Pepito
Opéra-comique en un acte
Tresse, éditeur.


OPÉRA-COMIQUE EN UN ACTE


Représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 28 octobre 1853.





DISTRIBUTION.
VERTIGO, hôtelier MM. Leclère.
MIGUEL, jeune paysan basque Bieval.
MANUELITA, jeune orpheline Mlle  Larcena.




La scène se passe à Elizondo, village basque. — Le théâtre représente l’entrée d’un village. — À gauche, l’auberge de Vertigo — Sur la porte, une enseigne sur laquelle on lit : Au Crocodile. — À droite, l’auberge de Manuelita : À l’Espérance. — Devant la porte, une petite tonnelle.




Toutes les indications sont prises du spectateur. — Les personnages sont inscrits en tête des scènes dans l’ordre qu’ils occupent au théâtre, c’est-à-dire que le premier inscrit tient la gauche du spectateur, et ainsi de suite. — Les changements de position sont indiqués par des renvois au bas des pages.




Scène I.

MANUELITA, puis VERTIGO.

(Au lever du rideau, Manuelita paraît à sa fenêtre).

MANUELITA.
COUPLETS.
I.
––––––Il aimait votre vert feuillage,
––––––Il goûtait vos douces senteurs,
––––––Il se plaisait sous votre ombrage,
––––––Il vous aimait petites fleurs !
––––––Grimpez autour de la croisée,
––––––Profitez bien de la rosée,
––––––Pour qu’au retour, il voie aussi,
––––––––Combien on l’aime ici.

(Manuelita referme sa fenêtre.)

VERTIGO, paraissant à la sienne, en train de se faire la barbe, et parlant sur la ritournelle :

C’est moi qui suis le raseur ! — C’est assez drôle, ça… moi qui tous les jours fais la barbe à tout le village, je ne peux pas venir à bout d’accomplir la mienne aujourd’hui ! — Il faut pourtant que je sois frais rasé, car ce jour doit être le plus glorieux de ma vie ! C’est aujourd’hui que je joue mon solo de serpent à la messe, devant le corrégidor !… Voyons, grattons encore un peu !…

MANUELITA, entrant en scène et arrosant des plantes grimpantes près de sa porte :
II.
––––––Toi, bel œillet, toi qu’il préfère,
––––––Je te cueillais quand il venait,
––––––Et joyeux, à sa boutonnière
––––––Il t’emportait quand il partait.
––––––De mon Pepito fleur chérie,
––––––Grandis, bel œillet, je t’en prie,
––––––Pour qu’au retour, il voie ainsi,
––––––––Combien on l’aime ici.
VERTIGO, à sa fenêtre.

Bonjour, señorita Manuelita !… Déjà levée ?

MANUELITA.

Comme vous le voyez, Señor Vertigo !

VERTIGO.

M’aimez-vous aujourd’hui ?

MANUELITA.

Pas plus qu’hier.

VERTIGO.

Méchante ! Ça serait si gentil, pourtant, de réunir en une seule, nos deux hôtelleries, de confondre nos deux enseignes !… Au Crocodile et à l’Espérance réunis !… Refuser la main du premier aubergiste d’Elizondo, du meilleur serpent de la paroisse, du meilleur tailleur, du facteur de la poste, de l’homme universel enfin !…

(Il rentre.)

MANUELITA.

L’ennuyeux personnage !… La sotte chose qu’un homme, quand il vous aime et que vous ne l’aimez pas !…

(Elle rentre.)


Scène II.

VERTIGO, sortant de chez lui.
AIR.
––––––En tous les métiers, moi, j’excelle !
––––––À tous les emplois je suis bon
––––––Et voilà pourquoi l’on m’appelle
––––––Le grand factotum du canton.
––––––––Magister, aubergiste,
––––––––Tailleur et perruquier,
––––––––Oculiste, dentiste,
––––––––Facteur, ménétrier,
––––––––Serpent, apothicaire
––––––––Et maréchal-ferrant…
––––––––Quel autre, pour lui plaire
––––––––En pourrait dire autant ?
––––––––Je fais la confiture,
––––––––Suis roi des musiciens,
––––––––J’enseigne la peinture,
––––––––C’est moi qui tonds les chiens.
––––––––Je suis bon pédicure,
––––––––Et je détruis les rats :
––––––––Faible nomenclature
––––––––De mes nombreux états.
––––––––Partout on me réclame
––––––––Et je me rends partout :
––––––––Je ne sais sur mon âme
––––––––Comment suffire à tout,
––Car du matin au soir, je n’entends que cela :
–––––--–Vertigo ci ! Vertigo là !
–––––––––––Vertigo !
–––––––––––Figaro !

(Parlé sur un point d’orgue.) Ah ! c’est-à-dire, non… je me trompe… pas Figaro… Vertigo. — Quoique si je voulais bien, je vous trousserais tout aussi bien que lui une petite sérénade… — Non ?… Eh ! bien, jugez-en !…

SÉRÉNADE.
I.
––––––Gentille femme de l’alcade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Écoute cette sérénade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Ah ! parais à ta balustrade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Et viens recevoir mon œillade,
–––––––––Digue digue da !
–––––––––––––Ah !
–––––––––Digue digue da !
–––––––––––––Pa-
–––––––––Digue digue da !
––––––––––––-rais à
––––––––––––ta ba
––––––––––––lustra
–––––––––––––de !…
II.
––––––Toi la plus belle de Grenade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Ne redoute point d’algarade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Mes amis sont en embuscade,
–––––––––Digue digue da !
––––––Prêts à jouer de l’estocade,
–––––––––Digue digue da !
–––––––––––––Ah !
–––––––––Digue digue da ! etc.
––––––En tous les métiers, moi, j’excelle !
––––––À tous les emplois je suis bon…
––Voulez-vous, maintenant, au son des castagnettes,
––Me voir vif et léger dans des danses coquettes,
––––––––Attention, m’y voilà !
––––––––Regardez bien cela !
––––––––––Le boléro,
––––––––––Le jaleo
–––––––Tra deri deri dera !
––––––––––Le fandango,
––––––––––Le zapateado,
–––––––J’excelle à tout cela,
–––––––––À la manola,
–––––––––À la cachucha !
–––––––––Traderi dera !
––––––Et voilà pourquoi l’on m’appelle
––––––Le grand factotum du canton !

(Il danse sur la ritournelle.)


Scène III.

VERTIGO, MANUELITA, sortant de chez elle.
MANUELITA.

Bravo, señor Vertigo !…

VERTIGO.

C’est elle !… Voyons, Manuelita, vous me serez donc toujours cruelle ?

MANUELITA.

Hélas ! señor Vertigo, je vous serai cruelle tant qu’il vous manquera une certaine chose, indispensable pour m’épouser…

VERTIGO.

Laquelle ?… Parlez, Manuelita ; faut-il que j’ajoute une nouvelle corde à mon arc ?… Mais je sais encore faire confire les piments, sucrer les jaunes d’œufs, remonter les pendules, faire les portraits à la silhouette, dire la bonne aventure, exécuter des tours de cartes…

MANUELITA.

C’est vrai… ce n’est aucune de ces choses-là qui vous manque.

VERTIGO.

Quoi donc alors ?

MANUELITA.

Ce qui vous manque, Vertigo, c’est mon cœur.

VERTIGO.

Eh bien ! donnez-le moi…, je ne demande que ça…

MANUELITA, riant.

Ce serait très volontiers, si ça dépendait de moi… Mais, vous savez bien, Vertigo, qu’on ne dispose pas de ces choses-là à sa fantaisie, et que, depuis longtemps, mon cœur n’est plus à moi.

VERTIGO.

Quoi ! au bout de trois ans d’absence, vous pensez encore à ce petit Pepito ?…

MANUELITA.

Si j’y pense ! je le crois bien ; et j’y penserai toujours.

VERTIGO.

Eh bien ! vous en serez pour vos pensées, car vous ne savez pas comme c’est volage, les lanciers… et celui-là vous a sans doute oubliée depuis longtemps.

MANUELITA.

M’oublier, lui ! Pepito !… Apprenez, señor Vertigo, que mon fiancé est brave et fidèle comme le Cid ! Ah ! bien, je suis tranquille, allez, et il peut l’être aussi. Le jour qu’il est tombé au sort, il me donna cette petite fleur de cassie qu’il venait de cueillir dans la montagne, en me promettant de m’aimer toujours. Depuis, la pauvre fleur s’est fanée sur mon cœur, mais, dedans, l’amour est resté frais comme le premier jour.

VERTIGO.

Et je vous dis, moi, que c’est une duperie, car, bien sûr, il y a bien longtemps que votre Pepito ne songe plus à vous ; car s’il y songeait, il vous écrirait… et il y a au moins quatre mois que vous n’avez reçu de ses nouvelles.

MANUELITA.

Qu’en savez-vous ?

VERTIGO.

Ce que j’en sais ?… Je suis le facteur du canton, et pas une lettre n’y arrive sans passer par mes mains… Ainsi !…

MANUELITA.

Eh bien ! après ?… Ça ne prouve qu’une chose, c’est que la poste est inexacte. Et puis, d’ailleurs, tout ce que vous pourrez dire et rien, c’est la même chose. Pepito m’aime, je l’aime, je n’aimerai jamais que lui. J’ai passé trois années à l’attendre, et je l’attendrai bien encore pendant quatre ans…

VERTIGO.
Quelle folie ! Gageons que je vous fais renoncer à ce projet-là ?…
MANUELITA.

Essayez si vous voulez… Mais je vous préviens que vous perdrez votre temps…

VERTIGO.

C’est ce que nous verrons… (Il veut lui prendre la taille.) c’est ce que nous verrons… (Elle lui échappe.)[1] Méchante !… je vaincrai vos scrupules… Mais ça n’est pas tout ça… Il faut que je vous quitte… Qu’est-ce que j’ai donc à faire aujourd’hui ?… Voyons… nous disons… d’abord, un alguazil à raser…, ma classe du matin à faire…, une dent à extraire à la femme de l’alcade qui a crié toute la nuit comme une possédée… Ah ! et puis je joue du serpent à l’office, devant le corrégidor de Saint-Sébastien… Ah ! une mule à panser dans la rue Saint-Laurent… un œil à panser sur le quai de l’Urumea… Que de choses à penser, mon Dieu !… À revoir, Manuelita.

MANUELITA.

Adieu, señor Vertigo.

VERTIGO.

À bientôt, cruelle… (Il sort par le second plan, à droite.)

MANUELITA.

Oh ! ne vous pressez pas… je n’attends pas après vous…


Scène IV.

MANUELITA, seule.
Hélas ! il a raison… C’est vrai qu’il y a longtemps que Pepito ne m’a écrit… S’il lui était arrivé malheur ?… C’est si chanceux, le métier de la guerre !… Oh ! non…, chassons bien vite toutes ces vilaines idées… Dieu ne voudra pas rendre mes efforts inutiles. Depuis trois ans que Pepito est parti, je mets de côté tout ce que je gagne, tout ce que me rapporte ma petite auberge… C’est pour le racheter… Je n’ai encore que quatre cents réaux… ce n’est guère ! Mais dam ! il ne passe pas beaucoup de voyageurs par ici…, et ce vilain Vertigo m’en prend le plus qu’il peut… Pauvre Pepito !…
COUPLETS.
I.
––––––––Un jour, jour de détresse,
––––––––Le clairon a sonné !
––––––––Toute notre jeunesse
––––––––Au loin a cheminé
––––––Au bruit d’une marche guerrière
––––––Qui se perdait vers la frontière,
––––––––Et moi, j’ai bien pleuré !
––––––––Car alors les tambours
––––––Au loin m’emportaient mes amours !
II.
––––––––Mais un jour, jour d’ivresse,
––––––––Le clairon sonnera !
––––––––Toute notre jeunesse
––––––––En ces lieux reviendra
––––––Au bruit d’une marche guerrière
––––––Grossissant depuis la frontière !
––––––––Ah ! que mon cœur battra !
––––––––Car alors les tambours
––––––Me ramèneront mes amours !

(Après cet air, on entend un bruit confus dans le lointain.)

Mais qu’entends-je ?… (Elle regarde dans la coulisse de gauche.) Un voyageur !… Quel bonheur !…Vertigo n’est pas là… C’est chez moi que ce voyageur s’arrêtera… C’est un élégant jeune homme ! Tiens ! Il donne des poignées de mains à tout le monde !… Eh ! mais… je ne me trompe pas… C’est bien lui… C’est Miguel !


Scène V.

MANUELITA, MIGUEL.
MIGUEL.

Pardon, Señora, vous serait-il possible ?…

MANUELITA, faisant la révérence.

Señor Miguel !…

MIGUEL.

Ah ! mon Dieu… cette jeune fille… Manuelita !… Oh ! mais c’est à peine si je vous reconnais !…

MANUELITA.

Dam ! Il y a si longtemps… Et d’où venez-vous comme ça ?

MIGUEL.
De Madrid, où mon père m’avait envoyé finir mes études… Mais laissez-moi donc vous regarder.
MANUELITA.

À votre aise !…

MIGUEL.

Comme vous êtes encore embellie !

DUO.
MIGUEL.
––––––Si les filles de ce village
––––––Ont toutes, à leur avantage,
––––––Éprouvé pareil changement,
––––––Je leur en fais mon compliment !
––––––––Ici les amoureux
––––––––Doivent être nombreux !
ENSEMBLE.[2]
MANUELITA, à part.
––––––Quand au berceau de son enfance
––––––Mon Pepito reviendra-t-il ?
––––––De le tirer de son exil,
––––––Conservons la douce espérance.
MIGUEL.
––––––Après une si longue absence
––––––Je revois enfin le pays :
––––––Chaque objet à mes yeux ravis
––––––Offre une douce souvenance.

(À Manuelita.)

––––––Vous souvient-il de notre enfance ?
MANUELITA.
––––––Certes, je m’en souviens, oui-dà !
MIGUEL.
––––––Nous jouions, dans notre innocence…
MANUELITA.
––––––Au señor, à la señora !
MIGUEL.
––––––Vous étiez ma petite femme.
MANUELITA.
––––––Vous étiez mon petit mari.
MIGUEL.
––––––Ces souvenirs charment mon âme !
MANUELITA.
––––––Je sens mon cœur tout attendri !
MIGUEL.
––––––Et sur le seuil de leurs chaumières ;
––––––Assises, nous suivant des yeux,
––––––Je vois encor nos vieilles mères
––––––Sourire en contemplant nos jeux !
MANUELITA.
––––––Ces jeux qui charmaient leur vieillesse
––––––Seront désormais superflus !
––––––Si sur nous veille leur tendresse,
––––––Elles ne nous souriront plus !
MIGUEL.
––––Mais écartons ce triste souvenir
––––Et, dans ce jour, ne songeons qu’au plaisir
––––De nous revoir après une si longue absence !
––––Près de vous, je crois être aux jours de mon enfance.
––––Au son du tambourin, nous courions à la danse…
ENSEMBLE.[3]
MIGUEL.
––––––Après une si longue absence, etc.
MANUELITA.
––––––Quand au berceau de son enfance, etc.
MIGUEL.

Donnez-moi donc des nouvelles de mes camarades… Estévan est-il toujours ici ?

MANUELITA.

Oui, toujours…

MIGUEL.

Et Fernandez ?… et Diaz ?… et Domingo ?…

MANUELITA.

Ils sont tous ici… excepté ce pauvre Pepito !

MIGUEL.

Ah ! oui… je sais… il est soldat…

MANUELITA.

Qui donc vous l’a appris ?

MIGUEL.

Lui-même… il m’écrit souvent… J’ai encore reçu de ses nouvelles il y a huit jours…

MANUELITA, vivement.

Et elles étaient bonnes ?…

MIGUEL.

Très bonnes.

MANUELITA.

Ah ! tant mieux… Si vous saviez combien je… on était inquiet au village… Il y a si longtemps qu’il n’a écrit ici… Et que vous dit-il dans ses lettres ?

MIGUEL.

Il me parle de son amour…

MANUELITA.

Ah ! il est amoureux ?

MIGUEL.

Comme un Portugais.

MANUELITA, baissant les yeux.

Et… vous savez de qui ?

MIGUEL.

Non… il ne me nomme pas sa fiancée (car il est fiancé) ; mais, en revanche, il m’en fait le portrait dans toutes ses lettres… Il l’adore, dit-il, à en perdre la tête.

MANUELITA, à part.

Bon Pepito ! je le lui rends bien.

MIGUEL.

Mais laissons là Pepito, et parlons de vous, Manuelita. Vous avez toujours votre petite hôtellerie ?

MANUELITA.

Toujours !

MIGUEL.

Alors, c’est à l’hôtelière que je m’adresse. Je vous dirai, señora, que je meurs d’inanition.

MANUELITA.

Monsieur le voyageur, on peut vous servir à déjeuner

MIGUEL.

Bien. Mais, madame l’hôtelière, c’est que je déteste manger seul ; et, pour que l’hospitalité soit complète, il faut absolument que vous partagiez mon repas.

MANUELITA.

Très volontiers.[4]

MIGUEL, à part.

Quelle charmante fille !… Presque pas de pieds, des yeux superbes ! C’est le paradis que cette auberge !… Mon père qui croit me punir en m’envoyant ici !

MANUELITA, voyant entrer Vertigo.
Tenez, voilà encore une vieille connaissance.
MIGUEL.

En effet, je connais ce personnage… C’est Vertigo !

MANUELITA.

Oui… Comme il a l’air sombre !


Scène VI.

Les Mêmes, VERTIGO.[5]
VERTIGO, descendant d’un air sombre.

C’est une pratique de perdue !

MANUELITA.

Qu’avez-vous donc, Vertigo ?

VERTIGO.

J’ai… que je suis furieux !

MIGUEL.

Et pourquoi cela ?

VERTIGO.

Pourquoi ?… J’ai cassé la dent de madame l’alcade ! Est-ce que c’est ma faute, à moi ?… Pourquoi se tenait-elle si mal, et pourquoi la dent tenait-elle si bien ? (Miguel et Manuelita se mettent à rire.) Vous riez ?… Eh bien ! je vous réponds qu’elle ne rit pas, elle, la gaillarde !…

MIGUEL.

Je le crois !

VERTIGO, le regardant.[6]

Ah ! ça, quel est ce jeune cadet si facétieux ?

MIGUEL.

Comment, père Vertigo, tu ne me reconnais pas ?

VERTIGO.

Attendez donc…

MANUELITA.

C’est Miguel…

VERTIGO.

Ah ! c’est Miguel !…

MIGUEL.
Tu me reconnais maintenant…
VERTIGO.

Oui, maintenant que tu m’as dit qui tu es… car sans ça… Mais quel plaisir de te revoir !…

MIGUEL, lui donnant la main.

Ce cher Vertigo !

VERTIGO.

Ce bon Miguel !… Ah ça, j’espère que nous allons célébrer ton retour…

MIGUEL.

Comment ?

VERTIGO.

En déjeunant ensemble, parbleu ! Ma broche tourne depuis une heure… Accepte mon invitation… Tu déjeuneras avec une oie.

MIGUEL.

C’est fort tentant… Mais je te remercie ; ça m’est impossible ; je suis engagé par Manuelita.

VERTIGO.

Ah ! ah ! vous déjeunez ensemble !… Mais on peut déjeuner à trois…

MANUELITA.

Sans doute !

MIGUEL, à part.

Comment ! il s’invite !… J’aurais bien mieux aimé déjeuner à deux.

MANUELITA.

Je vais mettre trois couverts.

MIGUEL.[7]

Ah ! mettez-en tant que vous voudrez… (À part.) Ça n’est pas du tout la même chose. (Manuelita rentre chez elle.)


Scène VII.

VERTIGO, MIGUEL.
VERTIGO.

Mais a-t-il bonne façon, ce gaillard-là ! Il a l’air d’un vrai hidalgo !

MIGUEL.

Dam ! c’est pour me former aux belles manières que mon père m’avait envoyé à Madrid. J’ai joliment profité, va ! Si bien, que mon père a fini par trouver que je profitais trop !

VERTIGO, lui donnant une bourrade.

Ah ! grand farceur, va !

MIGUEL.

De sorte qu’il m’a rappelé au moment où je m’amusais le mieux. Et à mon retour, sais-tu ce qu’il m’a dit ?

VERTIGO.

Ma foi non !

MIGUEL.

Il m’a dit qu’il me trouvait en âge de me marier.

VERTIGO.

Allons donc !… Toi un bambin…

MIGUEL.

C’est ce que je lui ai répondu… en d’autres termes. Et alors, il m’a déclaré qu’il ne me donnerait pas un maravédis avant le jour où je lui amènerais une honnête fille en la lui demandant pour femme.

VERTIGO.

De sorte que tu vas céder ?

MIGUEL.

Par exemple ! Ah ! mon père, vous m’avez fait quitter la ville pour la campagne, les belles et élégantes dames pour les paysannes… Eh bien ! mais… les paysannes ne sont pas tant à dédaigner !… Et ici, je ferai autant de conquêtes que je voudrai !…

VERTIGO.

Oh ! tant que tu voudras…

MIGUEL.

Certainement ! Ça t’étonne ? On voit bien que tu ne me connais pas !

VERTIGO.

Ainsi, à t’entendre, tu n’aurais jamais rencontré d’inhumaines ?…

MIGUEL.

Si fait… mais grâce à mon savoir, elles ne l’étaient pas longtemps.

VERTIGO.
Scélérat, va !… Mais j’y songe !… Si tu dis vrai, tu pourrais me rendre un fameux service…
MIGUEL.

Comment ?

VERTIGO.

En me donnant une leçon de rouerie…

MIGUEL.

Pourquoi ?

VERTIGO.

Pour triompher d’une coquette

MIGUEL, à part.

Voyez-vous ce grand niais !… (Haut.) Tu es donc amoureux ?… Et de qui ?

VERTIGO.

Ah ! voilà !… Comment trouves-tu Manuelita ?

MIGUEL.

Charmante !… Une taille délicieuse !… Des yeux à damner Saint-Antoine lui-même !…

VERTIGO.

Ah ! mon ami, tu me combles de joie !

MIGUEL.

Comment !… Est-ce que ?…

VERTIGO.

C’est elle, mon cher, dont je suis amoureux.

MIGUEL.

Ah ! bah ? — Et elle ?

VERTIGO, d’un air fat.

Entre nous, elle n’est pas insensible à mes charmes !…

MIGUEL.

C’est étonnant. Eh bien ! alors, qu’est-ce que tu demandes ?…

VERTIGO.

Un moyen de forcer les derniers retranchements de sa pudeur aux abois… car je te l’avouerai, quoiqu’elle m’ait donné de nombreux témoignages de sa passion pour moi…

MIGUEL.

Oh ! c’est dommage ! Elle me paraissait si honnête !

VERTIGO.

Oui… on a l’air comme ça… mais si je m’y prenais bien, on ne serait pas plus inhumaine qu’une autre… (Manuelita pendant ce dialogue, paraît de temps en temps pour dresser la table devant sa porte, à gauche.) La voilà ![8] — Voyons… toi, malin…, comment t’y prendrais-tu à ma place ?

MIGUEL.

Dam ! Ça dépend… attends ! Oh ! quelle idée !… As-tu toujours dans ta cave de ce joli petit vin couleur de topaze ?

VERTIGO.

Certainement.

MIGUEL.

Voilà ton affaire. Nous allons déjeuner ensemble, apportes en deux bouteilles sous prétexte de fêter mon retour… Comprends-tu ?

VERTIGO.

Pas beaucoup…

MIGUEL.

Quoi ! Tu ne comprends pas que tu en feras boire à la petite, et que, sous l’influence de ce breuvage généreux, elle ne saura plus te refuser rien…

VERTIGO, enchanté.

Tu crois ?…

MIGUEL.

Ça m’a toujours réussi, (à part) j’espère bien que ça me réussira encore… (Haut) De ton côté, bois-en beaucoup, n’aie pas peur… C’est un vin qui rend très aimable… Tu tripleras tes moyens, et alors, il est impossible que la petite te résiste…

VERTIGO.

Tu es sûr ?

MIGUEL.

Parbleu ! (À part) C’est toi qui ne résisteras pas…

VERTIGO.

Ah ! mon ami, laisse-moi te remercier !…

MIGUEL, lui donnant une poignée de main.

Il n’y a pas de quoi, mon cher ami… (À part) Il me fait de la peine, le malheureux !

VERTIGO.

Je cours chercher ce philtre divin… (Il rentre chez lui.)

MIGUEL, regardant Manuelita qui sort de chez elle.

Allons donc !… Cette charmante fille à un pareil nigaud !… Mais ce serait un meurtre !… Je suis là heureusement et j’y mettrai bon ordre !… Et, puisque ce n’est pas une vertu farouche comme je le croyais, voilà le moment de mettre à profit les leçons que j’ai prises à Madrid !…


Scène VIII.

MIGUEL, VERTIGO, MANUELITA.
MANUELITA.

Le déjeuner est prêt !…

VERTIGO, rentrant, deux bouteilles à la main.

Et les convives aussi !…

TRIO.
VERTIGO.
––––––À table !…
MIGUEL.
––––––À table !… À table !…
MANUELITA.
––––––À table !… À table !… À table !…
ENSEMBLE.[9]
VERTIGO, MIGUEL.
––––––––Bientôt la pauvre enfant,
––––––––Sous l’effort triomphant
––––––––De ce vin généreux,
––––––––Va couronner mes vœux.
MANUELITA.
––––––––Hélas ! le pauvre absent !
––––––––Que fait-il à présent !
––––––––Il lirait dans mes yeux
––––––––De quoi combler ses vœux !
MIGUEL.
––––––––Trinquons !
MANUELITA.
––––––––Trinquons ! Trinquons !
VERTIGO.
––––––––Trinquons ! Trinquons ! Trinquons !
ENSEMBLE.
–––––––––Moment agréable !
MIGUEL.
––––––––Buvons !
MANUELITA.
––––––––Buvons ! Buvons !
VERTIGO.
––––––––Buvons ! Buvons ! Buvons !
ENSEMBLE.
–––––––––Quel vin délectable !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
VERTIGO, MIGUEL.
––––––––Bientôt la pauvre enfant, etc.
MANUELITA.
––––––––Hélas ! le pauvre absent ! etc.

(Ils s’asseoient.)[10]

VERTIGO, à part.
––Il s’agit maintenant de séduire la belle !
––Des leçons de Miguel je ferai bon emploi.
––Son verre n’est pas loin, et je me charge d’elle !

(Il verse à boire à Manuelita.)

MIGUEL, à part.
––Oui-dà ? moi ; mon ami, je me charge de toi !

(Il verse à boire à Vertigo.)

VERTIGO.
––––––Ma chère, quand je vous contemple
––––––Je vois que vous ne buvez pas.
MIGUEL.
––––––Parbleu, l’ami, prêche d’exemple,
––––––Et l’on te suivra pas à pas.
VERTIGO.
––––––C’est juste !

(Il boit.)

MIGUEL.
––––––C’est juste ! Et puis, veux-tu m’en croire ?
––––Sans la chanson pas de festin complet.
VERTIGO.
––––––C’est vrai !
MIGUEL.
––––––C’est vrai ! Cherche dans ta mémoire
––Et tâche d’y trouver quelque couplet à boire.
VERTIGO.
––Je n’en sais pas. Au lieu d’entonner le couplet,
––Entonnons-en plutôt l’intéressant sujet !

(Il boit.)

MIGUEL, riant.
––Entonne le sujet… je dirai le couplet.
VERTIGO, un peu gris, buvant.
––––––––––La douce chose !
––Il me semble vraiment voir tout couleur de rose !
MIGUEL, se levant.
––Écoutez… je vais dire un bachique refrain.
VERTIGO.
––Nous le répéterons tous trois le verre en main.
COUPLETS.
I.
MIGUEL.
–––––––––––Bruit charmant
–––––––––Doux à mon oreille.
VERTIGO, MANUELITA.
–––––––––––Pan, pan, pan !
MIGUEL.
–––––––––––Bruit charmant
–––––––––Du bouchon sautant !
VERTIGO, MANUELITA.
–––––––––––Pan, pan, pan !
MIGUEL.
––––––Gardien de la liqueur vermeille,
––––––––––Mon pouce aidant,
––––––Ouvre-lui vite la bouteille
––––––––––En t’échappant !
––––Lorsque du bouchon le fil se rompant,
––––Le liège libre, enfin s’échappant
––––S’élance dans l’air et va le frappant,
––––Répétons en chœur son joyeux pan pan !

(Manuelita et Vertigo se lèvent.)

REPRISE ENSEMBLE.
––––Lorsque du bouchon, etc.

(Après l’ensemble, Miguel et Vertigo se rasseoient. — Manuelita est debout pour chanter.)

II.
MANUELITA.
–––––––––––Bruit plus doux
–––––––––Du nectar qui coule !
MIGUEL, VERTIGO.
–––––––––––Gloux, gloux, gloux !…
MANUELITA.
–––––––––––Bruit plus doux,
–––––––––Tu sais plaire à tous !
MIGUEL, VERTIGO.
–––––––––––Gloux, gloux, gloux !
MANUELITA.
––––––De la rouge et vineuse houle
––––––––––Refrain si doux,
––––––Tu rendrais l’oiseau qui roucoule
––––––––––De toi jaloux !
––––Lorsque du nectar les flots en courroux
––––Jettent à l’oreille leur refrain si doux,
––––Les bras enlacés, nous rapprochant tous,
––––Répétons en chœur les joyeux gloux gloux !
REPRISE ENSEMBLE.
––––Lorsque du nectar, etc.

(Ils se rasseoient après l’ensemble.)

MIGUEL, à voix basse.
––––––Savez-vous, Manuelita,
––––Que plus que tout vous êtes belle !…
MANUELITA.
––––––Ah ! Miguel, que dites-vous là !…
VERTIGO, luttant contre le sommeil.
––––Mais qu’ai-je donc dans la prunelle ?
––––––Malgré moi se ferment mes yeux.
MIGUEL, à Manuelita.
––––––Je dis que jamais, mon infante,
––––––Je n’ai passé d’heure charmante
––––––Comme en ce jour, comme en ces lieux !
VERTIGO.
––––––J’ai bien mal à la tête !
MIGUEL.
––––––Parbleu ! Ton compte est fait.
VERTIGO, à Manuelita.
––––––Chantez encor, fillette,
––––––Cette chanson me plaît !
MANUELITA, à part rêveuse.
––––Ah ! Pepito, que n’es-tu pas
––––––Près de ta belle !
––––––Hélas pour elle,
––––Ce repas aurait plus d’appas !
VERTIGO, s’endormant.
–––––––––––Répétons
–––––––––––Ces chansons !…
(Il tombe la tête dans ses mains.)
III.
MIGUEL.
–––––––––––Vient enfin
–––––––––Le doux choc du verre
–––––––––––Tin tin tin…

(Vertigo dort, Manuelita rêve ; la réponse se fait en silence par l’orchestre seulement.)

–––––––––––Vient enfin
–––––––––Le son argentin
–––––––––––Tin tin tin !…

(Réponse en silence.)

––––––Ce bruit chasse l’humeur sévère…

(Il s’arrête, puis à part, en regardant Vertigo.)

––Bravo !… voilà qu’il dort !… à nous deux maintenant !

(Il baise le cou de Manuelita.)

MANUELITA, se levant.
––Miguel !… que faites-vous !…
MIGUEL.
––Miguel !… que faites-vous !… Je n’en sais rien moi-même !
––––––Ce que je sais, c’est que je t’aime !…
MANUELITA.
––Vous !… Ce n’est pas possible !…
MIGUEL.
––Vous !… Ce n’est pas possible !… Et pourquoi donc, vraiment ?
MANUELITA.
––––––––Depuis une heure à peine
––––––––––Je vous revois !
MIGUEL.
––––––––L’amour vient, ou la haine
––––––––––Sait-on pourquoi ?
VERTIGO, rêvant.
––––––––––Gloux ! gloux ! gloux !…
MANUELITA.
––––––––Arrêtez, Miguel, arrêtez !
––––––––Si vous dites vrai…
MIGUEL.
––––––––Si vous dites vrai… Vous doutez ?
MANUELITA.
––––––––Vous que j’aimais comme un frère !
MIGUEL.
––––––––Ah ! ce n’est pas assez, ma chère !
MANUELITA.
––Ne voulant vous tromper, je dois vous repousser,
––––––––Car je ne puis vous épouser.
MIGUEL.
––––––M’épouser !… Mais qui donc y pense ?
––––––Qui parle ici de s’enchaîner ?
––––––Il ne s’agit que de s’aimer !
MANUELITA.[11]
––––––Que dites-vous !… Quelle insolence !
VERTIGO, rêvant.
–––––––––––Gloux ! gloux ! gloux !…
ENSEMBLE.
MIGUEL.
––––––––––De quelle flamme
––––––––Je sens brûler mon cœur !
––––––––––Gentille femme,
––––––––Réponds à mon ardeur.
VERTIGO, dormant.
–––––––––––––Gloux !
–––––––––––––Gloux !
MANUELITA.
––––––––––Oh ! c’est infâme !
––––––––Briser ainsi le cœur
––––––––––De cette femme
––––––––Qu’il appelait sa sœur !
MIGUEL, lui baisant la main.
––––––––––Non ! Rien qui vaille
––––––––––Ta blanche main !

(Lui prenant la taille.)

––––––––––Rien d’aussi fin
––––––––––Que cette taille !
MANUELITA.
–––––––––––Laissez-moi !
MIGUEL.
–––––––––––Non, ma foi !
––––––––Sur mon cœur, dans mes bras !
MANUELITA.
––––––––Jamais !
MIGUEL.
––––––––Jamais ! Ne me repousse pas !
MANUELITA, réveillant Vertigo.[12]
––––––––––––À moi !
VERTIGO.
––––––––––––Hein ? Quoi ?
––––––––––Qui donc m’appelle ?
MANUELITA.
––––––––––C’est moi !
MIGUEL, à Vertigo.
––––––––––Retire-toi !

(Manuelita veut s’échapper par le fond, Miguel la rattrape et la ramène sur le devant de la scène.)

VERTIGO.
––––––––––––Hein ? quoi ?
–––––––Je crois que l’on se querelle…
–––––––Mais peu m’importe pourquoi !
REPRISE ENSEMBLE.
MIGUEL.
––––––––––De quelle flamme, etc.
VERTIGO.
––––––––––Gloux ! gloux ! gloux ! etc.
MANUELITA.
––––––––––Oh ! c’est infâme ! etc.[13]

(Après l’ensemble.)

MANUELITA.
––Hélas !
MIGUEL.
––Hélas ! Qu’avez-vous donc ? vous pleurez !
MANUELITA.
––Hélas ! Qu’avez-vous donc ? vous pleurez ! Oui, je pleure !
––Sur vous que, dès l’enfance, en frère je chéris,
––––––Car hélas ! Pour vous, à cette heure,
––––––Mon cœur n’a plus que du mépris !
MIGUEL.
––––––Ah !… du mépris !… Que dit-elle !
––––––Ce mot m’a glacé d’effroi !
VERTIGO.
––––––Je crois que l’on se querelle,
––––––Mais peu m’importe pourquoi !
ENSEMBLE.
MIGUEL.
––––––Plus d’amour !… Plus d’espérance
––––––Ah ! malgré moi, je frémis.
––––––Par ma folle violence,
––––––J’ai mérité son mépris !
MANUELITA.
––––––Quand par lui de notre enfance
––––––Les souvenirs sont flétris,
––––––Sa coupable violence
––––––Ne mérite que mépris.
VERTIGO.
––––Lorsque du nectar les flots en courroux, etc.

(Manuelita rentre chez elle.)


Scène IX.

MIGUEL, VERTIGO, ivre.
VERTIGO, se détirant.

Je crois que je m’étais endormi.

MIGUEL.

A-t-on jamais vu une pareille petite coquette !

VERTIGO.

Aïe ! j’ai les jambes engourdies… J’aurai pris une fausse position…

MIGUEL.

Que de pruderie !… On prévient les gens…

VERTIGO, regardant Miguel.

Ne tourne donc pas comme ça !…

MIGUEL.[14]

Aussi, c’est cet animal qui m’avait donné des idées…

VERTIGO.

Pourquoi donc tournes-tu ?… (Le regardant.) Tiens ! ils sont deux ! Mais caramba !… ne tourne donc pas !

MIGUEL.

Je ne tourne pas… Voyons, tiens-toi, et réponds !… Tu m’as dit, n’est-ce pas, que Manuelita n’était pas toujours trop cruelle pour toi, qu’elle t’aimait !…

VERTIGO, s’attendrissant.

Manuelita ! Ah ! mon ami !… Manuelita ! voilà une brave fille !… Elle ne peut pas me souffrir !… Et une vertu !… Aussi je la respecte comme la coupe du roi !… (Pleurant.) Je n’ai jamais pu toucher le bout de son petit doigt !… C’est rangé ! c’est honnête ! c’est pudique !…

MIGUEL.

Malheureux !… tu m’as donc trompé ?…

VERTIGO, riant.
Oui… oui… oui !…
MIGUEL.

Et j’ai pu croire… Tu me disais que sa vertu n’était qu’une comédie !…

VERTIGO.

Elle… la perle d’Elizondo !…

MIGUEL.

Oh ! mon Dieu !… Je comprends maintenant son courroux !… Je l’ai outragée… et tout cela grâce à toi !… Ah ! misérable, tu mériterais que je te fisse punir par le corrégidor.

VERTIGO.

Le corrégidor ?… Je joue du serpent à la messe devant lui… à midi… Voilà tout ce que je peux faire pour le corrégidor. (Tirant sa montre.) À midi… et il est une heure…, je n’ai que le temps… Adieu, Miguel…[15] Adieu, mon bon Miguel, embrasse-moi. Miguel, je t’aime… Tu ne veux pas m’embrasser !… Méchant, va…

(Il sort en trébuchant par le premier plan, à gauche.)


Scène X.

MIGUEL, seul.

C’est clair ! je suis un niais… Cet imbécile m’a mystifié, et elle !… elle m’a traité comme on ne traiterait pas un batelier asturien !… Que se passe-t-il donc en moi ?… À Madrid, une tentative perdue, j’en prenais gaîment mon parti, et j’allais chercher fortune ailleurs… Ici, je n’ai personne pour témoin de ma défaite, et pourtant… je pleure de rage et j’ai honte de moi-même… Ah ! c’est que, je le vois trop tard, Manuelita ne ressemble point aux femmes que j’ai connues à Madrid !…

COUPLETS.
I.
––––––––Jadis d’humeur légère
––––––––J’étais heureux là-bas !
––––––––Qu’un amour éphémère
––––––––Avait pour moi d’appas !…
––––––––Hélas ! tout le mystère,
––––––––C’est que je n’aimais pas.
II.
––––––––Ah ! qu’aujourd’hui diffère
––––––––De ce passé riant !
––––––––Je pleure et désespère,
––––––––Je suis triste et tremblant…
––––––––Hélas ! tout le mystère,
––––––––C’est que j’aime à présent.

(Manuelita paraît.)

C’est elle !… ah ! j’ai peur… Comment l’aborder ?…

(Il remonte le théâtre.)


Scène XI.

MIGUEL, MANUELITA.
MIGUEL, s’approchant d’un ton suppliant.

Manuelita !…

MANUELITA.

Lui !… Que voulez-vous ?

MIGUEL.

Mon pardon… Laissez-moi me justifier.

MANUELITA.

Je n’ai rien à entendre.

MIGUEL.

Oh ! je vous en supplie ; écoutez-moi, si vous ne voulez pas que je parte désolé.

MANUELITA, à part.

Cet accent… on dirait qu’il est sincère…

MIGUEL.

Oubliez mes paroles de tantôt !

MANUELITA.

Les oublier !… jamais !…

MIGUEL.

Je sais bien que j’étais indigne en vous les adressant… Oh ! mais maintenant je rougis bien de ma conduite ! allez…

MANUELITA.

Vrai ?

MIGUEL.

Je vous le jure… et il me faut votre pardon Ne me refusez pas… ; vous me rendriez bien malheureux !

MANUELITA.
Et comment me prouverez-vous que votre repentir est sincère ?
MIGUEL.

Comment ?… Par mon respect… Car, voyez-vous, je vous respecte et je vous aime !… J’avais cru n’avoir pour vous qu’un caprice passager… je me trompais, je le sens là. Du moment où je vous ai revue, vous m’êtes entrée tout droit au cœur, et l’amour…

MANUELITA.

Encore !…

MIGUEL.

Oh ! mais cette fois, ne craignez rien… L’amour dont je vous parle maintenant, vous pouvez en entendre l’aveu ; car je n’ai qu’un désir, qu’un rêve, qu’une ambition… c’est que vous consentiez à devenir ma femme !

MANUELITA.

Votre femme !

MIGUEL.

Puis-je vous prouver mieux la sincérité de mon repentir, Manuelita ?… Ne me pardonnerez-vous pas ?

MANUELITA.

Si, Miguel, si, maintenant ; je vous crois et je vous pardonne…

MIGUEL.

Bien vrai !…

MANUELITA.

Vous retrouverez en moi l’amie que vous aviez perdue un instant ; je redeviens votre sœur, comme vous disiez ; mais votre femme… c’est impossible.[16]

MIGUEL.

Oh ! ciel ! Mais pourquoi ?

MANUELITA.

Pourquoi ?

MIGUEL.

Vous en aimez un autre, peut-être ?

MANUELITA.

Souvenez-vous… Ces lettres de votre ami…

MIGUEL.
De Pepito ?… Eh bien ?…
MANUELITA.

Que vous y disait-il ?… Ne vous parlait-il point de sa fiancée ?…

MIGUEL.

Oui… mais je ne comprends pas…

MANUELITA.

Vous ne comprenez pas parce que le portrait était flatté, sans doute…, car cette fiancée qu’il aime tant, dont il est tant aimé…

MIGUEL.

Eh bien ?

MANUELITA, timidement.

C’est moi !…

MIGUEL, avec douleur.

Vous !…

MANUELITA.

Oui… c’était fête au village…, on dansait là-bas sous la feuillée…

DUETTO.
MANUELITA.
––––––Alors, aux pieds de la Madone…
––––––Il jura de m’aimer toujours.
MIGUEL.
––––––Il jura de l’aimer toujours.
MANUELITA.
––––––Moi, je jurai par ma patronne…
––––––De n’avoir pas d’autres amours.
MIGUEL.
––––––De n’avoir pas d’autres amours.
MANUELITA.
––––––Et puis je reçus ses adieux,
––––––Ici nous pleurions tous les deux,
––––––––––Tandis, qu’hélas !
––––––––––––Là-bas…
––––Là-bas, dansait, chantait tout le village
––––Au sein des plaisirs et des jeux,
––––Pour eux, le ciel se montrait sans nuage
––––Et nous étions bien malheureux !…
REPRISE ENSEMBLE.
MIGUEL, désolé.

Ainsi, vous aimez Pepito ?…

MANUELITA.
Hélas ! oui…, et malgré tous mes efforts je ne puis parvenir à gagner de quoi le racheter…
MIGUEL.

Il n’y a donc personne ici qui ait assez de cœur pour vous prêter la somme ?

MANUELITA.

Mon Dieu, non…

MIGUEL.

Attendez donc…, mon père est riche…, je vous la prêterai, moi !…

MANUELITA.

Vous ! vous feriez cela !…

MIGUEL.

Ah ! bien oui, mais… c’est que mon père m’a dit qu’il ne me donnerait d’argent que quand je me marierais… et je n’en ai guère envie, maintenant que la seule que j’aime est promise à un autre !… Mais j’y pense !… Si je ne puis le racheter, je peux du moins le remplacer…

MANUELITA.

Comment ?

MIGUEL.

Voyons…, qu’est-ce que vous désirez le plus au monde ?

MANUELITA.

Dam !… je ne sais plus maintenant…

MIGUEL.

Est-ce que vous ne seriez pas joyeuse de voir revenir Pepito ?

MANUELITA, sans empressement.

Oh ! si…

MIGUEL.

Eh bien ! je vais m’en aller le remplacer à Cadix ! Je prendrai sa place là-bas…, tandis qu’il viendra prendre ici celle que j’aurais tant voulu occuper auprès de vous…

MANUELITA.

Oh ! c’est d’un bien bon cœur, ce que vous dites là, Miguel… mais je ne puis consentir…

MIGUEL.

Est-ce que ça ne vous fait pas plaisir ?

MANUELITA.
Que Pepito revienne ?… Oh ! si… mais maintenant, il me semble que ça me fait de la peine que vous partiez… pauvre Miguel !
MIGUEL.

Vous me plaignez ! Ainsi, à défaut d’amour, vous croyez qu’à la longue, vous pourrez avoir un peu d’amitié pour moi ?

MANUELITA.

C’est déjà fait !

MIGUEL.

Vrai !…[17] après ça, dans quatre ans, quand j’aurai fini mon temps…, c’est-à-dire le temps de Pepito… peut-être que je serai parvenu à vous oublier… mais ça, je ne crois pas, par exemple !… — Allons, adieu, Manuelita !

MANUELITA.

Adieu ! Miguel.

MIGUEL.

Vous l’aimez donc bien, ce Pepito ?

MANUELITA.

Sans doute…, puisque j’ai promis…

MIGUEL.

C’est juste ! — Voulez-vous me permettre de vous embrasser avant de partir ?

MANUELITA, se jetant dans ses bras.

Ah ! bien volontiers, par exemple !

DUETTO.
MIGUEL.[18]
––––––––––––Adieu !
MANUELITA.
––––––––––––Adieu !
MIGUEL.
––––––Adieu donc ! vers sa fiancée
––––––L’heureux Pepito reviendra !
MANUELITA.
––––––Mais hélas ! toujours ma pensée
––––––Au seul Miguel appartiendra !
MIGUEL.
––––––––––––Adieu !
MANUELITA.
––––––––––––Adieu !

Scène XII.

Les Mêmes, VERTIGO.

(Il entre, très sombre, son serpent à la main, sa guitare au dos et son sac de facteur au côté. Il prend successivement la main de Miguel et celle de Manuelita, et les amène sur le devant de la scène.)

VERTIGO, d’un air consterné.[19]

Pas de souffle !… pas d’embouchure !… pas de lèvres !… Ce qui vient de m’arriver est inouï !… Écoutez cela, ça vous intéresse !… J’arrive à l’église très tard… l’office était presque fini. Je cours à ma place ; tous les regards se fixent sur moi…, le corrégidor me sourit d’un air bienveillant ; je lui rends son sourire. Je porte mon instrument à mes lèvres, je veux jouer… pfffff !… Rien !… Le corrégidor paraît fort surpris… je reprends mon haleine ; j’enfle mes joues ; je souffle… pffff !… Rien !… du vent, beaucoup de vent… mais pas de son !… Le corrégidor paraît de plus en plus surpris… Alors, au comble de l’embarras, je me trouble, je perds la tête, et, cherchant à dédommager d’une manière quelconque mon auditoire, machinalement, je me mets à gratter ma guitare… la surprise du corrégidor augmente… je veux entonner un motet… v’lan ! Je donne tête baissée dans la sérénade, et je fais : digue ! digue ! digue da !… La surprise du corrégidor ne connaît plus de bornes, et il s’écrie de sa voix magistrale : Que nous veut donc cet imbécile ? Alors, humilié au dernier point, je fais volte-face, je prends ma guitare à mon dos, mon serpent sur mon sein, mes jambes à mon cou et me voilà !…

MANUELITA.

Eh bien ! qu’est-ce que tout cela nous fait ?

VERTIGO.

Sans doute, la dernière heure du serpent à sonnettes…

MIGUEL.

Hein ?

VERTIGO.

Non…, a sonné… et très probablement, j’aurais perdu aussi ma place de facteur, si je n’avais eu l’esprit de passer par la poste en revenant. J’y ai trouvé le courrier qui m’attendait pour me remettre une lettre.

MIGUEL, impatienté.

Mais encore une fois, qu’est-ce que tout cela nous fait ?

VERTIGO.

Comment, ce que cela te fait ? Je ne te l’ai donc pas dit ? La lettre est pour toi !

(Ici, la musique commence.)

MIGUEL.

Pour moi, où est-elle ?

VERTIGO.

Dans mon sac…

MIGUEL.

Donne-là donc ?

VERTIGO.

La voilà !

MIGUEL, prenant la lettre.

(À part.) De Cadix ! c’est sans doute de ce brigand… de ce cher Pepito… (Il ouvre.) Ah ! mon Dieu !… Qu’ai-je lu !…

MANUELITA.[20]

Qu’avez-vous donc, Miguel ?

MIGUEL.

Moi ? Rien… rien, señorita… (À part.) Ah ! pauvre fille !… Comment lui apprendre ?… Je n’en aurai jamais le courage !

MANUELITA, à Vertigo.

Qu’est-ce donc que cette lettre ?

VERTIGO.

Je ne sais pas !… C’est une lettre de Cadix.

MANUELITA.

De Cadix !… Ah ! mon Dieu !… On vous y parle de Pepito ?…

MIGUEL.

Eh bien ! oui…, c’est la vérité !

MANUELITA.

Que vous y dit-on ? Parlez !…

MIGUEL.
Je n’ose pas vous l’apprendre…, tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne pars plus…
MANUELITA.

Comment ?

MIGUEL.

Mon Dieu, non !… Car ce n’est plus la peine…, car, quand même j’irais là-bas remplacer Pepito, il ne pourrait toujours plus revenir vous épouser !…

MANUELITA.

Ah ! Mon Dieu !… Je devine !… Il est mort !…

MIGUEL.

Mort ! Ah ! bien oui !… Si ce n’était que ça !… Il est marié depuis trois semaines !…

MANUELITA.

Marié !

VERTIGO.

Marié !…

MIGUEL.

Avec une cantinière de son régiment, celle dont il faisait le portrait dans ses lettres… car, hélas ! señorita, ce n’était pas vous !…

FINAL.
MANUELITA, prenant la lettre.
––––––––Marié !
MIGUEL.
––––––––Marié ! Marié !
VERTIGO.
––––––––Marié ! Marié ! Marié !
ENSEMBLE.
MANUELITA, MIGUEL.
––––––––Pepito marié !
––––––––Des serments l’ont lié,
––––––––Et
mon cœur s’est fié,
son
––––––––Le sien a varié.
––––––––Sans remords, sans pitié,
––––––––Il a tout oublié,
––––––––Il a tout renié !
––––––––Pepito marié !…
VERTIGO.
––––––––Pepito marié !
––––––––Le fait est publié !
––––––––Je l’ai certifié
––––––––Mais on a tout nié.
––––––––J’ai prié, supplié,
––––––––Mais tout est oublié :
––––––––Je l’aurais parié,
––––––––La voilà ma moitié !
VERTIGO, à Manuelita.
––––––Voyons, c’est trop vous désoler !
––––––Il est d’autres garçons sur terre !
MANUELITA.
––C’est vrai !
VERTIGO.
––C’est vrai ! Si l’un d’entre eux parvenait à vous plaire,
––––––Ne pourriez-vous vous consoler ?
MANUELITA.
––––––Si fait !
VERTIGO.
––––––Si fait ! Je connais un garçon
––––––Du plus excellent caractère…
––––––Ne devinez-vous pas, ma chère ?
MANUELITA.
––––––Si…, je crois que je sais son nom…
VERTIGO.
––––––Il est bien fait autant que bon.
MANUELITA.
––––––Ça ne gâte rien à l’affaire.
VERTIGO.
––––––Peut-il espérer de vous plaire ?
MANUELITA.
––––––Mais vraiment, je ne dis pas non.
VERTIGO, tombant à ses pieds.
––Il peut donc aspirer à cette main mignonne ?
MANUELITA, tendant la main à Miguel.
––––––Ah ! de grand cœur je la lui donne !…
MIGUEL.
–––––––––Qu’entends-je !… Ô bonheur !
VERTIGO.
–––––––––Que vois-je !… Ô fureur !
MIGUEL.
––––––Vous m’aimez donc ! Ah ! quelle ivresse !
VERTIGO.
––––––C’est moi qui ne suis pas content !
––––––Je prendrai mon parti, pourtant,
––––––À condition qu’à votre messe
––––––Je jouerai mon air de serpent ?
MIGUEL.
––––––Très volontiers !
VERTIGO.
––––––Très volontiers ! En nous voyant,
––––––Chacun ira, se demandant,
––––––Qui des trois est le plus charmant,
––––––L’homme, la femme ou le serpent ?
MANUELITA.
––––––Et maintenant plus de chagrin,
––––––Répétons ce joyeux refrain :
––––Lorsque du nectar les flots en courroux
––––––Jettent à l’oreille, etc.
REPRISE ENSEMBLE.



FIN.

  1. Manuelita, Vertigo.
  2. Miguel, Manuelita.
  3. Manuelita, Miguel.
  4. Miguel, Manuelita.
  5. Miguel, Manuelita, Vertigo.
  6. Miguel, Vertigo, Manuelita.
  7. Vertigo, Miguel, Manuelita.
  8. Miguel, Vertigo, Manuelita.
  9. Miguel, Manuelita, Vertigo.
  10. Manuelita, Miguel, Vertigo.
  11. Miguel, Manuelita, Vertigo.
  12. Miguel, Vertigo, Manuelita.
  13. Manuelita, Miguel, Vertigo.
  14. Vertigo, Miguel.
  15. Miguel, Vertigo.
  16. Manuelita, Miguel.
  17. Miguel, Manuelita.
  18. Ce mot : adieu, est répété plusieurs fois par Miguel et par Manuelita alternativement, et chacun des deux doit, dans la première reprise du duetto, s’éloigner d’un pas à chaque fois. Dans la dernière partie, le jeu de scène contraire doit avoir lieu, de sorte qu’au dernier adieu ils se trouvent dans les bras l’un de l’autre.
  19. Miguel, Vertigo, Manuelita.
  20. Miguel, Manuelita, Vertigo.