CHANT SEPTIÈME


LES NOCES



D’une pesante nuit subitement couverts,
Les yeux du jeune chef ne s’étaient pas rouverts ;
Et, penchés sur son corps, le docteur, Madeleine,
Sollicitaient en vain son pouls et son haleine.
Le groupe des amis, autour d’eux empressé,
Sur le sol inégal soulevant le blessé,
Formait des longs manteaux une plus molle couche,
Et du vin de la gourde ils humectaient sa bouche.

Pernette, entre ses doigts glacés d’un froid nerveux,
Tenait sur ses genoux la tête aux longs cheveux,
Accroupie et le dos appuyé contre un arbre,
Pâle et sans voix, pareille à ces vierges de marbre
Que l’on voit défaillir au pied du crucifix.


Madeleine appelait : « O mon fils ! ô mon fils ! »
Et poussait vers le ciel, en paroles ailées,
Les vives oraisons à ses sanglots mêlées,
Disant tous les saints noms qui conjurent la mort,
Pour hâter le réveil de son enfant qui dort.

Cependant, d’un doigt sûr, d’un œil que rien n’effraie,
Le sagace docteur avait sondé la plaie ;
Veste ni ceinturon ne serraient plus le flanc
Et laissaient mieux jaillir et circuler le sang.
On vit du doux blessé se mouvoir la paupière,
Se rouvrir, se fermer au coup de la lumière ;
Un murmure sortit des cœurs presque joyeux.

Observant le docteur d’un regard anxieux,
Sans respirer, Pernette épiait au passage
L’arrêt qui se lira d’abord sur ce visage.
Tout à scruter le mal, l’œil du ferme vieillard,
Longtemps fixé, resta muet, comme son art ;
Puis, sans plus rien celer — l’épreuve étant complète —
Il leva son front pâle et regarda Pernette.
Elle reçut le coup, mais sans le laisser voir ;
Elle reprit sa force en quittant tout espoir,
Et de ses bras ardents, sans cris, sans plainte amère,
Embrassa Madeleine et lui dit : « O ma mère ! »

Mais le blessé déjà se soulevait un peu,
Rouvrait plus largement son œil limpide et bleu,
Et le docteur, sans croire à des chances meilleures,
Témoin de ce réveil, leur promit quelques heures.

Pierre avait tout compris dès le premier moment ;


À sa mère, à Pernette, il sourit doucement ;
Et, sentant qu’il touchait aux dernières épreuves,
Du cœur et du regard il bénit les deux veuves.

La parole revint ; les noms de son amour
Sur ses lèvres erraient, murmurés tour à tour ;
Puis, de ses faibles mains enlaçant les deux femmes,
À jamais dans leur deuil il souda ces deux âmes,
Et, par un testament impossible à briser,
Les légua l’une à l’autre en ce double baiser.
Quand l’amant, quand le fils eut à tout ce qu’il aime
Versé le miel amer de cet adieu suprême,
Le guerrier se souvint, reprenant tout son cœur,
Des hasards du combat dont il mourait vainqueur.
Il exhorta les siens, honneur de la contrée,
À défendre nos bois, citadelle sacrée,
À rester jusqu’au bout libres sur ces hauts lieux,
Où se dressent encor les tombes des aïeux.
L’esprit toujours vivant forçait le corps à vivre ;
D’une plus ferme voix on l’entendit poursuivre.
Du chef prêt à partir la sagesse en éveil
Munissait ses soldats d’un prévoyant conseil.
Familier des forêts, sachant les avenues,
Les sinueux abris des gorges inconnues,
Il disait par quel art, de mille engins de mort
Un franc-chasseur des bois peut hérisser l’abord,
Et des créneaux roulant du rocher qui surplombe
Faire aux envahisseurs une infaillible tombe.

Or la mère savait qu’au delà du trépas
On peut s’aimer encore et que tout ne meurt pas ;
Elle avait songé vite au médecin suprême


Par qui naît le salut de la mort elle-même.
Un rapide envoyé, déjà sur la hauteur,
Revenait annonçant le vénéré pasteur.
Par les plus courts sentiers se hâtait le bon prêtre ;
Dans les genêts, là-bas, on le voyait paraître ;
Et bientôt, près du lit, aux pieds du cher mourant,
Le vieillard fut debout, armé du Dieu vivant.

Un long cri de douleur accueillit sa venue,
Et la foule éclata, jusqu’ici contenue.
Tous les pieux amours au désespoir mêlés
Firent explosion dans ces cœurs désolés.
Et le vieillard aussi, le prêtre sous les armes,
Elevant le ciboire, était baigné de larmes ;
Et les mots qu’il tentait pour prier et bénir,
Couverts du bruit des pleurs, il ne put les finir.

L’apôtre commença l’œuvre de pénitence,
Du geste et du regard écarta l’assistance,
Et, comprimant son cœur qui saigne et qui se fend,
Il vint s’agenouiller près de son pauvre enfant,
Le baisa doucement sur la funèbre couche,
Et puis il approcha l’oreille de sa bouche.
Le faible cœur de l’homme, alors, resta dompté,
Et le prêtre attentif reprit sa majesté ;
Et, sans cacher l’ami tout à fait sous le juge,
Il ouvrit au pécheur son intime refuge.

Le soldat commença, dans un plein abandon,
Cet aveu du chrétien qui force le pardon ;
Aveu facile à Pierre et doux à son vieux maître,
Fait pour mettre la joie au chaste cœur du prêtre,

 
Aveu d’un noble cœur préservé de tout mal
Et qui n’a pas trahi le serment baptismal,
Qui paya son tribut à l’humaine nature,
Sans faire aux grands devoirs même une ombre d’injure :
Et qui n’offre au Seigneur à pardonner en lui
Que l’héroïque orgueil dont il meurt aujourd’hui.

Dès que l’apôtre eut dit la formule adorable
Qui délie à jamais le bienheureux coupable,
Et qui le rend, au prix d’un sincère remord,
Assez pur pour le ciel et joyeux de la mort,
Il se leva tranquille et sûr de la victoire ;
D’une pieuse main prit l’auguste ciboire,
Et, de l’autre, il tira du vase de vermeil
Le pain des forts brillant aux rayons du soleil.

Tout le peuple, à genoux tombé sur la bruyère,
Formait autour du prêtre un cercle de prière ;
Tous les fronts prosternés, tremblants, silencieux,
S’abaissaient ; tous les cœurs se dressaient vers les deux.
Tout s’inclinait aussi dans l’immense nature :
Les feuilles des forêts n’osaient plus un murmure ;
Les vents évanouis n’effleuraient pas le sol ;
Les oiseaux arrêtaient leur musique et leur vol ;
Les seuls parfums, montant d’un essor invisible,
Remplissaient l’air au loin de leur hymne paisible ;
Tout l’univers enfin, du bois sombre au ciel bleu,
Semblait se recueillir dans l’amour de son Dieu.

Or, tenant de ses doigts l’éblouissante hostie,
Oubliant tout autour la foule anéantie,
En ces mots, le pasteur, tourné vers les sommets,

 
Exhorta ce mourant qui va vivre à jamais :

« Bénis, ô mon enfant, ce Dieu qui, tout à l’heure,
Doit t’ouvrir de son sein l’éternelle demeure,
Qui t’exempte ici-bas d’un combat incertain,
Te payant ta journée au milieu du matin :
Qui te prend jeune et pur et sans laisser au monde
Le temps de te flétrir de son haleine immonde.
Peut-être qu’à midi, sous l’ardeur du péché,
Ton cœur tari d’amour se serait desséché ;
Que la vie aurait fait dans la foule grossière,
De tes plus fraîches fleurs une infecte poussière ;
Peut-être que l’orgueil et le doute moqueur
Auraient chassé ce Dieu qui se plaît dans ton cœur.
Tu pars aimé de lui, chaste et pieux encore ;
Les favoris du ciel meurent en pleine aurore.
Le maître épargne ainsi des périls superflus
À ceux qu’il a marqués pour être ses élus.
Réjouis-toi, mon fils, en son nom je t’appelle
À ceindre au milieu d’eux la couronne immortelle !
Tu peux t’offrir au juge et partir sans effroi ;
L’ombre même du mal n’existe plus en toi.
Ton sang et ta jeunesse, offerts en sacrifice,
Ont attendri pour toi sa clémente justice.
Fais donc avec amour dans ses divines mains
Le joyeux abandon de tes bonheurs humains ;
Fais sortir un encens du feu de tes souffrances ;
Brûle au fond de ton cœur tes jeunes espérances ;
Et, sans disputer rien à ce Dieu que tu crois,
Donne-toi tout entier, comme lui sur la croix !
Il sait, ce Dieu fait chair, que le passage est rude
Qui conduit par la mort à la béatitude ;

Et le voilà qui vient, pour franchir ce moment,
À ton âme, à ton corps s’unir étroitement,
Afin que tu sois forte, il vient, âme chrétienne.
Mêler divinement sa substance à la tienne ;
Pour qu’ici même, avant que le ciel ne t’ait lui,
Ce Dieu bon vive en toi, lorsque tu meurs en lui :
Reçois ce pain sacré fait pour l’homme et pour l’ange,
De l’âme et de la chair ineffable mélange,
Où ton Dieu descendu, quand ma main l’a béni,
Pour se donner à toi fait tenir l’infini.
Reçois de ton pardon cet infaillible gage.
Reçois cet aliment du suprême voyage.
Va, dans le sein du père, au foyer de l’amour,
Prépare à tous les tiens leur place et leur retour…
Et souviens-toi là-haut, jusqu’à ma dernière heure,
Du prêtre qui t’absout, de l’ami qui te pleure. »

Soulevé de sa couche, au moment solennel,
Pierre, assis, reposait sur le sein maternel.
Madeleine à genoux, la femme forte et tendre,
Soutenait dans ses bras celui que Dieu va prendre.
Le feu de sa prière avait séché ses pleurs ;
Sa foi brûlait plus vive encor que ses douleurs.
Les splendeurs de l’extase illuminaient sa face,
Comme si du mourant elle obtenait la place ;
Et son âme, en un vol suprême et triomphant,
Croyait monter au ciel avec le doux enfant,

Mais lui, sans plus rien voir que les espèces saintes,
Ardemment vers son Dieu se penchait les mains jointes.

Le peuple est prosterné ; les pleurs coulent des yeux ;

 
La prière s’épanche à flots silencieux ;
Le pain fait chair descend sur les lèvres de l’homme,
Et de l’âme à son Dieu l’union se consomme.

Les rustiques soldats, dans leur double ferveur
De regrets pour l’ami, de foi pour le Sauveur,
Immobiles, courbés, le front contre leurs armes,
Serraient les noirs fusils mouillés de grosses larmes.
Les femmes pour prier fortement, les yeux clos,
La tête dans leurs mains étouffaient leurs sanglots.

Longuement, s’éleva vers le Dieu qui s’immole
Cette intense oraison, sans regards, sans parole ;
Et quand les yeux rouverts allèrent en pleurant
Chercher encor les traits du bien aimé mourant,
Sous ses longs cheveux blonds sa face humble et penchée
Dans son extase encor restait demi-cachée ;
Tant d’une forte étreinte, au seuil de ce bas lieu,
Son esprit s’enlaçait à l’esprit de son Dieu !

Vers ses amis enfin son beau front se relève.
Ce fut, à le revoir, comme au sortir d’un rêve :
De vivantes couleurs il s’était éclairé ;
La vigueur de sa foi l’avait transfiguré.
Le céleste aliment, fait pour son âme pure,
Semblait nourrir son corps et guérir sa blessure ;
L’accent de ses yeux clairs et de sa franche voix
Eclatait aussi ferme, aussi frais qu’autrefois ;
Autour de lui l’espoir rentrait au fond des âmes,
Et souriait déjà sous les pleurs des deux femmes.

Seul, le sage docteur ne se déridait pas ;

Des signes trop certains présageaient le trépas.
L’ami repousse en vain l’augure qui l’accable,
La science a porté son arrêt implacable.
Dans l’aspect du vieillard, sur son front pâlissant,
On lit le morne aveu de son art impuissant :
Muet, les bras croisés comme un guerrier sans armes,
Dans ses yeux paternels tremblaient deux grosses larmes.

Mais Pierre, ayant levé les mains vers le pasteur,
Maître de ses esprits, lui dit avec lenteur :

« Me voilà citoyen du royaume céleste :
Je suis libre ici-bas pour le temps qui me reste :
L’homme par qui je meurs ne peut plus rien sur moi,
O mon père, et j’échappe à toute injuste loi.
Rien ne m’interdit plus, dans ce moment suprême,
D’obéir à mon cœur et d’être à ce que j’aime,
Et de donner mon nom, ma main, mon dernier vœu,
À celle que je vais attendre au sein de Dieu.
Mon père, unissez-nous ! prononcez sur nos têtes
Le mot qui nous convie à d’éternelles fêtes.
Chargez nos fronts bénis de ces puissants liens
Qui jusque dans le ciel suivent deux cœurs chrétiens,
Et qu’une fois serrés sur la terre où nous sommes,
Nul pouvoir ne rompra, pas plus Dieu que les hommes,
Vous qui savez mon cœur, qui l’avez éprouvé,
Cher pasteur ! donnez-lui ce qu’il a tant rêvé :
Ce titre où je voyais, dans mes jours les plus sombres,
La cause de ma vie et mon bonheur sans ombres,
La main de cette enfant, mon unique douceur,
Le droit d’être son frère et de l’avoir pour sœur,
De ne faire à nous deux, par un chaste mélange,

 
Qu’un seul cœur ici-bas et là-haut qu’un seul ange.
Accordez-moi ce prix, mon espoir, ma vertu…
Le voulez-vous, mon Dieu ?… Pernette, le veux-tu ? »

Un sanglot éclatant répondit pour Pernette.
À genoux, près du lit, elle tomba, muette ;
Saisit la pâle main que tendait le mourant,
De sa lèvre à son sein la baisant, la serrant,
La baigna de ses pleurs, et, du geste et de l’âme,
À Pierre, mille fois, fit l’aveu qu’il réclame,
Disant par tout son être un oui silencieux
Etouffé dans sa voix, mais inscrit dans les cieux.

Quand des premiers sanglots l’angoisse étant passée,
La vierge eut recueilli sa voix et sa pensée,
Le prêtre autour de lui, comme il était besoin,
Appela les parents, prit le peuple à témoin ;
Et sous les hauts piliers de ce vert sanctuaire,
Commença devant Dieu la noce mortuaire.

Les hauteurs s’éclairaient aux approches du soir ;
Sur la couche de fleurs prête à le recevoir,
Le soleil amoureux s’apprêtait à descendre.
La neige ouvrait au loin son rideau rose tendre.
À l’Orient, jamais si profond et si pur
L’infini grand ouvert n’avait lui dans l’azur ;
Jamais ciel, par delà notre ombre où tout se noie,
Ne promit plus d’espace à l’éternelle joie ;
Jamais, dépassant mieux notre horizon humain,
Tant d’espoir ne berça si douloureux hymen.
Comme pour se mêler par des douceurs amères
A cet amour sevré des transports éphémères,

 
La terre, à larges flots, exhalait autour d’eux
L’âpre encens du genièvre et des pins résineux,
Et mille odeurs des buis et des fleurs d’humble taille
Sous les pieds des soldats broyés dans la bataille,
Et qui, pareils au cœur tendres et gémissants,
Plus ils sont écrasés, plus ils donnent d’encens.
L’air, vaguement chargé de soufre et de salpêtre,
Fumait encore autour des longs taillis de hêtre,
Attestant, sous le ciel paisible et radieux,
Les noirs combats de l’homme à travers ce beau lieu.

Autour des fiancés le groupe se resserre ;
Les. fronts plus tristement se baissent vers la terre.
Mais, sur le vœu qu’émet le chaste bien-aimé,
On observe pour lui le rite accoutumé.
Le poêle nuptial, formé de branches vertes,
Tient d’un pudique abri les deux têtes couvertes ;
Le prêtre unit les mains des pâles amoureux ;
Le verset solennel est récité sur eux,
Et l’époux à l’épouse, en se penchant vers elle,
A du mystique anneau mis la chaîne éternelle.

Puis le guide sacré, comme en face du port,
Exhorta cet amour plus puissant que la mort :

« Renoncez vaillamment au songe de la vie,
Du véritable hymen la mort sera suivie :
Enivrés l’un de l’autre en un monde plus beau,
Vous l’irez consommer au delà du tombeau ;
Vous n’en tarirez pas les douceurs infinies ;
Dans leur vol immortel vos âmes sont unies ;
Et, rentrés à jamais dans le pays natal,

Vous trouverez en Dieu votre lit nuptial. »

Un silence profond suivit ces mots du prêtre ;
Les pleurs même cessaient, hélas ! prêts à renaître !
Les amants, les époux, dans leur rêve exaucés,
À la face du ciel se tenaient embrassés,
Et, de leur chaste oubli respectant le mystère,
Les yeux se détournaient du couple solitaire.
Eux, sans rien voir, perdus et seuls dans l’univers,
S’étreignaient, s’appelaient de mille noms divers.
Comme deux pâles fleurs que nul soleil n’essuie
Se collent feuille à feuille à travers une pluie,
Leurs visages, leurs mains, leurs lèvres sans couleurs
Se joignirent longtemps, cimentés par les pleurs.
Leurs larmes, en tombant, qui se confondaient toutes,
Sur leurs cheveux mêlés roulaient en mêmes gouttes.

Tels furent, ici-bas, sans autre lendemain,
Le salut et l’adieu de ce funèbre hymen.

Les amis, cependant, comptaient chaque minute,
Croyant venu l’instant de la dernière lutte.
La mère avait saisi la main de son enfant ;
Les soupirs du jeune homme allaient en s’étouffant,
Et, dans ses yeux, semblait s’éteindre avec la fièvre
Le regard… La parole hésitait sur la lèvre.
Cet assaut de la mort sur le vaillant blessé
Par son sang vigoureux fut encor repoussé ;
Il mit son autre main dans la main de sa veuve,
Et dit à haute voix, sans fléchir sous l’épreuve :

« Sois béni, Dieu, vers qui je m’en vais sans effort,

Et de ma douce vie et de ma douce mort !
Je meurs en plein amour, en plein bonheur de vivre,
Exempt de mille maux dont la mort me délivre ;
Heureux par-dessus tout de finir en chrétien…
J’ai tout aimé… mon Dieu, je ne regrette rien !
Je sais qu’après un temps qui passera bien vite,
On retrouve à jamais en toi ceux que l’on quitte.
L’adieu que je leur fais est proche du revoir ;
Il a ton nom pour gage et ton sein pour espoir.
Rends-nous donc assez purs pour devenir tes hôtes ;
Dans le sang de ton fils daigne laver mes fautes ;
Je t’offre ici, mon Dieu, pèse dans ta bonté
Ces douleurs de mon corps contre moi révolté,
Tout ce qui dans mon âme, à sa chair asservie,
Subsiste, malgré moi, d’attaches à la vie.
Reçois cette rançon ; et, pour t’apaiser mieux,
Compte-moi les douleurs, les vertus des aïeux,
Leur trésor amassé de combats, de prière…
Et ces larmes surtout que je coûte à ma mère !
Qu’après vous, ô mon Dieu, daigne me pardonner
Ce grand cœur maternel que je fais tant saigner !
Me pardonnent aussi les amitiés blessées
Et les saintes vertus que j’aurais offensées,
Et ceux que je combats jusque dans mon trépas.
Je meurs sans les haïr, mais je ne fléchis pas ;
Et je dirai, fidèle à ma cause, à moi-même :
Sur cet homme, pardon ! sur son œuvre, anathème !
Chrétien, je me repens, humble devant la mort ;
Citoyen, je meurs fier, sans l’ombre d’un remord.
J’ai bien fait de braver César et sa fortune,
D’écarter de mon front la bassesse commune,
De refuser mon bras à cet esprit d’orgueil

Qui tient le monde encor dans le sang et le deuil ;
De ne pas déserter la terre maternelle,
D’y. veiller sur les miens, dernière sentinelle ;
Au lieu d’aller servir à ces indignes coups
Qui devaient susciter vingt peuples contre nous.
J’ai bien fait de rester et de jouer ma tête,
Soldat de la défense et non de la conquête,
Pour que l’envahisseur trouvât sur son chemin
Quelques hommes encor debout, la hache en main,
Libres, barrant le seuil du logis des ancêtres
Et montrant ce qu’on peut quand on n’a plus de maîtres.
Au moins, je ne meurs pas loin de mon cher pays,
Sous des murs étrangers follement envahis ;
Je meurs où j’ai vécu, sur ma terre sacrée,
Sur les fières hauteurs dont je gardais l’entrée.
Nos vieux chênes, prenant mon sang pur à témoin,
Diront à l’ennemi : tu n’iras pas plus loin !
Ici, tous mes trésors comblent ma dernière heure ;
J’ai là tout ce que j’aime et tout ce qui me pleure ;
Je serre en expirant les deux parts de mon cœur,
Ma mère d’une main, et de l’autre… ma sœur !
Et j’ai reçu mon Dieu, présenté par le prêtre
De qui j’ai, tout enfant, appris à le connaître.
J’entends, je puis bénir ces amis attristés,
Comme ils ont combattu priant à mes côtés.
Et toi, sous qui des bois je fis l’apprentissage,
Mon bienfaisant docteur, je vois ton cher visage.
Nos arbres favoris couvrent mon lit de mort ;
Je les entends gémir, malgré le vent qui dort.
Je sens la fraîche odeur de nos plantes obscures,
Les mêmes dont tu viens de panser mes blessures.
J’ai là cet horizon tant de fois contemplé,

Tout le pays natal à mes yeux déroulé :
Là-bas, la plaine immense où j’ai fait tant de lieues,
Nos étangs argentés et nos collines bleues,
Et ces clochers lointains qui m’ont vu presque tous
Devant leurs saints patrons m’arrêter a genoux ;
Tout ce monde à la fois si grand et si paisible,
Par où je m’élevais vers un monde invisible.
O doux pays, meilleur que tu n’es renommé,
Tu perds un de tes fils qui t’ont le plus aimé ;
Adieu ! reste béni dans les fruits que tu portes,
Moissons de pur froment, d’âmes douces et fortes !
Adieu !… »

Sa voix faiblit, une larme roula

Sur sa pâle paupière et sa bouche trembla :
Il reprit :

« Au revoir, là-haut, chez notre père…

Ne pleurez pas, priez… je crois, j’aime, j’espère…
Je meurs en plein soleil, doucement, au milieu
De mes plus chers amours !… Mère !… Pernette ! Adieu. »

Le silence, un frisson sur sa face ternie,
Une froide sueur, annonçaient l’agonie ;
Et le pasteur comprit, à des râlements sourds,
Que cette âme attendait les suprêmes secours.
Les chrétiens, prosternés et comprimant leurs larmes,
Pour aider au mourant prirent leurs saintes armes ;
La mère étroitement s’empara de son fils,
Dans ses mains, sur son cœur colla le crucifix ;
Et la pieuse foule à ce combat présente
Commença l’oraison de l’âme agonisante.

 
On entendit encor, dans un soupir glacé,
Le doux nom de Jésus faiblement prononcé.
L’esprit, déjà, touchait au ciel par sa foi vive ;
Mais la lutte éclatait dans la chair convulsive.

Alors l’homme de Dieu, le paisible et le fort,
Sentit qu’il était temps de terrasser la mort ;
Ayant reçu le droit de lui parler en maître.
Sur sa face éclatait la majesté du prêtre ;
Et regardant cet homme, un éclair dans les yeux,
Il lui montra l’azur d’un geste impérieux
Et d’une ferme voix :

« Partez, âme chrétienne,

Lui dit-il : qu’ici-bas plus rien ne vous retienne,
De cette chair de mort soyez libre à l’instant !
Elancez-vous ! montez ! votre Dieu vous attend. »

Le soir encor, du haut des cimes empourprées,
De sa rougeur suprême éclairait nos contrées,
Plus qu’à demi caché par les monts, le soleil
S’abaissa tout à coup sous son rideau vermeil,
Et l’ombre, à larges pas, des forêts aux villages,
Glissa rapidement d’étages en étages.

Tour à tour s’éteignaient, en de noirs horizons,
Les clochers flamboyants et les blanches maisons.
Bientôt, submergeant tout de l’une à l’autre chaîne,
La pâleur de la nuit noya l’immense plaine.

Rasant l’herbe et les fleurs, un vent léger et frais,
Comme exhalé du sol, souffla vers les forêts ;

 
Dans les vignes épars, mais à leur nid fidèles,
Les oiseaux vers les bois rentraient à tire-d’ailes ;
Et l’âme, vers le ciel prêt à la recevoir,
Partit dans un soupir sur les brises du soir.

Au bord de la forêt à l’orient ouverte,
De mille fleurs sans nom sa tombe fut couverte :
Le sol teint de son sang se montra généreux.

C’est ainsi qu’il mourut… heureux, trois fois heureux.