Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/Texte entier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les textes intitulés Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Le Christianisme et la vie des champs, Réflexions sans ordre sur l’amour de Dieu et Israël et les Gentils ont été retrouvés dans les papiers de Simone Weil, qui les a probablement écrits à Marseille entre octobre 1940 et mai 1942. Le second de ces textes, Le Christianisme et la vie des champs, a été publié dans La Vie intellectuelle en juillet 1953. Le quatrième, Israël et les Gentils, était sans doute destiné à faire partie d’un travail plus long, car Simone Weil avait inscrit au début le chiffre I.

(Il en était peut-être de même des Pensées sans ordre et des Réflexions sans ordre, deux titres entre lesquels Simone Weil semble avoir hésité pour désigner un recueil qui aurait pu contenir non seulement les pensées mises sous ces titres mais beaucoup d’autres.)

La lettre à Déodat Roché, que Simone Weil a datée par erreur du 23 janvier 1940, a été écrite en réalité le 23 janvier 1941, comme le montre le début. C’est à Marseille en effet que Simone Weil est entrée en relations avec Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud. Cette lettre a été publiée dans les Cahiers d’études cathares, no 2, 1949, et de nouveau dans le no 19 de ces mêmes cahiers en 1954.

Le Questionnaire a été remis par Simone Weil à Dom Clément, bénédictin, quand elle le consulta sur des problèmes religieux à l’abbaye d’En-Calcat, au début d’avril 1942, pendant la Semaine sainte.

La lettre à Joë Bousquet est la troisième des lettres que Simone Weil lui écrivit en avril et mai 1942, et que Jean Ballard a publiées dans les Cahiers du Sud (no 304, 1950). Sur sa rencontre avec Joë Bousquet, Ballard donne les renseignements suivants dans la notice qui précède ces lettres : « Rappelons que la rencontre Simone Weil-Joë Bousquet eut lieu sur le désir de la première, qui se rendait à l’abbaye d’En-Calcat, à Dourgnes, pour assister aux offices de la Semaine sainte, et que Simone Weil nous avait demandé de l’accompagner jusqu’au chevet de notre ami. Il était bien deux heures du matin quand le train nous déposa à Carcassonne ; le reste de la nuit s’écoula en entretiens passionnés. Au petit jour, Simone Weil consentit à s’étendre sur une natte, dans une petite chambre voisine, refusant tout confort comme à l’ordinaire. Quelques heures après, elle devait repartir pour se rendre à l’abbaye. Nous croyons bien que les deux correspondants ne se revirent jamais. »

Les pages sur L’Amour de Dieu et le malheur, retrouvées il y a peu d’années parmi les papiers de Simone Weil, font suite à un texte publié par le Père Perrin dans Attente de Dieu (1950, pp. 124-141). Le début en est identique, sauf quelques variantes, aux dernières pages de ce texte ; le reste en est inédit. Nous avons pu reproduire ici, grâce à l’obligeance des éditeurs de La Colombe, le texte publié par le Père Perrin, de sorte que les pages retrouvées pourront être lues en rapport avec ce qui les précède. Comme le texte publié par le Père Perrin lui avait été remis par Simone Weil quelques jours avant son départ de Marseille (cf. Attente de Dieu, p. 124), les pages qui font suite à ce texte ont dû être écrites soit vers la fin du séjour de Simone à Marseille, soit à Casablanca ou sur le bateau qui la transportait en Amérique, soit même à New York.

La Théorie des sacrements, écrite à Londres en 1943, fut envoyée par Simone Weil à Maurice Schumann, avec une lettre dont on trouvera un extrait au début de ce texte. Cette Théorie des sacrements a été publiée, avec une introduction de Maurice Schumann, dans Réalités, en mai 1958.

Le Dernier Texte enfin a été retrouvé grâce aux Pères Florent et Le Baut, dominicains. Le premier l’avait reçu, à la fin de 1944 ou au début de 1945, d’une jeune fille dont il a oublié le nom. Celle-ci le lui avait confié en lui disant qu’il était d’une de ses amies (qu’elle n’avait pas nommée) et en lui demandant ce qu’il en pensait. Le Père Florent le jugea d’un très grand intérêt, et, comme la jeune fille n’était pas revenue le chercher, il le conserva soigneusement. Plus tard, parlant avec le Père Le Baut à Alger, au sujet de Simone Weil, et voyant des fac-similés de son écriture, il fut frappé de la similitude de pensée, de style, d’écriture avec le document qu’il avait gardé. Persuadé, non sans raison, qu’il était de Simone Weil, il en fit don à la Bibliothèque Nationale par l’intermédiaire du Père Le Baut. Il semble que Simone Weil l’ait écrit dans les tout derniers temps de sa vie.

On a placé en tête de ce recueil La Porte, poème de Simone Weil.


Ce monde est la porte fermée. C’est une barrière, et en même temps c’est le passage.
Simone Weil, Cahiers, t. III, p. 121.

LA PORTE

Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers,
Nous boirons leur eau froide où la lune a mis sa trace.
La longue route brûle ennemie aux étrangers.
Nous errons sans savoir et ne trouvons nulle place.

Nous voulons voir des fleurs. Ici la soif est sur nous.
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
S’il le faut nous romprons cette porte avec nos coups.
Nous pressons et poussons, mais la barrière est trop forte.

Il faut languir, attendre et regarder vainement.
Nous regardons la porte ; elle est close, inébranlable.
Nous y fixons nos yeux ; nous pleurons sous le tourment ;
Nous la voyons toujours ; le poids du temps nous accable.

La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
Il vaut mieux s’en aller abandonnant l’espérance.
Nous n’entrerons jamais. Nous sommes las de la voir…
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence


Que ni les vergers ne sont parus ni nulle fleur ;
Seul l’espace immense où sont le vide et la lumière
Fut soudain présent de part en part, combla le cœur,
Et lava les yeux presque aveugles sous la poussière.

PENSÉES SANS ORDRE
CONCERNANT L’AMOUR DE DIEU

Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l’avenir soit le lieu du bien capable de combler. L’avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu’on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu’on aime, prospérité de ceux qu’on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu’on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants on sait que c’est faux. Ou encore si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera on sera satisfait. Là encore, on sait que c’est faux ; que dès qu’on s’est habitué à la cessation de la souffrance on veut autre chose. Deuxièmement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantité de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c’est faux, car on survivrait à leur perte. Mais même si c’est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins détruire l’énergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n’est satisfait longtemps de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu’il n’y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir.

Il dépend de chacun de garder l’attention fixée sur cette vérité.

Par exemple les révolutionnaires, s’ils ne se mentaient pas, sauraient que l’accomplissement de la révolution les rendrait malheureux, parce qu’ils y perdraient leur raison de vivre. De même pour tous les désirs.

La vie telle qu’elle est faite aux hommes n’est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d’un lieu situé hors du temps, quelque chose qui permet d’accepter la vie telle qu’elle est.

Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s’en délivrer. Le mal n’est ni la souffrance ni le péché, c’est l’un et l’autre à la fois, quelque chose de commun à l’un et à l’autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver.

Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre désir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d’eux. C’est pour cela que nous prenons en haine et en dégoût les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergés par le mal. Il nous semble que ces lieux mêmes nous emprisonnent dans le mal. C’est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, même si cet entourage est fait d’êtres aimés, que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine, et ainsi de suite.

Mais si par l’attention et le désir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en être souillée ; elle reste pure ; elle ne nous renvoie pas ce mal ; ainsi nous en sommes délivrés.

Nous sommes des êtres finis ; le mal qui est en nous est aussi fini ; ainsi au cas où la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout à fait sûrs par ce moyen de finir par être un jour, dans ce monde même, délivrés de tout mal.

Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on récite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mêmes la plénitude de l’attention dont on est capable, on est tout à fait sûr d’être délivré par ce moyen d’une partie, si petite soit-elle, du mal qu’on porte en soi. De même si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pensée, sinon que le Christ est là ; et ainsi de suite.

Il n’y a de pur ici-bas que les objets et les textes sacrés, la beauté de la nature si on la regarde pour elle-même et non pas pour y loger ses rêveries, et, à un degré moindre, les êtres humains en qui Dieu habite et les œuvres d’art issues d’une inspiration divine.

Ce qui est parfaitement pur ne peut pas être autre chose que Dieu présent ici-bas. Si c’était autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n’était pas présent, nous ne pourrions jamais être sauvés. Dans l’âme où s’est produit un tel contact avec la pureté, toute l’horreur du mal qu’elle porte en soi se change en amour pour la pureté divine. C’est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont été des privilégiés de l’amour.

Le seul obstacle à cette transmutation de l’horreur en amour, c’est l’amour-propre qui rend pénible l’opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d’indifférence à l’égard de sa propre souillure, si on est capable d’être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu’il existe quelque chose de pur.

Le contact avec la pureté produit une transformation dans le mal. Le mélange indissoluble de la souffrance et du péché ne peut être dissocié que par lui. Par ce contact, peu à peu la souffrance cesse d’être mélangée de péché ; d’autre part le péché se transforme en simple souffrance. Cette opération surnaturelle est ce qu’on nomme le repentir. Le mal qu’on porte en soi est alors comme éclairé par de la joie.

Il a suffi qu’un être parfaitement pur se trouve présent sur terre pour qu’il ait été l’agneau divin qui enlève le péché du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de lui se soit concentrée sur lui sous forme de souffrance.

Il a laissé comme souvenir de lui des choses parfaitement pures, c’est-à-dire où il se trouve présent ; car autrement leur pureté s’épuiserait à force d’être au contact du mal.

Mais on n’est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s’accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail.

Cela n’est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu’ils se trouvent écrits, par l’effet d’une disposition providentielle, dans la nature même des choses. Les paraboles de l’Évangile donnent l’exemple de ce symbolisme.

En fait il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l’ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l’image de l’attachement charnel qui gouverne les tendances de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l’énergie solaire. C’est cette énergie descendue sur terre dans les plantes et reçue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l’acte de manger elle pénètre dans les animaux et en nous ; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d’énergie mécanique, cours d’eau, houille, et très probablement pétrole, viennent d’elle également ; c’est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c’est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C’est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c’est là qu’elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le blé ou l’arbre. Même dans un arbre mort, dans une poutre, c’est elle encore qui maintient la ligne verticale ; avec elle nous bâtissons nos demeures. Elle est l’image de la grâce, qui descend s’ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d’énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal.

Le travail du cultivateur ne consiste pas à aller chercher l’énergie solaire ni même à la capter, mais à tout aménager de manière que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reçoivent dans les meilleures conditions possibles. L’effort qu’il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l’énergie qu’a mise en lui la nourriture, c’est-à-dire cette même énergie solaire enfermée dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De même nous ne pouvons pas faire d’autre effort vers le bien que de disposer notre âme à recevoir la grâce, et l’énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la grâce.

Un cultivateur est perpétuellement comme un acteur qui jouerait un rôle dans un drame sacré représentant les rapports de Dieu et de la création.

Ce n’est pas seulement la source de l’énergie solaire qui est inaccessible à l’homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu’on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir ; l’antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l’énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s’offre à nous pour être broyée et détruite en nous et entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. Tout le travail du cultivateur consiste à servir cette image.

Il faut qu’une telle poésie entoure le travail des champs d’une lumière d’éternité. Autrement il est d’une monotonie qui conduirait facilement à l’abrutissement, au désespoir ou à la recherche des satisfactions les plus grossières ; car le manque de finalité qui est le malheur de toute condition humaine s’y montre trop visiblement. L’homme s’épuise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et après un an de peine tout est exactement comme au point de départ. Il travaille en cercle. La monotonie n’est supportable à l’homme que par un éclairage divin. Mais par cette raison même une vie monotone est bien plus favorable au salut.

LE CHRISTIANISME
ET LA VIE DES CHAMPS

Un village chrétien, c’est un village où on va à la messe le dimanche et où on empêche les enfants de dire des jurons.

L’ennui est la lèpre morale qui ronge les campagnes à notre époque. (Les villes aussi d’ailleurs.) Les paysans essaient d’y remédier, ou en concentrant leur attention sur l’accumulation des sous (encore faut-il qu’ils aient la possibilité d’en accumuler), ou par la recherche fiévreuse du plaisir le dimanche.

Pour loger en quelques heures une excitation de plaisir si intense qu’elle fasse traverser le désert de six jours d’ennui, il est presque indispensable d’avoir recours à l’alcool et à la débauche.

On dit que le travail est une prière. C’est facile à dire. Mais en fait ce n’est vrai qu’à certaines conditions rarement réalisées.

Seules des associations d’idées convenables, enfoncées au centre de l’esprit par des émotions intenses, permettent à la pensée de méditer sur Dieu, sans paroles même intérieures, à travers les gestes du travail.

Ce serait la tâche de l’Église de susciter ces émotions et de forger ces associations. Mais elle ne le fait guère.

Le Christ a eu des motifs pour donner à une grande partie de son enseignement une tournure si nettement agricole. Mais on n’y songe pas. Il aurait pu s’abstenir, pour l’usage qu’on en fait.

La plupart de ces paraboles agricoles ne figurent pas dans la liturgie du dimanche. Cette liturgie n’a pas de liens avec la succession des saisons de l’année. L’élément cosmique est tellement absent du christianisme tel qu’il est couramment pratiqué qu’on pourrait oublier que l’univers a été créé par Dieu. Or le paysan ne peut être en contact avec Dieu qu’à travers l’univers.

Tout récemment, la J. A. C., la « messe des paysans » composée en français sur des mélodies grégoriennes, sont des tentatives excellentes pour faire entrer le christianisme plus profondément dans la vie paysanne. Mais ce n’est pas assez.

Deux réformes seraient faciles à opérer.

Les curés des villages devraient lire à la messe, après l’évangile, imposé par la liturgie, et commenter dans leurs sermons un morceau d’Évangile ayant rapport aux travaux en cours, toutes les fois qu’un tel rapprochement est possible ; et demander aux paysans d’y penser en travaillant.

Ainsi, au moment des semailles, la parabole du Semeur, et surtout la parole « Si le grain ne meurt… ».

Quand le blé vert commence à sortir, la parabole du bon grain et de l’ivraie.

Dans les villages (rares aujourd’hui) où on fait le pain dans les fermes, la comparaison du levain avec le royaume des cieux, à n’importe lequel des moments où on fait le pain.

Dans les villages à vigne, pendant la période, assez longue, de la taille de la vigne, lecture et commentaire du passage de saint Jean « Je suis le cep et vous êtes les rameaux… ». On peut y revenir tout un hiver sans épuiser le sujet.

En été, dans les mêmes villages, la parabole des ouvriers de la onzième heure.

Toutes les autres paraboles où il est question de vignoble.

Quand on commence à presser et à boire le vin nouveau, l’histoire des Noces de Cana.

Dans les pays où on plante des arbres, au moment où on les plante, le passage du grain de sénevé qui deviendra un arbre où les oiseaux du ciel se posent (joint à tous les passages du Nouveau Testament et de la liturgie concernant l’ « arbre de la Croix »).

Dans les pays d’élevage, toutes les paraboles où figurent un pasteur et des brebis. Au printemps, tous les passages où il est question d’un Agneau.

Aux époques de fête où les gens s’invitent les uns les autres, les paraboles où il est question de banquets et d’Invités. (Ou plutôt à l’occasion des mariages, car en général il s’agit de banquets de noces.)

Dans les pays de forêt, quand il y a eu accidentellement un incendie, commentaire de la parole « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer si déjà l’incendie a pris ? ».

Et ainsi de suite pour tous les événements saisonniers ou accidentels de la vie du village qui peuvent être rapprochés d’un passage du Nouveau Testament.

(Ou même, mais avec prudence, de l’Ancien ; par exemple au printemps, le Cantique des Cantiques : « Mon amie, lève-toi et viens t’en… ».)

Il s’agit de transformer, dans la plus large mesure possible, la vie quotidienne elle-même en une métaphore à signification divine, en une parabole.

Une métaphore, ce sont des mots portant sur des choses matérielles et enveloppant une signification spirituelle. Ainsi « si le grain ne meurt… ».

Si on remplace ces mots par la chose elle-même, unie à la même signification, la métaphore est bien autrement puissante.

Ainsi le spectacle du grain qui s’enfonce dans le sillon, si le paysan qui sème est capable de lire dans ce spectacle l’âme charnelle (le « vieil homme ») qui meurt par le renoncement pour ressusciter comme nouvelle créature de Dieu.

Pour un tel semeur, les heures de semaille seraient des heures d’oraison aussi parfaites que celles de n’importe quel carme dans sa cellule, et cela sans que le travail en souffre, puisque son attention serait dirigée sur le travail.

(Soit dit en passant, à mon avis les mythologies des peuples de l’antiquité — excepté les Romains — étaient de telles métaphores, dont les initiés connaissaient la signification ; et était initié qui voulait.)

La deuxième réforme serait de faire de l’Eucharistie le centre même de la vie quotidienne dans tous les pays de vignoble et de blé.

Si le Christ a choisi le pain et le vin pour s’y incarner après sa mort, chaque jour, à travers les siècles, et non pas par exemple de l’eau et des fruits sauvages, ce n’était pas sans raison. Il y a sans doute une infinité de raisons pour une action infiniment sage. Mais en voici peut-être une.

Un homme qui travaille brûle sa propre chair et la transforme en énergie comme une machine brûle du charbon. C’est pourquoi s’il travaille trop ou s’il ne mange pas assez par rapport au travail qu’il fournit, il maigrit ; il perd de la chair. Ainsi on peut dire en un sens que le travailleur manuel transforme sa chair et son sang en objets fabriqués.

Pour le paysan, ces objets fabriqués sont le pain et le vin.

Le prêtre a le privilège de faire surgir sur l’autel la chair et le sang du Christ. Mais, le paysan a un privilège non moins sublime. Sa chair et son sang, sacrifiés au cours d’interminables heures de travail, passant à travers le blé et le raisin, deviennent eux-mêmes la chair et le sang du Christ.

Le travail manuel est ou bien une servitude dégradante pour l’âme, ou bien un sacrifice. Dans le cas du travail des champs, le lien avec l’Eucharistie, si seulement il est senti, suffit pour en faire un sacrifice.

En ce cas un paysan, en menant une vie normale, avec femme et enfants, avec des plaisirs modérés les dimanches et jours de fête, serait aussi bien placé qu’un religieux pour parvenir à la perfection. Car le travail, s’il est exécuté comme un sacrifice, vaut n’importe quel sacrifice.

On pourrait ainsi transformer complètement la vie d’un village chrétien.

Je verrais la chose ainsi.

Une cérémonie religieuse serait accomplie la veille du jour où un garçon laboure seul pour la première fois. Généralement c’est à quatorze ans. Si on renonçait à la pratique récente de faire communier les jeunes enfants, cette cérémonie pourrait être la première communion. Ainsi le lien entre l’Eucharistie et le labour s’enfoncerait dans son âme à l’occasion de cette journée enivrante. Car la journée où un garçon de quatorze ans laboure pour la première fois est enivrante.

La charrue serait bénie et consacrée à Dieu au cours de cette cérémonie. L’enfant demanderait à Dieu la grâce de toujours penser d’abord au service de Dieu et du prochain, et ensuite seulement au gain, toutes les fois qu’il touchera cette charrue, et cela jusqu’à la mort.

Cette cérémonie devrait se faire le même jour pour tous les enfants de cet âge, un dimanche ; tout le village y assisterait et communierait. Le prêtre prêcherait sur l’esprit de pauvreté, en commentant le passage « voyez les lis des champs qui ne labourent ni ne sèment… » et il expliquerait qu’il faut labourer et semer, mais avec la pensée de servir et non de gagner ; et recevoir ensuite le gain comme un don de la Providence. Il lirait aussi le passage « je suis le pain de vie… » et dirait aux enfants qu’ils vont fabriquer ce pain dont la consécration fera le pain de vie.

Il faudrait une cérémonie parallèle pour les filles, mais elle est plus difficile à imaginer.

À l’occasion de cette cérémonie, tous les hommes, après les enfants, demanderaient à Dieu pour eux-mêmes la continuation de cette même grâce, — à savoir toujours toucher la charrue dans un esprit de charité.

Après chaque récolte, dans chaque ferme, on mettrait de côté un peu de grain que les femmes moudraient et pétriraient elles-mêmes, et elles l’offriraient au curé pour l’hostie.

Chaque dimanche, le curé annoncerait : « Aujourd’hui le pain qui sera consacré vient de telle ferme ; les hommes et les femmes de cette ferme ont par leur travail donné un peu de leur substance vitale à Dieu pour que le Christ ait de quoi s’incarner sur l’autel. »

Ce jour-là, les hommes, femmes et enfants de cette ferme, patrons et domestiques, seraient au premier rang.

Cet honneur serait accordé inconditionnellement au moins une fois à chaque ferme ; mais il serait accordé plus souvent à celles où la piété et surtout la charité du prochain seraient plus grandes.

De même pour le vin, là où il y a du vignoble.

Chaque dimanche, le curé et les fidèles ensemble, nommant les travaux en cours, demanderaient à Dieu de les bénir comme devant servir à donner de la chair et du sang, d’une part au Christ sur l’autel, d’autre part aux frères du Christ qui sont les hommes ; et d’accorder aux travailleurs de les accomplir dans un esprit de patience, de sacrifice et d’amour. Au début de chaque nouvelle période de travaux, cette prière serait suivie de la bénédiction des outils.

Les dimanches où le travail trop pressant empêcherait les fidèles d’aller à l’église, le curé irait dans les champs y faire réciter cette prière et un Pater. Ainsi les paysans n’auraient pas le sentiment qu’il y a concurrence et hostilité entre le travail et l’église.

Une espèce de textes évangéliques convenant particulièrement aux paysans, ce sont tous ceux où il est question de la patience (« Ils porteront des fruits dans la patience »). Ils sont à lire et à commenter surtout dans les périodes de journées interminables de travail, ou quand le caprice du temps oblige à faire et refaire le même travail plusieurs fois.

Une autre pensée à leur développer souvent, c’est qu’en dehors de l’Eucharistie il y a une autre circonstance où le pain devient la chair du Christ. C’est quand il est donné aux malheureux dans un mouvement de compassion pure. Le Christ a dit : « J’ai eu faim et tu m’as donné à manger… » Par conséquent le pain reçu, mangé et digéré par un homme qui a faim, en devenant sa chair, devient la chair du Christ.

C’est-à-dire surtout dans les pays où il y a des gens qui ont faim.

Même en dehors des occasions où il donne, un paysan sanctifie son travail si, en travaillant, il est heureux de penser qu’il fabrique de la nourriture qui apaisera la faim des hommes. Il fabrique pour les autres de la chair et du sang en sacrifiant sa chair et son sang.

Cependant, son énergie vitale, consumée dans le travail, ne sert pas directement à produire le blé et le raisin, mais seulement à accomplir les conditions extérieures dans lesquelles ils peuvent être produits. Ce qui les produit, ce sont l’eau et la lumière qui descendent du ciel.

Le blé et le raisin sont de l’énergie solaire fixée et concentrée par l’intermédiaire de la chlorophylle ; par eux, l’énergie même du soleil entre dans les corps des hommes et les anime.

La lumière du soleil a toujours été regardée comme la meilleure image possible de la grâce de Dieu, de l’illumination du Saint-Esprit imprégnant l’âme. Quantité de textes liturgiques comparent le Christ au soleil.

Comme le Christ s’incarne dans l’Eucharistie pour être mangé par nous, ainsi la lumière du soleil se cristallise dans les plantes (et par elles dans les animaux) pour être mangée par nous. Par là toute nourriture est une image de la communion, une image du sacrifice par excellence, à savoir l’Incarnation du Christ.

Le paysan est le serviteur de cette grande œuvre. Il prépare le terrain où le soleil se cristallisera en matière solide pour nourrir les hommes.

Dès lors un autre texte qui convient particulièrement aux paysans, et qu’on ne commentera jamais assez, car il est difficile à comprendre et plus encore sentir, c’est le texte : « … pour être les fils de votre Père, celui des cieux, parce que son soleil se lève sur les méchants et les bons, et il pleut sur les justes et les injustes… Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Ce texte convient aux périodes où l’influence du soleil et de la pluie est le plus sensible ; par exemple, quand le blé ou le raisin sont en voie de maturation.

En le commentant, il faudrait inviter chaque paysan à se demander s’il se sent assez pur pour désirer que le soleil et la pluie soient réservés aux bons et aux justes ; et pour ceux qui seraient tentés de dire oui, rappeler la parabole du pharisien et du publicain.

Comme beaucoup de curés de village n’ont pas la capacité nécessaire pour commenter convenablement tous ces textes, il faudrait faire pour eux un manuel spécial à cet effet.

Au cours des longues soirées d’hiver aussi, le curé devrait encourager les fidèles à organiser parfois des veillées où il viendrait lire et commenter l’Évangile.

Et dans les périodes de travaux, il devrait parfois aller chez les uns et les autres, travailler une heure ou deux et tout en travaillant dire quelques paroles susceptibles de transformer le travail en une métaphore qui ait une signification spirituelle.

Tout cela sans excès, car la pensée de Dieu doit d’abord être dans une vie humaine comme le levain dans la pâte, comme la perle dans le champ — un infiniment petit en apparence.


*


D’une manière générale, le christianisme n’imprégnera la société que si chaque catégorie sociale a son lien spécifique, unique, inimitable avec le Christ ; et il devrait y avoir pour les prêtres des formations spéciales correspondantes.

Les Jocistes sont la première réalisation en ce genre. Leur lien inimitable avec le Christ consiste dans la pensée du Christ ouvrier. Cette pensée les enivre et les porte à un degré de pureté incroyable à notre époque.

Le lien spécifique des paysans avec le Christ est constitué par le pain et le vin de la communion (et, pour le préserver, chaque ferme devrait être encouragée à faire un peu de blé là où c’est possible). Il s’y ajoute les paraboles agricoles, dont le nombre montre que le Christ a eu pour eux une pensée particulièrement tendre.

Tous les bergers ont un lien avec Lui dans la pensée du Bon Pasteur.

Toutes les mères, par l’intermédiaire de la Vierge.

Tous les repris de justice ont avec Lui un lien de fraternité spéciale, parce qu’Il est le condamné de droit commun par excellence. Innocent, mais d’autant plus propre à être le frère des coupables — sans compter que parmi eux certains aussi sont innocents, ou l’ont été à l’origine. Il faudrait les grouper sous l’invocation du Christ condamné, comme on groupe les Jocistes sous l’invocation du Christ ouvrier. Non pas pour leur parler continuellement de repentir, car le malheur est pour beaucoup d’entre eux un obstacle plus difficile à surmonter que le crime. Pour leur enseigner que, coupables ou non, gravement ou légèrement coupables, leur malheur, qui leur est commun avec le Christ, les prépare tout particulièrement, s’ils savent en faire bon usage, à Lui ressembler.

Les mendiants ont pour lien avec Lui la parole « J’ai eu faim… ».

Les étudiants et « intellectuels » de toute espèce ont pour lien avec Lui la parole « Je suis la Vérité ». (Ce n’est pas une petite responsabilité.) Ceux qui enseignent ont à L’imiter en tant qu’Il était le « magister » ; les médecins, à cause de ses guérisons, etc.

Les juges, et d’une manière générale tous ceux qui exercent une juridiction quelconque sur leurs semblables, qui ont le pouvoir de punir, donc tous ceux qui ont un pouvoir, ont pour lien avec Lui la parole « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Comme le Christ seul est sans péché, cela signifie qu’ils ont le droit de punir à condition seulement que le Christ habite réellement dans leur âme, et si, au moment où le châtiment va être décidé, toute leur âme fait silence pour laisser parler le Christ.

Sous un autre aspect, ils ont un lien spécial avec le Christ comme Pasteur. Et sous un autre aspect encore, en tant qu’il leur arrive d’accorder des bienfaits, leur lien avec le Christ se trouve dans la parole « J’ai eu faim et tu m’as donné à manger ».

Tous les subordonnés, tous ceux qui obéissent et exécutent ont un lien avec le Christ dans les paraboles où il est question d’esclaves — et surtout dans la parole « Il a pris la forme d’un esclave ».

Il faudrait de même, dans toute la mesure où c’est possible sans solliciter les textes, trouver et définir pour chaque aspect de la vie sociale son lien spécifique avec le Christ. Ce lien devrait être l’inspiration de chaque groupement d’action catholique.

Ainsi comme la vie religieuse est répartie en ordres qui correspondent à des vocations, de même la vie sociale apparaîtrait comme un édifice de vocations distinctes convergeant dans le Christ. Et dans chacune il faudrait quelques âmes aussi totalement vouées au Christ que peut l’être un moine ; ce qui serait le cas si ceux qui veulent se donner à Lui cessaient d’aller automatiquement dans les ordres religieux.

RÉFLEXIONS SANS ORDRE
SUR L’AMOUR DE DIEU

Notre être même, à chaque instant, a pour étoffe, pour substance, l’amour que Dieu nous porte. L’amour créateur de Dieu qui nous tient dans l’existence n’est pas seulement surabondance de générosité. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n’est pas seulement la Passion, c’est la Création elle-même qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n’en est que l’achèvement. Déjà comme Créateur Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme d’un esclave. Il se soumet à la nécessité. Il s’abaisse. Son amour maintient dans l’existence, dans une existence libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car s’il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur ôterait l’être comme la flamme tue un papillon.

La religion enseigne que Dieu a créé les êtres finis à des degrés différents de médiocrité. Nous constatons que nous autres humains nous sommes à la limite, l’extrême limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de concevoir ni d’aimer Dieu. Au-dessous de nous il n’y a que les animaux. Nous sommes aussi médiocres, aussi loin de Dieu qu’une créature raisonnable peut l’être. C’est un grand privilège. C’est pour nous que Dieu doit faire le plus long chemin s’il veut aller jusqu’à nous. Quand il a pris, conquis, transformé nos cœurs, c’est nous qui avons le plus long chemin à faire pour aller à notre tour jusqu’à lui. L’amour est proportionnel à la distance.

C’est par un amour inconcevable que Dieu a créé des êtres tellement distants de lui. C’est par un amour inconcevable qu’il descend jusqu’à eux. C’est par un amour inconcevable qu’eux ensuite montent jusqu’à lui. Le même amour. Ils ne peuvent monter que par l’amour que Dieu a mis en eux quand il est allé les chercher. Et cet amour est le même par lequel il les a créés si loin de lui. La Passion n’est pas séparable de la Création. La Création elle-même est une espèce de passion. Mon existence elle-même est comme un déchirement de Dieu, un déchirement qui est amour. Plus je suis médiocre, plus éclate l’immensité de l’amour qui me maintient dans l’existence.

Le mal que nous voyons partout dans le monde sous forme de malheur et de crime est un signe de la distance où nous sommes de Dieu. Mais cette distance est amour et par suite doit être aimée. Ce n’est pas qu’il faille aimer le mal. Mais il faut aimer Dieu à travers le mal. Quand un enfant en jouant brise un objet précieux, la mère n’aime pas cette destruction. Mais si plus tard son fils s’en va au loin ou meurt, elle pense à cet accident avec une tendresse infinie parce qu’elle n’y voit plus qu’une des manifestations de l’existence de son enfant. C’est de cette manière qu’à travers toutes les choses bonnes et mauvaises, indistinctement, nous devons aimer Dieu. Tant que nous aimons seulement à travers le bien, ce n’est pas Dieu que nous aimons, c’est quelque chose de terrestre que nous nommons du même nom. Il ne faut pas essayer de réduire le mal au bien en cherchant des compensations, des justifications au mal. Il faut aimer Dieu à travers le mal qui se produit, uniquement parce que tout ce qui se produit est réel, et que derrière toute réalité il y a Dieu. Certaines réalités sont plus ou moins transparentes ; d’autres sont tout à fait opaques ; mais derrière toutes indistinctement il y a Dieu. Notre affaire est seulement d’avoir le regard tourné dans la direction du point où il se trouve, soit que nous puissions ou non l’apercevoir. S’il n’y avait aucune réalité transparente, nous n’aurions aucune idée de Dieu. Mais si toutes les réalités étaient transparentes, nous n’aimerions que la sensation de la lumière et non pas Dieu. Quand nous ne le voyons pas, quand la réalité de Dieu n’est rendue sensible à aucune partie de notre âme, alors, pour aimer Dieu, il faut vraiment se transporter hors de soi. C’est cela aimer Dieu.

Pour cela il faut avoir constamment le regard tourné vers Dieu, sans jamais bouger. Autrement comment connaîtrions-nous la bonne direction quand un écran opaque s’interpose entre la lumière et nous ? Il faut être tout à fait immobile.

Rester immobile ne veut pas dire s’abstenir d’action. Il s’agit d’immobilité spirituelle, non matérielle. Mais il ne faut pas agir, ni d’ailleurs s’abstenir d’agir, par volonté propre. Il faut faire seulement en premier lieu ce à quoi on est contraint par une obligation stricte, puis ce qu’on pense honnêtement nous être commandé par Dieu ; enfin, s’il reste un domaine indéterminé, ce à quoi une inclination naturelle nous pousse, à condition qu’il ne s’agisse de rien d’illégitime. Il ne faut faire d’effort de volonté dans le domaine de l’action que pour remplir les obligations strictes. Les actes qui procèdent de l’inclination ne constituent évidemment pas des efforts. Quant aux actes d’obéissance à Dieu, on y est passif ; quelles que soient les peines qui les accompagnent, ils n’exigent pas d’effort à proprement parler, pas d’effort actif, mais plutôt la patience, la capacité de supporter et de souffrir. La crucifixion du Christ en est le modèle. Même si, vu du dehors, un acte d’obéissance semble s’accompagner d’un grand déploiement d’activité, il n’y a en réalité au-dedans de l’âme que souffrance passive.

Il y a un effort à faire qui est de loin le plus dur de tous, mais il n’est pas du domaine de l’action. C’est de tenir le regard dirigé vers Dieu, de le ramener quand il s’est écarté, de l’appliquer par moments avec toute l’intensité dont on dispose. Cela est très dur parce que toute la partie médiocre de nous-mêmes, qui est presque tout nous-mêmes, qui est nous-mêmes, qui est ce que nous nommons notre moi, se sent condamnée à mort par cette application du regard sur Dieu. Et elle ne veut pas mourir. Elle se révolte. Elle fabrique tous les mensonges susceptibles de détourner le regard.

Un de ces mensonges, ce sont les faux dieux qu’on nomme Dieu. On peut croire qu’on pense à Dieu alors qu’en réalité on aime certains êtres humains qui nous ont parlé de lui, ou un certain milieu social, ou certaines habitudes de vie, ou une certaine paix de l’âme, une certaine source de joie sensible, d’espérance, de réconfort, de consolation. En pareil cas la partie médiocre de l’âme est en complète sécurité ; la prière même ne la menace pas.

Un autre mensonge, c’est le plaisir et la douleur. Nous savons très bien que certaines omissions ou certaines actions causées par l’attrait du plaisir ou la crainte de la douleur nous forcent à détourner le regard de Dieu. Quand nous nous y laissons aller, nous croyons avoir été vaincus par le plaisir ou la douleur ; mais c’est très souvent une illusion. Très souvent le plaisir et la douleur sensibles sont seulement un prétexte que prend la partie médiocre de nous-mêmes pour nous détourner de Dieu. Par eux-mêmes ils ne sont pas si puissants. Il n’est pas si difficile de renoncer à un plaisir même enivrant, de se soumettre à une douleur même violente. On le voit faire quotidiennement par des gens très médiocres. Mais il est infiniment difficile de renoncer même à un très léger plaisir, de s’exposer même à une très légère peine, seulement pour Dieu ; pour le vrai Dieu, pour celui qui est dans les cieux et non pas ailleurs. Car quand on le fait, ce n’est pas à la souffrance qu’on va, c’est à la mort. Une mort plus radicale que la mort charnelle et qui fait pareillement horreur à la nature. La mort de ce qui en nous dit « je ».

Quelquefois la chair nous détourne de Dieu, mais souvent, quand nous croyons que les choses se passent ainsi, c’est en réalité le contraire qui se produit. L’âme incapable de supporter cette présence meurtrière de Dieu, cette brûlure, se réfugie derrière la chair, prend la chair comme écran. En ce cas, ce n’est pas la chair qui fait oublier Dieu, c’est l’âme qui cherche l’oubli de Dieu dans la chair, qui s’y cache. Il n’y a pas alors défaillance, mais trahison, et la tentation d’une telle trahison est toujours là tant que la partie médiocre de l’âme l’emporte de beaucoup sur la partie pure. Des fautes en elles-mêmes très légères peuvent constituer une telle trahison ; elles sont alors infiniment plus graves que des fautes en elles-mêmes très graves causées par une défaillance. On évite la trahison, non par un effort, par une violence contre soi-même, mais par un simple choix. Il suffit de regarder comme étrangère et ennemie la partie de nous-mêmes qui veut se cacher de Dieu, même si elle est presque tout nous-mêmes, si elle est nous-mêmes. Il faut prononcer en soi-même perpétuellement une parole d’adhésion à la partie de nous-mêmes qui réclame Dieu, même quand elle n’est encore qu’un infiniment petit. Cet infiniment petit, tant que nous y adhérons, croît d’une croissance exponentielle, selon une progression géométrique analogue à la série 2, 4, 8, 16, 32, etc., comme fait une graine, et cela sans que nous y soyons pour rien. Nous pouvons arrêter cette croissance en lui refusant notre adhésion, la ralentir en négligeant d’user de la volonté contre les mouvements désordonnés de la partie charnelle de l’âme. Mais néanmoins cette croissance, quand elle s’opère, s’opère en nous sans nous.

L’effort mal placé vers le bien, vers Dieu, est encore un piège, un mensonge de la partie médiocre de nous-mêmes qui cherche à éviter la mort. Il est très difficile de comprendre que c’est un mensonge, et c’est pourquoi il est très dangereux. Tout se passe comme si la partie médiocre de nous-mêmes en savait beaucoup plus que nous sur les conditions du salut, et c’est ce qui force à admettre quelque chose comme le démon. Il y a des gens qui cherchent Dieu à la manière de quelqu’un qui sauterait à pieds joints dans l’espoir qu’à force de sauter toujours un peu plus haut il finira un jour par ne plus retomber, par monter jusqu’au ciel. Cet espoir est vain. Dans le conte de Grimm intitulé Le Vaillant petit Tailleur, il y a un concours de force entre le petit tailleur et un géant. Le géant lance une pierre en haut, si haut qu’elle met très, très longtemps avant de retomber. Le petit tailleur, qui a un oiseau dans sa poche, dit qu’il peut faire beaucoup mieux, que les pierres qu’il lance ne retombent pas ; et il lâche son oiseau. Ce qui n’a pas d’ailes finit toujours par retomber. Les gens qui sautent à pieds joints vers le ciel, absorbés par cet effort musculaire, ne regardent pas le ciel. Et le regard est la seule chose efficace en cette matière. Car il fait descendre Dieu. Et quand Dieu est descendu jusqu’à nous, il nous soulève, il nous met des ailes. Nos efforts musculaires n’ont d’efficacité et d’usage légitime que pour écarter, pour mater tout ce qui nous empêche de regarder ; c’est un usage négatif. La partie de l’âme capable de regarder Dieu est entourée de chiens qui aboient, mordent et dérangent tout. Il faut prendre un fouet pour les dresser. Rien n’interdit d’ailleurs, quand on le peut, d’employer pour ce dressage des morceaux de sucre. Que ce soit par le fouet ou le sucre — en fait on a besoin des deux, en proportion variable selon les tempéraments — l’important est de dresser ces chiens, de les contraindre à l’immobilité et au silence. Ce dressage est une condition de l’ascension spirituelle, mais par lui-même il ne constitue pas une force ascendante. Dieu seul est la force ascendante, et il vient quand on le regarde. Le regarder, cela veut dire l’aimer. Il n’y a pas d’autre relation entre l’homme et Dieu que l’amour. Mais notre amour pour Dieu doit être comme l’amour de la femme pour l’homme, qui n’ose s’exprimer par aucune avance, qui est seulement attente. Dieu est l’Époux, et c’est à l’époux à venir vers celle qu’il a choisie, à lui parler, à l’emmener. La future épouse doit seulement attendre.

Le mot de Pascal « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » n’est pas la véritable expression des rapports entre l’homme et Dieu. Platon est bien plus profond quand il dit : « Se détourner de ce qui passe avec toute l’âme ». L’homme n’a pas à chercher, ni même à croire en Dieu. Il doit seulement refuser son amour à tout ce qui est autre que Dieu. Ce refus ne suppose aucune croyance. Il suffit de constater ce qui est une évidence pour tout esprit, c’est que tous les biens d’ici-bas, passés, présents ou futurs, réels ou imaginaires, sont finis et limités, radicalement incapables de satisfaire le désir d’un bien infini et parfait qui brûle perpétuellement en nous. Cela, tous le savent et se l’avouent plusieurs fois en leur vie, un instant, mais aussitôt ils se mentent afin de ne plus le savoir, parce qu’ils sentent que s’ils le savaient ils ne pourraient plus vivre. Et ce sentiment est juste, cette connaissance tue, mais elle inflige une mort qui conduit à une résurrection. Cela, on ne le sait pas d’avance, on pressent seulement la mort ; il faut choisir entre la vérité et la mort ou le mensonge et la vie. Si on fait le premier choix, si on s’y tient, si on persiste indéfiniment à refuser de mettre tout son amour dans les choses qui n’en sont pas dignes, c’est-à-dire dans toutes les choses d’ici-bas sans exception, cela suffit. Il n’y a pas de question à se poser, de recherche à faire. Si un homme persiste dans ce refus, un jour ou l’autre Dieu viendra à lui. Comme Électre pour Oreste, il verra, entendra, étreindra Dieu, il aura la certitude d’une réalité irrécusable. Il ne deviendra pas par là incapable de douter ; l’esprit humain a toujours la capacité et le devoir de douter ; mais le doute indéfiniment prolongé détruit la certitude illusoire des choses incertaines et confirme la certitude des choses certaines. Le doute concernant la réalité de Dieu est un doute abstrait et verbal pour quiconque a été saisi par Dieu, bien plus abstrait et verbal encore que le doute concernant la réalité des choses sensibles ; toutes les fois qu’un tel doute se présente, il suffit de l’accueillir sans aucune restriction pour éprouver combien il est abstrait et verbal. Dès lors le problème de la foi ne se pose pas. Tant qu’un être humain n’a pas été pris par Dieu, il ne peut pas avoir la foi, mais seulement une simple croyance ; et qu’il ait ou non une telle croyance n’importe guère, car il arrivera aussi bien à la foi par l’incrédulité. Le seul choix qui s’offre à l’homme, c’est d’attacher ou non son amour ici-bas. Qu’il refuse d’attacher son amour ici-bas, et qu’il reste immobile, sans chercher, sans bouger, en attente, sans essayer même de savoir ce qu’il attend ; il est absolument sûr que Dieu fera tout le chemin jusqu’à lui. Celui qui cherche gêne l’opération de Dieu plus qu’il ne la facilite. Celui que Dieu a pris ne cherche plus du tout Dieu au sens où Pascal semble employer le mot de chercher.

Comment pourrions-nous chercher Dieu, puisqu’il est en haut, dans la dimension que nous ne pouvons pas parcourir ? Nous ne pouvons marcher qu’horizontalement. Si nous marchons ainsi, cherchant notre bien, et si la recherche aboutit, cet aboutissement est illusoire, ce que nous aurons trouvé ne sera pas Dieu. Un petit enfant qui soudain dans la rue ne voit pas sa mère à ses côtés court en tous sens en pleurant, mais il a tort ; s’il a assez de raison et de force d’âme pour s’arrêter et attendre, elle le trouvera plus vite. Il faut seulement attendre et appeler. Non pas appeler quelqu’un, tant qu’on ne sait pas s’il y a quelqu’un. Crier qu’on a faim, et qu’on veut du pain. On criera plus ou moins longtemps, mais finalement on sera nourri, et alors on ne croira pas, on saura qu’il existe vraiment du pain. Quand on en a mangé, quelle preuve plus sûre pourrait-on vouloir ? Tant qu’on n’en a pas mangé, il n’est pas nécessaire ni même très utile de croire au pain. L’essentiel est de savoir qu’on a faim. Ce n’est pas une croyance, c’est une connaissance tout à fait certaine qui ne peut être obscurcie que par le mensonge. Tous ceux qui croient qu’il y a ou qu’il y aura un jour de la nourriture produite ici-bas mentent.

La nourriture céleste ne fait pas seulement croître en nous le bien, elle détruit le mal, ce que nos propres efforts ne peuvent jamais faire. La quantité de mal qui est en nous ne peut être diminuée que par le regard posé sur une chose parfaitement pure.

ISRAËL ET LES GENTILS

La connaissance essentielle concernant Dieu est que Dieu est le Bien. Tout le reste est secondaire.

Les Égyptiens avaient cette connaissance, comme le montre le Livre des Morts (« Seigneur de la Vérité, je t’apporte la Vérité… J’ai détruit le mal pour toi… Je n’ai fait pleurer personne… Je n’ai causé de crainte à personne… Je n’ai pas été cause qu’un maître ait maltraité son esclave… Je n’ai pas rendu ma voix hautaine… Je ne me suis pas rendu sourd à des paroles justes et vraies… Je n’ai pas mis mon nom en avant pour les honneurs… Je n’ai pas repoussé la divinité dans ses manifestations… ») Le même Livre des Morts explique le salut comme une assimilation de l’âme à Dieu, par la grâce de Dieu, sous la condition de l’amour et du désir du bien. De plus Dieu est nommé Osiris ; un Dieu qui a vécu sur terre, dans une chair humaine, ne faisant que du bien, a souffert une passion, est mort, et est devenu ensuite, dans l’autre monde, le sauveur, le juge et le souverain bien des âmes.

Au contraire, d’après l’Écriture, les Hébreux avant Moïse n’ont connu Dieu que comme « Tout-Puissant ». Autrement dit ils ne connaissaient de Dieu que l’attribut de puissance, et non le bien qui est Dieu même. Aussi n’y a-t-il presque aucune indication qu’aucun des patriarches ait établi un lien entre le service de Dieu et la moralité. Les ennemis les plus acharnés des Juifs ne leur ont jamais rien imputé de pire que ce que l’Écriture raconte avec approbation concernant la politique de Joseph à l’égard du peuple égyptien.

Connaître la divinité seulement comme puissance et non comme bien, c’est l’idolâtrie, et peu importe alors qu’on ait un Dieu ou plusieurs. C’est seulement parce que le Bien est unique qu’il faut reconnaître un seul Dieu.

Moïse a conçu que Dieu impose des commandements d’ordre moral ; ce n’est pas étonnant, puisqu’il avait été « instruit dans la sagesse égyptienne ». Il a défini Dieu comme l’Être. Les premiers chrétiens ont cherché à expliquer sur ce point la ressemblance entre l’enseignement de Moïse et celui de Platon par une influence du premier sur le second, à travers l’Égypte. Personne ne défend cette explication aujourd’hui ; mais on n’en propose aucune autre.

Or la véritable explication crève les yeux : c’est que Platon et Moïse étaient l’un et l’autre « instruits dans la sagesse égyptienne », ou sinon Platon, en tout cas Pythagore. D’ailleurs Hérodote dit que toute la pensée religieuse des Hellènes vient d’Égypte par l’intermédiaire des Phéniciens et des Pélasges.

Mais Platon (et avant lui Pythagore et sans doute bien d’autres) a été instruit plus avant que Moïse, car il savait que l’Être n’est pas encore ce qu’il y a de plus haut ; le Bien est au-dessus de l’Être et Dieu est Bien avant même d’être ce qui est.

Dans Moïse, les préceptes de charité sont rares et noyés parmi quantité de commandements d’une cruauté et d’une injustice atroces. Dans les parties de la Bible antérieures à l’exil (excepté, si toutefois il faut les supposer antérieurs à l’exil, ce qui est douteux, certains des psaumes attribués à David, Job, le Cantique des Cantiques), Dieu est continuellement voilé par l’attribut de la puissance.

Les « nations » savaient que Dieu, pour être aimé comme bien pur, se dépouille de l’attribut de la puissance. On disait à Thèbes, en Égypte, que Zeus, ne pouvant s’empêcher de céder aux prières instantes de celui qui voulait le voir, s’est montré à lui revêtu de la dépouille d’un bélier égorgé (cf. « L’agneau qui a été égorgé depuis la fondation du monde »). Cette tradition remonte, d’après ce que les gens de Thèbes ont affirmé à Hérodote, à dix-sept mille six cents ans avant l’ère chrétienne. Osiris a souffert une passion. La Passion de Dieu était l’objet même des mystères égyptiens, et aussi des mystères grecs, où Dionysos et Perséphone sont l’équivalent d’Osiris.

Les Grecs croyaient que, quand un malheureux implore la pitié, Zeus lui-même implore en lui. Ils disaient à ce sujet, non pas « Zeus protecteur des suppliants », mais « Zeus suppliant ». Eschyle dit : « Quiconque n’a pas de compassion pour les douleurs de ceux qui souffrent offense Zeus suppliant. » Cela ressemble à la parole du Christ : « J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger. » Il dit aussi : « Il n’y a pas de colère plus redoutable pour les mortels que celle de Zeus suppliant. »

On n’imaginerait pas une expression telle que « Iaveh suppliant ».

Hérodote énumère quantité de nations helléniques et asiatiques dont une seule adorait un « Zeus des armées ». Les autres refusaient de donner la conduite de la guerre comme attribut au Dieu suprême, comme faisaient les Hébreux.

Moïse a dû connaître les traditions égyptiennes concernant Zeus et le bélier et concernant la passion rédemptrice d’Osiris. Il a refusé cet enseignement.

Il est facile de comprendre pourquoi. Il était avant tout un fondateur d’État. Or, comme dit très bien Richelieu, le salut de l’âme s’opère dans l’autre monde, mais le salut de l’État s’opère dans ce monde-ci. Moïse voulait apparaître comme l’envoyé d’un Dieu puissant qui fait des promesses temporelles. Les promesses de Iaveh à Israël sont les mêmes que le diable a faites au Christ : « Je te donnerai tous ces royaumes… »

Les Hébreux ont toujours oscillé entre la conception de Iaveh comme un dieu national parmi d’autres dieux nationaux appartenant à d’autres nations et de Iaveh comme Dieu de l’univers. La confusion entre les deux notions enfermait la promesse de cet empire du monde auquel tout peuple aspire.

Les prêtres et les pharisiens ont mis à mort le Christ — très justement du point de vue d’un homme d’État — parce qu’en même temps son influence excitait le peuple au point de faire craindre un soulèvement populaire contre les Romains, ou du moins un bouillonnement susceptible d’inquiéter les Romains ; et d’autre part il apparaissait comme visiblement comme incapable de protéger la population de Palestine contre les horreurs d’une répression infligée par Rome. On l’a tué parce qu’il n’a fait que du bien. S’il s’était montré capable de faire mourir d’un mot des dizaines de milliers d’hommes, ces mêmes prêtres et pharisiens l’auraient acclamé comme le Messie. Mais on ne délivre pas un peuple subjugué en guérissant des paralytiques ou des aveugles.

Les Juifs étaient dans la logique de leur propre tradition en crucifiant le Christ.

Le silence si mystérieux d’Hérodote concernant Israël s’explique peut-être, si Israël était un objet de scandale pour les anciens à cause de ce refus des connaissances égyptiennes concernant la médiation et la passion divines. Nonnos, un Égyptien peut-être chrétien du vie siècle après l’ère chrétienne, accuse un peuple situé au sud du mont Carmel, qui doit être Israël, d’avoir attaqué par trahison Dionysos désarmé et de l’avoir forcé à se réfugier dans la mer Rouge. L’Iliade fait allusion à cette attaque, mais sans détails géographiques.

La notion même de peuple élu est incompatible avec la connaissance du vrai Dieu. C’est de l’idolâtrie sociale, la pire idolâtrie.

Israël a été élu seulement en un sens, c’est que le Christ y est né. Mais aussi il y a été tué. Les Juifs ont eu plus de part dans cette mort que dans cette naissance. L’élection d’Israël peut s’entendre à la fois dans deux sens, au sens où Joseph a été élu pour nourrir Jésus et où Judas a été élu pour le trahir. Le Christ a trouvé des disciples dans Israël, mais après qu’il les avait formés pendant trois ans d’enseignement patient, ils l’ont abandonné. L’eunuque d’Éthiopie, lui, n’a eu besoin que de quelques minutes pour comprendre. Ce n’est pas étonnant, car d’après Hérodote l’Éthiopie n’adorait comme divinités que Zeus et Dionysos, c’est-à-dire le Père et le Fils, Fils né sur terre d’une femme, mis à mort dans la souffrance et cause de salut pour ceux qui L’aiment. Il était tout préparé.

Tout ce qui dans le christianisme est inspiré de l’Ancien Testament est mauvais, et d’abord la conception de la sainteté de l’Église, modelée sur celle de la sainteté d’Israël.

Après les premiers siècles, dont on ne sait presque rien, la chrétienté — tout au moins en Occident — a abandonné l’enseignement du Christ pour revenir à l’erreur d’Israël sur un point jugé par le Christ lui-même le plus important de tous.

Saint Augustin dit que si un infidèle habille ceux qui sont nus, refuse de porter un faux témoignage même sous la torture, etc., il n’agit pas bien, quoique Dieu à travers lui opère de bonnes œuvres. Il dit aussi que celui qui est hors de l’Église, infidèle ou hérétique, et qui vit bien, est comme un bon coureur sur une mauvaise route ; plus il court bien, plus il s’éloigne de la bonne route.

C’est là de l’idolâtrie sociale ayant pour objet l’Église. (Si j’avais le choix entre être saint Augustin ou un « idolâtre » qui habille ceux qui sont nus, etc., et admire quiconque en fait autant, je n’hésiterais pas à choisir la seconde destinée.)

Le Christ a enseigné exactement le contraire de saint Augustin. Il a dit qu’au dernier jour Il diviserait les hommes en bénis ou réprouvés selon qu’ils ont ou non habillé ceux qui sont nus, etc. ; et les justes à qui Il dit « J’étais nu et vous m’avez habillé » répondent « Quand donc, Seigneur ? » Ils ne le savaient pas. D’autre part, les Samaritains étaient par rapport à Israël l’exact équivalent des hérétiques par rapport à l’Église ; et le prochain du malheureux évanoui dans le fossé, ce n’est pas le prêtre ou le lévite, c’est le Samaritain. Enfin et surtout, le Christ n’a pas dit qu’on reconnaît le fruit à l’arbre (saint Augustin raisonne comme s’il l’avait dit), mais qu’on reconnaît l’arbre aux fruits. Et d’après le contexte, l’unique péché sans pardon, le péché contre le Saint-Esprit, consiste à dire que du bien, reconnu comme tel, procède du mal. On peut blasphémer contre le Fils de l’homme ; on peut ne pas discerner le bien. Mais quand on l’a discerné quelque part, affirmer qu’il procède du mal est le péché sans rémission, car le bien ne produit que le bien et le mal ne produit que le mal. Être prêt, inconditionnellement et sans restriction, à aimer le bien partout où il apparaît, dans toute la mesure où il apparaît, c’est l’impartialité commandée par le Christ. Et si tout bien procède du bien, tout ce qui est bien véritable et pur procède surnaturellement de Dieu. Car la nature n’est ni bonne ni mauvaise, ou l’un et l’autre à la fois ; elle ne produit que des biens qui sont mélangés de mal, des choses qui ne sont bonnes que sous condition d’un bon usage. Tout bien authentique est d’origine divine et surnaturelle. Le bon arbre qui ne produit que de bons fruits, c’est Dieu comme distributeur de la grâce. Partout où il y a du bien, il y a contact surnaturel avec Dieu, fût-ce dans une tribu fétichiste et anthropophage du centre de l’Afrique.

Mais beaucoup de biens apparents ne sont pas des biens authentiques. Par exemple les vertus du type romain ou cornélien ne sont pas des vertus du tout.

Mais quiconque donne à un malheureux sans que sa main gauche sache ce que fait sa main droite a Dieu présent en lui.

Si les Hébreux, comme peuple, avaient ainsi porté Dieu en eux, ils auraient préféré souffrir l’esclavage infligé par les Égyptiens — et provoqué par leurs exactions antérieures — plutôt que de gagner la liberté en massacrant tous les habitants du territoire qu’ils devaient occuper.

Les vices de ces habitants — s’il ne s’agit pas de calomnies, car les accusations des meurtriers ne sont pas recevables contre les victimes — n’excusent rien. Ces vices ne lésaient pas les Hébreux. Qui les avait faits juges ? S’ils avaient été juges des populations de Canaan, ils n’auraient pu prendre leurs territoires ; qui a jamais trouvé légitime qu’un juge s’approprie la fortune de celui qu’il condamne ?

Sur la parole de Moïse, ils disaient que Dieu leur commandait tout cela. Mais ils n’avaient pour preuve que des prodiges. Quand un commandement est injuste, un prodige est bien peu pour faire admettre qu’il vient de Dieu. Au reste, les pouvoirs de Moïse étaient de même nature que ceux des prêtres égyptiens ; il n’y avait qu’une différence de degré.

Iaveh apparaît dans cette partie de l’histoire comme un dieu national hébreu plus puissant que les dieux égyptiens. Il ne demande pas au Pharaon de l’adorer, seulement de laisser les Hébreux l’adorer.

Il est dit dans Chron., XVIII, 19 : « L’Éternel dit : « Qui ira séduire Achab, roi d’Israël ?… » L’Esprit s’avança… et dit : « … J’irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes ». »

C’est là la clef de toutes les singularités de l’Ancien Testament. Les Hébreux — jusqu’à l’exil qui les a mis en contact avec la sagesse chaldéenne, perse et grecque — n’avaient pas la notion d’une distinction entre Dieu et le diable. Ils attribuaient indistinctement à Dieu tout ce qui est extra-naturel, les choses diaboliques comme les choses divines, et cela parce qu’ils concevaient Dieu sous l’attribut de la puissance et non pas sous l’attribut du bien.

La parole du diable au Christ rapportée par saint Luc : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m’a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d’en faire part » oblige à croire que les commandements de conquête et de rapine et les promesses temporelles contenues dans l’Ancien Testament étaient de source diabolique et non divine.

Ou, si on veut, par une de ces ironies du destin, presque comparables à des calembours, qui sont un thème favori de la tragédie grecque, ces promesses émanaient des puissances du mal dans leur sens littéral, et de Dieu seulement dans leur sens caché, comme annonces du Christ.

Les dieux grecs aussi étaient mélangés de bien et de mal ; ou plutôt, dans l’Iliade, ils sont tous démoniaques, sauf Zeus. Mais aussi les Grecs ne prenaient pas leurs dieux au sérieux. Dans l’Iliade, ils fournissent les intermèdes comiques, comme les clowns dans Shakespeare. Au lieu que les Juifs prenaient Jéhovah très au sérieux.

Le seul enseignement direct sur la divinité contenu dans l’Iliade est le tableau de Zeus prenant sa balance en or pour y peser les destinées des Grecs et des Troyens, et obligé de laisser la victoire aux Grecs, quoique son amour aille aux Troyens à cause de leur piété.

Cela seul met l’Iliade infiniment au-dessus de tous les livres historiques de l’Ancien Testament, où il est répété à satiété qu’il faut être fidèle à Dieu pour avoir la victoire dans la guerre.

Au reste, un poème comme l’Iliade ne pourrait pas avoir été écrit sans véritable charité.

Quand une jeune fille se marie, ses amis ne pénètrent pas dans les secrets de la chambre conjugale ; mais quand on voit qu’elle est enceinte, il est tout à fait sûr qu’elle n’est plus vierge. De même personne ne peut constater quelles sont les relations entre une âme et Dieu ; mais il y a une manière de concevoir la vie d’ici-bas, les hommes et les choses, qui n’apparaît dans une âme qu’après la transformation produite par l’union d’amour avec Dieu. La manière dont le poète de l’Iliade parle de la guerre montre que son âme avait passé par cette union d’amour ; le même critérium montre le contraire pour les auteurs des livres historiques de l’Ancien Testament. Ce critérium est certain, car « on connaît l’arbre à ses fruits ».

C’est seulement dans Euripide que les histoires d’adultères racontées au sujet des dieux servent d’excuse à la luxure des hommes ; or Euripide était un sceptique. Dans Eschyle et Sophocle les dieux n’inspirent que le bien.

Au contraire, il est certain que ce que les Hébreux faisaient comme étant commandé par Jéhovah était le plus souvent le mal.

Jusqu’à l’exil, il n’y a pas un seul personnage de race hébraïque mentionné dans la Bible dont la vie ne soit pas souillée de choses horribles. Le premier être pur dont il soit question est Daniel — qui était initié à la sagesse chaldéenne (remontant sans doute aux habitants préhistoriques de la Mésopotamie, issus de Cham d’après la Genèse).

Malgré le commandement « Aime Dieu de toutes tes forces… », on ne sent d’amour de Dieu que dans des textes ou certainement ou probablement postérieurs à l’exil. La puissance est au premier plan, non l’amour.

Même dans les plus beaux passages de l’Ancien Testament, il y a peu d’indications de contemplation mystique, sauf le Cantique des Cantiques, bien entendu.

Dans les choses grecques, au contraire il y a des quantités de telles indications. Par exemple l’Hippolyte d’Euripide. Les vers d’Eschyle : « Quiconque, la pensée tournée vers Zeus, criera sa gloire, — celui-là recevra la plénitude de la sagesse ; — Zeus qui a donné aux hommes la voie de la sagesse — en leur assignant comme loi souveraine par la souffrance la connaissance. — Elle se distille dans le sommeil auprès du cœur, — la souffrance qui est mémoire douloureuse ; et même à qui ne veut pas vient la sagesse. — De la part des divinités, c’est là une grâce violente. » L’expression « par la souffrance la connaissance », rapprochée de l’histoire de Prométhée dont le nom veut dire « pour la connaissance » (ou encore « Providence »), semble signifier ce qu’a voulu exprimer saint Jean de la Croix en disant qu’il faut passer par la Croix du Christ pour entrer dans les secrets de la sagesse divine.

La reconnaissance d’Oreste et d’Électre dans Sophocle ressemble au dialogue de Dieu et de l’âme dans un état mystique succédant à une période de « nuit obscure ».

Les textes taoïstes de Chine, antérieurs à l’ère chrétienne — certains antérieurs de cinq siècles — renferment aussi des pensées identiques à celles des passages les plus profonds des mystiques chrétiens. Notamment la conception de l’action divine comme étant une action non agissante.

Surtout des textes hindous, également antérieurs à l’ère chrétienne, contiennent les pensées les plus extraordinaires de mystiques comme Suso ou saint Jean de la Croix. Notamment sur le « rien », le « néant », la connaissance négative de Dieu, et sur l’état d’union totale de l’âme avec Dieu. Si le mariage spirituel dont parle saint Jean de la Croix est la forme la plus élevée de vie religieuse, les Écritures sacrées des Hindous méritent ce nom infiniment plus que celles des Hébreux. La similitude des formules est même si grande qu’on peut se demander s’il n’y a pas eu influence directe des Hindous sur les mystiques chrétiens. En tout cas les écrits attribués à Denis l’Aréopagite, qui ont eu une telle influence sur la pensée mystique du moyen âge, ont sans doute été composés en partie sous l’influence de l’Inde.

Les Grecs savaient la vérité regardée par saint Jean comme la plus importante, que « Dieu est amour ». Dans l’hymne à Zeus de Cléanthe, où apparaît la Trinité d’Héraclite — Zeus, le Logos, « roi suprême à travers toutes choses à cause de sa haute naissance », et le Feu céleste, éternellement vivant, serviteur de Zeus, par lequel Zeus envoie le Logos dans l’univers — il est dit : « À toi cet univers… obéit où que tu le mènes, et il consent à ta domination ; — telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains, — en feu, à double tranchant, éternellement vivant, la foudre. » L’univers consent à obéir à Dieu ; autrement dit, il obéit par amour. Platon, dans Le Banquet, définit l’amour par le consentement : « Quoi qu’il subisse, il le subit sans violence, car la violence ne s’empare pas de l’Amour ; quoi qu’il fasse, il le fait sans violence, car en toutes choses chacun consent à obéir à l’Amour. » Ce qui provoque dans l’univers cette obéissance consentie, c’est la vertu de la foudre, qui représente donc le Saint-Esprit. C’est le Saint-Esprit que représentent toujours dans le Nouveau Testament les images du feu ou de l’épée. Ainsi pour les premiers stoïciens, si la mer reste dans ses limites, ce n’est pas par la puissance de Dieu, mais par l’amour divin dont la vertu se communique même à la matière. C’est l’esprit de saint François d’Assise. Cet hymne est du iiie siècle avant l’ère chrétienne, mais il est inspiré d’Héraclite qui est du vie, et l’inspiration remonte peut-être beaucoup plus haut ; elle est peut-être exprimée dans les nombreux bas-reliefs crétois représentant Zeus avec une hache à double tranchant.

Quant aux prophéties, on en trouverait parmi les gentes de bien plus claires que chez les Hébreux.

Prométhée est le Christ même, avec la détermination du temps et de l’espace en moins ; c’est l’histoire du Christ projetée dans l’éternité. Il est venu jeter un feu sur la terre. Il s’agit du Saint-Esprit, comme plusieurs textes le montrent (Philèbe, Prométhée enchaîné, Héraclite, Cléanthe). Il est rédempteur des hommes. Il a subi la souffrance et l’humiliation, volontairement, par excès d’amour. Derrière l’hostilité apparente entre Zeus et lui il y a amour. Ce double rapport est aussi indiqué dans l’Évangile, très sobrement, par la parole « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » et surtout « Celui qui me livre à toi est plus coupable que toi ». Il ne peut s’agir que de Dieu, vu le contexte.

Toutes les divinités mortes et ressuscitées figurées par le grain, Perséphone, Attis, etc., sont des images du Christ, et le Christ a reconnu cette ressemblance par la parole « Si le grain ne meurt… ». Il en a fait autant pour Dionysos par la parole « Je suis la vraie vigne » et en mettant toute sa vie publique entre deux transformations miraculeuses, l’une d’eau en vin, l’autre de vin en sang.

La géométrie grecque est une prophétie. Plusieurs textes prouvent qu’à l’origine elle constituait un langage symbolique concernant les vérités religieuses. C’est probablement pour cette raison que les Grecs y ont introduit une rigueur démonstrative qui n’aurait pas été nécessaire pour les applications techniques. L’Épinomis montre que la notion centrale de cette géométrie était la notion de médiation « rendant semblables des nombres non naturellement semblables entre eux ». La construction d’une moyenne proportionnelle entre l’unité et un nombre non carré par l’inscription du triangle rectangle dans le cercle était l’image d’une médiation surnaturelle entre Dieu et l’homme. Cela apparaît dans plusieurs textes de Platon. Le Christ a montré qu’il s’est reconnu dans cette image aussi bien que dans les prophéties d’Isaïe. Il l’a montré par une série de paroles où la proportion algébrique est indiquée d’une manière insistante, le rapport entre Dieu et lui étant identique au rapport entre lui et les disciples. Ainsi « Comme mon Père m’a envoyé, de la même manière je vous envoie ». On pourrait citer peut-être une douzaine de paroles de ce modèle.

LETTRE À DÉODAT ROCHÉ

23 janvier 1940.[1]

Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur L’Amour spirituel chez les cathares pour le no d’Oc. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression.

Depuis longtemps déjà je suis vivement attirée vers les cathares, bien que sachant peu de choses à leur sujet. Une des principales raisons de cette attraction est leur opposition concernant l’Ancien Testament, que vous exprimez si bien dans votre article, où vous dites justement que l’adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacré accordé à des récits pleins de cruautés impitoyables m’a toujours tenue éloignée du christianisme, d’autant plus que depuis vingt siècles ces récits n’ont jamais cessé d’exercer une influence sur tous les courants de la pensée chrétienne ; si du moins on entend par le christianisme les Églises aujourd’hui classées dans cette rubrique. Saint François d’Assise lui-même, aussi pur de cette souillure qu’il est possible de l’être, a fondé un Ordre qui à peine créé a presque aussitôt pris part aux meurtres et aux massacres. Je n’ai jamais pu comprendre comment il est possible à un esprit raisonnable de regarder le Jéhovah de la Bible et le Père invoqué dans l’Évangile comme un seul et même être. L’influence de l’Ancien Testament et celle de l’Empire Romain, dont la tradition a été continuée par la papauté, sont à mon avis les deux causes essentielles de la corruption du christianisme.

Vos études m’ont confirmée dans une pensée que j’avais déjà avant de les avoir lues, c’est que le catharisme a été en Europe la dernière expression vivante de l’antiquité pré-romaine. Je crois qu’avant les conquêtes romaines les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d’un pays à l’autre, mais continue ; qu’une même pensée y vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d’Égypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l’expression écrite la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. Bien entendu, vu la rareté des documents, une telle opinion ne peut pas être prouvée ; mais entre autres indices Platon lui-même présente toujours sa doctrine comme issue d’une tradition antique, sans jamais indiquer le pays d’origine ; à mon avis, l’explication la plus simple est que les traditions philosophiques et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et même pensée. C’est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe.

Il y a chez les manichéens quelque chose de plus que dans l’antiquité, du moins l’antiquité connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes et l’esprit déchiré, dispersé parmi la matière. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espèce de miracle, c’est qu’il s’agissait d’une religion et non simplement d’une philosophie. Je veux dire qu’autour de Toulouse au xiie siècle la plus haute pensée vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l’esprit d’un certain nombre d’individus. Car c’est là, il me semble, la seule différence entre la philosophie et la religion, dès lors qu’il s’agit d’une religion non dogmatique.

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon, il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

Excusez ces réflexions décousues ; je voulais seulement vous montrer que mon intérêt pour les cathares ne procède pas d’une simple curiosité historique, ni même d’une simple curiosité intellectuelle. J’ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut être regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien ; car à mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore et de Platon, car à l’égard d’une telle pensée la connaissance et l’adhésion ne sont qu’une seule opération de l’esprit. Je pense de même au sujet des cathares.

Jamais il n’a été si nécessaire qu’aujourd’hui de ressusciter cette forme de pensée. Nous sommes à une époque où la plupart des gens sentent confusément, mais vivement, que ce que l’on nommait au xviiie siècle les lumières, constitue — y compris la science — une nourriture spirituelle insuffisante ; mais ce sentiment est en train de conduire l’humanité par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le passé, aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu’il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement un reflet un peu dégradé.

C’est pourquoi je souhaite vivement que vos études sur les cathares trouvent auprès du public l’attention et la diffusion qu’elles méritent. Mais des études sur ce thème, si belles qu’elles soient, ne peuvent suffire. Si vous pouviez trouver un éditeur, la publication de ce recueil de textes originaux, accessible au public, serait infiniment désirable…


Cahiers d’études cathares,
no 2, avril-juin 1949.

QUESTIONNAIRE

1. Quand on a foi dans les mystères de la Trinité de l’Incarnation et de l’Eucharistie, mais qu’on ne voit aucune possibilité de jamais parvenir à adhérer à la conception chrétienne de l’histoire, peut-on légitimement songer à entrer dans l’Église ? (Quand, de plus, on attache une grande importance à la conception de l’histoire, au point de ne pouvoir accepter en aucun cas de s’abstenir d’exprimer là-dessus ce qu’on pense quand l’occasion s’en présente.)


2. Quelles sont exactement celles des opinions de Marcion auxquelles on ne peut adhérer sans être anathème ? Est-on anathème quand on adhère à sa conception de la supériorité des peuples dits païens sur Israël ?


3. Est-on anathème quand on admet comme possible et même probable qu’il y ait eu des incarnations du Verbe antérieures au Christ, accompagnées de révélations ; que Melchisédec, d’après les paroles de saint Paul, ait été l’une d’elles ; que la religion antique des Mystères soit issue d’une telle révélation, et que par suite l’Église catholique en soit l’héritière légitime ?


4. Est-on anathème quand on pense que la source d’où est issu pour Israël le commandement de détruire les villes, de massacrer les peuples et d’exterminer les prisonniers et les enfants n’était pas Dieu ; et qu’avoir pris Dieu pour l’auteur d’un tel commandement était une erreur incomparablement plus grave que les formes même les plus basses de polythéisme et d’idolâtrie ; et qu’en conséquence, jusqu’à l’époque de l’exil, Israël n’a eu presque aucune connaissance du vrai Dieu, alors qu’une telle connaissance se trouvait parmi l’élite de la plupart des autres peuples ?


5. Est-on anathème si l’on regarde comme au moins très douteuse, et probablement fausse, l’opinion que la véritable connaissance de Dieu est plus répandue dans la chrétienté qu’elle ne l’a été dans l’antiquité, et qu’elle ne l’est actuellement dans des pays non chrétiens tels que l’Inde ?


Serait-il honnête, avec de telles pensées, de songer à entrer dans l’Église ? Ne vaut-il pas mieux supporter la privation des sacrements ?



LETTRE À JOË BOUSQUET

12 mai 1942.
Cher ami,

Tout d’abord, merci encore de ce que vous venez de faire pour moi[2]. Si, comme j’espère, c’est efficace, cela aura été fait non pour moi, mais à travers moi pour d’autres, de jeunes frères à vous qui doivent vous être infiniment chers, pris dans le même destin. Quelques-uns peut-être vous devront, aux approches de l’instant suprême, la douceur d’un échange de regards.

Vous avez ce privilège parmi tous que pour vous l’état actuel du monde est une réalité. Plus peut-être même que pour ceux qui en ce moment tuent et meurent, blessent et sont blessés, et qui, surpris, ne savent où ils sont ni ce qui leur arrive, qui, comme c’était jadis votre cas, n’ont pas les pensées de cette situation. Pour tous les autres, les gens d’ici par exemple, ce qui se passe est pour quelques-uns, très peu, un confus cauchemar, pour la plupart une vague toile de fond, un décor de théâtre, dans les deux cas de l’irréel.

Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours, et qui revient maintenant prendre à nouveau des millions d’hommes. Vous êtes maintenant, vous, prêt pour le penser. Ou si vous ne l’êtes pas encore tout à fait — je crois que vous ne l’êtes pas — vous n’avez plus du moins qu’une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l’œuf dans la clarté de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper contre la coquille. C’est une image très antique. L’œuf, c’est ce monde visible. Le poussin, c’est l’Amour, l’Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme, d’abord comme germe invisible. Quand la coquille est percée, quand l’être est sorti, il a encore pour objet ce même monde. Mais il n’est plus dedans. L’espace s’est ouvert et déchiré. L’esprit, quittant le corps misérable abandonné dans un coin, est transporté dans un point hors de l’espace, qui n’est pas un point de vue, d’où il n’y a pas de perspective, d’où ce monde visible est vu réel, sans perspective. L’espace est devenu, par rapport à ce qu’il était dans l’œuf, une infinité à la deuxième, ou plutôt à la troisième puissance. L’instant est immobile. Tout l’espace est empli, même s’il y a des bruits qui se font entendre, par un silence dense, qui n’est pas une absence de son, qui est un objet positif de sensation, plus positif qu’un son, qui est la parole secrète, la parole de l’Amour qui depuis l’origine nous a dans ses bras.

Vous, une fois hors de l’œuf, vous connaîtrez la réalité de la guerre, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l’irréalité même. Connaître la réalité de la guerre, c’est l’harmonie pythagoricienne, l’unité des contraires, c’est la plénitude de la connaissance du réel. C’est pourquoi vous êtes infiniment privilégié, car vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez mûr pour la connaître. Ceux qui sont tombés à vos côtés n’ont pas eu le temps de ramener sur leur sort la frivolité errante de leurs pensées. Ceux qui sont revenus intacts ont tous tué leur passe par l’oubli, même s’ils ont donné l’apparence de se souvenir, car la guerre est du malheur, et il est aussi facile de diriger volontairement la pensée vers le malheur que de persuader à un chien, sans dressage préalable, de marcher dans un incendie et de s’y laisser carboniser. Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors, étant parvenue à sortir du corps, et même, en un sens, de l’âme. Le corps et l’âme restent non seulement transpercés, mais cloués sur un lieu fixe. Que le malheur impose ou non littéralement l’immobilité, il y a toujours immobilité forcée en ce sens qu’une partie de l’âme est toujours, continuellement, inséparablement collée à la douleur. Grâce à cette immobilité la graine infinitésimale d’amour divin, jetée dans l’âme peut à loisir grandir et porter des fruits dans l’attente, ἐν ὑπομονῆ selon l’expression divinement belle de l’Évangile. On traduit in patientia, mais ὑπομἐνειν, c’est tout autre chose. C’est rester sur place, immobile, dans l’attente, sans être ébranlé ni déplacé par aucun choc du dehors.

Heureux ceux pour qui le malheur entré dans la chair est le malheur du monde lui-même à leur époque. Ceux-là ont la possibilité et la fonction de connaître dans sa vérité, de contempler dans sa réalité le malheur du monde. C’est la fonction rédemptrice elle-même. Il y a vingt siècles, dans l’Empire romain, le malheur de l’époque était l’esclavage, dont la crucifixion était le terme extrême.

Mais infortunés ceux qui ayant cette fonction ne l’accomplissent pas.

Quand vous dites que vous ne sentez pas la distinction du bien et du mal, prise littéralement, cette parole n’est pas sérieuse, puisque vous parlez d’un autre homme en vous, qui est évidemment le mal en vous ; vous savez bien — et dans les cas d’incertitude un examen attentif peut, au moins la plupart, du temps, amener à savoir — ce qui dans vos pensées, vos paroles et vos actes nourrit cet autre à vos dépens, ce qui vous nourrit aux siens. Ce que vous voulez dire, c’est que vous n’avez pas encore consenti à reconnaître cette distinction comme celle du bien et du mal.

Ce consentement n’est pas facile, car il engage sans retour. Il y a une espèce de virginité de l’âme à l’égard du bien qui ne se retrouve pas plus, une fois le consentement accordé, que la virginité d’une femme après qu’elle a cédé à un homme. Cette femme peut devenir infidèle, adultère, mais elle ne sera plus jamais vierge. Aussi a-t-elle peur quand elle va dire oui. L’amour triomphe de cette peur.

Pour chaque être humain, il y a une date, inconnue de tous et de lui-même avant tout, mais tout à fait déterminée, au-delà de laquelle l’âme ne peut plus garder cette virginité. Si avant cet instant précis, éternellement marqué, elle n’a pas consenti à être prise par le bien, elle sera aussitôt après prise malgré elle par le mal.

Un homme peut à tout moment de sa vie se livrer au mal, car on s’y livre dans l’inconscience et sans savoir qu’on introduit en soi une autorité extérieure ; l’âme boit un narcotique avant de lui abandonner sa virginité. Il n’est pas nécessaire d’avoir dit oui au mal pour en être saisi. Mais le bien ne prend l’âme que quand elle a dit oui. Et la crainte de l’union nuptiale est telle qu’aucune âme n’a le pouvoir de dire oui au bien tant que l’approche presque immédiate de l’instant limite où son sort sera éternellement fixé ne la presse pas d’une manière urgente. Chez les uns l’instant limite peut se placer à l’âge de cinq ans, chez d’autres à l’âge de soixante ans. D’ailleurs ni avant qu’il ait été franchi ni après il n’est possible de le situer, car ce choix instantané et éternel n’apparaît que réfracté dans la durée. Chez ceux qui longtemps avant d’en approcher se sont laissé prendre par le mal, l’instant limite n’a plus de réalité. Le maximum qu’un être humain puisse faire, c’est, jusqu’à ce qu’il en soit tout proche, de garder intacte en lui la faculté de dire oui au bien.

Il me paraît certain que pour vous l’instant limite n’est pas venu. Je n’ai pas le pouvoir de scruter les cœurs, mais il me semble qu’il y a des signes qu’il n’est plus éloigné. Votre faculté de consentement est certes intacte.

Je pense qu’après que vous aurez consenti au bien vous percerez l’œuf, après un certain intervalle peut-être, mais sans doute court ; l’instant où vous serez au dehors, il sera pardonné à cette balle qui est un jour entrée au centre de votre corps, et en elle à tout l’univers qui l’avait dirigée.

L’intelligence a un rôle pour préparer le consentement nuptial à Dieu. C’est de regarder le mal qu’on a en soi-même et de le haïr. Non pas essayer de s’en débarrasser, simplement le discerner ; et même avant d’avoir dit oui à son contraire, y maintenir le regard fixé suffisamment pour sentir la répulsion.

Je crois que chez tous peut-être, mais surtout chez ceux que le malheur a touchés, et surtout si le malheur est biologique, la racine du mal, c’est la rêverie. Elle est l’unique consolation, l’unique richesse des malheureux, l’unique secours pour porter l’affreuse pesanteur du temps ; un secours bien innocent ; d’ailleurs indispensable. Comment serait-il possible de s’en passer ? Elle n’a qu’un inconvénient, c’est qu’elle n’est pas réelle. Y renoncer par amour de la vérité, c’est vraiment abandonner tous ses biens par folie d’amour et suivre celui qui est en personne la Vérité. Et c’est vraiment porter la croix. Le temps est la croix.

Il ne faut pas le faire tant que l’instant limite n’est pas proche, mais il faut reconnaître la rêverie pour ce qu’elle est ; et même pendant qu’on en est soutenu, ne pas oublier un instant que sous toutes ses formes, les plus inoffensives en apparence par la puérilité, les plus respectables en apparence par le sérieux et par les rapports avec l’art, ou l’amour, ou l’amitié (et pour beaucoup la religion), sous toutes ses formes sans exception elle est le mensonge. Elle exclut l’amour. L’amour est réel.

Je n’oserais jamais vous parler ainsi si mon esprit avait élaboré toutes ces pensées. Mais, quoique je ne veuille accorder à de telles impressions aucun crédit, j’ai vraiment malgré moi le sentiment que Dieu, par amour pour vous, dirige tout cela vers vous à travers moi. De même, il est indifférent que l’hostie consacrée soit faite d’une farine de la plus mauvaise qualité, même aux trois quarts pourrie.

Vous dites que je paye mes qualités morales par de la défiance envers moi-même. Mais l’explication de mon attitude envers moi-même, qui n’est pas de la défiance, qui est un mélange de mépris, de haine et de répulsion, se situe plus bas, au niveau des mécanismes biologiques. C’est la douleur physique. Depuis douze ans je suis habitée par une douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l’âme et du corps, qui dure à travers le sommeil et n’a jamais été suspendue une seconde. Pendant dix ans elle a été telle, et accompagnée d’un tel sentiment d’épuisement, que le plus souvent mes efforts d’attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d’espérance que ceux d’un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain. Souvent beaucoup plus, quand ils apparaissaient tout à fait stériles, et sans fruit même immédiat. J’étais soutenue par la foi, acquise à l’âge de quatorze ans, que jamais aucun effort de véritable attention n’est perdu, même s’il ne doit jamais avoir ni directement ni indirectement aucun résultat visible. Pourtant un moment est venu où j’ai cru être menacée, par l’épuisement et par l’aggravation de la douleur, d’une si hideuse déchéance de toute l’âme que pendant plusieurs semaines je me suis demandé avec angoisse si mourir n’était pas pour moi le plus impérieux des devoirs, quoiqu’il me parût affreux que ma vie dût se terminer dans l’horreur. Comme je vous l’ai raconté, seule une résolution de mort conditionnelle et à terme m’a rendu la sérénité.

Peu de temps auparavant, étant déjà depuis des années dans cet état physique, j’avais été ouvrière d’usine, près d’un an, dans des usines de mécanique de la région parisienne. La combinaison de l’expérience personnelle et de la sympathie pour la misérable masse humaine qui m’entourait et avec laquelle j’étais, même à mes propres yeux, indistinctement confondue, a fait entrer si avant dans mon cœur le malheur de la dégradation sociale que depuis lors je me suis toujours sentie une esclave, au sens que ce mot avait chez les Romains.

Pendant tout cela le mot même de Dieu n’avait aucune place en mes pensées. Il n’en a eu qu’à partir du jour, il y a environ trois ans et demi, où je n’ai pas pu la lui refuser. Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j’ai senti, sans y être aucunement préparée — car je n’avais jamais lu les mystiques — une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pensées.

Jusque-là ma seule foi avait été l’amor fati stoïcien, tel que l’a compris Marc-Aurèle, et je l’avais toujours fidèlement pratiqué. L’amour pour la cité de l’univers, pays natal, patrie bien-aimée de toute âme, chérie pour sa beauté, dans la totale intégrité de l’ordre et de la nécessité qui en sont la substance, avec tous les événements qui s’y produisent.

Le résultat a été que la quantité irréductible de haine et de répulsion liée à la souffrance et au malheur s’est entièrement retournée sur moi-même. Et c’est une très grande quantité, parce qu’il s’agit d’une souffrance présente à la racine même de chaque pensée, sans aucune exception.

C’est au point que je ne peux absolument pas m’imaginer la possibilité qu’aucun être humain éprouve de l’amitié pour moi. Si je crois à la vôtre, c’est seulement pour autant qu’ayant confiance en vous et ayant reçu de vous l’assurance de cette amitié, ma raison me dit d’y croire. Mais pour mon imagination elle n’en est pas moins impossible.

Cette disposition de l’imagination me fait vouer une reconnaissance d’autant plus tendre à ceux qui accomplissent cette chose impossible. Car l’amitié est pour moi un bienfait incomparable, sans mesure, une source de vie, non métaphoriquement, mais littéralement. Car non seulement mon corps, mais mon âme elle-même empoisonnée tout entière par la souffrance étant inhabitable pour ma pensée, il faut qu’elle se transporte ailleurs. Elle ne peut habiter en Dieu que de courts espaces de temps. Elle habite souvent dans les choses. Mais il serait contre nature qu’une pensée humaine n’habitât jamais dans quelque chose d’humain. Ainsi littéralement l’amitié donne à ma pensée toute la part de sa vie qui ne lui vient pas de Dieu ou de la beauté du monde.

Vous pouvez par là concevoir quel bienfait vous m’avez accordé en m’accordant la vôtre.

Je vous dis ces choses parce que vous pouvez les comprendre, car il y a dans votre dernier livre une phrase où je me suis reconnue, sur l’erreur où sont vos amis quand ils croient que vous existez. C’est là une disposition de la sensibilité intelligible seulement à ceux pour qui l’existence elle-même est directement et continuellement sentie comme un mal. Pour ceux-là il est certes facile de faire ce que le Christ demande, se nier soi-même. Trop facile peut-être. C’est peut-être sans mérite. Cependant je crois que cette facilité est une immense faveur.

Je suis convaincue que le malheur d’une part, d’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel.

Mais il faut que l’un et l’autre soient sans mélange, la joie sans aucune ombre d’insatisfaction, le malheur sans aucune consolation.

Vous me comprenez bien. Cet amour divin qu’on touche tout au fond du malheur, comme la résurrection du Christ à travers la crucifixion, et qui constitue l’essence non sensible et le noyau central de la joie, ce n’est pas une consolation. Il laisse la douleur tout à fait intacte.

Je vais vous dire quelque chose de dur à penser, plus dur encore à dire, presque intolérablement dur à dire à ceux qu’on aime. Pour quiconque est dans le malheur le mal peut peut-être se définir comme étant tout ce qui procure une consolation.

Les joies pures qui, selon les cas, ou bien se substituent pour un temps ou bien se superposent à la souffrance, ne sont pas des consolations. Au contraire, on peut souvent trouver une consolation dans une sorte d’aggravation morbide de la souffrance. Tout cela est clair pour moi, mais je ne sais si je l’exprime convenablement.

La paresse, la chute dans l’inertie, tentation à laquelle je succombe très souvent, presque tous les jours, je pourrais dire toutes les heures, est une forme particulièrement méprisable de la consolation. Cela m’oblige à me mépriser.

Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à votre lettre, et pourtant j’ai bien des choses à en dire. Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui je me contenterai de vous en remercier.

Yours most truly.
Simone Weil.


Je vous mets ci-joint le poème anglais que je vous avais récité, Love ; il a joué un grand rôle dans ma vie, car j’étais occupée à me le réciter à moi-même, à ce moment où, pour la première fois, le Christ est venu me prendre. Je croyais ne faire que redire un beau poème, et à mon insu c’était une prière.

L’AMOUR DE DIEU ET LE MALHEUR

Dans le domaine de la souffrance, le malheur est une chose à part, spécifique, irréductible. Il est tout autre chose que la simple souffrance. Il s’empare de l’âme et la marque, jusqu’au fond, d’une marque qui n’appartient qu’à lui, la marque de l’esclavage. L’esclavage tel qu’il était pratiqué dans la Rome antique est seulement la forme extrême du malheur. Les anciens, qui connaissaient bien la question, disaient : « Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave. »

Le malheur est inséparable de la souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout ce qui n’est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d’analogue est artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de la pensée. Même dans l’absence ou la mort d’un être aimé, la part irréductible du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une difficulté à respirer, un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une faim, ou le désordre presque biologique causé par la libération brutale d’une énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n’est plus dirigée. Un chagrin qui n’est pas ramassé autour d’un tel noyau irréductible est simplement du romantisme, de la littérature. L’humiliation aussi est un état violent de tout l’être corporel, qui veut bondir sous l’outrage, mais doit se retenir, contraint par l’impuissance ou la peur.

En revanche une douleur seulement physique est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l’âme. Le mal aux dents en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une dent gâtée, une fois passées, ne sont plus rien.

Il en est autrement d’une souffrance physique très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent tout autre chose qu’une souffrance ; c’est souvent un malheur.

Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l’âme par l’atteinte ou l’appréhension immédiate de la douleur physique. Si la douleur physique est tout à fait absente, il n’y a pas malheur pour l’âme, parce que la pensée se porte vers n’importe quel autre objet. La pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu’un animal fuit la mort. Il n’y a ici-bas que la douleur physique et rien d’autre qui ait la propriété d’enchaîner la pensée ; à condition qu’on assimile à la douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L’appréhension de la douleur physique, notamment, est de cette espèce.

Quand la pensée est contrainte par l’atteinte de la douleur physique, cette douleur fût-elle légère, de reconnaître la présence du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné est contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état violent. On passe à côté d’eux sans s’en apercevoir. Quel homme est capable de les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses yeux ? On remarque seulement qu’ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce comportement.

Il n’y a vraiment malheur que si l’événement qui a saisi une vie et l’a déracinée l’atteint directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociale, psychologique, physique. Le facteur social est essentiel. Il n’y a pas vraiment malheur là où il n’y a pas sous une forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d’une telle déchéance.

Entre le malheur et tous les chagrins qui, même s’ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre chose que le malheur proprement dit, il y a à la fois continuité et la séparation d’un seuil, comme pour la température d’ébullition de l’eau. Il y a une limite au-delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette limite n’est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans le malheur et non un autre.

La grande énigme de la vie humaine, ce n’est pas la souffrance, c’est le malheur. Il n’est pas étonnant que des innocents soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou à l’esclavage, enfermés dans des camps ou dans des cachots, puisqu’il se trouve des criminels pour accomplir ces actions. Il n’est pas étonnant non plus que la maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l’âme elle-même des innocents et de s’en emparer en maître souverain. Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.

Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.

Le malheur a contraint le Christ à supplier d’être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu’une figure du Christ. « Il se rit du malheur des innocents. » Ce n’est pas un blasphème, c’est un cri authentique arraché à la douleur. Le Livre de Job, d’un bout à l’autre, est une pure merveille de vérité et d’authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s’écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.

Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe des ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.

C’est pourquoi ceux qui précipitent dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D’autre part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours apporté aux âmes n’est efficace que s’il va jusqu’à les préparer réellement au malheur. Ce n’est pas peu de chose.

Le malheur durcit et désespère parce qu’il imprime jusqu’au fond de l’âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal habite dans l’âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l’âme de l’innocent malheureux. Tout se passe comme si l’état de l’âme qui par essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même à proportion de l’innocence des malheureux.

Si Job crie son innocence avec un accent si désespéré, c’est que lui-même n’arrive pas à y croire, c’est qu’en lui-même son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu même, parce qu’il n’entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce n’est plus pour lui qu’un souvenir abstrait et mort.

La nature charnelle de l’homme lui est commune avec l’animal. Les poules se précipitent à coups de bec sur une poule blessée. C’est un phénomène aussi, mécanique que la pesanteur. Tout le mépris, toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au crime, notre sensibilité l’attache au malheur. Excepté ceux dont le Christ occupe toute l’âme, tout le monde méprise plus ou moins les malheureux, quoique presque personne n’en ait conscience.

Cette loi de notre sensibilité vaut aussi à l’égard de nous-mêmes. Ce mépris, cette répulsion, cette haine, chez le malheureux, se tournent contre lui-même, pénètrent au centre de l’âme, et de là colorent de leur coloration empoisonnée l’univers tout entier. L’amour surnaturel, s’il a survécu, peut empêcher ce second effet de se produire, mais non pas le premier. Le premier est l’essence même du malheur ; il n’y a pas de malheur là où il ne se produit pas.

« Il a été fait malédiction pour nous. » Ce n’est pas seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui a été fait malédiction, c’est aussi toute son âme. De même tout innocent dans le malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans le malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s’ils ont été assez profondément mordus.

Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. Parfois cette impulsion l’emporte sur tous les mouvements de l’âme vers le bonheur. Si le malheur a pris fin par l’effet d’un bienfait, elle peut s’accompagner de haine contre le bienfaiteur ; telle est la cause de certains actes d’ingratitude sauvage apparemment inexplicables. Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu elle-même ne guérit-elle pas ici-bas la nature irrémédiablement blessée. Le corps glorieux du Christ portait les plaies.

On ne peut accepter l’existence du malheur qu’en le regardant comme une distance.

Dieu a créé par amour, pour l’amour. Dieu n’a pas créé autre chose que l’amour même et les moyens de l’amour. Il a créé toutes les formes de l’amour. Il a créé des êtres capables d’amour à toutes les distances possibles. Lui-même est allé, parce que nul autre ne pouvait le faire, à la distance maximum, la distance infinie. Cette distance infinie entre Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre n’approche, merveille de l’amour, c’est la crucifixion. Rien ne peut être plus loin de Dieu que ce qui a été fait malédiction.

Ce déchirement par-dessus lequel l’amour suprême met le lien de la suprême union résonne perpétuellement à travers l’univers, au fond du silence, comme deux notes séparées et fondues, comme une harmonie pure et déchirante. C’est cela la Parole de Dieu. La création tout entière n’en est que la vibration. Quand la musique humaine dans sa plus grande pureté nous perce l’âme, c’est cela que nous entendons à travers elles. Quand nous avons appris à entendre le silence, c’est cela que nous saisissons, plus distinctement, à travers lui.

Ceux qui persévèrent dans l’amour entendent cette note tout au fond de la déchéance où les a mis le malheur. À partir de ce moment ils ne peuvent plus avoir aucun doute.

Les hommes frappés de malheur sont au pied de la Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne faut pas croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n’est pas une distance. C’est une mauvaise orientation du regard.

Il y a, il est vrai, une liaison mystérieuse entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès l’origine, nous dit-on, l’humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans la mauvaise direction aussi loin qu’elle pouvait aller. C’est qu’elle pouvait alors marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos regards, soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d’eux seulement de garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n’est pas que la Providence de Dieu soit absente. C’est par sa Providence que Dieu a voulu la nécessité comme un mécanisme aveugle.

Si le mécanisme n’était pas aveugle, il n’y aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il prive ceux qu’il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est indifférent, et c’est le froid de cette indifférence, un froid métallique, qui glace jusqu’au fond même de l’âme tous ceux qu’il touche. Ils ne retrouveront jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu’ils sont quelqu’un.

Le malheur n’aurait pas cette vertu sans la part de hasard qu’il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et qui le savent, quoi qu’ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l’âme au point de faire oublier la cause de la persécution. Les martyrs livrés aux bêtes qui entraient dans l’arène en chantant n’étaient pas des malheureux. Le Christ était un malheureux. Il n’est pas mort comme un martyr. Il est mort comme un criminel de droit commun, mélangé aux larrons, seulement un peu plus ridicule. Car le malheur est ridicule.

Il n’y a que la nécessité aveugle qui puisse jeter des hommes au point de l’extrême distance, tout à côté de la Croix. Les crimes humains qui sont la cause de la plupart des malheurs font partie de la nécessité aveugle, car les criminels ne savent pas ce qu’ils font.

Il y a deux formes de l’amitié, la rencontre et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le même bien, le bien unique, l’amitié. Car quand deux êtres qui ne sont pas amis sont proches, il n’y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n’y a pas séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes.

Dieu se produit, se connaît soi-même parfaitement, comme nous fabriquons et connaissons misérablement des objets hors de nous. Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s’aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c’est la Trinité. Entre les termes unis par cette relation d’amour divin, il y a plus que proximité ; il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création, l’Incarnation, La Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l’espace, la totalité du temps, interposant leur épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu.

Les amants, les amis ont deux désirs. L’un de s’aimer tant qu’ils entrent l’un dans l’autre et ne fassent qu’un seul être. L’autre de s’aimer tant qu’ayant entre eux la moitié du globe terrestre leur union n’en souffre aucune diminution. Tout ce que l’homme désire vainement ici-bas est parfait et réel en Dieu. Tous ces désirs impossibles sont en nous comme une marque de notre destination, et ils sont bons pour nous dès que nous n’espérons plus les accomplir.

L’amour entre Dieu et Dieu, qui est lui-même Dieu, est ce lien à double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point qu’ils ne sont pas discernables et sont réellement un seul, ce lien qui s’étend par-dessus la distance et triomphe d’une séparation infinie. L’unité de Dieu où disparaît toute pluralité, l’abandon où croit se trouver le Christ sans cesser d’aimer parfaitement son Père, ce sont deux formes de la vertu divine du même Amour, qui est Dieu même.

Dieu est si essentiellement amour que l’unité, qui en un sens est sa définition même, est un simple effet de l’amour. Et à l’infinie vertu unificatrice de cet amour correspond l’infinie séparation dont elle triomphe, qui est toute la création, étalée à travers la totalité de l’espace et du temps, faite de matière mécaniquement brutale, interposée entre le Christ et son Père.

Nous autres hommes, notre misère nous donne le privilège infiniment précieux d’avoir part à cette distance placée entre le Fils et le Père. Mais cette distance n’est séparation que pour ceux qui aiment. Pour ceux qui aiment, la séparation, quoique douloureuse, est un bien, parce qu’elle est amour. La détresse même du Christ abandonné est un bien. Il ne peut pas y avoir pour nous ici-bas de plus grand bien que d’y avoir part. Dieu ici-bas ne peut pas nous être parfaitement présent, à cause de la chair. Mais il peut nous être dans l’extrême malheur presque parfaitement absent. C’est pour nous sur terre l’unique possibilité, de perfection. C’est pourquoi la Croix est notre unique espoir. « Nulle forêt ne porte un tel arbre, avec cette fleur, ce feuillage et ce germe. »

Cet univers où nous vivons, dont nous sommes une parcelle, est cette distance mise par l’Amour divin entre Dieu et Dieu. Nous sommes un point dans cette distance. L’espace, le temps, et le mécanisme qui gouverne la matière sont cette distance. Tout ce que nous nommons le mal n’est que ce mécanisme. Dieu a fait en sorte que sa grâce, quand elle pénètre au centre même d’un homme et de là illumine tout son être, lui permet, sans violer les lois de la nature, de marcher sur les eaux. Mais quand un homme se détourne de Dieu il se livre simplement à la pesanteur. Il croit ensuite vouloir et choisir, mais il n’est qu’une chose, une pierre qui tombe. Si l’on regarde de près, d’un regard vraiment attentif, les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où la vertu de la lumière surnaturelle est absente, tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises que les lois de la chute des corps. Ce savoir est bienfaisant et nécessaire. Ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d’un toit par le vent et tombant au hasard. Leur seule faute est le choix initial qui a fait d’eux ces tuiles.

Le mécanisme de la nécessité se transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes. Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de l’univers, hors de l’espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne peut pas y avoir d’autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa parfaite obéissance la matière mérite d’être aimée par ceux qui aiment son Maître, comme un amant regarde avec tendresse l’aiguille qui a été maniée par une femme aimée et morte. Nous sommes avertis de cette part qu’elle mérite à notre amour par la beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité brute devient objet d’amour. Rien n’est beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des ondulations de la mer ou les plis presque éternels des montagnes.

La mer n’est pas moins belle à nos yeux parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix, et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C’est cette parfaite obéissance qui est sa beauté.

Toutes les horreurs qui se produisent en ce monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C’est pourquoi elles enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l’Iliade, rend cette beauté sensible.

L’homme ne peut jamais sortir de l’obéissance à Dieu. Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l’homme comme créature intelligente et libre, c’est de désirer l’obéissance ou de ne pas la désirer. S’il ne la désire pas, il obéit néanmoins, perpétuellement, en tant que chose soumise à la nécessité mécanique. S’il la désire, il reste soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité nouvelle s’y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d’autres s’accomplissent à travers lui parfois presque malgré lui.

Quand on a le sentiment que dans telle occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un temps on a cessé de désirer l’obéissance. Bien entendu, toutes choses égales d’ailleurs, un homme n’accomplit pas les mêmes actions selon qu’il consent ou non à l’obéissance ; de même qu’une plante, toutes choses égales d’ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon qu’elle est dans la lumière ou dans les ténèbres. La plante n’exerce aucun contrôle, aucun choix dans l’affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes comme des plantes qui auraient pour unique choix de s’exposer ou non à la lumière.

Le Christ nous a proposé comme modèle la docilité de la matière en nous conseillant de regarder les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent. C’est-à-dire qu’ils ne se sont pas proposé de revêtir telle ou telle couleur, ils n’ont pas mis en mouvement leur volonté ni disposé des moyens à cette fin, ils ont reçu tout ce que la nécessité naturelle leur apportait. S’ils nous paraissent infiniment plus beaux que de riches étoffes, ce n’est pas qu’ils soient plus riches, c’est par cette docilité. Le tissu aussi est docile, mais docile à l’homme, non à Dieu. La matière n’est pas belle quand elle obéit à l’homme, seulement quand elle obéit à Dieu. Si parfois, dans une œuvre d’art, elle apparaît presque aussi belle que dans la mer, les montagnes ou les fleurs, c’est que la lumière de Dieu a empli l’artiste. Pour trouver belles des choses fabriquées par des hommes non éclairés de Dieu, il faut avoir compris avec toute l’âme que ces hommes eux-mêmes ne sont que de la matière qui obéit sans le savoir. Pour celui qui en est là, absolument tout ici-bas est parfaitement beau. En tout ce qui existe, en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la nécessité, et il savoure dans la nécessité la douceur infinie de l’obéissance. Cette obéissance des choses est pour nous, par rapport à Dieu, ce qu’est la transparence d’une vitre par rapport à la lumière. Dès que nous sentons cette obéissance de tout notre être, nous voyons Dieu.

Quand nous tenons un journal à l’envers, nous voyons les formes étranges des caractères imprimés. Quand nous le mettons à l’endroit, nous ne voyons plus les caractères, nous voyons des mots. Le passager d’un bateau pris par une tempête sent chaque secousse comme un bouleversement dans ses entrailles. Le capitaine y saisit seulement la combinaison complexe du vent, du courant, de la houle, avec la disposition du bateau, sa forme, sa voilure, son gouvernail.

Comme on apprend à lire, comme on apprend un métier, de même on apprend à sentir en toute chose, avant tout et presque uniquement, l’obéissance de l’univers à Dieu. C’est vraiment un apprentissage. Comme tout apprentissage, il demande des efforts et du temps. Pour qui est arrivé au terme, il n’y a pas plus de différence entre les choses, entre les événements, que la différence sentie par quelqu’un qui sait lire devant une même phrase reproduite plusieurs fois, écrite à l’encre rouge, à l’encre bleue, imprimée en tels, tels et tels caractères. Celui qui ne sait pas lire ne voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est équivalent, puisque la phrase est la même. Pour qui a achevé l’apprentissage, les choses et les événements, partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine infiniment douce. Cela ne veut pas dire qu’il ne souffre pas. La douleur est la coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l’encre rouge, celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du rouge ; mais la coloration rouge n’a pas la même importance pour l’un et pour l’autre.

Quand un apprenti se blesse ou bien se plaint de fatigue, les ouvriers, les paysans, ont cette belle parole : « C’est le métier qui rentre dans le corps ». Chaque fois que nous subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c’est l’univers, l’ordre du monde, la beauté du monde, l’obéissance de la création à Dieu qui nous entrent dans le corps. Dès lors, comment ne bénirions-nous pas avec la plus tendre reconnaissance l’Amour qui nous envoie ce don ?

La joie et la douleur sont des dons également précieux, qu’il faut savourer l’un et l’autre intégralement, chacun dans sa pureté, sans chercher à les mélanger. Par la joie la beauté du monde pénètre dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la joie seule, nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu que l’on ne devient capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation. Le corps a part dans tout apprentissage. Au niveau de la sensibilité physique, la douleur seule est un contact avec cette nécessité qui constitue l’ordre du monde ; car le plaisir n’enferme pas l’impression d’une nécessité. C’est une partie plus élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la nécessité dans la joie, et cela seulement par l’intermédiaire du sentiment du beau. Pour que notre être devienne un jour sensible tout entier, de part en part, à cette obéissance qui est la substance de la matière, pour que se forme en nous ce sens nouveau qui permet d’entendre l’univers comme étant la vibration de la parole de Dieu, la vertu transformatrice de la douleur et celle de la joie sont également indispensables. Il faut ouvrir à l’une et à l’autre, quand l’une ou l’autre se présente, le centre même de l’âme, comme on ouvre sa porte aux messagers de celui qu’on aime. Qu’importe à une amante que le messager soit poli ou brutal, s’il lui tend un message ?

Mais le malheur n’est pas la douleur. Le malheur est bien autre chose qu’un procédé pédagogique de Dieu.

L’infinité de l’espace et du temps nous sépare de Dieu. Comment le chercherions-nous ? Comment irions-nous vers lui ? Quand même nous marcherions tout au long des siècles, nous ne ferions pas autre chose que tourner autour de la terre. Même en avion, nous ne pourrions pas faire autre chose. Nous sommes hors d’état d’avancer verticalement. Nous ne pouvons pas faire un pas vers les cieux. Dieu traverse l’univers et vient jusqu’à nous.

Par-dessus l’infinité de l’espace et du temps, l’amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l’accueillir ou de refuser. Si nous restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais aussi, comme un mendiant, un jour ne revient plus. Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s’en va. À partir de ce moment, Dieu n’a plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial. Ce n’est pas aussi facile qu’il semble, car la croissance de la graine en nous est douloureuse. De plus, du fait même que nous acceptons cette croissance, nous ne pouvons nous empêcher de détruire ce qui la gênerait, d’arracher des mauvaises herbes, de couper du chiendent ; et malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair même, de sorte que ces soins de jardinier sont une opération violente. Néanmoins la graine, somme toute, croît toute seule. Un jour vient où l’âme appartient à Dieu, où non seulement elle consent à l’amour, mais où vraiment, effectivement, elle aime. Il faut alors à son tour qu’elle traverse l’univers pour aller à Dieu. L’âme n’aime pas comme une créature d’un amour créé. Cet amour en elle est divin, incréé, car c’est l’amour de Dieu pour Dieu qui passe à travers elle. Dieu seul est capable d’aimer Dieu. Nous pouvons seulement consentir à perdre nos sentiments propres pour laisser passage en notre âme à cet amour. C’est cela se nier soi-même. Nous ne sommes créés que pour ce consentement.

L’Amour divin a traversé l’infinité de l’espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire le trajet en sens inverse quand il part d’une créature finie ? Quand la graine d’amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens inverse le voyage qu’a fait Dieu vers nous, traverser la distance infinie ?

Cela semble impossible, mais il y a un moyen. Ce moyen, nous le connaissons bien. Nous savons bien à la ressemblance de quoi est fait cet arbre qui a poussé en nous, cet arbre si beau, ou les oiseaux du ciel se posent. Nous savons quel est le plus beau de tous les arbres. « Nulle forêt n’en porte un pareil. » Quelque chose d’encore un peu plus affreux qu’une potence, voilà le plus beau des arbres. C’est cet arbre dont Dieu a mis la graine en nous, sans que nous sachions qu’elle était cette graine. Si nous avions su, nous n’aurions pas dit oui au premier moment. C’est cet arbre qui a poussé en nous, qui est devenu indéracinable. Seule une trahison peut le déraciner.

Quand on frappe avec un marteau sur un clou, le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans que rien s’en perde, quoiqu’elle ne soit qu’un point. Si le marteau et la tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore de même. La pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée ce choc infini.

L’extrême malheur, qui est à la fois douleur physique, détresse de l’âme et dégradation sociale, constitue ce clou. La pointe est appliquée au centre même de l’âme. La tête du clou est toute la nécessité éparse à travers la totalité de l’espace et du temps.

Le malheur est une merveille de la technique divine. C’est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l’âme d’une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.

L’homme à qui pareille chose arrive n’a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu’on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l’horreur continuer à vouloir aimer. Il n’y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté ; car la douleur la plus grande, tant qu’elle est en deçà de l’évanouissement, ne touche pas à ce point de l’âme qui consent à une bonne orientation.

Il faut seulement savoir que l’amour est une orientation et non pas un état d’âme. Si on l’ignore on tombe dans le désespoir dès la première atteinte du malheur.

Celui dont l’âme reste orientée vers Dieu pendant qu’elle est percée d’un clou se trouve cloué sur le centre même de l’univers. C’est le vrai centre, qui n’est pas au milieu, qui est hors de l’espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n’appartient pas à l’espace, qui n’est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou a percé un trou à travers la création, à travers l’épaisseur de l’écran qui sépare l’âme de Dieu.

Par cette dimension merveilleuse, l’âme peut, sans quitter le lieu et l’instant où se trouve le corps auquel elle est liée, traverser la totalité de l’espace et du temps et parvenir devant la présence même de Dieu.

Elle se trouve à l’intersection de la création et du Créateur. Ce point d’intersection, c’est celui du croisement des branches de la Croix.

Saint Paul songeait peut-être à des choses de ce genre quand il disait : « Soyez enracinés dans l’amour, afin d’être capables de saisir ce que sont la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance, l’amour du Christ. »

Pour être en cas d’extrême malheur cloué sur la croix même du Christ, il faut porter en son âme, au moment où le malheur survient, non pas seulement la graine divine, mais l’arbre de vie déjà formé.

Autrement, on a le choix entre les croix qui étaient de part et d’autre de celle du Christ.

On ressemble au mauvais larron quand on cherche une consolation dans le mépris et la haine des compagnons d’infortune. C’est là l’effet le plus commun du véritable malheur. C’était le cas dans l’esclavage à Rome. Ceux qui s’étonnent quand ils aperçoivent un tel état d’esprit chez les malheureux y tomberaient presque tous eux-mêmes si le malheur les touchait.

Pour ressembler au bon larron, il suffit de se rendre compte que, dans quelque degré de malheur qu’on soit plongé, on a mérité au moins cela. Car avant d’être réduit à l’impuissance par le malheur, on s’est certainement rendu complice par lâcheté, inertie, indifférence ou ignorance coupable, de crimes qui ont mis d’autres êtres dans un malheur au moins aussi grand. Sans doute on ne pouvait généralement pas empêcher ces crimes, mais on pouvait dire qu’on les blâmait. On a omis de le faire, ou même on les a approuvés, ou du moins on a laissé dire autour de soi qu’on les approuvait. Le malheur qu’on subit n’est pas en stricte justice un châtiment trop grand pour cette complicité. On n’a pas le droit d’avoir compassion de soi-même. On sait qu’au moins une fois un être parfaitement innocent a souffert un malheur pire ; il vaut mieux diriger la compassion vers lui à travers les siècles.

Chacun peut et doit se dire cela, car il y a des choses tellement atroces dans nos institutions et nos mœurs que nul ne peut légitimement se croire absous de cette complicité diffuse. Certainement chacun s’est rendu coupable au moins d’indifférence criminelle.

Mais en plus chaque homme a le droit de désirer avoir part à la Croix même du Christ. Nous avons un droit illimité de demander à Dieu tout ce qui est bien. Ce n’est pas dans de telles demandes qu’il convient d’être humble ou modéré.

Il ne faut pas désirer le malheur ; cela est contre nature ; c’est une perversion ; et surtout le malheur est par essence ce qu’on subit malgré soi. Si on n’est pas plongé dedans, on peut seulement désirer qu’au cas où il surviendrait il constitue une participation à la Croix du Christ.

Mais ce qui est en fait perpétuellement présent, ce que par suite il est toujours permis d’aimer, c’est la possibilité du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair est fragile ; n’importe quel morceau de matière en mouvement peut la percer, la déchirer, l’écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes, pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d’êtres eux-mêmes fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres telles qu’il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu’à saigner lui-même. Surtout tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même, tant nous avons pour substance l’illusion.

Cette fragilité presque infinie, on n’y pense pas quand tout va à peu près bien. Mais rien ne force à ne pas y penser. On peut continuellement la regarder, et continuellement en remercier Dieu. Non seulement remercier pour la fragilité elle-même, mais aussi pour cette faiblesse Plus intime qui transporte cette fragilité au centre même de l’être. Car c’est cette faiblesse qui rend possible, éventuellement, l’opération qui nous clouerait au centre même de la Croix.

Nous pouvons penser à cette fragilité, avec amour et reconnaissance, à l’occasion de n’importe quelle souffrance grande ou petite. Nous pouvons y penser dans les moments à peu près indifférents. Nous pouvons y penser à l’occasion de toutes les joies. On ne le devrait pas si cette pensée était de nature à troubler ou à diminuer la joie. Mais il n’en est pas ainsi. La joie en devient seulement d’une douceur plus pénétrante et plus poignante, comme la fragilité des fleurs de cerisiers en accroît la beauté.

Si l’on dispose ainsi la pensée, au bout d’un certain temps la Croix du Christ doit devenir la substance même de la vie. C’est cela sans doute que le Christ a voulu dire quand il conseillait à ses amis de porter chaque jour leur croix, et non pas, comme on semble croire aujourd’hui, la simple résignation aux petits ennuis de chaque jour, que l’on nomme parfois des croix, par un abus de langage presque sacrilège. Il n’y a qu’une croix, c’est la totalité de la nécessité qui emplit l’infinité du temps et de l’espace, et qui peut, en certaines circonstances, se concentrer sur l’atome qu’est chacun de nous et le pulvériser totalement. Porter sa croix, c’est porter la connaissance qu’on est entièrement soumis à cette nécessité aveugle, dans toutes les parties de l’être, sauf un point si secret de l’âme que la conscience ne l’atteint pas. Si cruellement qu’un homme souffre, si une partie de son être est intacte, et s’il n’a pas pleinement conscience qu’elle a échappé par hasard et reste à tout moment exposée aux coups du hasard, il n’a aucune part à la Croix. Il en est ainsi surtout si la partie de l’être demeurée intacte, ou du moins plus ou moins épargnée, est la partie sociale. C’est pourquoi la maladie est d’un usage nul si l’esprit de pauvreté, dans sa perfection, ne s’y ajoute pas. Un homme parfaitement heureux peut en même temps pleinement jouir du bonheur et porter sa croix, s’il a réellement, concrètement et à tout moment la connaissance de la possibilité du malheur.

Mais il ne suffit pas de connaître cette possibilité, il faut l’aimer. Il faut aimer tendrement la dureté de cette nécessité qui est comme une médaille à double face, la face tournée vers nous étant domination, la face tournée vers Dieu étant obéissance. Il faut la serrer dans nos bras, même si elle nous présente ses pointes et qu’en l’étreignant nous les fassions entrer dans notre chair. Quiconque aime est heureux, dans l’absence, de serrer jusqu’à le faire pénétrer dans la chair un objet appartenant à l’être aimé. Nous savons que cet univers est un objet appartenant à Dieu. Nous devons remercier Dieu du fond du cœur de nous avoir donné pour souveraine absolue la nécessité, son esclave insensée, aveugle et parfaitement obéissante. Elle nous mène avec le fouet. Mais étant soumis ici-bas à sa tyrannie, il suffit que nous choisissions Dieu pour notre trésor, que nous mettions en Dieu notre cœur ; et dès maintenant nous verrons l’autre face de cette tyrannie, la face qui est pure obéissance. Nous sommes les esclaves de la nécessité, mais nous sommes aussi les fils de son Maître. Quoi qu’elle nous ordonne, nous devons aimer le spectacle de sa docilité, nous qui sommes les enfants de la maison. Toutes les fois qu’elle ne fait pas ce que nous voulons, qu’elle nous force à subir ce que nous ne voulons pas, il nous est donné par l’amour de passer à travers elle et de voir la face d’obéissance qu’elle montre à Dieu. Heureux ceux qui ont souvent cette précieuse occasion.

La douleur physique intense et longue à cet unique avantage, que notre sensibilité est faite de manière à ne pas pouvoir l’accepter. Nous pouvons nous habituer, nous complaire, nous adapter à n’importe quoi sauf à cela, et nous nous adaptons pour avoir l’illusion de la puissance, pour croire que nous commandons. Nous jouons à nous imaginer que nous avons choisi ce qui nous est imposé. Quand un être humain est transformé à ses propres yeux en une sorte de bête à peu près paralysée et tout à fait répugnante, il ne peut plus avoir cette illusion. C’est mieux encore si cette transformation s’est accomplie par la volonté des hommes, par l’effet d’une réprobation sociale, à condition que ce soit un acte d’oppression en quelque sorte anonyme et non pas une persécution honorable. La partie charnelle de notre âme n’est sensible à la nécessité que comme contrainte, et n’est sensible à la contrainte que comme douleur physique. C’est la même vérité qui pénètre dans la sensibilité charnelle par la douleur physique, dans l’intelligence par la démonstration mathématique, et dans la faculté d’amour par la beauté. Aussi Job, une fois le voile de chair déchiré par le malheur, voit-il à nu la beauté du monde. La beauté du monde apparaît quand on reconnaît la nécessité comme substance de l’univers, et l’obéissance à un Amour parfaitement sage comme substance de la nécessité. Cet univers dont nous sommes un fragment n’a pas d’autre être que d’être obéissant.

La joie sensible a une vertu analogue à celle de la douleur physique quand elle est si vive, si pure, quand elle dépasse tellement l’attente, que nous nous reconnaissons aussitôt incapables de nous procurer nous-mêmes rien de semblable ou de nous en assurer la possession. De telles joies ont toujours la beauté pour essence. La joie pure et la douleur pure sont deux aspects de la même vérité infiniment précieuse. Heureusement, car grâce à cela on a le droit de souhaiter à ceux qu’on aime la joie plutôt que la douleur.

La Trinité et la Croix sont les deux pôles du christianisme, les deux vérités essentielles, l’une joie par faite, l’autre parfait malheur. La connaissance de l’une et de l’autre et de leur mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la condition humaine infiniment loin de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie.

La connaissance du malheur est la clef du christianisme. Mais cette connaissance est impossible. Il est impossible de connaître le malheur sans l’avoir traversé. Car la pensée répugne tellement au malheur qu’elle est aussi incapable de se porter volontairement à le concevoir qu’un animal, sauf exception, est incapable de suicide. Elle ne le connaît que par contrainte. Il est impossible de croire sans y être contraint par l’expérience que tout ce qu’on a dans l’âme, toutes les pensées, tous les sentiments, toutes les attitudes à l’égard des idées, des hommes et de l’univers, et surtout l’attitude la plus intime de l’être envers lui-même, tout cela est entièrement à la merci des circonstances. Même si on le reconnaît théoriquement, ce qui est déjà très rare, on ne le croit pas avec toute l’âme. Le croire avec toute l’âme, c’est cela que le Christ appelait non pas, comme on traduit d’ordinaire, renoncement ou abnégation, mais se nier soi-même, et c’est la condition pour mériter d’être son disciple. Mais quand on est dans le malheur ou qu’on l’a traversé, on ne croit pas davantage à cette vérité, on pourrait presque dire qu’on y croit encore moins. Car la pensée ne peut jamais vraiment être contrainte, elle a toujours licence de se dérober par le mensonge. La pensée placée par la contrainte des circonstances en face du malheur fuit dans le mensonge avec la promptitude de l’animal menacé de mort et devant qui s’ouvre un refuge. Parfois, dans sa terreur, elle s’enfonce dans le mensonge très profondément ; aussi arrive-t-il souvent que ceux qui sont ou qui ont été dans le malheur aient contracté le mensonge comme un vice, au point quelquefois d’avoir perdu en toute chose jusqu’au sens même de la vérité. On a tort de les en blâmer. Le mensonge est tellement lié au malheur que le Christ a vaincu le monde du seul fait qu’étant la Vérité, il est resté la Vérité jusqu’au fond même de l’extrême malheur. La pensée est contrainte de fuir l’aspect du malheur par un instinct de conservation infiniment plus essentiel à notre être que celui qui nous écarte de la mort charnelle ; il est relativement facile de s’exposer à celle-ci quand, par l’effet des circonstances ou les jeux de l’imagination, elle ne se présente pas sous l’aspect du malheur. On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l’âme par amour de la vérité. C’est cette mort de l’âme dont parle Platon quand il disait « philosopher, c’est apprendre à mourir », qui était symbolisée dans les initiations des mystères antiques, qui est représentée par le baptême. Il ne s’agit pas en réalité pour l’âme de mourir, mais simplement de reconnaître la vérité qu’elle est une chose morte, une chose analogue à la matière. Elle n’a pas à devenir de l’eau ; elle est de l’eau ; ce que nous croyons être notre moi est un produit aussi fugitif et aussi automatique des circonstances extérieures que la forme d’une vague de la mer.

Il faut seulement savoir cela, le savoir jusqu’au fond de soi-même. Mais Dieu seul a cette connaissance de l’homme, et ici-bas ceux qui ont été engendrés d’en haut. Car on ne peut pas accepter cette mort de l’âme si on n’a pas en plus de la vie illusoire de l’âme une autre vie ; si on n’a pas son trésor et son cœur hors de soi ; non seulement hors de sa personne, mais hors de toutes ses pensées, hors de tous ses sentiments, au-delà de tout ce qui est connaissable, aux mains de notre Père qui est dans le secret. Ceux qui sont ainsi, on peut dire qu’ils ont été engendrés à partir de l’eau et de l’Esprit. Car ils ne sont plus autre chose qu’une double obéissance, d’une part à la nécessité mécanique où ils sont pris du fait de leur condition terrestre, d’autre part à l’inspiration divine. Il n’y a plus rien en eux qu’on puisse appeler leur volonté propre, leur personne, leur moi. Ils ne sont plus autre chose qu’une certaine intersection de la nature et de Dieu. Cette intersection, c’est le nom dont Dieu les a nommés de toute éternité, c’est leur vocation. Dans l’ancien baptême par immersion, l’homme disparaissait sous l’eau ; c’est se nier soi-même, avouer qu’on est seulement un fragment de la matière inerte dont est faite la création. Il ne reparaissait que soulevé par un mouvement ascendant plus fort que la pesanteur, image de l’amour divin dans l’homme. Le symbole qu’enferme le baptême, c’est l’état de perfection. La promesse liée au baptême est celle de désirer et demander à Dieu cet état, perpétuellement, inlassablement, aussi longtemps qu’on ne l’a pas obtenu, comme un enfant affamé ne se lasse pas de demander à son père du pain. Mais à quoi engage une telle promesse, on ne peut pas le savoir tant qu’on n’a pas été en présence de la face terrible du malheur. En ce lieu seulement, face à face avec le malheur, peut être contracté l’engagement véritable, par un contact plus secret, plus mystérieux, plus miraculeux encore qu’un sacrement.

La connaissance du malheur étant naturellement impossible aussi bien à ceux qui l’ont qu’à ceux qui ne l’ont pas éprouvé, elle est également possible aux uns et aux autres par faveur surnaturelle. Autrement le Christ n’aurait pas épargné le malheur à celui qu’il chérissait par-dessus tous, après lui avoir promis qu’il le ferait boire dans sa coupe. Dans les deux cas, la connaissance du malheur est une chose bien plus miraculeuse que la marche sur les eaux.

Ceux que le Christ reconnaît comme ayant été ses bienfaiteurs, ce sont ceux dont la compassion reposait sur la connaissance du malheur. Les autres donnent capricieusement, irrégulièrement, ou au contraire trop régulièrement, par l’effet ou des habitudes imprimées par l’éducation, ou de la conformité aux conventions sociales, ou de l’orgueil, ou d’une pitié charnelle, ou du désir d’une bonne conscience, bref, par un mobile qui les concerne eux-mêmes. Ils sont hautains, ou prennent un air protecteur, ou expriment une pitié indiscrète, ou laissent sentir au malheureux qu’il est seulement à leurs yeux un exemplaire d’une certaine espèce de malheur. De toute manière leur don est une blessure. Et ils ont leur salaire ici-bas, car leur main gauche n’ignore pas ce qu’a donné leur main droite. Leur contact avec les malheureux ne peut se faire que dans le mensonge, car la vraie connaissance des malheureux implique celle du malheur. Ceux qui n’ont pas regardé la face du malheur ou ne sont pas prêts à le faire ne peuvent s’approcher des malheureux que protégés par le voile d’un mensonge ou d’une illusion. Si par hasard soudain dans le visage d’un malheureux la face du malheur apparaît, ils s’enfuient.

Le bienfaiteur du Christ, en présence d’un malheureux, ne sent aucune distance entre lui et soi-même ; il transporte en l’autre tout son être ; dès lors le mouvement d’apporter à manger est aussi instinctif, aussi immédiat, que celui de manger soi-même quand on a faim. Et il tombe presque aussitôt dans l’oubli, comme tombent dans l’oubli les repas des jours passés. Un tel homme ne songerait pas à dire qu’il s’occupe des malheureux pour le Seigneur ; cela lui paraîtrait aussi absurde que de dire qu’il mange pour le Seigneur. On mange parce qu’on ne peut pas s’en empêcher. Ceux que le Christ remerciera donnent comme ils mangent.

Ils donnent bien autre chose que de la nourriture, des vêtements ou des soins. En transportant leur être même dans celui qu’ils secourent, ils lui donnent pour un instant cette existence propre dont il est privé par le malheur. Le malheur est essentiellement destruction de la personnalité, passage dans l’anonymat. Comme le Christ s’est vidé de sa divinité par amour, le malheureux est vidé de son humanité par sa mauvaise fortune. Il n’a plus d’autre existence que cette mauvaise fortune elle-même. Aux yeux d’autrui et à ses propres yeux, il est entièrement défini par sa relation avec le malheur. Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est continuellement rejeté dans le néant, comme si l’on frappait à coups redoublés sur la tête d’un homme qui se noie. Il est, selon les cas, un pauvre, un réfugié, un nègre, un malade, un repris de justice, ou toute autre chose de ce genre. Les mauvais traitements et les bienfaits dont il est l’objet sont pareillement dirigés vers le malheur dont il est un exemplaire parmi beaucoup d’autres. Ainsi mauvais traitements et bienfaits ont la même efficacité pour le maintenir de force dans l’anonymat et sont deux formes de la même offense.

Celui qui en voyant un malheureux transporte en lui son être fait naître en lui par amour, au moins pour un moment, une existence indépendante du malheur. Car bien que le malheur soit l’occasion de cette opération surnaturelle, il n’en est pas la cause. La cause est l’identité des êtres humains à travers toutes les distances apparentes que met entre eux le hasard de la fortune.

Transporter son être dans un malheureux, c’est assumer son malheur pour un moment, prendre volontairement ce dont l’essence même consiste à être imposé par contrainte et contre la volonté. C’est là une impossibilité. Le Christ seul l’a fait. Le Christ seul peut le faire, et les hommes dont le Christ occupe toute l’âme. Ceux-là, en transportant leur être propre dans le malheureux qu’ils secourent, mettent en lui, non pas réellement leur être propre, car ils n’en ont plus, mais le Christ lui-même.

L’aumône ainsi pratiquée est un sacrement, une opération surnaturelle par laquelle un homme habité par le Christ met réellement le Christ dans l’âme d’un malheureux. Le pain ainsi donné, s’il s’agit de pain, équivaut à une hostie. Ce n’est pas là un symbole ou une conjecture, mais une traduction littérale des paroles mêmes du Christ. Car il dit : « C’est à moi que vous l’avez fait. » Il est donc dans le malheureux affamé ou nu. Mais non pas par l’effet de la faim ou de la nudité, car le malheur par lui-même n’enferme aucun don d’en haut. Cela ne peut être que par l’opération du don. Que le Christ soit en celui qui donne d’une manière parfaitement pure, c’est évident ; qui donc pourrait être le bienfaiteur du Christ, sinon lui-même ? Il est d’ailleurs facile de comprendre que seule la présence du Christ dans une âme peut y mettre la vraie compassion. Mais l’Évangile nous révèle en plus que celui qui donne par véritable compassion donne le Christ lui-même. Le malheureux qui reçoit ce don miraculeux a le choix d’y consentir ou non.

Un malheureux, si le malheur est complet, est privé de tout rapport humain. Il n’y a pour lui que deux espèces de relations possibles avec les hommes, celles où il ne figure que comme une chose, qui sont aussi mécaniques que la relation entre deux gouttes d’eau voisines, et l’amour purement surnaturel. La région intermédiaire lui est interdite. Il n’y a place dans sa vie que pour l’eau et l’Esprit. Le malheur consenti, accepté, aimé, est vraiment un baptême.

C’est parce que le Christ est seul capable de compassion que pendant son séjour sur terre il n’en a pas obtenu. Étant en chair ici-bas, il n’habitait à l’intérieur de l’âme d’aucun de ceux qui l’entouraient ; dès lors nul ne pouvait avoir pitié de lui. La douleur l’a contraint à solliciter la compassion, et ses amis les plus proches la lui ont refusée. Ils l’ont laissé souffrir seul. Jean lui-même a dormi. Pierre avait été capable de marcher sur les eaux, mais il n’était pas capable d’avoir pitié de son maître tombé dans le malheur. Ils se sont réfugiés dans le sommeil pour ne plus le voir. Quand la Miséricorde elle-même devient malheur, où trouverait-elle du secours ? Il aurait fallu un autre Christ pour avoir pitié du Christ malheureux. Au cours des siècles suivants la compassion pour le malheur du Christ a été un des signes de la sainteté.

L’opération surnaturelle de l’aumône, contrairement à celle, par exemple, de la communion, n’exige pas une complète connaissance. Car ceux que le Christ remercie répondent : « Seigneur, quand donc ?… » Ils ne savaient pas qui ils avaient nourri. Rien même n’indique, d’une manière générale, qu’ils aient eu aucune connaissance du Christ. Ils ont pu l’avoir ou non. L’important est qu’ils aient été justes. Dès lors le Christ en eux s’est donné lui-même sous forme d’aumône. Heureux les mendiants, puisqu’il y a possibilité pour eux de recevoir peut-être une fois ou deux en leur vie une telle aumône.

Le malheur est vraiment au centre du christianisme. L’accomplissement de l’unique et double commandement « Aime Dieu », « Aime ton prochain », passe par le malheur. Car quant au premier, le Christ a dit « Nul ne va au Père sinon par moi. » Il a dit aussi « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même il faut que le fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui possède la vie éternelle. » Le serpent est ce serpent d’airain qu’il suffisait de regarder pour être préservé des effets du venin. On ne peut donc aimer Dieu qu’en regardant la Croix. Et quant au prochain, le Christ a dit qui est le prochain envers qui l’amour est commandé. C’est ce corps nu, sanglant et évanoui qu’on aperçoit gisant sur la route. C’est d’abord le malheur qu’il nous est commandé d’aimer, le malheur de l’homme, le malheur de Dieu.

On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l’égard de la souffrance, de la douleur. C’est une erreur. Dans le christianisme, il ne s’agit pas de la douleur et de la souffrance, qui sont des sensations, des états d’âme, où il est toujours possible de chercher une volupté perverse. Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit du malheur. Le malheur n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation d’un homme à ses propres yeux, de l’état humain à l’état d’un ver à demi écrasé qui s’agite sur le sol, n’est pas une opération où même un perverti puisse se complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s’y complaisent pas. Le malheur est ce qui s’impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l’être chez celui dont il s’empare. C’est à cela même qu’il faut consentir par la vertu de l’amour surnaturel.

Consentir à l’existence de l’univers, c’est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver sa création bonne. Il veut encore qu’elle-même se trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce monde. Telle est la destination du malheur, de nous permettre de penser que la création de Dieu est bonne. Car tant que les circonstances se jouent autour de nous en laissant notre être à peu près intact, ou seulement à demi entamé, nous croyons plus ou moins que notre volonté a créé le monde et le gouverne. Le malheur nous apprend tout d’un coup, à notre très grande surprise, qu’il n’en est rien. Si alors nous louons, c’est vraiment la création de Dieu que nous louons. Et où est la difficulté ? Nous savons bien que notre malheur ne diminue aucunement la gloire divine. Il ne nous empêche donc aucunement de bénir Dieu à cause de sa grande gloire.

Ainsi le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c’est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C’est tout autre chose qu’un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s’assurent de la profondeur de leur amour. On n’a pas le courage de regarder la face du malheur ; autrement, au bout de quelque temps, on verrait que c’est le visage de l’amour ; comme Marie-Madeleine s’est aperçue que celui qu’elle prenait pour un jardinier était quelqu’un d’autre.

Les chrétiens voyant la place centrale du malheur dans leur foi, devraient pressentir que le malheur est en un sens l’essence même de la création. Être des créatures, ce n’est pas nécessairement être malheureux, mais c’est nécessairement être exposé au malheur. L’incréé seul est indestructible. On demande pourquoi Dieu permet le malheur, on pourrait aussi bien demander pourquoi Dieu a créé. Cela, il est vrai, on peut bien se le demander. Pourquoi Dieu a-t-il créé ? Il semble tellement évident que Dieu est plus grand que Dieu et la création ensemble. Du moins cela semble évident si l’on pense Dieu comme être. Mais on ne doit pas le penser ainsi. Dès qu’on pense Dieu comme amour on sent cette merveille de l’amour qui unit le Fils et le Père à la fois dans l’unité éternelle du Dieu unique et par-dessus la séparation de l’espace, du temps et de la Croix.

Dieu est amour et la nature est nécessité, mais cette nécessité, par l’obéissance, est un miroir de l’amour. De même Dieu est joie et la création est malheur, mais c’est un malheur resplendissant de la lumière de la joie. Le malheur enferme la vérité de notre condition. Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une existence longue et heureuse dans l’illusion verront seuls Dieu. Il faut vouloir aller vers la réalité ; alors, croyant trouver un cadavre, on rencontre un ange qui dit : « Il est ressuscité. »

La seule source de clarté assez lumineuse pour éclairer le malheur est la Croix du Christ. À n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du Christ en est la vérité. Tout homme qui aime la vérité au point de ne pas courir dans les profondeurs du mensonge pour fuir la face du malheur a part à la Croix du Christ, quelle que soit sa croyance. Si Dieu avait consenti à priver du Christ les hommes d’un pays et d’une époque déterminée, nous le reconnaîtrions à un signe certain, c’est que parmi eux il n’y aurait pas de malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l’histoire. Partout où il y a le malheur, il y a la Croix, cachée, mais présente à quiconque choisit la vérité plutôt que le mensonge et l’amour plutôt que la haine. Le malheur sans la Croix, c’est l’enfer, et Dieu n’a pas mis l’enfer sur terre.

Réciproquement, les chrétiens si nombreux qui n’ont pas la force de reconnaître et d’adorer dans chaque malheur la Croix bienheureuse n’ont pas de part au Christ. Rien ne montre mieux la faiblesse de la foi que la facilité avec laquelle, même parmi les chrétiens, dès qu’on parle du malheur, on passe à côté du problème. Ce qu’on peut dire sur le péché originel, la volonté de Dieu, la Providence et ses plans mystérieux, que néanmoins on croit pouvoir essayer de deviner, les compensations futures de toute espèce dans ce monde et dans l’autre, tout cela ou bien dissimule la réalité du malheur ou bien reste sans efficacité. Le vrai malheur, une seule chose permet d’y consentir, c’est la contemplation de la Croix du Christ. Il n’y a rien d’autre. Cela suffit.

Une mère, une épouse, une fiancée, qui savent celui qu’elles aiment dans la détresse et ne peuvent ni le secourir ni le rejoindre voudraient au moins subir des souffrances équivalentes aux siennes pour être moins séparées de lui, pour être soulagées du fardeau si lourd de la compassion impuissante. Quiconque aime le Christ et se le représente sur la Croix doit éprouver un soulagement semblable dans l’atteinte du malheur.

En raison du lien essentiel entre la Croix et le malheur, un État n’a le droit de se séparer de toute religion que dans l’hypothèse absurde où il serait parvenu à supprimer le malheur. À plus forte raison n’en a-t-il pas le droit quand il fabrique lui-même des malheureux. La justice pénale coupée de toute espèce de lien avec Dieu a véritablement une couleur infernale. Non pas par les erreurs de jugement ou l’excès de sévérité, mais indépendamment de tout cela, en elle-même. Elle se salit au contact de toutes les souillures, et n’ayant rien pour les purifier elle devient elle-même si souillée que les pires criminels peuvent encore être dégradés par elle. Son contact est hideux pour quiconque a en soi quelque chose d’intègre et de sain ; ceux qui sont pourris trouvent même dans les peines qu’elle inflige une sorte de quiétude plus horrible encore. Rien n’est assez pur pour mettre de la pureté dans les lieux réservés aux crimes et aux peines sinon le Christ, lui qui fut un condamné de droit commun.

Mais comme c’est seulement la Croix qui est nécessaire aux États et non pas les complications du dogme, il est désastreux que la Croix et le dogme soient liés d’un lien si solide. Ce lien a enlevé le Christ à ses frères les criminels.

La notion de la nécessité comme matière commune de l’art, de la science et de toute espèce de travail est la porte par où le christianisme peut entrer dans la vie profane et la pénétrer de part en part. Car la Croix, c’est la nécessité elle-même mise en contact avec le plus bas et le plus haut de nous-mêmes, avec la sensibilité charnelle par l’évocation de la souffrance physique, avec l’amour surnaturel par la présence de Dieu. Par suite toute la variété des contacts que peuvent avoir avec la nécessité les parties intermédiaires de notre être y est impliquée.

Il n’y a, il ne peut y avoir, dans quelque domaine que ce soit, aucune activité humaine qui n’ait pour suprême et secrète vérité la Croix du Christ. Aucune ne peut être séparée de la Croix du Christ sans pourrir ou se dessécher comme un sarment coupé. Nous voyons cela se passer sous nos yeux, aujourd’hui, sans le comprendre, et nous nous demandons où gît notre mal. Les chrétiens comprennent moins encore que les autres, car, sachant que ces activités sont historiquement bien antérieures au Christ, ils ne peuvent se rendre compte que la foi chrétienne en est la sève.

Si nous comprenions que la foi chrétienne, sous des voiles qui en laissent passer la clarté, porte des fleurs et des fruits en tous les temps et tous les lieux où il se trouve des hommes qui n’ont pas la haine de la lumière, cette difficulté ne nous arrêterait pas.

Depuis l’aube des temps historiques, jamais, sauf pendant une certaine période de l’Empire romain, le Christ n’a été aussi absent que maintenant. Les anciens auraient jugé monstrueuse cette séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des chrétiens aujourd’hui trouvent naturelle.

Il faut que le christianisme fasse partout couler sa sève dans la vie sociale ; mais il est fait néanmoins avant tout pour l’être seul. Le Père est dans le secret, et il n’y a pas de secret plus inviolable que le malheur.

Il y a une question qui n’a absolument aucune signification, et bien entendu aucune réponse, que normalement nous ne posons jamais mais que dans le malheur l’âme ne peut pas s’empêcher de crier sans cesse avec la monotone continuité d’un gémissement. Cette question c’est : pourquoi ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement aux hommes, aux choses, à Dieu, même s’il n’y croit pas, à n’importe quoi. Pourquoi faut-il précisément qu’il n’ait pas de quoi manger, ou qu’il soit épuisé de fatigue et de traitements brutaux, ou qu’il doive prochainement être fusillé, ou qu’il soit malade, ou qu’il soit en prison ? Si on lui explique les causes de la situation où il se trouve, ce qui d’ailleurs est rarement possible à cause de la complication des mécanismes qui interviennent, ce ne sera pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas : par quelle cause, mais : à quelle fin ? Et bien entendu on ne peut pas lui indiquer de fins. À moins d’en fabriquer de fictives, mais cette fabrication n’est pas une bonne chose.

Le singulier, c’est que le malheur d’autrui, sauf quelquefois, non pas toujours, celui d’êtres très proches, ne provoque pas cette question. Tout au plus on la pose une fois distraitement. Mais celui qui entre dans le malheur, cette question s’installe en lui et ne s’arrête plus de crier. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Le Christ lui-même l’a posée. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Le pourquoi du malheureux ne comporte aucune réponse, parce que nous vivons dans la nécessité et non dans la finalité. S’il y avait de la finalité dans ce monde, le lieu du bien ne serait pas l’autre monde. Chaque fois que nous demandons la finalité au monde, il la refuse. Mais pour savoir qu’il la refuse, il faut la demander.

C’est seulement le malheur qui nous oblige à la demander, et aussi la beauté, car le beau nous donne si vivement le sentiment de la présence d’un bien que nous cherchons une fin sans jamais en trouver. Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ? Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il ne cesse que par épuisement.

Celui qui est capable non pas seulement de crier, mais aussi d’écouter, entend la réponse. Cette réponse, c’est le silence. C’est ce silence éternel que Vigny a reproché amèrement à Dieu ; mais il n’avait pas le droit de dire quelle est la réponse du juste à ce silence, car il n’était pas un juste. Le juste aime. Celui qui est capable non seulement d’écouter mais aussi d’aimer entend ce silence comme la parole de Dieu.

Les créatures parlent avec des sons. La parole de Dieu est silence. La secrète parole d’amour de Dieu ne peut pas être autre chose que le silence. Le Christ est le silence de Dieu.

Il n’y a pas d’arbre comme la Croix, il n’y a pas non plus d’harmonie comme le silence de Dieu. Les Pythagoriciens saisissaient cette harmonie dans le silence sans fond qui entoure éternellement les étoiles. La nécessité ici-bas est la vibration du silence de Dieu.

Notre âme fait continuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n’entendons jamais. Quand le silence de Dieu entre dans notre âme, la perce et vient rejoindre ce silence qui est secrètement présent en nous, alors désormais nous avons en Dieu notre trésor et notre cœur ; et l’espace s’ouvre devant nous comme un fruit qui se sépare en deux, car nous voyons l’univers d’un point situé hors de l’espace.

Il n’y a que deux voies possibles pour cette opération, à l’exclusion de toute autre. Il n’y a que deux pointes assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la beauté.

On serait souvent tenté de pleurer des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux incapables d’en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n’est pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. Certes il ne le reçoit pas toujours ; mais en ce cas il est puni par le châtiment d’une vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur ? D’ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est probablement toujours médiocre. Autant qu’on peut faire des conjectures sur la sensibilité, il semble que le mal qui est dans un être lui soit une protection contre le mal qui vient l’assaillir du dehors sous forme de douleur. Il faut espérer qu’il en est ainsi, et que Dieu a réduit miséricordieusement à peu de chose, chez le mauvais larron, une souffrance tellement inutile. Il en est bien ainsi, et même c’est là la grande tentation qu’enferme le malheur, du fait que le malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir mauvais.

C’est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu’une minute, et par suite la saveur de la beauté du monde, car c’est la même chose, c’est pour celui-là seul que le malheur est quelque chose de déchirant. En même temps c’est celui-là seul qui n’a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui ce n’est pas un châtiment, c’est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s’il reste fidèle, tout au fond de ses propres cris il trouvera la perle du silence de Dieu.

Fragment d’une lettre à Maurice Schumann qui accompagnait cette « Théorie des sacrements »

Cher ami,

Vous trouverez là quelques réflexions sur les sacrements, dont quelques mots dits par vous au sujet de la communion m’ont fait penser qu’elles pouvaient n’être pas sans intérêt pour vous.

Je n’ai aucun droit, évidemment, à avoir une théorie des sacrements.

Mais par cette raison même, s’il y en a une qui par erreur se pose en moi, j’ai l’obligation de l’en faire sortir.

À d’autres de discerner ce que cela vaut et d’où cela vient.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



THÉORIE DES SACREMENTS

La nature humaine est ainsi agencée qu’un désir de l’âme, tant qu’il n’a pas passé à travers la chair au moyen d’actions, de mouvements, d’attitudes qui lui correspondent naturellement, n’a pas de réalité dans l’âme. Il n’y est que comme un fantôme. Il n’agit pas sur elle.

Sur cet agencement est fondée la possibilité d’un certain contrôle de soi au moyen de la volonté, par la liaison naturelle entre la volonté et les muscles.

Mais si l’exercice de la volonté peut, dans une mesure d’ailleurs limitée, empêcher l’âme de tomber dans le mal, il ne peut pas par lui-même augmenter dans l’âme la proportion du bien à l’égard du mal.

Si on n’a pas assez d’argent à son gré dans son portefeuille, il faut aller en chercher davantage dans une banque. Ce n’est pas chez soi qu’on le trouvera, puisqu’il y manque.

Le bien que nous n’avons pas en nous, nous ne pouvons pas, quelque effort de volonté que nous fassions, nous le procurer. Nous ne pouvons que le recevoir.

Nous le recevons infailliblement, à une seule condition. La condition est le désir. Mais non pas le désir d’un bien partiel.

Seul le désir dirigé directement sur le bien pur, parfait, total, absolu, peut mettre dans l’âme un peu plus de bien qu’il n’y en avait avant. Quand une âme se trouve dans cet état de désir, son progrès est proportionnel à l’intensité du désir et au temps.

Mais seuls les désirs réels agissent. Le désir de bien absolu, lui aussi, est efficace pour autant et seulement pour autant qu’il est réel.

Mais les mouvements et attitudes du corps ne pouvant avoir d’objets qu’ici-bas, comment pourrait-il y avoir pour ce désir passage dans l’état de réalité à travers la chair ?

Cela est impossible.

Là où il est certain qu’une chose indispensable au salut est impossible, il est certain qu’il existe réellement une possibilité surnaturelle.

Pour tout ce qui concerne le bien absolu et le contact avec lui, la preuve par la perfection (parfois faussement nommée preuve ontologique) est non seulement valable, mais la seule valable. Cela résulte immédiatement de la notion même de bien. Elle est au bien ce qu’est à la nécessité la démonstration géométrique.

Pour que le désir de bien absolu passe à travers la chair, il faut qu’un objet d’ici-bas soit par rapport à la chair le bien absolu, à titre de signe et par convention.

Qu’il soit le bien absolu par rapport à la chair, cela ne veut pas dire qu’il est un bien de la chair. Il est par rapport à la chair le bien absolu de l’esprit.

Une convention relative aux choses d’ici-bas peut être conclue et ratifiée entre hommes, ou entre un homme et lui-même.

Une convention relative au bien absolu ne peut être ratifiée que par Dieu.

(Cette idée de ratification divine est, dans le canon de la messe, ce qui précède immédiatement la Consécration.)

Une ratification divine implique nécessairement une révélation directe de Dieu, et peut-être même implique-t-elle nécessairement l’Incarnation.

Seules peuvent être signes de Dieu les choses qui ont été établies comme telles par Dieu.

Par une convention établie par Dieu entre Dieu et les hommes, un morceau de pain signifie la personne du Christ. Dès lors, du fait qu’une convention ratifiée par Dieu est infiniment plus réelle que la matière, sa réalité de pain, tout en demeurant, devient simple apparence relativement à la réalité infiniment plus réelle que constitue sa signification.

Dans les conventions établies entre hommes, la signification d’une chose a moins de réalité que la matière qui la compose. Dans une convention établie par Dieu, c’est le contraire. Mais la signification divine l’emporte infiniment plus en degré de réalité sur la matière que ne fait la matière sur la signification humaine.

Si on croit que le contact avec le morceau de pain est un contact avec Dieu, en ce cas, dans le contact avec le pain, le désir de contact avec Dieu, qui était seulement une velléité, passe par l’épreuve du réel.

De ce fait même, et parce que, dans ce domaine, désirer est l’unique condition pour recevoir, il y a entre l’âme et Dieu un contact réel.

Dans les choses d’ici-bas, la croyance est productrice d’illusion. C’est seulement à l’égard des choses divines et au moment où une âme a son désir et son attention tournés vers Dieu que la croyance a pour vertu de produire du réel, et cela par l’effet du désir. La croyance productrice de réalité a pour nom la foi.

La grâce est à la fois ce qui nous est le plus extérieur et le plus intérieur. Le bien ne nous vient pas du dehors, mais il ne pénètre en nous que le bien auquel nous consentons. Le consentement n’est réel qu’au moment où la chair le rend tel par un geste.

Nous ne pouvons nous transformer nous-mêmes, nous ne pouvons qu’être transformés, mais nous ne pouvons l’être que si nous voulons bien. Un morceau de matière n’a pas la vertu de nous transformer. Mais si nous croyons qu’il l’a par le vouloir de Dieu, et que pour ce motif nous le fassions entrer en nous, nous accomplissons réellement un acte d’accueil envers la transformation souhaitée, et de ce fait elle descend sur l’âme du haut du ciel. Par là le morceau de matière avait la vertu supposée.

Le sacrement est un arrangement qui correspond d’une manière irréprochable, parfaite, au double caractère de l’opération de la grâce, à la fois subie et consentie, et à la relation de la pensée humaine avec la chair.

Il y a une double condition pour cette vertu de la croyance dans le mécanisme surnaturel du sacrement.

Il faut que l’objet du désir ne soit pas autre chose que le bien unique, pur, parfait, total, absolu et inconcevable pour nous. Beaucoup de gens mettent le mot Dieu comme étiquette sur une conception qu’a fabriquée leur âme ou qu’a fournie le milieu environnant. Il y a beaucoup de conceptions de ce genre, qui ressemblent de plus ou moins près au vrai Dieu, mais que l’âme peut penser sans avoir en fait l’attention orientée hors de ce monde. En ce cas la pensée, quoique en apparence occupée de Dieu, continue à séjourner dans ce monde, et la croyance, selon la loi de ce monde, est fabricatrice d’illusion, non de vérité.

Cet état n’est pourtant pas sans espérance, car le nom de Dieu et celui du Christ ont par eux-mêmes une telle vertu qu’ils peuvent avec le temps en sortir l’âme et la tirer dans la vérité.

La seconde condition est que la croyance en une certaine identité entre le morceau de pain et Dieu ait pénétré l’être tout entier au point d’imprégner non pas l’intelligence, qui ne peut avoir là aucune part, mais tout le reste de l’âme, l’imagination, la sensibilité, presque la chair elle-même.

Quand ces deux conditions existent, et que l’approche du contact avec le pain est sur le point de soumettre le désir à l’épreuve du réel, il se passe réellement quelque chose dans l’âme.

Tant qu’un désir n’a pas de contact avec le réel, il ne se produit pas autour de lui un conflit dans l’âme. Par exemple si un homme désire sincèrement s’exposer à la mort comme soldat pour son pays, et s’il est dans l’impossibilité de commencer même aucune démarche pour y parvenir, si par exemple il est à demi paralysé, son désir ne sera pas combattu dans l’âme par la crainte de la mort.

Si un homme a la possibilité soit d’aller dans la bataille soit de s’y soustraire, s’il décide d’y aller, s’il fait des démarches en ce sens, s’il réussit, s’il est sous le feu, s’il est envoyé à une mission extrêmement périlleuse, s’il est tué ; il est presque certain qu’à un moment quelconque de cette marche au devoir, la crainte de la mort se lèvera dans l’âme et sera combattue. Le moment peut être situé à n’importe quel point de cette marche selon le tempérament et selon la nature de l’imagination. C’est seulement à l’approche de ce moment que le désir de s’exposer à la mort est devenu réel.

Il en est de même pour le désir du contact avec Dieu. Tant qu’il n’est pas encore réel, il laisse l’âme dans le repos.

Mais quand les conditions d’un véritable sacrement existent et que le sacrement va avoir lieu, l’âme se sépare.

Une partie de l’âme, qui peut sur le moment être imperceptible à la conscience, aspire au sacrement ; elle est la part de la vérité dans l’âme ; car « celui qui fait la vérité va à la lumière ».

Mais toute la partie médiocre de l’âme répugne au sacrement, le hait et le craint beaucoup plus que la chair d’un animal ne recule pour fuir la mort qui va le prendre. Car « quiconque fait des choses médiocres hait la lumière ».

Ainsi commence une séparation entre le bon grain et l’ivraie.

Le Christ a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Et saint Paul : « La parole de Dieu est vivante et agissante et tranchante par-dessus tout glaive à double tranchant, et pénètre jusqu’à la séparation de l’âme et de l’esprit, de l’ossature et de la moelle, et discrimine les sentiments et les pensées du cœur. »

La communion est alors un passage à travers le feu, qui brûle et détruit une parcelle des impuretés de l’âme. La communion suivante en détruit encore une parcelle. La quantité du mal contenu dans une âme humaine est finie ; ce feu divin est inépuisable. Ainsi au bout de ce mécanisme, malgré les pires défaillances, à moins qu’il n’y ait trahison et refus délibéré du bien, ou que la mort ne survienne accidentellement avant la fin, le passage dans l’état de perfection est infaillible.

Plus est réel le désir de Dieu et par suite le contact avec Dieu à travers le sacrement, plus est violent le soulèvement de la partie médiocre de l’âme ; soulèvement comparable à la rétraction d’une chair vivante qu’on serait sur le point de mettre dans du feu. Il a selon les cas principalement couleur de répulsion, ou de haine, ou de peur.

Quand l’âme est dans un état où l’approche du sacrement est plus pénible que la marche vers la mort, elle est tout près d’un seuil au-delà duquel le martyre est facile.

Dans son effort désespéré pour survivre et pour échapper à la destruction par le feu, la partie médiocre de l’âme, avec une activité fébrile, invente des arguments. Elle les emprunte à n’importe quel arsenal, y compris la théologie et tous les avertissements sur les dangers des sacrements indignes.

À condition que ces pensées ne soient absolument pas écoutées par l’âme où elles surgissent, ce tumulte intérieur est infiniment heureux.

Plus est violent le mouvement intérieur de recul, de révolte et de crainte, plus il est certain que le sacrement va détruire beaucoup de mal dans l’âme et la transporter beaucoup plus près de la perfection.

« Le grain de sénevé est la plus petite des graines. »

L’atome imperceptible de bien pur logé dans l’âme par un mouvement de désir réel vers Dieu est cette graine. S’il n’est pas arraché par une trahison consentie, il en sortira infailliblement avec le temps des branches où se poseront les oiseaux du ciel.

Le Christ a dit (Marc, 4, 26) : « Le royaume de Dieu, c’est comme si un homme jette du grain dans la terre, puis dort et veille la nuit et le jour, et le grain germe et s’allonge sans que lui-même sache comment. Automatiquement la terre porte le fruit : d’abord l’herbe, puis l’épi, puis la plénitude du grain dans l’épi. Et quand elle a fourni le grain, il envoie la faux, parce que la moisson est là. »

Quand l’âme a une fois franchi un seuil par un contact réel avec le bien pur — ce dont le tumulte intérieur devant le sacrement est peut-être un signe certain — il n’est plus rien demandé d’elle sinon de l’attente immobile.

L’attente immobile, cela ne veut pas dire l’absence d’activité extérieure. L’activité extérieure, pour autant qu’elle est rigoureusement imposée par les obligations humaines ou par des commandements particuliers de Dieu, est une partie de cette immobilité de l’âme ; rester en deçà ou aller au-delà dérange également l’attitude d’attente immobile.

Une activité exactement égale à ce qui est commandé est une condition pour l’attente de l’âme, comme, chez un enfant qui étudie, l’immobilité du corps est une condition pour l’attention.

Mais, comme l’immobilité physique est autre chose que l’attention, est par elle-même sans efficacité, de même les actes prescrits pour l’âme parvenue dans cet état.

De même que l’homme vraiment attentif n’a pas besoin de se contraindre à l’immobilité pour provoquer en soi l’attention, mais au contraire, dès que sa pensée s’applique à un problème, suspend naturellement, automatiquement les mouvements qui la gêneraient, de même les actes prescrits découlent automatiquement d’une âme en état d’attente immobile.

Tant que la perfection est loin, ils sont fréquemment mélangés de peine, de douleur, de fatigue, d’une apparence de lutte intérieure, de défaillances souvent graves ; mais pourtant, tant qu’il n’y a pas eu dans l’âme trahison consentie, il y a dans leur accomplissement quelque chose d’irrésistible.

L’homme ne peut se dispenser des actes prescrits, mais ce n’est pas pour autant qu’il agit qu’il est susceptible d’être aimé par Dieu.

« Qui de vous, ayant un esclave qui laboure ou garde les bêtes, quand il revient des champs lui dira : « Viens vite et étends-toi pour manger » ? Ne dira-t-il pas : « Prépare mon repas, ceins-toi, sers-moi à manger et à boire, et après cela tu mangeras et tu boiras toi-même » ? Et aura-t-il aucune gratitude pour l’esclave parce qu’il a exécuté ses ordres ? De même vous, quand vous aurez fait tout ce qui vous est prescrit, dites : « Nous sommes des esclaves sans valeur ; ce à quoi nous étions obligés, nous l’avons fait. » (Luc, 17, 7.)

L’esclave qui reçoit l’amour, la gratitude et jusqu’au service de son maître n’est pas celui qui laboure et fait la moisson. C’en est un autre.

Non pas qu’il y ait à choisir entre deux manières de servir Dieu. Ces deux esclaves représentent la même âme sous deux relations différentes, ou encore deux parties inséparables de la même âme.

L’esclave qui sera aimé est celui qui se tient, debout et immobile près de la porte, en état de veille, d’attente, d’attention, de désir, pour ouvrir dès qu’il entendra frapper.

Ni la fatigue, ni la faim, ni les sollicitations, les invitations amicales, les injures, les coups ou les railleries de ses camarades, ni les rumeurs qui peuvent circuler autour de lui, selon lesquelles son maître serait mort, ou encore irrité contre lui et résolu à lui faire du mal, rien ne dérangera si peu que ce soit son immobilité attentive.

« Vous, soyez semblables à des hommes qui attendent leur maître à son retour d’une noce, afin que, lorsqu’il arrivera et frappera, ils puissent aussitôt lui ouvrir. Heureux ces esclaves, qu’à son arrivée le maître trouvera éveillés. En vérité, je vous le dis, lui, il se ceindra, et eux, il les fera étendre devant sa table, et il passera devant eux pour les servir. »

L’état d’attente ainsi récompensé est ce qu’on nomme d’ordinaire patience.

Mais le mot grec, ὺπομονή, est infiniment plus beau et chargé d’une signification différente.

Il désigne un homme qui attend sans bouger, en dépit de tous les coups par lesquels on essaie de le faire bouger.

χαρποφοροῦσιν ἐν ὑπομονῇ

« Ils porteront des fruits dans l’attente. »



DERNIER TEXTE

Je crois en Dieu, à la Trinité, à l’Incarnation, à la Rédemption, à l’Eucharistie, aux enseignements de l’Évangile.

Je crois, c’est-à-dire, non pas que je prenne à mon compte ce que dit l’Église sur ces points, pour l’affirmer comme on affirme des faits d’expérience ou des théorèmes de géométrie ; mais que j’adhère par l’amour à la vérité parfaite, insaisissable, enfermée à l’intérieur de ces mystères, et que j’essaie de lui ouvrir mon âme pour en laisser pénétrer en moi la lumière.

Je ne reconnais à l’Église aucun droit de limiter les opérations de l’intelligence ou les illuminations de l’amour dans le domaine de la pensée.

Je lui reconnais la mission, comme dépositaire des sacrements et gardienne des textes sacrés, de formuler des décisions sur quelques points essentiels, mais seulement à titre d’indication pour les fidèles.

Je ne lui reconnais pas le droit d’imposer les commentaires dont elle entoure les mystères de la foi comme étant la vérité ; encore beaucoup moins celui d’user de la menace et de la crainte en exerçant, pour les imposer, son pouvoir de priver des sacrements.

Pour moi, dans l’effort de réflexion, un désaccord apparent ou réel avec l’enseignement de l’Église est seulement un motif de suspendre longtemps la pensée, de pousser aussi loin que possible l’examen, l’attention et le scrupule, avant de rien oser affirmer. Mais c’est tout.

À cela près, je médite tous les problèmes relatifs à l’étude comparée des religions, à leur histoire, à la vérité enfermée dans chacune, aux rapports de la religion avec les formes profanes de la recherche de la vérité et avec l’ensemble de la vie profane, à la signification mystérieuse des textes et des traditions du christianisme ; tout cela sans aucun souci d’un accord ou d’un désaccord possible avec l’enseignement dogmatique de l’Église.

Me sachant faillible, sachant que tout le mal que j’ai la lâcheté de laisser subsister dans mon âme doit y produire une quantité proportionnelle de mensonge et d’erreur, je doute en un sens des choses mêmes qui m’apparaissent le plus manifestement certaines.

Mais ce doute porte à un degré égal sur toutes mes pensées, aussi bien celles qui sont en accord que celles qui sont en désaccord avec l’enseignement de l’Église.

J’espère et je compte fermement demeurer dans cette attitude jusqu’à la mort.

J’ai la certitude que ce langage n’enferme aucun péché. C’est en pensant autrement que je commettrais un crime contre ma vocation, qui exige une probité intellectuelle absolue.

Je ne peux discerner aucun mobile humain ou démoniaque susceptible d’être la cause d’une telle attitude. Elle ne peut produire que des peines, de l’inconfort moral et de l’isolement.

L’orgueil surtout ne peut pas en être cause ; car il n’y a rien qui puisse flatter l’orgueil dans une situation où on est aux yeux des incroyants un cas pathologique, parce qu’on adhère à des dogmes absurdes sans avoir l’excuse de subir une emprise sociale, et où on inspire aux catholiques la bienveillance protectrice, un peu dédaigneuse, de celui qui est arrivé pour celui qui est en marche.

Je ne vois donc aucune raison de repousser le sentiment qui est en moi, que je demeure dans cette attitude par obéissance à Dieu ; que si je la modifiais j’offenserais Dieu, j’offenserais le Christ, qui a dit : « Je suis la vérité. »

D’autre part j’éprouve, depuis déjà longtemps, un désir intense et perpétuellement croissant de la communion.

Si on regarde les sacrements comme un bien, si je les regarde ainsi moi-même, si je les désire, et si on me les refuse sans aucune faute de ma part, il ne se peut pas qu’il n’y ait pas la une cruelle injustice.

Si on m’accorde le baptême, étant dans l’attitude où je persévère, en ce cas on rompt avec une routine d’au moins dix-sept siècles.

Si cette rupture est juste et désirable, si aujourd’hui précisément elle se trouve être pour le salut du christianisme d’une urgence plus que vitale — ce qui est manifeste à mes yeux — il faudrait alors, pour l’Église et pour le monde, qu’elle s’opère d’une manière éclatante, et non par l’initiative isolée d’un prêtre accomplissant un baptême obscur et ignoré.

Pour ce motif et pour plusieurs autres d’espèce analogue, je n’ai jamais fait jusqu’ici à un prêtre la demande formelle du baptême.

Je ne la fais pas non plus maintenant.

Néanmoins j’éprouve le besoin, non pas abstrait, mais pratique, réel, urgent, de savoir si, au cas où je le demanderais, il me serait accordé ou refusé.

— [L’Église aurait un moyen facile de se procurer ce qui serait pour elle-même et pour l’humanité le salut.

Elle reconnaît que les définitions des Conciles n’ont leur signification que relativement à l’entourage historique.

Cet entourage est impossible à connaître pour le non-spécialiste, et souvent même pour le spécialiste à cause du manque de documents.

Dès lors, les anathema sit ne sont que de l’histoire. Ils n’ont aucune valeur actuelle.

On les considère en fait ainsi ; car on n’impose jamais comme condition, pour un baptême d’adulte, d’avoir lu le Manuel des décisions et symboles des Conciles. Un catéchisme n’en est pas l’équivalent, car il ne contient pas tout ce qui est techniquement « de foi stricte », et il contient des choses qui ne le sont pas.

Il est d’ailleurs impossible de découvrir, en interrogeant des prêtres, ce qui est et n’est pas « de foi stricte ».

Il suffirait donc de dire ce qui est déjà plus ou moins pratiqué, en proclamant officiellement qu’une adhésion de cœur aux mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, de l’Eucharistie, et au caractère révélé du Nouveau Testament, est la seule condition pour l’accès aux sacrements.

En ce cas, la foi chrétienne pourrait, sans danger de tyrannie exercée par l’Église sur les esprits, être placée au centre de toute la vie profane et de chacune des activités qui la composent, et tout imprégner, absolument tout, de sa lumière. Voie unique de salut pour les hommes misérables d’aujourd’hui.]






  1. Sic pour 1941.
  2. Joë Bousquet, à qui Simone avait envoyé son Projet d’une formation d’infirmières de première ligne, lui avait répondu par une lettre d’approbation dont Simone comptait se servir.