions souffert, nous étions sortis de notre corps de chair, et nous commençâmes à être portés du côté de l’Orient par quatre anges, dont les mains ne nous touchaient pas. Nous allions, non pas renversés et tournés en haut, mais comme si nous eussions gravi une pente douce. Ayant été délivrés de ce monde, nous vîmes d’abord une lumière immense, et je dis : Perpétue (car elle était à mon côté), voici ce que Dieu nous promettait : nous avons reçu l’effet de sa promesse. Et pendant que nous étions portés par les quatre mêmes anges, apparut devant nous un grand espace, semblable à un verger, où il y avait des arbres chargés de roses et de toute espèce de fleurs. La hauteur de ces arbres était celle d’un cyprès, et sans cesse il en tombait des feuilles. Là, dans ce verger, il y avait quatre autres anges, plus éclatants que les premiers, qui, lorsqu’ils nous virent, nous reçurent avec honneur et dirent aux autres anges : Les voici, les voici ; avec des témoignages d’admiration. Les quatre anges qui nous portaient furent comme terrifiés, et ils nous déposèrent ; et à pied, nous traversâmes l’espace d’un stade en marchant dans une route large. Là, nous trouvâmes Jocundus, Saturninus et Artaxius, qui, ayant souffert dans la même persécution, avaient été brûlés vifs, et Quintus, qui, martyr lui aussi, était mort en prison. Nous leur demandâmes où étaient les autres. Mais les anges nous dirent : Venez d’abord, entrez et saluez le Seigneur.

II. Et nous vînmes auprès de là en un lieu dont les murailles paraissaient bâties avec de la lumière ; et devant la porte, quatre anges étaient debout, et à notre entrée, ils nous revêtirent de robes blanches. Ainsi vêtus, nous entrâmes, et nous vîmes une lumière immense, et nous entendîmes la voix de plusieurs personnes qui chantaient en chœur et sans s’arrêter : Agios, agios, agios. Nous vîmes, au milieu de cet endroit, un homme assis, ayant l’apparence d’un vieillard, avec des cheveux blancs et une figure juvénile, et nous n’apercevions pas ses pieds. À sa droite et à sa gauche étaient vingt-quatre vieillards, et derrière eux, beaucoup d’autres étaient debout. Nous entrâmes tout émerveillés, et nous restâmes debout devant le trône. Les quatre anges nous soulevèrent et nous baisâmes le vieillard, qui nous passa la main sur la face. Les autres vieillards nous dirent : Levons-nous. Nous nous levâmes, et on se donna le baiser de paix. Et les vieillards nous dirent : Allez et jouez. Et je dis : Perpétue, tu as ce que tu veux. Elle me répondit : Grâce à Dieu : j’étais joyeuse quand j’étais dans ma chair, et ici maintenant je suis joyeuse encore un peu plus.

III. Nous sortîmes et nous vîmes, devant la porte, l’évêque üptalus à droite, et le prêtre-docteur Aspasius à gauche, séparés et tristes. Ils se jetèrent à nos pieds et ils nous dirent : Mettez-nous d’accord, parce que vous êtes sortis de ce monde, et vous nous avez délaissés. Et nous leur dîmes : N’êtes-vous pas notre pape et notre évêque, et vous, n’êtes-vous pas prêtre, pour vous mettre ainsi à nos pieds ? Nous nous abaissâmes vers eux et nous les embrassâmes. Et Perpétue commença à parler en grec avec eux, et nous les conduisîmes dans le verger, sous l’arbre qui portait des roses. Pendant que nous parlions avec eux, les anges leur dirent : Laissez ceux-là : qu’ils soient dans le rafraîchissement, et si vous avez quelques discussions entre vous, arrangez-vous ensemble, et ils les repoussèrent. Et ils dirent à Oplatus : Corrige ton peuple : car lorsqu’ils se réunissent auprès de toi, ils sont comme ceux qui reviennent du cirque, et qui se disputent au sujet des diverses factions.


Il nous parut ainsi qu’ils voulaient fermer les portes. Et nous commençâmes alors à reconnaître beaucoup de nos frères et aussi des martyrs. Nous étions tous nourris par un parfum ineffable qui nous rassasiait. Alors, tout joyeux, je me réveillai. »

CHAPITRE V

Sommaire.Saint Secundulus meurt en prison. Sainte Félicité, étant enceinte, obtient jour ses prières d’accoucher au huitième mois. Courage invincible de sainte Perpétue et de saint Satur.

I. Telles sont les illustres visions de ces bienheureux martyrs Satur et Perpétue, qu’eux-mèmes ont écrites. Mais Dieu appela précipitamment Secundulus de ce siècle, pendant qu’il était encore en prison, non sans la grâce, mais en lui épargnant les bêtes ; car sinon son âme, du moins son corps a connu le glaive.

II. Mais par rapport à Félicité (par la grâce de Dieu il lui arriva ceci), comme elle était enceinte de huit mois (car elle avait été arrêtée en cet état), le jour du spectacle approchant, elle éprouvait un grand chagrin, de peur que son supplice ne fût différé à cause de sa grossesse, parce qu’il n’est pas permis d’exécuter des femmes enceintes, et de peur qu’ensuite, parmi des scélérats, elle ne répandit son sang saint et innocent. Mais ses compagnons de martyre étaient aussi gravement contristés, de peur de laisser cette bonne compagne seule dans la voie de leur même espérance. Ayant donc joint et uni leur gémissement, ils adressèrent une prière au Seigneur, trois jours avant le combat. Aussitôt après cette prière, les douleurs l’envahirent. Comme elle se plaignait dans le travail de l’enfantement, naturellement plus difficile au huitième mois, un des servants de la porte lui dit : « Si tu te plains ainsi maintenant, que feras-tu lorsque tu seras exposée aux bêtes, que tu as méprisées lorsque tu n’as pas voulu sacrifier ? » Et elle répondit : « Maintenant, c’est moi qui souffre ce que je souffre ; mais là, il y aura un autre qui souffrira pour moi, parce que moi, je souffrirai pour lui. » Ainsi, elle accoucha d’une fille, qu’une sœur éleva comme son enfant.

III. Puisque le Saint-Esprit a permis et a voulu que l’ordre de ce combat fût écrit, quoique nous soyons indignes de décrire la consommation d’une telle gloire, cependant nous accomplissons ceci comme un ordre de la très sainte Perpétue, et comme un fidéicommis de sa part, en y ajoutant une nouvelle preuve de sa constance et de sa grandeur d’âme. Comme ils étaient traités plus sévèrement par le tribun, parce que, par les avis de quelques sottes gens, celui-ci craignait qu’ils ne se tirasse de prison par des enchantements magiques, Perpétue lui répondit en face, et lui dit : « Pourquoi ne permettez-vous pas que nous soyons soulagés, nous, les condamnés du très noble César, et qui devons combattre au jour de son anniversaire ? N’est-il pas de votre honneur que nous y paraissions bien portants ? » Le tribun eut peur et rougit, et aussi il commanda de les traiter plus humainement, en sorte qu’il fût permis à ses frères et aux autres d’entrer et de se rafraîchir avec eux, le lieutenant de la prison étant déjà croyant.

IV. Mais la veille du combat, lorsqu’on leur donna le repas que l’on appelle libre,



ils en firent, autant qu’il était en eux, non pas un souper libre, mais une agape. Avec leur constance ordinaire, ils adressaient la parole au peuple, le menaçant du jugement de Dieu, attestant leur bonheur de souffrir et se raillant de la curiosité de ceux qui les entouraient. Satur leur disait : « Le jour de demain ne vous suffit donc pas pour voir à votre aise ceux que vous haïssez. Aujourd’hui amis, demain ennemis. Cependant, remarquez bien nos visages, afin de nous reconnaître au jour du jugement. » En sorte que tous se retirèrent interdits ; beaucoup d’entre eux se convertirent.


CHAPITRE VI

Sommaire.Ils sont conduits tout joyeux, surtout Perpétue et Félicité, de la prison à l’amphithéâtre ; tous refusent de prendre des vêtements profanes ; ils sont flagellés ; ils désirent les bêtes et y sont exposés. Satur reste deux fois sain et sauf ; sainte Perpétue et sainte Félicité sont jetées en l’air. Saint Satur, blessé par un léopard, exhorte son gardien ; les martyrs se donnent un mutuel baiser ; ils sont mis à mort par le glaive.

I. Il apparut le jour de leur victoire, et ils allèrent de la prison à l’amphithéâtre comme vers le ciel, joyeux, le visage rayonnant, pâles, peut-être de joie, mais non de frayeur. Perpétue venait la dernière, le visage serein, d’un pas tranquille, comme l’épouse aimée du Christ son Dieu, tenant les yeux baissés pour en dérober l’éclat. De même, Félicité se réjouissait de se bien porter de ses couches, afin de combattre les bêtes, pour se purifier de sou enfantement par un nouveau baptême dans son sang. Et lorsqu’ils furent parvenus à la porte, et qu’on voulait obliger les hommes à revêtir le costume des prêtres de Saturne, et les femmes, celui des prêtresses de Cérès, la généreuse femme résista avec constance jusqu’au bout. Car elle disait : i Nous sommes venus ici volontairement, afin de ne pas abdiquer notre liberté. Nous avons livré nos âmes pour ne rien faire de semblable. C’est un pacte que nous avons passé avec vous. » L’injustice reconnut la justice : le tribun leur accorda d’entrer simplement comme ils étaient. Perpétue chantait, foulant déjà aux pieds la tête de l’Égyptien. Revocatus, Saturninus et Satur menaçaient le peuple qui les regardait. Lorsqu’ils parvinrent auprès d’Hilarianus, avec des gestes et des mouvements de tête, ils commencèrent à lui dire : « Tu nous juges, mais Dieu te jugera. » Le peuple, exaspéré de cela, demanda qu’ils fussent frappés à coups de fouet dans les rangs des veneurs. Et ils se réjouirent vivement de ce qu’ils avaient participé en quelque chose à la passion du Seigneur.

II. Mais Celui qui a dit : « Demandez et vous recevrez, » accorda à leurs prières la mort que chacun d’eux avait désirée. Car lorsqu’ils s’entretenaient ensemble du martyre qu’ils souhaitaient, Saturninus attestait qu’il voulait être exposé à toutes les bêtes, afin de remporter une couronne plus glorieuse. Aussi, au commencement du spectacle, lui et Revocatus, ayant ressenti les atteintes du léopard, furent aussi blessés sur une estrade par un ours. Quant à Satur, il ne redoutait rien autant que l’ours, et désirait être achevé par une seule morsure du léopard. Cependant, comme on avait lâché un sanglier, le veneur qui avait amené cet animal, ayant été blessé par cette bête, mourut le lendemain du spectacle. Satur fut seulement traîné. Et comme i ! avait été exposé à l’ours sur l’estrade, celui-ci ne voulut pas sortir de sa loge. C’est pourquoi Satur, sain et sauf pour la seconde fois, fut mis de côté.

III. Mais pour les jeunes filles, le diable avait préparé une vache très féroce, excitée plus encore que de coutume, accommodant ainsi la bête à leur sexe. Ainsi donc elles furent produites, dépouillées de leurs vêtements et enveloppées dans des filets. Le peuple eut horreur de voir l’une, jeune fille délicate, et l’autre, avec les mamelles dégouttantes de lait, à cause de son récent enfantement. Ainsi, ayant été rappelées, elles furent couvertes de tuniques flottantes. Perpétue fut exposée la première : elle fut jetée en l’air et tomba sur les reins ; et lorsqu’elle vit que sa tunique était déchirée sur le côté, elle la ramena pour couvrir sa cuisse, plus soucieuse de sa pudeur que de sa douleur. Ensuite, s’étant redressée, elle fit tenir ses cheveux épars ; car il ne convenait pas qu’une martyre souffrit les cheveux épars, de peur qu’elle ne parût pleurer au milieu de sa gloire. Ainsi elle se leva, et lorsqu’elle eut vu Félicité toute froissée, elle s’approcha, lui donna la main et la souleva, et toutes deux restèrent ainsi debout. Mais la dureté du peuple ayant été vaincue, elles furent ramenées à la porte Sanavivaria. Là, Perpétue, ayant été reçue par un certain catéchumène, appelé Rusticus, qui lui était attaché, et comme se réveillant d’un sommeil, tant elle avait été ravie en esprit et en extase, elle commença à regarder autour d’elle, et à dire, au grand étonnement de tous : « Je ne sais, dit-elle, quand on nous exposera à cette vache. » Et lorsqu’elle eut entendu ce qui était arrivé, elle ne le crut pas, jusqu’à ce qu’elle eût reconnu sur son corps et sur son habillement les marques de ce qu’elle avait enduré, et aussi ce catéchumène. Alors, ayant appelé son frère et ce catéchumène, elle s’adressa à eux, en leur disant : « Soyez fermes dans la foi, et aimez-vous tous les uns les autres, et ne vous scandalisez pas de nos souffrances. »

IV. De même Satur, à une autre porte, exhortait le soldat Pudens, en lui disant : « Me voici certainement comme je l’avais promis et l’avais prédit. Je n’ai senti encore aucune bête. Et maintenant, croyez de tout votre cœur. Voici que je vais là, et je serai achevé par une seule morsure de léopard. » Et aussitôt, à la fin du spectacle, exposé au léopard, d’une seule morsure il fut couvert de tant de sang, que le peuple se mit à faire allusion à un second baptême, en disant : « Il est sauvé et lavé, il est sauvé et lavé. » Il était en effet sauvé, celui qui s’était ainsi illustré dans ce spectacle. Alors, au soldat Pudens : « Adieu, dit-il, et souviens-toi de ma foi ; que ceci ne te trouble point, mais t’encourage. » En même temps, il lui demanda l’anneau qu’il portait au doigt, le lui rendit après l’avoir trempé dans sa blessure, lui laissant un gage de son hérédité et un souvenir de son sang. De là, déjà inanimé, il fut jeté avec les autres à l’endroit où l’on avait coutume d’égorger. Et comme le peuple les demandait au milieu de l’arène, afin que, au moment où le glaive pénétrerait dans leur corps, il fût associé par les yeux à l’homicide, ils se levèrent volontiers et se transportèrent là où voulait le peuple, après s’être embrassés mutuellement à l’envi, afin de consommer le sacrifice par le solennel baiser de paix. Les autres, immobiles et en silence, reçurent le coup d’épée, surtout Satur, qui le premier avait gravi l’échelle et le premier rendit l’esprit ; car il soutenait Perpétue. Mais Perpétue, afin qu’elle goûtât quelque chose de la douleur, piquée entre les côtes, se mit à crier, et plaça elle-même sur sa gorge la main tremblante du gladiateur novice. Peut-être une si illustre femme ne pouvait être tuée autrement – car elle était redoutée par l’esprit immonde – que si elle ne l’avait voulu elle-même.

O très courageux et bienheureux martyrs ! ô vous, qui avez vraiment été appelés et choisis pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Celui qui veut le glorifier et l’honorer et l’adorer, doit lire certainement, non moins que ceux d’autrefois, ces exemples qui sont à l’édification de l’Église, afin que ces nouvelles vertus attestent que l’Esprit-Saint, qui est un et toujours le même, opère jusqu’à présent, ainsi que Dieu le Père Tout-Puissant et son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et une immense puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

II

Nous publions ici le texte des Actes des saints martyrs, dont nous avons parlé dans notre Préface et plusieurs fois encore dans notre récit, tel qu’il a été certainement mutilé et modifié par les copistes du moyen âge. Le texte que nous imprimons est tiré du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, fonds latin, n° 14650. Les mots qui sont entre parenthèses ne se retrouvent pas dans le manuscrit de Bruxelles (nos 207-8), imprimé dans les Analcctci Bollandiana. Les mots imprimés en italiques se trouvent au contraire uniquement dans ce dernier manuscrit et reproduisent ses variantes avec le manuscrit de Paris, appelé aussi par Lenain de Tillemont, et quelquefois par nous, le manuscrit de Saint-Victor.