Pepita, récit de la Pampa

Pepita, récit de la Pampa


PEPITA

RÉCIT DE LA PAMPA.

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I.


Partis depuis sept jours de Buenos-Ayres, nous avions traversé la province de ce nom, l’une des plus étendues de la confédération du Rio de la Plata, et celle de Santa-Fé : nous espérions arriver le lendemain soir à Cordova. Aux plaines interminables qui avaient si long-temps fatigué nos regards succédait un pays plus riant, coupé de frais ruisseaux et couvert en maints endroits d’une belle végétation. D’abord de chétifs caroubiers aux rameaux épineux, chargés de vieux nids de perroquets, s’étaient montrés à nos regards ; bientôt, les saules plantés par la nature au bord des eaux se mêlant à d’autres arbres plus vigoureux, les buissons épineux s’épaississant de plus en plus, nous avions fini par nous trouver en pleine forêt. Nos chevaux trottaient vivement sur un sol léger et sablonneux ; les oiseaux chantaient. Il s’en fallait bien de deux heures que le soleil ne fût couché, et une lieue à peine nous séparait de la maison de poste où nous devions relayer. Cette maison était située au carrefour (esquina) où viennent aboutir les deux grandes routes qui relient l’Océan Pacifique à l’Atlantique : l’une, celle du nord, qui conduit en Bolivie et au Pérou par Tucuman et Salta ; l’autre, celle du sud-ouest, qui mène au Chili en passant par San-Luis et Mendoza. Un jour, il faut l’espérer, une ville se bâtira au point de jonction de ces deux voies de communication si importantes ; toujours est-il qu’à l’époque où je m’y arrêtai, on n’y voyait d’autre habitation que la maison de poste.

Nous comptions mettre à profit le reste de la journée et pousser au-delà de la esquina ; mais un habitant de Cordova qui voyageait avec nous voulait à toute force nous faire passer la nuit à la maison de poste. C’était un jeune homme fort gai, bon compagnon, trop bien élevé pour partager la haine aveugle que la plupart de ses compatriotes ont vouée aux étrangers. « Croyez-moi, disait-il, reposons-nous ce soir à la esquina ; nous y trouverons des visages plus avenans que dans la pampa de Santa-Fé ; cette poste est tenue par une veuve, doña Ventura, qui accommode divinement les œufs aux tomates, et je veux que vous entendiez chanter sa fille Pepa ! » Il nous restait une longue route à faire, — trois cents lieues sans compter le passage des Andes, — avant d’arriver à Santiago du Chili, et la saison s’avançait. Cependant, pour ne pas désobliger notre ami, nous nous rendîmes à ses désirs. Nos péons, joyeux d’approcher de la halte, se penchèrent, en poussant de grands cris, sur le cou des chevaux qu’ils éperonnaient sans pitié ; les chiens répondirent à ce vacarme par des aboiemens forcenés, et bientôt nous nous arrêtâmes devant la maison de posté.

Un vieux gaucho, qui faisait l’office d’intendant, vint nous recevoir. Tandis qu’on dételait, un jeune garçon de douze à treize ans, beau comme un berger de Murillo, et qui lançait des pierres aux pigeons sauvages perchés sur les figuiers, remit sa fronde en sautoir et courut au logis en criant : « Mère, mère, voici don Mateo avec des seigneurs étrangers. »

Don Mateo, — c’était notre ami le Cordoves, — alla donner ses ordres pour le dîner et prévenir la duègne que nous n’avions besoin de chevaux que pour le lendemain. Chacun de nous rangea ses couvertures sur l’estrade qui régnait autour de la salle destinée aux voyageurs. Cet appartement, assez propre et très vaste, n’avait d’autres meubles qu’une petite lampe allumée devant l’image d’une madone et une guitare accrochée à un clou. Au moment du repas, doña Ventura fit apporter d’immenses fauteuils de cuir à clous dorés, évidemment fabriqués à Grenade du temps des rois catholiques. Des cholas[1] fort éveillées, qui ne disaient rien, mais regardaient beaucoup, dressèrent la table ; elles y placèrent les huevos revueltos con tomatas[2] à côté de grands saladiers dans lesquels nageaient, au milieu d’une sauce abondante, de gros morceaux de viande rôtie. Le piment n’avait point été ménagé ; ce condiment un peu vif nous fit trouver meilleur le bouillon qu’on nous apporta, selon l’usage, à la fin du repas. La duègne, assise sur l’estrade, triomphait de notre excellent appétit, et se rengorgeait fièrement chaque fois que l’un de nous lui adressait un compliment plus ou moins exagéré sur l’excellence de son dîner. Pepa se tenait près d’elle ; c’était une belle fille au teint blanc et frais, presque blonde. Elle fumait nonchalamment une cigarette en promenant autour d’elle ses grands yeux bleus ombragés de longs cils. Juancito, le petit garçon à la fronde, tournait autour de la table, se roulait sur nos couvertures, et goûtait sans façon dans nos verres le vin de Bordeaux que nous y versions. Quand on eut desservi, Mateo alla décrocher la guitare : « Señorita, dit-il à Pepa en la lui présentant, voici des seigneurs cavaliers qui seraient charmés de vous entendre ; de grâce, un petit romance, et ils vous tiendront pour la plus aimable fille — por la mas preciosa niña — de la province. »

Nous allions joindre nos humbles exhortations à celles de don Mateo ; mais la jeune fille avait déjà accordé l’instrument. Sans se faire prier davantage, sans tousser, sans se plaindre d’être enrhumée, elle chanta une demi-douzaine de chansons démesurément longues. À chaque couplet, Mateo battait des mains, et en vérité Pepa possédait une voix charmante qu’elle ne conduisait pas trop mal. Sa physionomie s’animait par degrés ; elle s’arrêtait de temps à autre en criant : « Ay, Jésus ? je suis morte ! » et recommençait de plus belle. La duègne avait fini par faire chorus avec sa fille. À chaque refrain, nous frappions sur la table avec la paume de nos mains, et Mateo, imitant les castagnettes avec ses doigts, dansait comme un fou au milieu de la salle.

Par malheur le vieil intendant vint interrompre cette fête. Il se pencha à l’oreille de la veuve, et lui dit qu’on voyait arriver par la route du nord une troupe de chariots. — Crois-tu, Torribio, répondit-elle, que ce soient les gens de Salta ?

— Qui sait ? reprit le gaucho. Il y a trois semaines que le courrier, en passant par ici, m’a assuré que le convoi de Gil Perez était parti, et, s’il ne lui est rien arrivé en route, je ne voudrais pas parier qu’il ne fut ici ce soir.

— Allons, Pepita, dit la duègne, voilà notre ami Perez qui t’apporte quelque beau présent. Va faire ta toilette, niña, et n’oublie pas le beau peigne d’écaille qu’il t’a donné à son dernier voyage… Messieurs, ajouta-t-elle en se tournant vers nous, je vous quitte un instant, mais j’espère vous présenter bientôt un hôte de distinction.

— Au diable Perez et les gens de Salta ! dit tout bas Mateo quand Pepa se fut retirée, et nous sortîmes pour voir arriver les chariots.

C’était une troupe de quinze charrettes, attelées de six bœufs chacune, chargées de fruits secs, de coton et de balles de crin : elles approchaient lentement, tournant avec effort sur leurs roues massives. Rejetées d’un côté à l’autre par les cahots, elles s’enfonçaient dans de profondes ornières, d’où les quatre bœufs de volée, liés au joug à douze pieds en avant de ceux du timon, les arrachaient à grand’peine en inclinant jusqu’à terre leurs naseaux fumans. Les bouviers, couchés entre la couverture de cuir qui recouvre ces maisons ambulantes et les ballots superposés, piquaient l’attelage au moyen de longs aiguillons suspendus en équilibre au-dessus de leurs têtes. Comme la route, fort étroite en cet endroit, était obstruée d’arbres morts et envahie par des buissons épineux, les immenses charrettes, forcées de se suivre pas à pas, se heurtaient et s’accrochaient successivement aux mêmes obstacles. De ces secousses multipliées résultait un mouvement de lente oscillation et de roulis qui faisait craquer les essieux et frémir les roues. Quand le convoi tout entier se fut déroulé dans l’espace vide dont la maison de poste marquait le centre, les chariots se rangèrent sur une ligne, en ordre de bataille, comme des fourgons d’artillerie ; le timon s’abaissa, les jougs furent déposés à terre à la place qu’occupaient les bœufs. Les animaux, qu’on venait de délier, allèrent rejoindre le troupeau de rechange qui marchait derrière le convoi, sous la conduite d’une douzaine de cavaliers. Bientôt sortit des coins les plus obscurs de ces chariots toute une population étrange, piqueurs de bœufs portant le caleçon blanc brodé, le châle de laine roulé autour des reins, le poncho rouge et bleu, le bonnet pointu orné de rubans verts ; femmes et enfans, passagers de tout âge qui s’étaient joints à la caravane pour faire à bon marché une traversée de trois cents lieues. On voyait aussi de jeunes filles au teint cuivré, aux allures hardies, embarquées gratis à la suite de quelque bouvier de bonne mine. Ce fut en un instant comme un bruit de ruche autour du convoi ; ceux-ci coupaient le bois, ceux-là couraient à la fontaine, d’autres piquaient en terre, devant le feu, des broches de bois chargées d’énormes tranches de viande.

Chacun de ces convois obéit à un chef ou capataz qui, galopant à cheval sur les flancs, en tête ou en queue de la colonne, selon la nature des lieux et les périls du chemin, commande à cette horde indisciplinée, et maintient de son mieux la subordination parmi ces hommes sauvages. Il lui faut, pour se faire respecter, de la fermeté et de l’audace, souvent même c’est d’un coup de couteau qu’il impose silence à un mutin. La troupe qui prenait position ce soir-là devant la poste où nous passions la nuit venait de Salta, comme l’avait supposé Torribio, et, ainsi que semblait l’espérer doña Ventura, elle avait pour chef Gil Perez. Celui-ci, en bon général d’armée, ne descendit de cheval que quand il eut vu son monde campé convenablement. Nous étions rentrés dans la salle des voyageurs ; Pepa venait d’y reparaître : elle avait jeté sur ses épaules un châle de soie sorti des fabriques de Lyon, nuancé des couleurs les plus disparates, et posé sur sa tête un peigne à la mode de Buenos-Ayres, large de vingt à trente pouces et haut d’un pied. Cette parure extravagante nous semblait infiniment moins gracieuse que les deux tresses qui, un quart d’heure auparavant, flottaient sur son dos ; mais tel n’était pas l’avis de la duègne : les proportions démesurées de cet ornement en faisaient à ses yeux le prix principal. Cependant ces apprêts de toilette déplaisaient visiblement à Mateo. L’arrivée du conducteur de chariots semblait être pour la veuve et sa fille un événement de grande importance ; le jeune Cordovès en voulait à celui-ci de ce qu’on eût fait tant de frais pour le recevoir.

Gil Perez entra d’un air radieux ; il tenait sous son bras un petit coffre qu’il déposa sur la table, et s’adressant à doña Ventura : « Ouvrez, dit-il, voici la clé ; ouvrez, regardez et prenez ! » Sans se le faire répéter, la veuve tira du coffre une écharpe de crêpe de Chine et une demi-douzaine de souliers de satin que Perez présenta à Pepa ; celle-ci rougit et remercia de bon cœur. Tandis qu’elle admirait ces cadeaux, Perez offrit à la veuve une de ces jolies chaînes d’or que l’on fabrique au Pérou ; puis, se tournant vers Juancito, qui semblait attendre son tour : « Mon garçon, lui dit-il, cherche sous mon poncho. » L’enfant souleva le poncho et saisit avidement un charmant petit sabre qu’il attacha aussitôt à sa ceinture. Dans sa joie, il sauta au cou du capataz, qui eût sans doute mieux aimé recevoir de sa sœur ce témoignage de gratitude. Après avoir ainsi répandu ses libéralités sur toute la famille, Gil Perez engagea la conversation avec nous. Dans ces pays de mœurs simples et faciles, il suffit de se rencontrer sous le même toit pour être amis. Mateo recouvra bientôt sa bonne humeur ; il lui paraissait de sa dignité de ne pas disputer la place à un conducteur de chariots.

Pendant que nous causions avec Gil Perez, les bouviers se livraient à de joyeux ébats ; les cholas et les postillons de la esquina s’étaient joints à eux pour former un de ces bals improvisés qui durent d’ordinaire une partie de la nuit. C’est ainsi que les gens des pampas se délassent des fatigues de la journée. Gil Perez, craignant quelque désordre, était allé faire sa ronde accoutumée ; il rentra en annonçant qu’on découvrait une grande poussière vers le sud-est. Là-dessus Juancito courut pousser une reconnaissance ; quelques minutes après, il revenait apporter la nouvelle que les muletiers de San-Juan arrivaient. Pepa et sa mère échangèrent un regard rapide ; quant à Perez, il parut fort peu se préoccuper de l’incident. Il se contenta de dire : « C’est sans doute le petit Fernando avec son chargement d’eau-de-vie ! »

Déjà les muletiers avaient fait halte à quelque distance de la poste, ils dessellaient leurs mules et rangeaient en cercle sur la terre les harnais flanqués de deux barils, charge ordinaire de chaque animal. Les bêtes fatiguées, s’étant roulées sur l’herbe, se mirent à brouter çà et là ; les hommes dressèrent une petite tente et allumèrent un feu. Quelques-uns restèrent à cheval ; ils galopaient à droite et à gauche pour empêcher les mules rétives de s’éloigner du camp. Leur chef, que son costume ne distinguait guère du reste de la bande, ayant mis pied à terre à son tour, se dirigea vers la maison de poste. Il portait sur l’épaule une de ces grandes besaces que Sancho a rendues célèbres et qu’on nomme alforjas, double sac que le mendiant passe à son cou, et que le cavalier suspend au pommeau de sa selle. Marchant d’un pas rapide et sur la pointe du pied, à cause des longs éperons d’acier qu’il traînait à ses talons, il frappa à la porte de doña Ventura. — Ave Maria ! dit-il à demi-voix. — Sin peccado concebida[3], répondit la veuve, et Juancito ouvrit.

Gil Perez regarda le muletier à peu près comme un amiral regarderait l’humble capitaine d’un navire de commerce. Celui-ci, déconcerté de trouver la maison pleine et d’y voir des figures étrangères, sans compter celle du capataz, qui semblait le gêner beaucoup, demeura quelques secondes debout près de la porte.

— Entre donc, Fernando, lui dit doña Ventura ; tu es surpris de ce que ma Pepita est en grande toilette, mon garçon ? C’est qu’il m’est arrivé ce soir des seigneurs cavaliers… Veux-tu souper ? j’ai là du puchero[4].

— Je vous rends grâces, señora, répondit Fernando ; je n’ai rien à vous demander. Vous savez que je ne passe jamais par ici sans venir dire bonjour à Pepa… Et puis j’ai là pour vous un petit baril de la meilleure eau-de-vie qu’on ait goûtée à San-Juan depuis bien des années.

— Est-ce pour Pepa que tu apportes ton aguardiente ? demanda Gil Perez.

— Don Gil, répliqua le muletier, chacun donne ce qu’il a et selon ses moyens. Et, se tournant vers la jeune fille : — Pepita, ajouta-t-il, quand tu étais enfant, tu aimais assez les tartes de nos montagnes ; eh bien ! en voilà, et aux pêches encore !

En parlant ainsi, il avait tiré de la double poche de son sac le petit baril d’eau-de-vie et une douzaine de gâteaux de forme carrée, remplis d’une marmelade épaisse que Juancito sembla déguster avec un extrême plaisir. Cela fait, il alla s’asseoir auprès de Pepa, et regarda fièrement le conducteur de chariots.

— Combien as-tu d’animaux ? lui demanda celui-ci.

— Quinze mules de charge, sans compter les montures.

— Juste autant que j’ai de charrettes, poursuivit Perez ; ça n’est pas mal… En tout, tu portes trente barils, de quoi charger la moitié d’un de mes fourgons ! Bah ! que peux-tu gagner avec cela ? Tu fais là un triste métier, mon garçon, et tu le feras long-temps avant de devenir riche !

— Quand j’en serai ennuyé, répliqua Fernando, j’en prendrai un autre. — Le muletier prononça ces paroles avec un accent singulier.

— Fernando a du courage, reprit doña Ventura, et il se tirera d’affaire, et puis il trouvera quelque part dans son pays une jolie fille qui lui apportera une dot… N’est-ce pas, Fernando ?

Pour toute réponse, Fernando ramena sur son front son chapeau pointu à petits bords ; ses yeux fauves brillaient comme ceux d’un chat. Il saisit vivement la guitare placée sur l’estrade auprès de Pepa, et se mit à la racler avec distraction, comme un homme qui s’abandonne à sa rêverie. Juancito, qui se tenait debout devant lui, attendant sans doute qu’il eût fini de préluder et chantât quelque gai refrain des montagnes, lui poussa le bras en disant : — Fernando, as-tu vu les beaux présens que nous a faits Gil Perez ? Sans lever les yeux, le muletier répéta à demi-voix ce couplet d’une vieille romance :

No estès tan contenta, Juana,
En ver me penar por ti ;
Que lo que hoy fuere de mî,
Podrá ser de ti mañana[5].

Puis tout à coup, jetant la guitare à ses pieds, il sauta sur l’estrade, éteignit la lampe qui brûlait devant la madone et porta la main à son couteau. Pepa s’était serrée contre sa mère : au cri qu’elle poussa, Gil Perez se mit en défense, mais Fernando, passant près de lui sans le regarder, gagna la porte. « Ah ! Pepita, murmura-t-il en sortant, tu me feras faire un mauvais coup ! » Et il disparut.

Gil Perez essaya de rassurer les deux dames, et chercha à les retenir ; mais doña Ventura, fort agitée, se retira immédiatement avec sa fille. « Ma foi, messieurs, nous dit Mateo à voix basse, la soirée a été plus complète que je ne l’espérais. Je croyais vous faire assister à un saynète, et nous avons eu presque une tragédie. » Là-dessus il s’étendit sur ses couvertures, bien décidé à dormir. Mes compagnons en firent autant, et je me dirigeai vers notre coche-galera, voiture de voyage, où j’avais coutume de prendre mon gîte chaque nuit. Les feux des muletiers brillaient dans le lointain ; devant les chariots, les bouviers continuaient leurs danses et leurs chants. Du côté de la forêt, des perroquets, réunis en bandes innombrables, poussaient des cris tumultueux qui ne me permirent guère de fermer l’œil. Au point du jour, comme je commençais à m’endormir, Mateo vint m’éveiller ; les chevaux étaient prêts. Déjà les muletiers de San-Juan disparaissaient à l’horizon, et Gil Perez, le pied dans l’étrier, donnait l’ordre à sa troupe de se mettre en marche.

Le surlendemain, nous faisions à Cordova notre entrée triomphale. Au bruit de notre voiture de voyage, roulant sur les pavés inégaux, les habitans se mettaient aux fenêtres et couraient aux portes. Les postillons, armés de sabres et de couteaux, avaient si bonne tournure en galopant, nos quatre péons levaient si fièrement la tête, qu’on répétait le soir sur la grande place de Cordova : Han llegado unos Ingleses ; — il est arrivé des Anglais !…

Après avoir séjourné quelque temps dans la jolie petite ville de Cordova, qui fut jadis la Salamanque des provinces Argentines, nous prîmes congé de don Mateo pour continuer notre route vers les Andes. Je laissai à mon tour mes compagnons à Mendoza, et passai au Chili, puis au Pérou. Enfin, revenu à Valparaiso avec l’intention de m’embarquer pour l’Europe, je voulus revoir Santiago, la capitale du Chili. C’est une grande et belle ville, fort agréable à habiter, et celle de toute l’Amérique méridionale où l’Européen, le Français surtout, se trouve le moins dépaysé. Dans ce temps-là, on y vivait assez tranquille ; des soldats à cheval, qui stationnaient au coin de chaque rue, veillaient la nuit à la sécurité des habitans. Quand un assassinat était commis sur les routes, la justice savait mettre la main sur le coupable ; il était sévèrement puni, et, après avoir rasé sa maison, on y semait du sel, comme pour effacer jusqu’au souvenir du meurtrier. Les révolutions, il faut bien le dire, se succédaient encore à des intervalles infiniment trop rapprochés ; mais en général le peuple y prenait peu de part, et l’on ne voyait pas, comme aujourd’hui, les clubs promener sur les places publiques leurs bannières menaçantes. La population calme et insouciante se répandait en foule, vers les dernières heures du jour, sur les promenades, entre les belles rangées de peupliers (alamedas) au-delà desquelles la Cordilière des Andes dresse ses pics majestueux, couverts de neiges éternelles. Quelque gracieuses pourtant que soient ces alamedas rafraîchies par de petits ruisseaux aux ondes murmurantes et bordées en maints endroits de jardins où le pêcher fleurit à côté de l’amandier, le voyageur leur préfère encore la grande digue élevée pour contenir les eaux torrentielles du Mapocho et qu’on nomme le Tajamar. Qu’on se figure un quai long d’un mille, formant comme une esplanade d’où l’on domine une vallée étroite, adossée aux Andes et ombragée de grands arbres sous lesquels se cachent de blanches maisons et de jolis vergers. Les fières montagnes, amoncelées les unes au-dessus des autres, s’arrondissent à l’horizon en décrivant une courbe immense. Leurs sommets, découpés en vives arêtes, ressemblent à de gigantesques gradins qui marquent autant de zones diverses ; sur les plus bas, on distingue encore quelque trace de végétation, puis le rocher se montre à nu, et enfin l’œil s’égare sur des glaciers éblouissans de blancheur, que le soleil fait étinceler comme le diamant.

Je suivais un soir l’interminable route que trace le Tajamar ; le soleil couchant teignait la Cordillère d’autant de nuances changeantes qu’on en peut compter sur la gorge du caméléon. Arrivé au faubourg de la ville, un bruit de voix mêlées au refrain d’une demi-douzaine de guitares et de harpes attira mon attention vers un jardin où se pressait la foule. Un beau palmier, — arbre peu commun dans cette partie du Chili, — en occupait le centre ; tout au fond, derrière une masse d’arbustes charmans, citronniers et grenadiers, se dressait un théâtre illuminé de verres de couleur. Sur le devant de la scène, un danseur et une danseuse exécutaient un de ces pas vifs et entraînans que la race andalouse a transportés d’Espagne en Amérique, après les avoir empruntés aux Bohémiens. Il paraît que le ballet durait depuis long-temps, car les deux virtuoses, exténués de fatigue, ne se soutenaient qu’avec peine sur leurs jambes. Tout à coup le danseur mit un genou en terre, rejeta la tête en arrière, et fixa sur la baylarina deux yeux étincelans qui semblaient la fasciner. Celle-ci, comme vaincue par le regard passionné du jeune homme, lui prit la main pour le relever, et courut se cacher parmi les femmes qui composaient l’orchestre.

Ce dénoûment bien connu, puisqu’il est toujours le même, n’en provoqua pas moins dans l’assemblée une explosion de murmures flatteurs. La foule des spectateurs se composait de mineurs chiliens au chapeau pointu, au poncho bleu rayé de bandes jaunes, de muletiers de la province du Maule, reconnaissables à leurs cheveux plats et à leurs faces basanées, dans lesquelles le type espagnol est plus difficile à retrouver que celui de l’Indien. On y voyait aussi des marchands des faubourgs, des vendeurs de melons et des aguadores, — porteurs d’eau ; — société peu choisie, j’en conviens, mais simple et franche dans ses allures, et qui ne faisait à moi nulle attention, malgré la curiosité avec laquelle j’observais chacun de ses groupes. Il y avait là des tables de rafraîchissemens, et, au moment où les danseurs s’avancèrent de nouveau sur la scène, je m’assis assez près du théâtre en demandant un verre d’orangeade.

— Seigneur cavalier, me dit brusquement un jeune homme à la parole vive et brève, mettez-vous un peu de côté ; votre manteau m’empêche de voir la baylarina !… que diable !

— Il y a ici, comme à l’Opéra, des amateurs qui ne veulent perdre ni un pas, ni une note, pensai-je en me retournant pour regarder en face le dilettante. Je reconnus don Mateo. Il me parut un peu changé ; ses habits avaient subi une altération sensible ; mais c’était bien le jeune Cordovès que j’avais vu applaudir si gaiement aux romances que nous chantait la fille de doña Ventura.

— Don Mateo, lui dis-je en lui tendant la main, avouez que si cette femme danse avec grâce, il y a dans la province de Cordova des jeunes filles qui chantent à ravir, la Pepita par exemple…..

— Pepita, reprit le jeune homme ; vous connaissez Pepita ? Qui donc êtes-vous, seigneur cavalier ?… Ah ! mais, c’est vous, don….. vos noms français sont si difficiles à retenir ! Et par quel hasard vous rencontré-je ici ?

— Par le hasard des voyages qui me ramène au Chili avant de me pousser vers le cap Horn ; mais vous, qui borniez vos pérégrinations à parcourir les pampas de Buenos-Ayres à Cordova, quel sort heureux vous amène sur ma route au-delà des Andes ?

— Un sort heureux ! répliqua Mateo en secouant la tête… Je suis ici exilé, réfugié, proscrit ! Vous êtes surpris, n’est-il pas vrai, de trouver au milieu d’une foule joyeuse, qui rit et s’amuse, un pauvre diable qui n’a plus ni patrie ni asile ? Que voulez-vous, mon ami ! J’aime de passion les beaux-arts, et, dans cette gaieté populaire, je puise pour quelques instans l’oubli de mes maux… Permettez-moi d’envoyer des rafraîchissemens à cette baylarina. N’est-ce pas qu’elle danse à merveille ? Ma bourse n’est pas trop garnie ; mais, en cherchant bien, j’y trouverai encore une piécette pour encourager le talent.

En achevant ces paroles, il fit verser un verre de limonade glacée qu’un garçon de café alla porter à la danseuse. Celle-ci, en recevant le verre de limonade, promena ses regards autour d’elle pour savoir à qui elle était redevable de cette politesse. Mateo répondit par un geste galant au coup d’œil interrogateur de la jeune fille, qui le salua poliment, et reprit à sa bouche la cigarette qu’elle venait de prêter un instant à sa voisine.

— Sur vos grands théâtres, me dit Mateo en me prenant le bras pour m’emmener hors du jardin, vous lancez aux artistes préférés des bouquets et des vers, auxquels souvent ils ne font guère attention ; nous nous contentons, dans ces petites réunions musicales et dansantes, d’offrir aux virtuoses ce simple verre d’eau glacée qui les comble de joie… Pure politesse, après tout, et qui ne tire pas à conséquence !

En quittant le jardin, nous nous dirigeâmes vers le Tajamar. La nuit était silencieuse et sereine ; nous entendions bruire à nos pieds les eaux de la rivière, et, sur l’obscurité du ciel, nous distinguions les cimes de la Cordilière, qui gardaient encore un certain éclat lumineux. « Voyez, s’écria Mateo, appuyant ses deux bras sur le parapet, voyez quelle barrière immense s’élève désormais entre mon pays et moi : soixante lieues de montagnes, de précipices, de neiges….. et un arrêt de proscription ! Une de ces révolutions qui éclatent comme l’orage est venue bouleverser notre paisible cité de Cordova. Le parti auquel j’appartenais a succombé dans la lutte, mon petit patrimoine a été presque entièrement absorbé par les amendes que nous a fait payer le vainqueur, et je m’estime heureux d’avoir sauvé ma tête. Vous vous souvenez de la soirée que nous passâmes ensemble à la esquina ? Eh bien ! de tous ceux qui étaient là réunis sous le toit hospitalier de doña Ventura, en la comptant, elle et sa fille Pepa, savez-vous ce qui reste de vivant aujourd’hui ?…. Deux personnes, vous et moi ! La première scène de ce drame s’est déroulée sous vos yeux, à la maison de poste où nous soupions si gaiement, quand arrivèrent les chariots de Gil Perez de Salta. En vous racontant celles qui l’ont suivie, je n’aurai à vous parler que de personnages déjà connus de vous. »


II.

— Reportez-vous par la pensée à la maison de poste de doña Ventura, dit Mateo en commençant son récit ; vous n’avez peut-être pas oublié ce Fernando…

— Le petit muletier aux grands éperons qui vint interrompre si brusquement notre souper ?

— Celui-là même… Fernando, vous vous en souvenez, repartit de grand malin avec son aria[6], une heure avant que les charrettes conduites par Gil Perez se remissent en marche. Quoiqu’ils suivissent la même route, ces deux hommes ne devaient plus se rencontrer avant d’être arrivés à Buenos-Ayres. Les mules du petit Fernando trottaient lestement dans les grandes plaines et franchissaient sans difficulté les ruisseaux, tandis que les bœufs de Perez, attelés à de massives charrettes, traînaient péniblement dans les ornières leurs lourdes charges. Il y avait donc quatre jours que Fernando était au terme de son voyage, lorsque les bouviers, couchés sur le sommet des chariots du haut desquels ils aiguillonnent les attelages, découvrirent les clochers de Buenos-Ayres et les larges eaux de la Plata. Perez conduisit son convoi au pied de la colline du Retiro, à sa place accoutumée. Il y avait là cinq à six caravanes de chariots venues des provinces de l’ouest et du nord de la République Argentine ; l’ensemble de leurs équipages formait une bande de soixante à quatre-vingts bouviers, qui se reposaient comme des matelots dont le navire dort sur ses ancres. Les uns, étendus à plat ventre sur l’herbe, chantaient à demi-voix de gais refrains, et se livraient philosophiquement aux douceurs du far-niente ; les autres éventraient avec leurs longs couteaux des melons d’eau gros comme des barils ; quelques joueurs passionnés, assis sur des têtes de bœufs, risquaient d’un seul coup sur une carte le salaire de plusieurs mois. Quand parurent les gens de Salta avec leurs charrettes, tous ces gauchos poussèrent un bruyant hurrah pour célébrer l’arrivée des nouveaux venus, et ceux qui comptaient parmi la troupe quelques amis coururent échanger avec eux des poignées de main. Gil Perez, après avoir dirigé ses bœufs vers les pâturages où ils devaient se reposer jusqu’au départ, mit son cheval au galop pour aller annoncer à ses cosignataires que sa riche cargaison avait touché le port sans accident.

Dès qu’il fut parti, des groupes se formèrent autour des feux allumés par ses gens. Le bruit s’était répandu depuis quelques jours parmi ces gauchos, race vagabonde et insubordonnée, que des soulèvemens avaient eu lieu dans les provinces de l’intérieur ; ils avaient hâte de questionner les voyageurs qui venaient de traverser toute l’étendue des pampas. Il y avait du vrai dans cette nouvelle, et l’idée de déserter les chariots pour monter à cheval et se joindre aux bandes armées souriait à la plupart des bouviers. Galoper en liberté dans des plaines sans fin, piller les grandes fermes isolées, attaquer les hameaux, telle était la perspective attrayante qui s’ouvrait à leur imagination. Pendant qu’ils s’entretenaient des événemens qui se préparaient en la tierra adentro, — dans l’intérieur des terres, — Fernando vint à passer ; il était à pieds, mais traînait toujours à ses talons ses grands éperons d’acier qui gênaient sa marche. On eût dit un aigle démonté par le chasseur et que les longues plumes de ses jambes empêchent de courir.

— Tiens ! crièrent les bouviers, voilà le petit muletier, le marchand d’eau-de-vie de San-Juan ! Eh ! Fernando, veux-tu nous envoyer un baril, que nous buvions à ta santé ?

— Donnez-moi plutôt à manger, vous autres, répondit le muletier, je suis à jeun depuis hier !

Et, coupant une tranche de viande dans la grosse pièce de bœuf qui rôtissait devant le feu, il prit l’une des extrémités du bout des doigts, introduisit l’autre dans son gosier et l’avala d’une bouchée, comme un lazzarone eût fait d’une poignée de macaroni. — Merci, dit Fernando en essuyant son couteau sur sa botte de peau de vache, me voilà mieux maintenant. Vous me permettrez de coucher ici, n’est-ce pas ? et vous me prêterez bien une couverture pour passer la nuit ? En attendant, je vais m’allonger là, dans quelque coin, pour faire la sieste.

Il se glissa entre les deux roues d’une charrette et s’endormit, sans que les bouviers s’occupassent de lui. Gil Perez revint bientôt donner à ses gens l’ordre de décharger les chariots dès le lendemain matin. En faisant sa ronde, il aperçut le muletier tranquillement endormi et qui ronflait sur l’herbe comme un enfant dans les bras de sa mère. — Eh ! Fernando, lui dit-il, que fais-tu là, mon garçon ?

-—Je me repose, répondit celui-ci en se frottant les yeux ; j’ai passé quatre jours et autant de nuits à jouer aux cartes.

— Et tu as gagné ?

— Au contraire, j’ai tout perdu, mon chargement d’eau-de-vie, mes mules, tout ce que je possédais ! Voulez-vous me prêter vingt piastres. Gil Perez ?

— Pour les jouer encore ?

— Peut-être… Tenez, j’étais un homme rangé, je ne jouais jamais, et vous êtes cause que je vais peut-être devenir un brigand. Depuis bien des années je connais Pepita ; je l’ai vue grandir ; sa mère me recevait bien, elle devinait que j’aimais sa fille, et m’encourageait elle-même à travailler pour acquérir de quoi augmenter mon petit commerce. À chaque voyage que je faisais, je ne manquais jamais de m’arrêter à la esquina ; je retrouvais Pepita plus grande et plus jolie… Elle m’accueillait, elle aussi, avec joie… j’étais heureux, et, depuis deux ans que vous passez par là, tout est changé. Avec vos châles de crêpe et vos chaînes d’or, vous leur avez tourné la tête ; la mère me traite comme un homme de rien, et c’est vous que l’on fête ! Prêtez-moi vingt piastres, que je gagne de quoi faire aux deux dames des présens qui me remettent en faveur auprès d’elles. Vous êtes bien riche, Gil Perez ; vous trouverez à vous marier dans les villes, à Salta, à Cordova, où vous voudrez ; moi, je suis pauvre, mais j’aime Pepita, la seule fille qui ne me repousserait pas, tout ruiné que je suis.

En parlant ainsi, Fernando avait les larmes aux yeux. Gil Perez, surpris de cette demande et de cette franche explication, eut pitié de la misère du muletier, mais ne fut point ému de son chagrin. — Si tu veux vingt piastres, répondit-il, je te les donnerai ; j’ai le moyen de t’avancer cette somme, Dieu merci, quoiqu’elle soit ronde ; mais, crois-moi, ne joue plus, mon garçon ; laisse là ton commerce ; pour faire des affaires un peu considérables, il faut deux choses : du capital et du crédit. Tu n’as ni l’un ni l’autre ; tu feras mieux de renoncer à Pepita, qui ne pense plus guère à toi, et de retourner dans la vallée de San-Juan… Tiens, voilà tes vingt piastres.

— Gil Perez, répliqua le muletier en se redressant avec fierté, vous me lancez à la face des paroles qui me rendent fou de colère. Je m’efforçais d’oublier de quelle manière vous m’avez traité, sur quel ton injurieux vous m’avez parlé à la esquina, devant la jeune fille, devant sa mère, devant des étrangers qui se trouvaient là par hasard… Et vous recommencez ! Eh bien ! je ne vous demande rien, gardez votre argent ; mais, je vous en supplie, laissez-moi Pepita, et je vous jure une reconnaissance éternelle.

— Impossible, mon garçon ; je n’aurais pas le droit de profiter des avantages que me donne ma position ? Tu es fou, Fernando ; prends ces vingt piastres, je te les donne, et je n’exige pas même de toi cette reconnaissance que tu me promets.

— Ah ! carretero[7], tu t’en repentiras !… dit à voix basse le jeune muletier, et il se retira les mains vides, comme il était venu, mais la haine dans le cœur. La nuit arrivait, l’ombre se répandait sur les chariots rangés au pied de la colline ; on distinguait à peine, parmi les haies de cactus, les hautes tiges des agaves pareilles à des candélabres éteints. Les promeneurs regagnaient la ville au plus vite ; il n’est pas prudent d’errer le soir autour des plantations d’oliviers qui couvrent ce vallon solitaire, et bien des croix de bois piquées en terre sur le talus des fossés invitent le passant à prier pour ceux qui sont morts assassinés. Quand l’obscurité fut complète, quand au milieu du silence les eaux argentées de la Plata soulevèrent comme des masses inertes et opaques les navires mouillés au large parallèlement à la rive, Fernando détacha ses éperons pour marcher sans bruit, et s’enfonça dans les ténèbres. « Ah ! carretero, disait-il à voix basse, tu m’as rendu joueur ; tu es cause que je suis ruiné ! Tu répondras devant Dieu du sang que je vais verser ! » Et, prenant en main son couteau, il s’embusqua au tournant d’un chemin creux qui descend derrière le couvent de la Recoleta.

Fernando était là depuis une demi-heure, quand les pas d’un cheval le firent tressaillir. La rapidité de la pente forçait l’animal à marcher lentement et avec précaution ; le cavalier sifflait tranquillement. « Bon, pensa le muletier, ce doit être un carcaman[8] ; un fils du pays se tiendrait mieux sur ses gardes en pareil lieu et à pareille heure. Tant pis pour lui ! son consul le réclamera s’il veut, c’est son affaire… » Et, se précipitant sur le cavalier, il l’attira violemment par le bras, lui plongea son couteau dans le flanc gauche, et le jeta sans vie sur le bord de la route. Deux ou trois onces d’or que l’étranger portait dans sa ceinture passèrent dans celle de Fernando, qui ne put s’empêcher de les faire sonner en poussant un cri de triomphe. Après ce sanglant exploit, l’assassin s’élança sur le cheval de sa victime, et prit droit devant lui à travers la pampa. Le sort en était jeté : l’honnête muletier avait franchi la distance qui le séparait du bandit ; ce premier crime avait fait de lui un gaucho malo.

— Êtes-vous bien sûr, demandai-je à Mateo, que cet homme fût auparavant un honnête muletier, comme vous le dites ? Vous vous rappelez l’effroi qu’il nous causa à la maison de poste, quand il porta la main à son couteau, en éteignant la lampe allumée devant la madone !

— Les paroles de Gil Perez l’avaient mis en colère, reprit Mateo ; je crois même qu’il tourna au mal dès ce jour-là, mais en pensée seulement. Quand il eut dans sa poche les onces d’or gagnées au prix d’un meurtre et qu’il se lança dans la plaine sur le cheval de l’homme qu’il venait de poignarder, il ne chercha plus qu’à se rallier à une bande de malfaiteurs. Les circonstances étaient favorables au nouveau genre de vie qu’il allait embrasser ; la guerre civile se rallumait dans les provinces, et déjà l’on voyait paraître sur divers points, au nord et a l’ouest, des troupes armées. Ces bandes se composaient de péons qui avaient déserté les estancias[9], de bouviers qui abandonnaient leurs convois, de gens sans aveu déjà brouillés avec la justice, de vagabonds en quête de pillage. Avant de rien entreprendre cependant, Fernando fit un voyage jusqu’à la esquina ; le petit Juancito lui sauta au cou comme à l’ordinaire. Le vieux Torribio, l’intendant de doña Ventura, le voyant arriver seul, monté sur un cheval de prix, sans son cortège habituel de mules et de muletiers, courut au-devant de lui : — Amigo, lui cria-t-il, d’où viens-tu en si bel équipage ? Il paraît que l’eau-de-vie de San-Juan se vend bien là-bas !

Sans rien répondre, Fernando ouvrit vivement la porte, et s’ adressant aux deux dames surprises de sa brusque apparition :

— Écoutez, dit-il, la gauchada va se mettre en campagne, et je crains bien que vous ne recvsiez l’une de ses premières visites. J’ai des amis de ce côté-là ; donnez-moi votre fille, doña Ventura, et je saurai vous mettre, elle et vous, en lieu de sûreté.

— Depuis quand prends-tu parti pour les brigands, Fernando ? demanda doña Ventura avec indignation.

— Pepita, reprit le muletier évitant de répondre, veux-tu de moi ?… Tu trembles, tu tournes la tête !… Réponds-moi, Pepita ; est-ce que je te fais peur, est-ce que tu me prends pour un bandit ?

La jeune fille essayait en vain de parler ; Fernando avait un son de voix terrible que ne pouvait adoucir l’amour sincère et passionné qu’il portait encore à Pepa.

— Fernando, s’écria doña Ventura, la dernière fois que tu étais ici, tu as quitté ma maison comme un furieux, la main sur la poignée de ton couteau ; tu y rentres aujourd’hui comme un bandit, la menace à la bouche. Va, pars et ne reviens plus ! Je n’ai pas besoin de ta protection.

— Ah ! vous voulez dire que Gil Perez vous protégera ; comptez -y… il y a des temps où les beaux châles et les chaînes d’or ne valent pas un sabre et une carabine. Après tout, j’ai de l’or, moi aussi !… Voyez plutôt. Encore une fois, Pepita, veux-tu me suivre… Je ne suis plus muletier ; c’était un métier trop vil, n’est-ce pas ? Veux-tu que je t’emporte en croupe dans la sierra de Cordova, au Chili ?…

À mesure que son exaltation croissait, les paroles du gaucho arrivaient à l’accent de la colère. Il pâlissait ; les mauvaises passions qui bouillonnaient dans son cœur donnaient à sa physionomie un aspect féroce. Pepa le regarda d’abord avec douleur, puis avec effroi ; les larmes qui commençaient à couler de ses yeux s’arrêtèrent au bord de ses paupières ; elle poussa un cri en courant vers sa mère et tomba évanouie entre ses bras. Fernando sortit précipitamment ; son amour pour Pepita, le dernier bon sentiment qui lui restait dans l’ame, venait de faire place à la haine.

Quoique Fernando se fût exprimé à mots couverts, sans rien articuler de précis, les propos du jeune muletier avaient laissé les deux femmes en proie à une vague terreur. Le bruit s’était déjà répandu dans le pays que la gauchada se réunissait sur les frontières de la province de Santa-Fé ; plusieurs d’entre les postillons que doña Ventura entretenait pour le service de la poste avaient disparu la nuit précédente, emmenant avec eux les meilleurs chevaux. Le vieux Torribio, dévoué à la famille qu’il servait avec fidélité depuis trente années, se tenait nuit et jour aux aguets ; il poussait des reconnaissances jusqu’à l’entrée de la plaine, et là, penché sur le cou de son cheval, la main posée sur son front pour abriter ses yeux contre les rayons du soleil couchant, il promenait ses regards sur l’horizon. Tantôt il prenait avec lui le petit Juancito, à qui il avait donné les premières leçons d’équitation, et s’enfonçait dans la forêt à travers les buissons et les halliers ; mais les oiseaux chantaient gaiement à l’ombre des grands arbres, le coucou noir jetait paisiblement son cri sur la plus haute branche des caroubiers. Du côté de l’ouest s’étend une vaste lagune, au bord de laquelle les mules de Fernando avaient souvent fait halte ; on y voyait encore des traces de campement, mais aucune fumée ne s’élevait alentour. Les flamants qui se tenaient au bord des eaux, debout sur une patte et la tête cachée sous l’aile, prouvaient par leur immobilité même qu’aucun ennemi ne s’avançait dans cette direction. Pendant plusieurs jours, on n’entendit donc point parler des brigands ni de Fernando. Celui-ci, en quittant la esquina, s’était porté sur la route de Buenos-Ayres au-devant de Gil Perez, qui retournait à Salta avec ses chariots. Quelques vagabonds n’avaient pas tardé à se joindre à lui ; ils le regardaient comme leur chef, parce que, dans ses pérégrinations multipliées à travers les provinces de l’intérieur, il avait acquis ce qui manquait à la plupart d’entre eux, la connaissance exacte d’une grande étendue de pays. Leur quartier-général était une pulperia[10] isolée, bâtie sur la frontière du territoire des Indiens. Ils y menaient joyeuse vie : tandis que leurs chevaux, attachés à des poteaux autour de la taverne, dormaient sur leurs quatre jambes, sellés et bridés, les gauchos, le sabre au côté, savouraient l’eau-de-vie anisée, et se livraient, la guitare en main, à de gaies improvisations.

Un matin, cependant, Gil Perez venait de donner à ses chariots l’ordre du départ. Le convoi, qui avait campé sur les bords du Rio-Salado, se déroulait lentement en rase campagne. Il faisait froid ; on était en hiver ; un vent glacé balayait ces mornes solitudes, où rien ne met obstacle à sa violence. Comme il galopait en avant de sa caravane pour reconnaître le gué d’un petit ruisseau, Perez découvre à l’horizon une douzaine de points noirs qui se dirigeaient vers lui avec une extrême vitesse. Il distingue bientôt des cavaliers aux ponchos flottans, les uns armés de lances, les autres tenant à la main de courtes carabines. Une pareille rencontre lui paraît suspecte ; il revient sur ses pas et range sa troupe en ordre de bataille. Les chariots sont disposés en cercle, le timon en dedans ; les bœufs, placés au centre, obéissent à la voix des bouviers et se serrent les uns contre les autres. Des armes sont distribuées au reste de la troupe ; entre tous les chariots, des pistolets et des tromblons menacent l’ennemi qui tenterait de pénétrer au milieu du convoi changé en forteresse. Ces dispositions étaient à peine prises, que le groupe de cavaliers ralentit sa marche ; un seul d’entre eux pousse en avant. Arrivé à vingt pas des chariots, il s’arrête, et, déliant le mouchoir qui cachait une partie de son visage :

— Don Gil, s’écria-t-il, avouez que le petit muletier Fernando vous a fait grand’peur ?

— C’est toi ! répliqua Perez. Que fais-tu ici ? que nous veux-tu ?

— J’ai changé de métier, amigo ; ne vous avais-je pas dit que, quand je serais dégoûté de celui de muletier, j’en prendrais un autre ? Maintenant, je suis chasseur d’autruches ; mes amis et moi, nous en avons poursuivi ce matin une belle bande qui nous a échappé. Ne l’avez-vous pas rencontrée ?

— C’est encore un triste métier que tu fais là, mon garçon, dit Gil Perez. Si tu n’avais que cela à me dire, il ne fallait pas fondre sur nous avec tes compagnons comme des voleurs. Au moment où vous avez paru à l’horizon, il y avait, à un mille devant moi, quelques autruches que j’ai fait fuir ; si ce sont là celles que vous cherchez, continuez votre chasse, et laissez-nous suivre notre route.

Pendant ce pourparler, les bouviers rassurés avaient cessé de se tenir sur la défensive ; les compagnons de Fernando s’approchaient d’eux lentement, avec une indifférence marquée, en roulant leurs cigarettes. La conversation s’engageait entre les prétendus chasseurs et les conducteurs de chariots. Bien qu’il ne soupçonnât aucune trahison, Perez hésitait à se remettre en marche tant que Fernando et sa bande ne se seraient pas éloignés. La halte se prolongeait donc, et les autruches, que n’effrayait plus le bruit des roues tournant sur les essieux de bois, reparaissaient au-dessus de la colline derrière laquelle elles s’étaient réfugiées.

— Tenez, don Gil, reprit Fernando, je parie que mon cheval, qui a déjà fait dix lieues ce matin d’une seule traite, atteint l’une de ces bêtes-là avant le vôtre, tout reposé qu’il est !

— Je n’ai pas le temps d’accepter ton défi, répondit Perez ennuyé de ce retard ; la plaine n’est pas sûre, et j’ai hâte de voir les premières maisons de Cordova.

— Bah ! cette petite course sera l’affaire de cinq minutes, dit le muletier ; voyons, un temps de galop, et je vous débarrasse de ma présence et de celle de mes amis, qui paraît ne pas vous charmer beaucoup, foi d’honnête homme !…

— Eh bien ! soit, pourvu que je reparte, répondit Perez, et il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval. Fernando le suivait de si près, que leurs genoux se touchaient. Les gauchos et les bouviers poussaient des cris de joie pour exciter davantage les deux chevaux qui semblaient voler sur la plaine. Déjà aussi les autruches, qui se sentaient poursuivies, fuyaient au plus vite ; le cou tendu, elles fouettaient l’air de leurs courtes ailes, et sillonnaient cet océan de hautes herbes en faisant à droite et à gauche de rapides et brusques crochets. Les deux cavaliers les harcelaient avec vigueur et se rapprochaient d’elles. Cette course effrénée durait depuis dix minutes au moins, lorsque Fernando commença à rester en arrière. Gil Perez, qui se retournait pour calculer du regard la distance qui le séparait de lui, l’aperçut qui brandissait à la main une paire de boules[11] grosses comme le poing. « Amigo, lui cria-t-il sans s’arrêter, ces boules-là sont bonnes pour abattre un cheval sauvage ; » mais, comme il cherchait à sa ceinture les petites boules de plomb qu’il se préparait à lancer lui-même au cou de l’autruche, son cheval tomba, les pieds de devant enlacés dans les cordes qui venaient de partir des mains du muletier. La violence de la chute fut en proportion de la vitesse de la course. Fernando poussa un cri de triomphe en voyant son rival rouler dans la poussière. Perez, tombé sur le côté gauche, cherchait à dégager son sabre pour couper la terrible corde dont les replis emprisonnaient les jambes de son cheval. La pauvre bête haletante, couverte d’écume, se débattait avec force. Avant que Gil Perez eût pu mettre la main sur son arme, le muletier sauta à terre et le prit à la gorge.

— Tu es un traître et un lâche ! criait le malheureux Perez étourdi par sa chute, en essayant de se délivrer des étreintes de son ennemi. Tu m’as attiré dans un piège pour m’assassiner !

— Ce n’est pas tout, répondit froidement le muletier. Regarde par là… Tu vois cette fumée ; ce sont tes chariots qui brûlent. La plaine est en feu… C’était toi que je chassais, carretero ; j’ai suivi ton conseil : de muletier que j’étais, que je serais encore sans toi, je me suis fait brigand. J’ai revu Pepa ; elle ne veut plus de moi… Le traître, entends-tu, c’est toi qui as ruiné toutes mes espérances.

Perez était alerte, vigoureux ; son ennemi n’eût osé lutter contre lui à armes égales ; mais la surprise et l’effroi paralysaient ses forces. Après l’avoir égorgé de sang-froid, Fernando passa une corde autour de son cou, et, comme son rival respirait encore, il le traîna jusqu’au bord d’un ruisseau, où il le jeta tout sanglant. Des nuages de fumée s’élevaient à l’horizon ; les flammes dévoraient les herbes de la plaine avec un sourd murmure. Avant que l’incendie eût atteint les chariots, les gauchos s’étaient empressés de les mettre au pillage ; leurs hurlemens de triomphe se mêlaient aux crépitemens de la flamme, aux mugissemens des bœufs épouvantés que les conducteurs à cheval chassaient devant eux. Armés comme ils l’étaient, les bouviers auraient pu résister aux bandits et les mettre en fuite. Il leur avait paru plus simple de se joindre à eux, plus prudent de ne pas exposer leur existence pour sauver la fortune d’autrui, et plus lucratif de partager les dépouilles après une victoire à laquelle ils s’associaient. Une fois arrivés hors de la portée de la flamme qui venait expirer sur les bords du ruisseau dont Perez, le matin même, avait cherché à reconnaître le passage, ils rassemblèrent le butin pour se le partager. Quant aux bœufs, ils les abattirent à coups de carabine ; ces malheureux animaux respiraient encore que ces vauriens allâmes taillaient dans leurs chairs pantelantes des morceaux à leur goût. Chacun d’eux se régala selon la puissance de son appétit, et abandonna aux oiseaux de proie les restes de ces patientes bêtes qui, quelques heures auparavant, traînaient courageusement, à travers l’interminable plaine, les quinze chariots de Gil Perez.

Fernando reparut bientôt au milieu des charretiers réunis aux gauchos ; aucune voix ne s’éleva, même parmi les bouviers, pour lui demander ce qu’il avait fait de leur chef. Les gens engagés au service de Gil Perez n’avaient pas tous consenti à sa mort, ils se fussent même défendus, s’il eût été là pour les commander ; mais, en l’absence de leur patron, la contagion du mauvais exemple les gagna : ils se mirent à hurler avec les loups. — Mes amis, leur dit Fernando, qui m’aime me suive ! qui veut s’éloigner en est libre. Ceux qui n’ont pas de chevaux peuvent monter en croupe derrière les cavaliers. Je promets de les conduire à une poste où ils trouveront des montures de premier choix.


III.

En proie à de continuelles alarmes, l’intendant de la maison de poste, le vieux Torribio, se portait dans toutes les directions, épiant l’ennemi. Il espérait le voir venir d’assez loin pour que les deux dames et le petit Juancito eussent le temps de fuir. Un soir, il crut entendre des voix d’hommes dans la forêt. Les chiens n’aboyaient pas ; mais l’habitude qu’ils ont de se nourrir de viande crue dans ces contrées leur a fait perdre la finesse de l’odorat : Torribio s’en rapportait donc moins à l’instinct de ces animaux qu’à sa propre vigilance. Sans plus tarder, il bride les chevaux qu’il tenait toujours sellés dans la corral[12], et supplie les deux dames de s’esquiver par la route de Cordova. Doña Ventura aide sa fille tremblante à se placer en croupe derrière elle ; Pepa jette ses deux bras autour du corps de sa mère et se recommande au vieil intendant, qui, armé d’un sabre et d’une carabine, se tenait prêt à les escorter toutes les deux. De son côté, Juancito, qui ne comprenait pas la gravité du péril, — il avait douze ans, — saisit en riant les crins de son cheval ; il pose son pied gauche sur le genou de la bête, allonge tant qu’il peut son pied droit, se balance de bas en haut, et le voilà en selle, essayant la pointe de ses éperons sur les flancs de sa monture, qui se cabre. Torribio lui avait passé au bras un petit fouet, et suspendu sur son épaule la petite fronde sans laquelle le capricieux et sauvage enfant ne sortait jamais. Ainsi préparée à fuir, la famille se mit en marche. La retraite eût été possible, si l’ennemi n’eût pas connu les abords de la maison aussi bien que ceux qui l’habitaient.

Après avoir placé ses espions autour de la poste et à l’entrée des divers chemins qui viennent y aboutir, Fernando s’était embusqué sur la route même de Cordova. La petite troupe ne pouvait marcher si doucement, qu’il ne l’entendît venir ; il se jeta à sa rencontre, et, lui barrant le passage : — Halte là ! s’écria-t-il ; le petit muletier a deux mots à vous dire ! — Fuyez ! fuyez à travers la forêt ! cria Torribio en tirant sur le bandit un coup de carabine qui lui effleura le front ; Juancito, mon garçon, couche-toi sur la selle et file sous les branches ! — Et il tomba, le crâne fracassé par un coup de sabre que lui porta Fernando. — Je me suis défendu, dit le brigand en prenant la main du vieillard ; si tu ne m’avais pas attaqué, je te laissais passer.

Torribio mis hors de combat, il ne restait plus personne pour défendre Pepa et sa mère : les gens de la poste, je vous l’ai dit, avaient presque tous déserté la maison pour courir la campagne ; les autres se couchaient dans les bois. Dès qu’il vit tomber ce fidèle intendant, Fernando se lança sur les traces des deux femmes, qui cherchaient à se frayer une route au milieu des arbres. Il les eut bientôt rejointes : elles ne crièrent point, la frayeur les rendait muettes. Le muletier les ramenait vers leur maison sans proférer une seule parole. Ce fut dans cette même salle où nous avons passé la soirée que Fernando se retrouva seul en face de doña Ventura, qui l’avait tant de fois accueilli avec bonté, et de sa fille, qui l’avait peut-être aimé.

— doña Ventura, dit Fernando en s’asseyant devant elle, je ne vous demande pas votre fille, qui m’appartient par droit de conquête ; non pas que j’en veuille faire ma femme, j’ai renoncé au mariage : elle me suivra en qualité de baylarina, moi et ma troupe. Voyons, Pepita, va prendre les beaux ornemens que t’a donnés Gil Perez : c’était un galant homme, n’est-ce pas ? Et vous, doña Ventura, faites amener ici vos chevaux pour ceux de mes amis qui en manquent.

Les gauchos envahissaient tumultueusement la maison et demandaient à grands cris des montures. Avant de partir, Torribio avait disséminé les chevaux de la poste dans la forêt ; il était impossible de les rassembler au milieu de la nuit. Pour calmer l’impatience de ces bandits, doña Ventura leur versa tout ce qu’elle avait d’eau-de-vie dans sa maison ; elle espérait les enivrer et fuir pendant leur sommeil, mais Fernando ne buvait pas. Dès que le jour parut, il envoya une partie de la troupe à la recherche des chevaux, qu’on retrouva çà et là errant dans les bois. La maison de poste fut bientôt pillée, et les gauchos y mirent le feu, sous prétexte de se chauffer. Il s’ensuivit une scène de confusion et de désordre à la faveur de laquelle doña Ventura crut pouvoir se soustraire aux regards du muletier ; prenant sa fille par la main, elle l’entraîna vers un fourré, où toutes les deux, à genoux et immobiles d’effroi, elles adressèrent au ciel de ferventes prières. Peu à peu, le calme se rétablit ; les gauchos s’éloignaient les uns après les autres, ceux-ci blasphémant, ceux-là chantant, tous chargés du butin qu’ils avaient recueilli lors de l’incendie des chariots et dans le pillage de la poste. Quand les derniers traînards eurent pris le galop pour rejoindre leurs camarades, Fernando s’avança droit vers le hallier où les deux dames, serrées l’une contre l’autre, attendaient avec une lueur d’espoir l’instant de leur délivrance. Il saisit Pepita par le bras, et la fit asseoir de force sur la croupe de son cheval ; puis, repoussant du pied la vieille mère, qui luttait vainement pour retenir sa fille et s’accrochait à elle avec des efforts désespérés : « Madame, lui dit-il, je vous avais promis de vous protéger, il ne vous a été fait aucun mal. J’ai tenu ma parole. Adieu ! » Et il disparut au galop, emmenant Pepita plus morte que vive. La pauvre enfant poussait des cris lamentables. Pour toute réponse, le muletier chantait ce refrain que vous vous rappelez :

No estes tan contenta, Juana,
En ver me penar por ti ;
Que lo que hoy fuere de mi,
Podrà ser de ti mañana !

Que devint doña Ventura, abandonnée seule au sein d’une solitude dévastée ? Personne ne le sait ; elle y aura péri de faim, de misère et de froid. Juancito ne reparut point non plus à la maison de poste. Emporté par son cheval qu’il éperonnait à grands coups de talon et fouettait à tour de bras, l’enfant s’égara dans les pampas. Le cheval, hors d’haleine, tomba épuisé après une course qui n’avait pas duré moins de vingt-quatre heures, et Juancito, épouvanté de se sentir seul dans le désert, sans savoir quelle route prendre pour regagner les habitations, perdit la tête. Trop inexpérimenté pour se guider le jour par le soleil, la nuit par les étoiles, il erra au hasard ; combien de temps, c’est ce qu’on n’a jamais su. Huit jours après sa fuite, on trouva, par hasard, sur la frontière du pays des Indiens, le corps d’un enfant que l’on supposa être le sien ; un fouet pendait à sa main gauche, et une fronde était jetée autour de ses épaules. Ces deux objets et les éperons attachés à ses pieds étaient tout ce qui restait de reconnaissable de ce petit cadavre dont les oiseaux de proie avaient déjà fait un squelette.

Pepita, le seul être qui survécût à cette famille détruite, galopait derrière Fernando, ignorant quel sort lui était réservé. À mesure qu’elle s’éloignait de sa demeure ravagée, l’espoir de retrouver sa mère s’affaiblissait dans son cœur. Bientôt elle se vit hors des bois, en pleine pampa, au milieu d’une horde de cavaliers armés pour la guerre et pour le pillage. Les bouviers de Gil Perez et les postillons de la esquina ne tardèrent pas à se disperser ; satisfaits du butin qu’ils s’étaient approprié, ils s’en allèrent chercher fortune ailleurs. Les scènes de désordre auxquelles ils avaient pris part ne leur laissaient aucun remords ; ils ne craignaient point non plus d’être poursuivis ni inquiétés. Qui les reconnaîtrait à cent lieues de là ? Qui leur demanderait où ils avaient pris les beaux châles roulés à leurs ceintures, où ils avaient acheté les chevaux qu’ils traînaient à leur suite ? La troupe de Fernando fut donc réduite aux quelques amis qui se vouaient à la vie vagabonde et criminelle du gaucho malo.

À la première halte, le muletier fit descendre Pepa ; la pauvre enfant tremblait de tous ses membres et n’osait lever les yeux sur lui. Assise dans les grandes herbes qui la cachaient à moitié, le visage couvert de ses deux mains, elle demeurait insensible et muette, tandis que les cavaliers, mettant pied à terre, s’occupaient à camper. Fernando s’approcha d’elle : — Pepita, lui dit-il, moi et les braves gens qui m’accompagnent, nous faisons un rude métier ; nos marches sont longues, et nous ne sommes jamais sûrs de dormir en paix. C’est donc le moins qu’aux heures de halte tu nous fasses oublier les fatigues de la veille et les périls du lendemain. Allons, niña, debout !… — Et comme la jeune fille se levait lentement, dominée par ces paroles dont elle ne comprenait pas bien le sens, un gaucho à la figure balafrée se mit à faire résonner les cordes d’une guitare. — Chante, chante, Pepa, cria Fernando d’une voix impérieuse ; dis-nous une des chansons de ton pays, que tu chantes si bien ! — Elle en savait beaucoup, mais la honte et la douleur l’empêchaient d’articuler un son. Le gaucho préludait toujours, et Fernando furieux répétait en la regardant : — Chante donc, Pepa !…

Les strophes que la jeune fille cherchait à se rappeler, et qui se pressaient tumultueusement dans sa tête troublée, jaillirent enfin comme l’eau d’une source qui se fait jour à travers un rocher. Palpitante d’émotion, les yeux baissés, elle entonna un romance triste et doux ; sa voix, d’abord mal assurée, devenait peu à peu plus claire et plus vibrante. Cette plaintive mélodie soulageait sa douleur, comme si elle eût versé un torrent de larmes. Attirés par ses chants, tous les gauchos se tenaient debout autour d’elle ; ils inclinaient la tête et l’écoutaient en silence, appuyés sur leurs sabres. Leurs visages, hâlés par le vent de la pampa et bronzés par le soleil, perdaient un peu de leur impassibilité habituelle ; il semblait que ces hommes aux cœurs endurcis ressentaient à leur insu quelque pitié pour la jeune fille. Les bras croisés, son chapeau pointu à petits bords abaissé sur le front, Fernando allait et venait devant Pepita ; il traînait doucement ses éperons sur l’herbe, en faisant le moins de bruit possible. Une agitation extraordinaire, qu’il ne pouvait maîtriser, contractait ses traits. Savourait-il le plaisir de la vengeance ? était-ce le remords qui s’éveillait en lui ? Peut-être ces deux sentimens opposés se combattaient-ils dans l’ame du gaucho. Tout à coup il s’arrêta et fit signe à Pepita de se taire ; puis, la conduisant par la main au milieu du camp, à l’endroit où étaient rassemblés les armes et les bagages : — Va te reposer au pied de ma lance, lui dit-il, et tâche une autre fois de nous chanter un romance plus gai que celui-là ! Malheur à toi, si tu arraches jamais une larme à quelqu’un de mes hommes !

La pauvre fille s’alla cacher à la place qui lui était assignée ; on n’en eût pas réservé d’autre au chien sans maître que le hasard aurait jeté au milieu de ces cavaliers errans. Quand Fernando s’approchait d’elle, Pepita pâlissait, un frisson parcourait tous ses membres ; mais le gaucho laissait tomber sur elle un regard indifférent et semblait lui dire : Je t’ai trop humiliée pour ne pas te haïr !

il la traîna ainsi à sa suite dans ses excursions à travers la pampa. Partout où elle passait, parée comme pour une fête, — Fernando l’ordonnait ainsi, — on l’appelait la femme du gaucho malo. La pâleur de son visage, l’expression de douleur répandue sur toute sa physionomie contrastaient singulièrement avec cette toilette recherchée ; mais bientôt cette toilette perdit de son éclat et se fana comme celle qui la portait. Quand, après des actes de brigandage, le muletier tombait dans ses humeurs sombres, il fallait que la jeune fille prît en main sa guitare et dansât devant lui. Cependant cette vengeance prolongée ne lui causait point tout le plaisir qu’il s’en était promis. Pepa dépérissait de jour en jour. En la voyant si morne, si abattue, Fernando se rappelait involontairement qu’il l’avait connue fraîche et jolie, qu’il l’avait aimée. Pour écarter ce souvenir, il cherchait à l’abaisser encore ; il la contraignait à détacher ses éperons, à préparer le feu du bivouac, à servir le puchero à ses compagnons. Ceux-ci s’habituaient à traiter Pepita avec dédain ; la compassion qu’elle leur avait d’abord inspirée s’était évanouie bien vite. Ils s’amusaient à voir cette jeune captive couvrir son visage de ses mains pour éviter leurs regards méprisans et grossiers, puis pleurer de honte en entendant leurs propos railleurs. La vie de Pepa était donc, comme l’avait voulu Fernando, un long et cruel supplice. Son rôle consistait à entretenir la joie parmi des bandits, à amener un sourire sur des lèvres qui s’ouvraient presque toujours pour l’insulter. Elle désirait mourir : souvent elle eut envie de résister aux colères de l’implacable gaucho, de le provoquer jusqu’à la fureur, afin qu’il la tuât ; mais la timidité l’emportait sur le désespoir. Plusieurs fois l’occasion de fuir s’était offerte ; la nuit, quand les cavaliers, fatigués d’une longue course, dormaient tous, jusqu’aux sentinelles chargées de veiller, elle aurait pu déserter le camp, mais où aller ? La bande s’approchait rarement des habitations, excepté pour les mettre au pillage. Celle qui passait partout pour la femme du gaucho malo pouvait-elle être accueillie autrement que comme complice des méfaits de ceux dont elle partageait la vie ?

Après plusieurs mois employés à courir la plaine en tous sens, Fernando, enhardi par le succès et l’impunité, résolut de se rapprocher des villages. D’autres bandes, mieux organisées et plus nombreuses que la sienne, jetaient l’alarme dans la province de Cordova ; il voulait profiter de la confusion générale et se lancer dans la mêlée, comme un petit corsaire qui se glisse toutes voiles dehors au milieu des grands navires armés en guerre. Cependant les milices étaient sur pied. Appelées d’abord pour combattre les insurgés qui menaçaient la ville de Cordova, elles avaient été vaincues. La ville restait au pouvoir des cavaliers de la plaine ; les miliciens ne pouvaient plus rentrer dans leurs foyers, dont l’ennemi venait de prendre possession. Ceux que la proscription chassait sans retour de leur pays, — et j’étais de ce nombre, — se voyaient contraints de fuir au hasard, échangeant quelques coups de carabine avec les corps isolés qui cherchaient à leur barrer le chemin. La compagnie à laquelle j’appartenais diminuait de jour en jour. Chacun se dirigeait furtivement là où il espérait trouver un asile. Nous ne restions plus que vingt hommes décidés à gagner les provinces de l’ouest et à passer les Andes pour nous réfugier au Chili : c’étaient deux cents lieues qu’il nous fallait faire avant d’avoir mis la frontière entre l’ennemi et nous.

Comme nous nous enfoncions un soir dans la sierra de Cordova pour gagner San-Luis de la Punta, nous aperçûmes entre les rochers la fumée d’un bivouac. « Irons-nous reconnaître ce campement ? demandai-je à l’officier qui nous commandait. — Ce sont des gauchos, répondit celui-ci ; la nuit vient vite ; nous passerons près d’eux sans qu’ils nous voient. Ces pillards-là n’aiment pas à se battre quand il n’y a rien à prendre. » Et nous avançâmes en silence. À la lueur des feux, nous distinguâmes une douzaine de cavaliers assis à terre sur leurs selles ; ils avaient formé au centre du camp un faisceau de lances et regardaient danser une femme dont la silhouette se détachait sur la vive lumière du foyer. Ils ne nous entendaient point venir ; nous marchions au petit pas, un pistolet dans une main, la carabine dans l’autre. Déjà nous avions côtoyé le camp des gauchos sans être aperçus ; déjà nous rassemblions nos chevaux pour les lancer au galop et nous éloigner au plus vite de ce dangereux voisinage ; à quoi bon combattre ? la partie était perdue ; il ne s’agissait plus pour nous que d’aller en exil. Nous allions donc laisser l’ennemi derrière nous, quand un jeune milicien, qui se trouvait à l’arrière-garde, déchargea imprudemment son mousqueton sur le groupe des cavaliers. À ce coup de feu, vous eussiez vu les gauchos sauter sur leurs armes, s’élancer à cheval et s’arrêter un instant pour savoir d’où venait le danger. Notre officier poussa aussitôt un grand cri auquel nous répondîmes tous. Grossi par les échos, ce cri ressemblait à une clameur, et il jeta l’épouvante parmi les gauchos. Tandis que ceux-ci hésitaient à prendre l’offensive et semblaient effrayés de leur petit nombre en face de ce péril inattendu, nous tournâmes leur camp. L’ennemi déchargea sur nous dans les ténèbres une demi-douzaine de carabines, sans blesser aucun des nôtres ; ceux qui ne portaient que des lances firent volte-face ; le reste de la bande, entraîné par les fuyards, battit en retraite, et les coups de feu que nous dirigeâmes contre eux, en nous guidant sur le pas de leurs chevaux, acheva de les disperser. Il en tomba quelques-uns ; mais nous ne nous arrêtâmes point à compter les morts. Cette victoire inutile pouvait trahir notre fuite ; le meilleur parti qui nous restât à prendre, c’était de nous jeter au milieu des ravins et d’éviter à l’avenir une pareille rencontre.

Dans le combat, la femme qui dansait devant les feux du bivouac quelques momens auparavant avait disparu. Nous ne pensions plus à elle. Tout à coup, comme nous reformions nos rangs, une ombre passe devant la tête de la colonne : « Qui vive ! » cria l’officier, et nous rechargeâmes vivement nos armes. « Qui vive ! » répète l’officier en fouillant avec son sabre les buissons qui bordaient le sentier. Nous écoutons tous en silence, et nous entendons enfin un gémissement plaintif entrecoupé de sanglots. — C’est un blessé, dit le brigadier ; tant pis pour lui ! Nous ne menons point à notre suite de chirurgien pour guérir ceux que nos balles ont frappés !

— Seigneurs cavaliers, cria enfin l’être mystérieux qui se cachait dans l’ombre, ayez pitié de moi, sauvez-moi ! Il est mort ! je suis libre ! Ah ! ma mère, ma mère !…

L’officier avait mis pied à terre ; il sentit autour de son cou les deux bras d’une jeune fille qui s’accrochait à lui en répétant : Sauvez-moi, il est mort ! — Nous avions fait halte. — C’est la baylarina, disaient les miliciens ; elle nous retient ici pour donner aux siens le temps de revenir. C’est la femme du gaucho malo !

— Je suis Pepa Flores, cria vivement l’inconnue, la fille de doña Ventura de la esquina ! Ah ! seigneurs cavaliers, vous êtes des gens honnêtes, vous ! Jamais, jamais je n’ai été la femme de Fernando… N’y a-t-il donc personne parmi vous qui ait connu doña Ventura ?

Pendant que Pepa s’exprimait ainsi, le son de sa voix me revenait à l’esprit. — Elle a dit vrai ! m’écriai-je ; je réponds d’elle. Viens, Pepita, tu n’auras rien à craindre avec nous.

La pauvre enfant était si faible et si émue, que nous dûmes camper à quelques lieues de là pour lui laisser prendre un peu de repos.


IV.

Fernando avait péri dans le combat ; peut-être avais-je tué moi-même ce petit muletier devenu un redoutable bandit, et délivré de ma main la Pepita. Le hasard aurait ainsi fait de moi un héros. Mû par un sentiment de pitié, j’avais pris la jeune fille sous ma protection, et cette générosité me causait un certain embarras. Quand elle sut qu’elle n’avait plus de mère, — il me fallut lui apprendre moi-même cette fatale nouvelle qui s’était répandue dans le pays, — Pepa versa un torrent de larmes, et me supplia de l’emmener avec moi. Fugitif et proscrit comme je l’étais, j’avais assez à faire de me sauver seul ; mais comment résister aux supplications d’une orpheline qui ne comptait plus sur la terre ni parens ni amis ? Tant que la compagnie de miliciens marcha réunie, Pepa ne me gênait guère : chacun de mes compagnons était pour elle un frère d’armes. Nous nous intéressions tous à ses malheurs ; elle nous paraissait d’autant plus digne de pitié, que nous nous trouvions dans une situation assez précaire et hors d’état de lui assurer une sécurité complète. D’un camp de bandits, elle était tombée au milieu d’une poignée de soldats vaincus, de citoyens proscrits. Elle semblait n’y pas prendre garde, et nous suivait à cheval. Ce n’était plus l’indolente Pepita, au regard doux et voilé, qui semblait sommeiller sous l’aile de sa mère ; elle se montrait vive, alerte, courageuse, et s’efforçait surtout de ne m’être à charge en aucune façon. Loin de là ; durant les haltes, elle m’accablait de prévenances, de mille petits soins qui me touchaient profondément. Elle m’appelait son libérateur, son sauveur, et je me disais : Mateo, tu ne l’abandonneras pas, ce serait une lâcheté !

Cependant nous sortîmes de la province de Cordova, et, arrivés sur la frontière de celle de San-Luis, nous dûmes nous séparer. Entrer en corps sur le territoire d’une province voisine, c’eût été courir le double risque de nous voir traités comme des rebelles ou poursuivis comme des brigands. Nous nous dîmes adieu, en nous souhaitant mutuellement bonne chance ; mes compagnons s’éloignèrent, et je restai seul avec Pepa. Ma première idée fut de la laisser à San-Luis, sous la garde de quelque respectable duègne ; mais, dès que je lui en fis la proposition, elle versa tant de larmes que je fus attendri, et je cédai. Ce jour-là, je compris qu’elle n’avait jamais aimé ni Fernando ni Gil Perez. Peut-être avait-elle pris au sérieux les complimens que je lui prodiguais autrefois sur la grâce de son chant ; peut-être aussi, après avoir été si long-temps opprimée et forcée de ne ressentir que de la haine pour ceux dont elle partageait forcément l’existence, éprouvait-elle le besoin d’aimer quelqu’un. Il ne lui restait plus de famille, le hasard m’avait jeté sur sa route dans une circonstance où je devenais son unique et dernier appui : elle se prit d’affection pour moi. Les attentions dont elle m’entourait redoublaient chaque jour ; elle veillait sur moi pendant mon sommeil, moins comme une compagne affectueuse que comme une esclave fidèle ; en un mot, elle continuait, sans s’en apercevoir, la vie vagabonde à laquelle la brutalité de Fernando l’avait condamnée, avec cette différence qu’elle s’y abandonnait librement.

Une fois les frontières de ma province franchies, je pouvais, sans trop de périls, me diriger à petites journées sur Mendoza, afin de traverser les Andes. J’avais du temps devant moi ; la révolution qui me chassait de Cordova n’avait pas éclaté encore dans les pays situés au pied de la Cordilière. Nous faisions halte dans les maisons de poste ; on nous y accueillait souvent avec assez de sympathie. Pepita passait pour ma sœur, et c’est en vérité le nom que je lui donnais au fond de mon cœur, à la pauvre enfant, car enfin je pouvais, par charité, l’associer à mon existence errante et me dévouer pour elle ; mais l’aimer… je vous jure que cela n’était pas. À Mendoza, je renouvelai l’offre que je lui avais déjà faite à San-Luis de la confier à une famille aisée qui aurait soin d’elle comme d’un enfant adoptif ; elle éclata en sanglots, puis se coucha à mes pieds en disant : « Mateo, si tu me quittes, je mourrai là, sur l’empreinte de tes pas ! » Je sais bien que ce ne sont pas là des choses qu’il faut prendre au sérieux ; mais encore n’ose-t-on pas pousser à bout une pauvre créature qui se fait si petite et si dévouée.

À Mendoza, je fus rejoint par quelques-uns de mes camarades qui se disposaient, comme moi, à gagner le Chili. En temps de guerre civile, quand on appartient au parti vaincu, le plus sûr, c’est encore de s’expatrier. La saison était assez avancée ; les neiges rendaient ce passage dangereux et surtout pénible. Mes compagnons exhortèrent Pepita à rester à Mendoza jusqu’au printemps : n’était-elle pas certaine de nous retrouver à Santiago ? « Non, non. répondit-elle ; qui soignerait Mateo dans la montagne ? » Elle s’occupa elle-même avec activité des préparatifs du départ. Le Chili et sa vallée du paradis, — Valparaiso, — nous apparaissaient, à Pepita surtout, comme une terre de salut qu’il fallait gagner au plus vite pour y oublier nos misères et nous reposer de nos fatigues. Nous partîmes enfin, pourvus de couvertures et de peaux de moutons pour nous abriter contre le froid ; quant à nos armes, nous les abandonnâmes comme un poids inutile : nous n’avions désormais à nous défendre que contre les rigueurs de l’hiver. Tout alla bien jusqu’à ce que nous eussions atteint la région des neiges ; mais là de nouvelles épreuves nous attendaient. Il s’agissait d’abandonner nos montures et de gravir à pied, en portant des sacs de provisions et de combustible sur nos épaules, ces montagnes gigantesques coupées de précipices et de torrens, et glacées presque jusqu’à la base. Chacun de nous s’enveloppa les jambes de fourrures et noua un mouchoir autour de ses oreilles. Outre les provisions, qui pesaient bien une vingtaine de livres, nous traînions avec nous nos brides et nos selles ; on nous eût pris pour des cavaliers démontés que le gros de l’armée a laissés en arrière, et qui suivent de loin pliant sous le poids du butin. Pepita, le visage et le cou enveloppés d’un grand châle, marchait bravement à mes côtés sans se plaindre de la fatigue. Quand nous avions à gravir un roc escarpé, tapissé d’une neige épaisse, elle s’élançait en riant à la tête de la colonne, puis, arrivée au sommet, elle redescendait à pas précipités, sautant d’une pierre sur l’autre comme une chèvre. Nous avions beau lui dire de ménager ses forces, rien ne l’arrêtait : elle avait juré de découvrir la première les vallées du Chili.

Pendant trois jours, nous avançâmes ainsi. Vingt fois nous tombâmes sur la neige durcie par la gelée, vingt fois nous faillîmes rouler dans les précipices entr’ouverts sous nos pas et au fond desquels nous entendions mugir sous des ponts de glace des torrens furieux. Les seuls êtres vivans qui se montrassent à nos regards étaient de grands condors qui planaient tristement sur ces mornes solitudes et se posaient, pour nous voir passer, sur des pics couverts de glaces éternelles. Nous touchions enfin le pied de la Cumbre, dernière cime qui nous restât à gravir avant de redescendre vers des climats plus doux et de toucher cette terre chilienne si ardemment désirée. Il soufflait un vent glacial, des tourbillons de neige commençaient à tomber ; il devenait douteux que nous pussions accomplir le lendemain l’ascension à la Cumbre. Nous campâmes de bonne heure dans la petite hutte qui porte le triste nom de casucha de calavera, — la cabane de la tête de mort. Afin de ranimer nos membres engourdis, nous fîmes chauffer le peu de vin que contenaient encore nos cornes de bœuf, et, après l’avoir bu, nous nous couchâmes sur nos couvertures. Pepa était si lasse qu’elle s’endormit en posant sa tête sur son sac de voyage. Craignant que le froid trop vif de la nuit ne l’incommodât pendant son sommeil, je jetai doucement mon poncho sur ses pieds ; que de fois elle m’avait rendu pareil service !

Vers minuit, un de mes compagnons sortit pour examiner le temps. Le vent n’avait rien perdu de sa violence, mais il ne neigeait pas ; on apercevait les étoiles qui brillaient d’une vive clarté. Nous nous consultâmes pour savoir si nous devions partir à l’instant même ou attendre le jour. La réverbération du soleil sur la neige avait tellement fatigué nos yeux, que nous avions pris le parti de marcher dans l’obscurité toutes les fois que la route n’offrait pas de danger réel. Il nous sembla que nous pourrions sans difficulté aborder au milieu des ténèbres cette rampe, presque perpendiculaire à la vérité, mais qui ne cachait aucun précipice. Le désir que nous ressentions de franchir la frontière et de poser le pied sur la Cumbre, — qui marque la limite entre les provinces Argentines et le Chili, — l’emporta sur la prudence. On donna le signal du départ. En quelques minutes nous fûmes debout ; Pepa s’éveilla, roula ses couvertures et les jeta sur son dos par-dessus son petit havresac. Je remarquai que ses pieds étaient enflés et qu’elle marchait avec un peu de peine. — Ce n’est rien, répondit-elle avec un sourire. Le voyage tire à sa fin ; je me reposerai bientôt ! — Et elle se mit à courir lestement comme pour me prouver qu’elle était de force à me suivre.

Nous commençâmes à monter ; un épais brouillard chassé par le vent nous enveloppa bientôt. Nous ne voyions plus les étoiles ; tout était blanc comme un linceul autour de nous : le ciel, la terre et les montagnes. Cette brume compacte, qui tombait sur nous par rafales, oppressait nos poitrines ; peu à peu elle se changea en une pluie glacée qui nous fouettait la face en nous piquant la peau comme des pointes d’aiguilles. Nous cheminions dans un morne silence, courbés sur nos bâtons, nous aidant parfois du coude et du genou. Je me trouvais si las, que je croyais rêver ; je ne sentais plus mon corps, la tête me faisait grand mal. À quelques pas de moi, j’entendais la neige glacée craquer doucement sous les pieds de Pepita, et je la voyais marcher auprès de moi, comme mon ombre. La pluie fine qui nous tourmentait ne tarda pas à se condenser en neige ; à mesure que nous nous élevions, elle tombait plus serrée, nous enveloppait de ses flocons et tourbillonnait avec une violence croissante : elle s’amoncelait si vite autour de nous, qu’elle menaçait d’ensevelir celui que la lassitude eût contraint de s’arrêter dans sa course. Cependant il n’y avait plus moyen de reconnaître la route ; malgré tous les efforts que je faisais pour suivre la ligne droite, je me sentais dévier d’un côté sur l’autre ; un vague instinct me disait que j’errais au gré de la tempête comme un navire sans gouvernail. La pensée me vint aussitôt d’appeler Pepa, mais je n’entendis ni sa voix ni celle de mes compagnons : nous étions dispersés. Il est bien rare qu’un voyageur égaré ne soit pas poussé par sa mauvaise étoile dans une voie tout opposée à celle qu’il doit prendre. Chassé par la bourrasque, engourdi par le froid pénétrant qui régnait dans ces régions si élevées, je marchai au hasard ; pendant combien d’heures ? je ne sais. Quand le jour parut, la tempête cessa, le ciel s’éclaircit. Je me trouvai au milieu d’une gorge profonde, encombrée de neige, au-delà de laquelle je ne pouvais rien découvrir que des glaciers entassés les uns au-dessus des autres. À droite et à gauche s’ouvraient d’autres vallées à perte de vue, qui se ressemblaient toutes. Qu’étaient devenus mes compagnons ? où était Pepa ? Les forces allaient me manquer ; j’eus beaucoup de peine à me traîner dans une grotte formée par la saillie d’un rocher, et je m’y assoupis, vaincu par la fatigue.

Cependant, comme je l’appris plus tard, mes compagnons, plus heureux que moi, avaient pu se maintenir sur la pente de la Cumbre. Quand la tourmente apaisée leur avait permis de se reconnaître, ils s’étaient fait des signes et s’étaient rassemblés sur le sommet de la montagne. Pepa les y avait rejoints bientôt ; elle avait les mains et la bouche fendues par le froid, ses jambes ne pouvaient plus la porter. En arrivant auprès de mes compagnons, elle avait demandé : « Où est Mateo ? » Personne n’avait répondu. « Où est Mateo ? où est-il ?… Perdu, n’est-ce pas ? égaré dans ces neiges ?… Vous ne l’y laisserez pas périr, vous, ses amis, ses compagnons ! Courons le chercher !… » Et elle s’était précipitée en avant d’un pas si délibéré, que le reste de la troupe, honteux de voir tant de courage chez une jeune femme, s’était joint à elle.

Mes compagnons m’avaient cherché long-temps sans aucun espoir de me trouver. Après avoir parcouru en tous sens les gorges profondes qui s’ouvraient devant eux, ils avaient acquis la certitude que leurs efforts n’amèneraient aucun résultat ; il était évident pour eux que j’avais péri sous une avalanche. Seule, Pepa ne voulait pas renoncer à l’espérance de me découvrir : — esperaba desperada ! — À force de promener ses regards sur l’immensité glacée, elle distingue l’espèce de caverne où j’avais cherché un refuge ; il lui semble qu’une forme humaine se dessine sous ce roc creusé par la nature pour offrir un abri au voyageur égaré. Sans dire un seul mot, elle se précipite en droite ligne vers le point qui l’attire. Elle court ; la neige s’affaisse sous ses pas, mais elle se dégage et avance de nouveau, malgré les avertissemens de mes amis, qui la rappellent en arrière. Pour toute réponse, elle leur fait signe de tourner la vallée, et leur montre du doigt le rocher qu’elle veut atteindre à tout prix. Les hommes qui la suivent m’ont bientôt rejoint : ils me réchauffent les mains, me frottent le visage avec quelques gouttes d’eau-de-vie, me remettent debout. Mes yeux s’ouvrent, puis se referment ; la lumière du soleil levant m’avait ébloui. J’entends alors un cri de détresse qui m’arrache à ma stupeur ; je me relève… c’était la voix de Pepa. Elle s’était imprudemment avancée au-dessus d’un précipice que la neige tombée pendant la nuit dérobait à nos regards. Près de sombrer dans l’abîme, elle sentait sous le poids de son corps fléchir et céder cette nappe épaisse, mais trop peu solide. Je me précipite pour la secourir… la neige fraîche qui comblait l’étroite vallée se refusait à soutenir la jeune fille ; pouvait-elle me porter ?… Aux premiers pas que je fis en avant, j’enfonçai jusqu’au cou. — Mateo, Mateo, ne viens pas ! — criait Pepa. Et je reculai…. Un condor, descendu perpendiculairement du haut des airs, effleura de ses ailes gigantesques le visage de Pepa : elle eut peur ; cherchant à se dérober aux serres du grand oiseau, elle rentra sa tête dans ses épaules, fit un mouvement pour se cacher sous la neige, et ne reparut plus ! Nous restâmes quelque temps immobiles d’effroi et de douleur, les yeux fixés sur la place où s’était engloutie la jeune fille : nous ne vîmes plus rien que le soleil qui étincelait sur cette solitude glacée. J’étais sauvé, mais ma délivrance avait causé la mort de Pepa….

En achevant son récit, Mateo poussa un soupir et leva les yeux vers les cimes neigeuses des Andes. — Soyez franc, lui demandai-je ; avouez, la main sur la conscience, que vous finissiez par aimer Pepa, et que vous l’avez pleurée.

— Je ne m’en défends pas, répondit le Cordovès ; quand se déroulèrent à mes regards les verdoyantes vallées de la province d’Aconcagua, je regrettai vivement de n’avoir plus à mes côtés la pauvre fille… J’éprouvai un serrement de cœur. Elle eût si vite repris sa fraîcheur à l’air vivifiant de ces douces régions ! Au fond, cependant, je n’ai rien à me reprocher, si ce n’est d’avoir fait semblant de l’aimer autrefois, quand je m’arrêtais chez sa mère, à la esquina ; mais, mon ami, chacun a ses défauts. Pour mon malheur, j’ai celui de chercher à plaire à toutes les dames que je rencontre, et c’est un défaut capital dans un pays comme le nôtre, où se vérifie trop souvent le vieux proverbe : « Il ne faut pas jouer avec l’amour. »


THEODORE PAVIE.

  1. Filles de la campagne.
  2. Œufs brouillés aux tomates.
  3. Cette réponse : conçue sans péché, avertit l’étranger qu’il peut entrer.
  4. Pot-au-feu.
  5. « Ne sois pas si contente, Juana, — de voir que je souffre à cause de toi ; — car il pourra en être de toi demain — ce qu’il en est de moi aujourd’hui. »
  6. Convoi de mules.
  7. Charretier.
  8. Expression injurieuse par laquelle les gauchos désignent les Européens.
  9. Grandes fermes où l’on élève du bétail.
  10. Taverne que l’on rencontre au milieu des pampas, et où l’on vend tout ce qui est nécessaire à la vie.
  11. Cette arme, que les gauchos lancent à vingt pas devant eux, se compose de trois boules attachées à autant de cordes : celle que l’on tient à la main est plus longue que les deux autres.
  12. Cour formée de palissades où l’on rassemble le bétail.