Pernette/L’Invasion







CHANT CINQUIÈME


L’INVASION



Salut aux fiers sapins, hôtes des lieux rebelles,
Des incultes hauteurs superbes sentinelles,
Seuls vivants, seuls debout sur ces rochers hardis,
Derniers jardins du rêve au labour interdits !
Salut ! rocs abrités des tempêtes civiles,
Où n’atteint pas le flot des multitudes viles,
Où dorment les proscrits des peuples et des rois,
Et d’où la liberté s’élança tant de fois !

Là, rangés en conseil, comme leurs aïeux celtes,
Autour des troncs sacrés, non moins forts, non moins sveltes,
Nos conscrits entouraient, dans l’ombre et sous le vent,
Leur vieux docteur pareil au druide savant.
De son grand cœur, troublé de sentiments contraires,

Ses paroles sortaient moins vives et moins claires :
Il annonçait des jours prévus et souhaités,
Mais le rire avait fui de ses yeux attristés.

« Mes enfants, disait-il, vos mères sont en joie :
Du sanglant recruteur vous n’êtes plus la proie :
Vous n’irez pas mourir, loin du pays natal,
Écrasés sous le char de cet homme fatal.
Ses sauvages décrets tombent avec lui-même ;
Vos fronts ne portent plus son cruel anathème ;
Rentrez dans vos maisons, vous n’êtes plus proscrits ;
Rendez votre labeur à nos champs appauvris.
Quittez ces fusils vains ! reprenez vos charrues.
Dieu ramène chez nous des fêtes disparues.
Nos hameaux vont revoir leurs enfants dispersés,
Et l’autel tout joyeux attend les fiancés.
Des paroles de paix volent de bouche en bouche.
Des soldats sont venus, qui n’ont rien de farouche ;
Étrangers et vainqueurs, ils s’offrent pour amis ;
Opprimés comme vous, comme vous insoumis,
Délivrés comme vous de l’oppresseur du monde,
Leur victoire est la vôtre ; elle sera féconde.
Donc, sous nos toits exempts de honte et de dangers
Supportons sans orgueil ces hôtes passagers. »
Il dit ; puis il ajoute, ému dans son langage,
Maints détails, maints conseils dictés par un cœur sage,
Sur les signes du temps, sur ces fils de nos rois
Oui nous rendaient la paix et de plus douces lois ;
Sur l’avenir que nul n’entrevoyait naguères
Et qui s’ouvrait au monde après ces lourdes guerres.

Pierre, ayant écouté, restait silencieux.


Dans l’immobile aspect de son corps, de ses yeux,
Son esprit tourmenté qui creuse et se consulte
Trahissait les efforts d’un grand travail occulte,
Et le ferme vouloir d’accomplir, malgré tout,
Son dessein, quel qu’il fût, et d’aller jusqu’au bout.

C’était, pour lui, l’instant où s’ouvrent les deux voies,
L’une d’âpres combats, l’autre de molles joies ;
Nul devoir absolu n’ordonnait de choisir
La route ardue au lieu du facile plaisir.
Libre, enfin, il pouvait tenir la foi promise :
Pernette l’attendait, souriante, à l’église.
Sans doute, à de moins fiers, à de moins généreux,
L’honneur lui-même aurait conseillé d’être heureux.

Mais il est de ces cœurs naïfs et magnanimes
Portés à leur insu vers les fautes sublimes :
Au prix de maints dangers, quand, proscrit, pauvre, errant,
Pierre avait refusé ses bras au conquérant,
De nos soldats nombreux forçant la lassitude
Cet homme répandait au loin la servitude ;
Ses drapeaux triomphaient ; les enfants du pays
Étaient envahisseurs et non pas envahis.
Voilà que le torrent, refoulé dans sa course,
Porte chez nous la guerre et remonte à sa source ;
Et Paris étonné voit, sans croire à ses yeux,
Le Scythe impur campé sur le sol des aïeux.

Pour nous tous, ô Français, souvenir plein de rage,
La terre maternelle a subi cet outrage !
C’est le crime d’un homme, il n’en subsiste rien ;
Mais la haine en doit vivre au cœur du citoyen.


Que d’affronts au foyer sous l’ardoise ou le chaume.
Après ce grand affront fait à tout le royaume !
Faudra-t-il donc subir, muet, pâle et tremblant,
Les caprices hautains du Barbare insolent ?

Mais Pierre avait au cœur, exaltés dès l’enfance,
Tous les nobles orgueils qu’un tel servage offense ;
avait respiré deux âmes à la fois,
Les leçons du vieux prêtre et la fierté des bois.
Chez lui, l’amour du sol et du clocher rustique
S’ornait des souvenirs de l’héroïsme antique.
Il avait lu, transcrit de ses robustes mains
Vos sublimes conseils, précepteurs des humains !
Ces grands vers qui, trouvant quelques âmes dociles,
Nous poussent du côté des vertus difficiles.

Un rapide combat se livra dans son cœur ;
Il en sortit navré, mais il était vainqueur ;
Et d’un accent profond :


« Certes, je hais cet homme

Comme je hais le mal, de quel nom qu’il se nomme ;
Et, de mes faibles mains, je voudrais ardemment
Être pour quelque chose en son écroulement !
Aussi, c’est pour moi-même une injure soufferte
De voir d’autres que nous triompher de sa perte,
D’avoir des alliés dans l’œuvre d’aujourd’hui…
Sa chute est une affaire entre la France et lui !
Lui l’insolent orgueil, nous la fierté rebelle,
Nous devons seul à seul vider notre querelle,
Arrière l’étranger, ce vainqueur de hasard !
De ma juste vengeance il me prend une part.


Cet homme doit tomber ! mais soyons-en la cause !
Du sort de mon pays que mon peuple dispose.
Nous seuls du Corse impur sommes les vrais vainqueurs ;
Son joug était brisé déjà dans tous les cœurs,
Il régnerait encor, malgré vous, invincible,
Si nous l’avions voulu de ce vouloir terrible
Dont l’Europe a subi l’indomptable vertu,
Quand pour la liberté la France a combattu !
La guerre a fait ce trône, elle peut le défaire ;
Il n’a pas dans le sol sa force héréditaire ;
Qu’il en soit rejeté par le peuple en courroux,
Mais que nul étranger ne commande chez nous !
Cette terre est à nous, faite par nos ancêtres ;
Nous y devons, comme eux, vivre et mourir en maîtres ;
Nous seuls avons le droit d’en barrer le chemin,
D’y marcher librement, les armes à la main ;
Nous n’y devons souffrir, debout à cette place,
De chefs et de soldats que ceux de notre race ;
Et nul dans nos maisons ne doit trouver accueil
Sans déposer, d’abord, son glaive sur le seuil.
Savons-nous quel dessein, de leurs cités lointaines,
Pousse vers nos hameaux ce flot de capitaines ?
Ce n’est pas notre honneur qu’ils y viennent venger ;
S’ils se disent amis, leur dire est mensonger.
Moi, je n’accepte pas cette alliance altière ;
Je leur tendrai la main, mais hors de ma frontière,
Quand ma terre écartant des voisins mal venus
Ne verra plus flotter ces drapeaux inconnus.
Tant qu’ils osent camper sur le champ de mes pères,
Je maudis, je combats ces hordes étrangères !
Souffrirez-vous, amis, des hôtes oppresseurs
Dormant sous votre toit et servis par vos sœurs ?


Moi, plutôt que de voir, au foyer qui s’indigne,
Pernette leur verser le vin de notre vigne,
Et ces chefs lui sourire, et ma mère, humblement,
Pétrir pour leur festin le beurre et le froment,
J’irais seul assaillir l’odieuse cohorte,
Du logis profané je briserais la porte,
Et, la torche à la main, de ces maîtres impurs
Par le fer et le feu j’affranchirais nos murs.
Si vous sentez au cœur quelque chose qui vibre,
Une haine, un amour, le besoin d’être libre,
Si nous voulons prouver qu’à l’abri de nos bois,
Lorsque nous avons fui, bravant d’injustes lois,
Fiers entre tous, bien loin que le cœur nous défaille,
Nous avons craint d’exil et non pas la bataille,
Rentrons dans nos hameaux, les armes à la main ;
Envers et contre tous frayons-nous un chemin,
Et chassons l’étranger qui prétend faire grâce
En nous laissant chez nous reprendre notre place. »

Maints avis commençaient de jaillir à la fois ;
D’un geste le vieillard contint ces jeunes voix ;
Il dit :

« Sachons mêler clairvoyance et courage,

Et regardons, amis, plus loin que le village.
C’est là-bas que se forme, en de noirs horizons,
L’essaim d’envahisseurs qui remplit nos maisons :
Avant notre humble bourg ils ont soumis la ville.
Qu’on écrase un frelon, il en reviendra mille,
Ardents à nous punir de ce coup généreux
Que la grande cité n’osa tenter contre eux. »
Alors le jeune chef :

« Eh bien, qu’on nous imite !

L’insolent visiteur disparaîtra bien vite.
Qu’on s’indigne avec nous de cet affront commun,
Et tous seront sauvés par l’effort de chacun.
Que le moindre clocher sonne le glas d’alarmes ;
Que chacun sous son toit se dresse avec ses armes ;
Que tout hameau lointain vierge de l’étranger
Coure au-devant du flot qui nous veut submerger ;
Que dans un mur vivant bloc à bloc on se serre ;
Qu’un grand orage humain se soulève de terre,
Et, comme nos aïeux l’ont su faire autrefois,
Qu’il pousse devant lui les rochers et les bois !
Que tout homme jaloux d’une sœur, d’une femme,
Ayant à lui son champ et sa fierté dans l’âme,
Que tout chef d’une race et tout enfant pieux
Qui sait sous quel gazon reposent ses aïeux,
Jurant de recouvrer cette place usurpée,
Frappe un coup de sa faux, s’il manque d’une épée !
Et, certes, nous verrons ces torrents d’ennemis
Des villes et des bourgs promptement revomis,
Et nous redeviendrons, d’insultés que nous sommes,
Libres, maîtres chez nous, comme il sied à des hommes.

Les yeux du vieil ami brillèrent un moment ;
Puis, secouant la tête, il reprit tristement :

« Quels vengeurs reste-t-il aux campagnes désertes ?
La terre sera longue à réparer ses pertes.
Est-ce avec des vieillards, des femmes, des enfants,
Que vous repousserez ces soldats triomphants ?
La guerre a dévoré toute notre jeunesse.
D’où crois-tu qu’un essaim de vaillants nous renaisse ?


Épuisant notre sève en ses longues fureurs,
Le Corse nous a pris nos derniers laboureurs.
Quels bras armerez-vous du fer de nos charrues,
Contre ces légions incessamment accrues ?
Quand tu soulèverais, des fermes aux châteaux,
Tout ce qui peut brandir la massue ou la faux ;
Quand les rochers, contre eux, jailliraient de la terre,
Opposant vainement ta fronde à leur tonnerre,
Tu n’entamerais pas l’airain de leurs canons…
Vous seriez brisés tous, sans que l’on sût vos noms. »

Le jeune homme éclata, s’écriant : « Que m’importe
Si, ma cause étant juste, une autre est la plus forte !
Je vais mon droit chemin, je ne veux rien prévoir.
Mon âme, en moi, me dit que je fais mon devoir.
Qui sait ? un coup frappé par une main hardie
Peut des plus vils cailloux tirer un incendie.
Peut-être un feu sacré, dans le sol endormi,
Doit, en s’y réveillant, dévorer l’ennemi !
Si j’ai su l’allumer, qu’importe que j’en meure !
Un affront a souillé ma race et ma demeure ;
Tout mon cœur a frémi de voir sur notre seuil
Un hideux étranger debout dans son orgueil.
Je ne souffrirai pas, moi vivant, que l’on dise
Que j’ai laissé servir ma mère et ma promise,
Qu’un maître ou qu’un rival m’a causé de l’effroi,
Et qu’un soldat stupide a commandé chez moi.
Aux armes ! que l’issue en soit heureuse ou triste,
Mon cœur parle trop haut pour que je lui résiste,
Il m’ordonne d’agir et d’aller où je vais…
Sentez-vous comme moi, faites comme je fais ! »

Les cœurs avaient reçu l’étincelle guerrière
Et ce cri s’éleva :

« Nous ferons comme Pierre !

Nous vivrons, nous mourrons sous son commandement. »

Et tous les bras levés confirmaient ce serment.

Et le vieillard se tut, sachant qu’il est des heures
Où le cœur en remontre aux têtes les meilleures ;
Et, gardant ses conseils pour une autre saison,
Au cri venu de l’âme il soumit sa raison.

Il connaît bien d’ailleurs, l’ayant formé lui-même,
L’indomptable vouloir du jeune chef qu’il aime.
Puis il goûte en secret le dessein qu’il combat ;
Des mêmes passions il sent son cœur qui bat.
Car, sous les jougs divers que la foule tolère,
Lui, toujours, a frémi de honte et de colère ;
Et, le despote à bas, il s’agit de venger
L’affront qu’imprime au sol la main de l’étranger.

Or, sans autre discours — la parole étant vaine
Quand l’âme est résolue et l’action prochaine, —
Mais, longs à s’embrasser, à se serrer la main,
Pierre et le bon docteur se dirent : « À demain ! »

Guettant l’heure propice au grand coup qui s’apprête,
Le jeune chef veillait dans la forêt discrète.

L’ardent vieillard, béni du peuple des hameaux,
Reprit sa course active à soulager les maux ;
Semant sous chaque toit ses paroles habiles,


Il disposait les cœurs à des œuvres viriles.

Le foyer des amis l’attendit tout le soir,
Et son retour, hélas ! y trompa leur espoir.
Il rentrait seul !… Pourtant il avait, ô chimère,
Promis l’époux, le fils, à l’amante, à la mère !
Il prédisait à tous la paix, un âge d’or !…
L’homme au sceptre sanglant régnerait-il encor ?
Quel danger imprévu, quelle entrave nouvelle
Retient l’absent chéri loin du seuil qui l’appelle ?
Les questions volaient autour du vieil ami.
Lui, contre leur assaut par avance affermi,
Grave, mais d’un ton fait pour écarter la crainte,
Vanta le jeune chef et leur dit tout sans feinte,
Annonça le combat contre les étrangers.
Ne cachant ni l’honneur du coup ni ses dangers.

Un cœur de mère en vain comprime ses alarmes,
Rien n’est plus clairvoyant que ses yeux sous leurs larmes ;
D’un regard infaillible, en l’acceptant de nous,
Elle juge un espoir qu’elle implore à genoux.
Hier, tous étaient joyeux, la paix était certaine…
Un indicible effroi durait chez Madeleine.
De sa longue douleur, plus légère un moment,
Elle reprit le poids sans nul étonnement,
Et son deuil, sous le coup que le sort lui renvoie,
Resta silencieux comme l’était sa joie ;
Forte et pieuse, au fond de son cœur qui se fend
Elle ne blâma point son téméraire enfant.

Dans l’âme de Pernette un aussi grand courage
S’exaltait dans l’espoir compagnon de son âge.


Fière de ce vaillant qui possédait son cœur,
Elle ne doutait pas de le revoir vainqueur :
Pierre est toujours certain d’accomplir ce qu’il ose ;
Dieu ne saurait faillir à cette juste cause !
Et la vierge au front pur, debout comme un guerrier,
Semblait prête à combattre au sortir de prier.

Le soldat rayonnait aux ardeurs de sa fille.
Lui seul, depuis trois jours, attristait la famille ;
Sombre, le vieux coursier rongeait tout bas le mors ;
L’espoir de ce grand coup l’allégea d’un remords.

« Enfin, dit-il, voilà que nos fils sont des hommes !
Ils sentent comme moi cet opprobre où nous sommes.
Des soldats étrangers sont maîtres du pays !
Non, je ne veux plus voir, dans nos bourgs envahis,
Ces habits odieux, ces sabres qu’on y traîne !
Ils fuyaient devant nous, conscrits armés à peine !
Marchons ! donnons la chasse à ces vils animaux ;
Il suffira contre eux des fourches et des faux.
Qu’on sonne le tocsin, que Pierre nous commande ;
Moi, soldat de Moreau, je serai de la bande ! »

Le sort était jeté, chacun de nos amis
Aux soins accoutumés se fut bientôt remis.

Offrant la lourde broche au sarment qui pétille,
Veillant à tout, passant du rosaire à l’aiguille,
La mère au coin du feu, sobre de longs discours,
Travaillait et priait, triste comme toujours.

Prompt à suivre son cœur, malgré sa tête grise,


Le médecin jugeait au fond leur entreprise,
Mais, tout heureux d’agir, retrouvait à la fois
Sa bonté joviale et son esprit narquois ;
Et, pour rompre le cours de toute sombre idée,
De mille mots piquants harcelait l’accordée.
Pour son office à lui, dans l’œuvre de demain,
11 dispose à l’écart ce qu’il a sous la main ;
Et, par lui, la maison voit s’envoler loin d’elle
Les noirs pressentiments que sa gaîté flagelle.

Jacques, prêt à l’assaut du Cosaque hideux,
Fourbissait dans un coin son fusil de l’an deux.

Pernette offre à chacun son aide intelligente
Et va de l’un à l’autre, accorte et diligente,
Portant son vif esprit, son cœur que rien n’abat,
Des travaux du ménage aux apprêts du combat.

C’est ainsi, chaque porte étant bien verrouillée,
Qu’entre ces vieux amis se passait la veillée ;
Le bon docteur disait :

« Mon poste est près de vous.

N’ayant femme au logis dont le cœur soit jaloux,
N’ayant fille ni fils dont le sort m’inquiète,
Je suis jusqu’à demain l’amoureux de Pernette. »

La nuit marchait ; déjà, sur le toit d’à côté,
D’un ton strident et fier le coq avait chanté ;
Un taureau matinal mugissait dans l’étable,
Quand le clocher lança le signal redoutable.
Un coup de feu partit… Tous quatre, à ce moment,
Se levèrent d’un bond dans leur tressaillement.


Sur les yeux enflammés les sourcils se froncèrent,
Sans dire un mot le père et l’enfant s’embrassèrent.
Pernette au vieux soldat présenta, d’un bras sûr,
Le fusil consacré debout contre le mur ;
Un grand signe de croix arma ces fortes âmes,
Et Jacques s’élança vers le bourg.


Les deux femmes

Tombèrent à genoux ; bientôt, se relevant,
L’ouvrage entre elles deux se pressa comme avant.
Fil à fil, sous leurs doigts d’où la neige s’échappe,
La charpie en flocons s’entassait sur la nappe ;
Et du rosaire ami le récit alterné
Murmurait vivement sur leur lèvre égrené.

Dans la salle à grands pas, distrait, baissant la tête,
Le docteur songe et va, puis tout à coup s’arrête,
Baise Pernette au front ou lui serre la main,
Répond à leur prière et reprend son chemin,
Scrute, l’oreille au guet, comme au lit d’un malade,
Les bruits et les détours que fait la fusillade.
11 combine, il s’efforce, en maints calculs divers,
D’augurer le succès des siens, ou leur revers.
Enfin, il n’y tient plus ! le brave homme s’élance,
Pour le champ du combat déserte l’ambulance ;
Car il veut du péril rapprocher le secours.

Or les coups devenaient plus lointains et plus sourds.
 
A peine il disparut, que la porte rouverte
Rendait un ami sûr à la maison déserte :
Dans le trouble commun le pasteur en éveil


Savait bien où porter et l’aide et le conseil,
Et, contre l’ardeur vaine ou l’effroi des batailles,
Il venait raffermir ses plus chères ouailles.

Là-bas tout allait bien : habilement surpris,
Les étrangers cédaient le bourg à nos conscrits,
Laissant plus d’un cadavre étendu sur la route.
Je ne sais quel fantôme achevait leur déroute ;
Ils doutaient de leur force, eux, vaincus tant de fois,
Ils tremblaient de marcher sur le vieux sol gaulois.

Le château regorgeait de captifs pris au piège.
Sur la place du bourg, rentrés à grand cortège,
Les vainqueurs, les proscrits, doublement délivrés,
Des parents, des voisins s’avançaient entourés.
Dans le bruyant orgueil d’un triomphe rustique,
La foule grossissait devant l’église antique.
L’aurore flamboyait sur le clocher vermeil ;
Et, sur sa croix de fer, doré par le soleil,
L’oiseau sacré, le coq joyeux de cette gloire,
Semblait battre de l’aile et chanter la victoire.
La jeunesse acclamait son chef aux longs cheveux.
C’étaient de toutes parts des cris, des chants, des vœux :
« Pierre avait tout conduit, aussi vaillant que sage !
Pierre est le capitaine et le roi du village ! »
Et, comme en souvenir du sacre d’autrefois,
Tous les bras enlacés lui faisaient un pavois.

Or, quand il descendit de ce trône éphémère,
C’était sur le sol même où le toit de sa mère,
Où les murs des aïeux rasés par l’empereur
De l’homme impitoyable attestaient la fureur.


On reconnut la place, et, du cœur populaire,
Un cri partit mêlé de joie et de colère :
On tenait la vengeance au bout de tant d’affronts !
« Pierre, disaient-ils tous, nous la rebâtirons. »

Mais l’orgueil du combat ayant jeté ses flammes,
De plus tendres besoins s’emparèrent des âmes ;
Sous le toit de famille activement orné
Chacun des chers proscrits fut bien vite entraîné.
Les nappes de Noël par les sœurs étaient mises ;
Le vin vieux fut versé par les jeunes promises.
Partout c’est triple joie, et l’on fête, à grand bruit,
Les amis restaurés et le tyran détruit,
Et l’étranger vaincu, dans sa terreur subite,
Laissant le pays fier et libre par sa fuite.

Muse des grands sommets et des petits manoirs,
Qui sur le vieux tilleul te poses tous les soirs.
Oiseau des vieux jardins et des vieilles tonnelles,
Muse des prés, des champs, des ruches maternelles,
Si doux que soit ton miel fait des fleurs de nos bois,
Si généreux le sang de la vigne où tu bois,
Si purs que soient tes vers notés sous les charmilles,
Pris aux souffles du ciel, aux voix des jeunes filles,
Devant ce cher logis, avec tous tes trésors,
Tu te sens inégale à peindre ses transports,
Quand Pierre sur le seuil, arrivant hors d’haleine,
Embrassa tout en pleurs Pernette et Madeleine !
L’hymne en nous qui se chante à de pareils instants,
La page qui s’écrit dans les cœurs palpitants,
Nulle main, nulle voix, nul effort du génie,
N’en traduiront jamais l’ineffable harmonie ;


Tu peux en esquisser à peine un léger trait,
Car l’âme d’une mère en garde le secret.

Dans le foyer, fêtant le retour d’un convive,
Jaillissait des vieux ceps une clarté plus vive.
Que de joyeux sarments s’étaient là consumés
Sans tirer un rayon des visages aimés !
Ce matin, la splendeur du brasier qui flamboie
N’égale pas des yeux la lumière et la joie :
Le soleil au vitrail éclate en ce moment ;
Chaque angle du manoir a son rayonnement ;
On lit sur chaque meuble et sur chaque muraille,
Le retour de l’enfant et l’heureuse bataille.

Pas un ami ne manque au toit hospitalier,
Nul anneau n’est rompu du cercle familier ;
On se retrouve enfin ! Ah ? l’épreuve était rude !
Chacun reprend sa place et sa chère habitude.

Jacques, tout fier encor, les regards enflammés,
Suspend son vieux fusil aux clous accoutumés.

Sous son rire gaulois, cachant de grosses larmes,
Le jovial docteur est déjà sous les armes,
Et darde aux jeunes gens, avec un trait moqueur,
Les mots les plus amis et les plus doux au cœur.

Des soins multipliés occupent Madeleine.
Forte à dompter la joie aussi bien que la peine,
Laissant aux fiancés l’ivresse du retour,
Elle a pris pour sa part les travaux de ce jour.
Sous sa main la maison, fêtant le jeune maître,


Donne tout ce qu’elle a de rustique bien-être ;
Et devant le festin les heureux combattants
Purent s’asseoir bien vite et discourir longtemps.

Après l’épanchement des intimes pensées,
Les milles questions par l’absent adressées,
L’histoire du logis, des champs et des travaux,
Les détails répétés qui sont toujours nouveaux,
Il fallut, sérieux comme en conseil de guerre,
Discuter et juger la victoire de Pierre,
Et prévoir et parer les coups de l’ennemi,
Et ne pas s’endormir à le croire endormi.

De son premier combat, salué par l’aurore,
Au cœur du jeune chef l’orgueil vibrait encore ;
En mille ardents projets, pour affranchir le sol,
Son généreux esprit se lançait à plein vol ;
Et tous, à l’écouter, dans l’indulgent cénacle,
Même le vieux docteur, croyaient à ce miracle.

La pâle inquiétude attristait cependant
La beau front du pasteur vénérable et prudent,
Qui, sans un mot de blâme ou de mauvais présage,
Parla selon son cœur et dit d’une voix sage :

« Hélas ! l’horrible guerre envahit nos hameaux ;
Mieux que par des récits nous en savons les maux,
Et les balles, déjà, les menaces infâmes,
Ont effleuré la chair des enfants et des femmes.
L’homme insultera donc toujours au cœur humain !
Toujours son propre flanc saignera sous sa main,
Et l’image de Dieu, son fils, celui qu’il aime,


Sera percé du fer comme ce Dieu lui-même !
Un soldat agit bien, qui meurt pour ce qu’il croit,
Qui s’arme faible et seul pour l’honneur et le droit,
S’arrache pour combattre à ses moissons prospères,
Et frappe l’agresseur du tombeau de ses pères.
Pourquoi ce noble orgueil verse-t-il tant de sang,
Tant de sang inutile et surtout innocent ?
Dans la plus juste cause, il faut être économe
Des morts et des terreurs et des larmes de l’homme,
Et ne porter de coups que dans les rangs épais,
De ces coups forts et sûrs qui décident la paix.
Qu’importe à tout l’État que notre humble village
Ait, à l’écart, son jour de gloire et de carnage ?
Tout se décide ailleurs I Et nous avons frappé
Un hôte indifférent, pour une nuit campé,
Qui dans nos champs a peine eût laissé quelque ornière
Disparue au matin sous l’herbe printanière.
Qui sait, après ce coup de ton bras généreux,
S’ils ne reviendront pas irrités et nombreux,
Craignant l’exemple, ardents à l’effacer bien vite,
D’autant plus forts, hélas ! que nul ne nous imite ? »

Prompt à juger les cœurs d’après son cœur vaillant,
Pierre étendit la main et dit en tressaillant,
Comme s’il engageait le sol par sa promesse
Et s’il prêtait serment pour toute la jeunesse :

<< Tous feront comme nous, cher pasteur, je le sais !
Tous ont frémi de voir souiller le sol français.
Chacun se lèvera qui peut tenir une arme !
Nous avons ce matin poussé le cri d’alarme,
Et, des plus hauts clochers jusqu’aux plus humbles toits,


Le vigilant honneur l’a répété cent fois.
Nul n’accepte ce joug, ne veut, plus que moi-même,
Voir sa ville et sa mère et la vierge qu’il aime
Servir docilement le barbare odieux,
Et s’allumer pour lui le foyer des aïeux.
Non ! La cité, les champs, ces bois dont j’ai le culte,
Du pas de l’étranger rejetteront l’insulte.
Le sol tremble ! Et, plutôt que souffrir cet affront,
Les monts d’où je descends sur nous s’écrouleront.

— Amis, dit le docteur à la franche figure,
Gai convive, toujours, et favorable augure,
Pas de si noir présage, assez de grands combats !
Tout va plus simplement aux choses d’ici-bas.
Moi, j’en lève la main, sans me croire prophète,
La paix entre les rois, la paix est déjà faite.
J’ai comme vous l’horreur du soldat étranger ;
Mais nos coups de fusil n’y peuvent rien changer.
Qu’un paysan de plus se révolte et qu’il meure,
Nos destins, malgré nous, sont réglés à cette heure.
Donc, plus de ces terreurs et de ces fiers courroux !
Nos vaincus, j’en suis sûr, ne songent plus à nous,
Et tout le régiment, replié sur la ville,
Les chefs étant d’accord, y va dormir tranquille.
Faisons comme eux ! Et puis, de la même façon,
Célébrons les exploits de ce vaillant garçon
Qui rentre, aimé de tous, dans son pays en fête,
Et par droit de naissance et par droit de conquête.
Puis, comme tout roman, dès lors qu’il finit bien,
Se clôt par un hymen où l’on n’épargne rien,
Prodiguant les lauriers, les myrtes en trophée,
Marions dès ce soir le prince avec la fée. »


On sourit : la gaîté du rayonnant vieillard
S’insinuait au cœur avec son franc regard :
Et l’on accepta vite, après tant de secousses,
Le repos de l’esprit sur ces images douces.

Ainsi, dans les douleurs, prompte à se décevoir,
L’âme aspire ardemment une lueur d’espoir,
Comme la fleur trempée un rayon qui l’essuie,
Comme la terre sèche une goutte de pluie,
Après ce long exil, l’un près de l’autre assis,
Ces braves gens voulaient oublier leurs soucis :
Les amis retrouvés avaient tant à se dire ;
On avait tant pleuré, qu’il fallait bien sourire !

À son grave discours, le prêtre aux cheveux blancs
N’ajoutait que des mots tendres et consolants.
Tel, sous un front serein rêvant au sort contraire,
Au milieu de ses fils, heureux de les distraire,
Gardant pour lui tout seul, dans le joyeux manoir,
L’austère ennui du doute et le soin de prévoir,
Propice à tous les jeux, de sa voix douce, un père
Leur montre à l’horizon quelque étoile prospère ;
Tel l’aimable curé, sans donner de conseil,
Prenait sa bonne part de ce jour de soleil,
Mêlant aux longs espoirs quelque sage pensée,
Et louant tour à tour Pierre et la fiancée.
 
Mais, tout en le gardant sur ce sentier fleuri,
Le bon pasteur tremblait pour son troupeau chéri.
À ses yeux prévoyants l’horizon restait sombre ;
Proche ou lointain, l’orage était là-bas, dans l’ombre,
Et malgré lui, hanté de lugubres tableaux,


Son cœur rêvait de guerre et de hasards nouveaux.
L’homme de noble sang applaudissait ; le prêtre
Se répétait au fond les paroles du Maître :
Qui du glaive se sert, par le glaive périt. »
Et le doute anxieux rentrait dans son esprit.
Tremblant des fiers desseins de ce fils de son âme,
A ses propres leçons il en jetait le blâme,
Et sentait à la fois l’orgueil et le remords
De l’avoir fait pareil à nos plus vaillants morts.