Pensées et Fragments inédits de Montesquieu/IX

Texte établi par Le baron Gaston de Montesquieu, G. Gounouilhou, imprimeur-éditeur (IIp. 475-494).


IX

PHILOSOPHIE

I. Métaphysique. — II. Systèmes philosophiques.

I. MÉTAPHYSIQUE.

2060* (202.I, p. 196).— La métaphysique a deux choses bien séduisantes. Elle s’accorde avec la paresse : on l’étudie partout, 5 dans son lit, à la promenade, etc.

D’ailleurs, la métaphysique ne traite que de grandes choses : on y négocie toujours pour de grands intérêts. Le physicien, le logicien, l’orateur, ne s’occupent que de petits objets ; mais le métaphy1o sicien s’empare de toute la nature, la gouverne à son gré, fait et défait les Dieux, donne et ôte l’intelligence, met l’Homme dans la condition des bêtes ou l’en ôte. Toutes les notions qu’elle donne sont intéressantes, parce qu’il s’agit de la tranquillité 15 présente et future.

2061 (156. I, p. 133).— Substance, accident, individu, genre, espèce, ne sont qu’une manière de concevoir les choses, selon le différent rapport qu’elles ont entre elles. Par exemple, la rondeur, qui est un accident du corps, devient l’essence d’un cercle, et la rougeur, qui sert de coloris à un cercle matériel, devient l’essence d’un cercle rouge. Idem, 5 l’idée du genre, qui n’est rien en elle-même, n’étant que celle d’un individu en tant que je ne le détermine pas, et que je le garde dans mon esprit sans l’appliquer à un sujet plutôt qu’à un autre ; l’idée de l’infini, à qui le père Malebranche trouve tant de 1o réalité qu’il croit que les idées particulières viennent de celle-là, en faisant une espèce de soustraction arithmétique (si j’ose me servir de ce terme) : au lieu que ce n’est qu’en ajoutant sans cesse au fini, sans trouver de bornes, que je fais l’idée de l’infini. C’est 15 ainsi que je pense à une étendue où j’ajoute toujours, à un être dont je bornerai si peu les perfections que je pourrai toujours, par ma pensée, en ajouter de nouvelles. Mais je n’ai l’idée d’une matière, ni d’un être, auxquels je ne puisse rien ajouter, non plus que 2o d’un temps, ni d’un nombre. Il est bien vrai que Dieu a été de toute éternité : car aucune chose ne peut être faite de rien ; de manière qu’il y a eu une durée infinie. Mais je n’ai pas pour cela d’idée de cette durée, et je ne la vois que par des conséquences que i5 je tire de certains principes.

2062 (410. I, p. 374).— Les termes de beau, de bon, de noble, de grand, de parfait, sont des attributs des objets, lesquels sont relatifs aux êtres qui les considèrent. 3„

Il faut bien se mettre ce principe dans la tête : il est l’éponge de la plupart des préjugés. C’est le fléau de toute la philosophie ancienne, de la physique d’Aristote, de la métaphysique de Platon ; et, si on 5 lit les dialogues de ce philosophe, on trouvera qu’ils ne sont qu’un tissu de sophismes faits par l’ignorance de ce principe. Le père Malebranche est tombé dans mille sophismes pour l’avoir ignoré.

2063(1 154. II, f°8o).— Quand on dit qu’il n’y a 1o point de qualité absolue, cela ne veut point dire qu’il n’y en a point, mais qu’il n’y en a point pour nous, et que notre esprit ne peut pas les déterminer.

2064* (1187. II,f°87). — Les bouts des fibres de notre cerveau reçoivent un petit ébranlement, qui

15 produit un chatouillement ou sentiment en nous. Cela suffit pour expliquer tout. Par exemple, nous voyons pour la première fois un carré. Il suffit que nous sentions que nous le voyons, pour en avoir une idée : car, sans cela, l’on ne verroit point le

2o carré. Pour voir le carré, il faut que nous sentions que quatre angles égaux s’avancent. Nous avons donc une idée des propriétés du carré, et, dès que le chatouillement du carré nous vient, tout d’abord une idée de ses propriétés nous vient aussi. Nous ne

25 voyons pas un carré tout seul, mais d’autres choses. Notre âme, qui les voit ensemble, ne peut pas s’empêcher de les comparer : car, si elle ne voyoit pas que le carré a des angles, et que le cercle n’en a pas, elle ne verroit ni le cercle, ni le carré. Pour que notre âme voye des rapports effectifs, il faut nécessairement qu’elle voye qu’il y en a d’autres qui ne sont point. Pour qu’elle voye qu’un carré a quatre côtés, et qu’un cercle n’en a point, il faut qu’elle voye qu’un carré n’a pas huit côtés, et qu’un 5 cercle n’en a pas cinquante. Elle voit donc les rapports qui sont, et elle voit qu’il y a des rapports qui n’y sont pas. Quelquefois, il y a de certains rapports qu’elle ne voit pas bien s’ils y sont ou n’y sont pas. Quelquefois, elle se laisse toucher par ce qui lui fait 1o voir qu’ils y sont, et, ensuite, par ce qui lui fait voir qu’ils n’y sont pas. Elle voit un carré, et après, un autre. Elle dit : « Si celui-ci étoit celui-là, lorsque je détournerois mes yeux de celui-ci, je ne verrois plus celui-là : c’en sont donc deux ; un autre, c’en sont ô trois ; et ainsi de suite. >

Quand elle ne sait pas combien il y en a, elle se sert d’une idée qui répond à celle de confusion, et elle voit beaucoup de carrés. Enfin, elle peut se laisser chatouiller par tous les carrés qu’elle voit, 1o mais aussi par les carrés qui pourront être dans l’espace suivant. Elle voit donc des carrés qui ne sont pas, mais qui sont possibles. Elle peut envisager tous les possibles, et elle verra les carrés en général, c’est-à-dire le carré en tant qu’il n’est pas 25 placé là où j’en ai vu un. Pour lors, elle fera une abstraction et verra la quadrature, comme, quand elle verra un cercle en général, la rondeur. Or, un homme verra une infinité de ces rapports à la fois ; l’autre en verra peu. 3o

On fera sentir à un homme le chatouillement d’un rapport faux, à force de le renouveler et d’y accoutumer l’âme ; tout cela n’étant qu’habitude.

Mais, si ce que je viens de dire est bien vrai, pourquoi les bêtes ne raisonnent-elles pas comme 5 les hommes ?

2065* (1341. II, f° 191). — M. Chiselden ayant abattu la cataracte à un aveugle-né, celui-ci ne pouvoit juger des distances et croyoit que les objets devoient toucher ses yeux, comme ce qui touchoit sa 1o peau ; il ne connoissoit la figure d’aucune chose et ne pouvoit la reconnoître par la vue qu’après en avoir examiné la figure par le toucher.

On sait que, quoique l’âme voye d’abord le côté gauche de chaque objet à droite, le côté droit à 15 gauche, le côté de dessus en bas, celui d’en bas en dessus, elle rectifie tout par ses expériences.

Un tableau ne représentoit point à l’homme de M. Chiselden une figure en bosse. Il y a bien de l’apparence que l’âme ne rap2o porte les sons aux corps sonores que par des observations réitérées dans l’enfance, dans lesquelles elle lie le sentiment du son à la cloche qui la produit.

Le sentiment du toucher ne donna pas à l’homme 25 de M. Chiselden une juste idée de la figure des choses. Le sentiment de la vue ne le lui donna pas non plus. Ce fut donc de ces deux sens que son âme tira l’idée qu’elle s’en fit.

L’âme est donc une philosophe qui commence à 3o s’instruire, qui apprend à juger de ses sens mêmes et de la nature des avertissements qu’ils doivent lui donner.

Elle reçoit d’abord un sentiment, et, ensuite, elle en juge, elle ajoute, elle se corrige, elle règle un de ses sens par un autre ; et, sur ce qu’ils lui disent, 3 elle apprend ce qu’ils ont voulu lui dire.

L’âme ayant formé ces jugements naturels, elle forme de même tous ceux qu’elle peut faire avec la même facilité, et qui sont tels, la plupart, qu’elle ne peut s’empêcher de les former. 1o

Elle voit un carré ; elle ne le voit pas tout seul, mais d’autres choses. Les voyant toutes ensemble, elle peut les comparer : car, si elle ne voyoit pas que le carré a des angles, et que le cercle n’en a pas, elle ne verroit ni la figure du carré, ni celle du 13 cercle. Dès qu’elle voit des rapports effectifs, elle en verra d’autres qui ne sont point : car, de ce qu’elle voit qu’un carré a quatre côtés, et qu’un cercle n’en a point, elle voit aussi qu’un carré n’a pas huit côtés, et qu’un cercle n’en a pas cinquante. 2o Elle aura une idée du nombre, parce que, voyant un carré auprès d’un autre, elle aura dit : « Si celui-ci étoit celui-là, lorsque je détournerois mes yeux de celui-ci, je ne verrois plus celui-là ; c’en sont donc deux. Un autre ; c’en sont donc trois. » Quand elle i5 ne saura pas combien il y en aura, elle aura une idée qui répondra à celle de confusion. Après avoir vu des carrés dans un certain espace, elle pourra croire qu’il y en a autant dans un autre espace ; elle verra donc des carrés possibles, quand elle ne 3o regardera pas les carrés comme placés dans un certain lieu plutôt que dans un autre : elle verra les carrés en général. Il en sera de même de toutes les conceptions générales.

Ces choses sont encore des espèces de jugements 5 naturels : l’âme n’en aura qu’un sentiment ; elle ne les développera pas ; elle ne saura pas, en quelque façon, qu’elle les sait, parce qu’elle ne les aura pas apprises par réflexion.

2066* (157. I, p. 135). — Quand le père Male1 o branche dit : « Nous ne voyons point les objets en eux-mêmes : car ceux qui dorment les voyent sans qu’ils soyent présents ; ni dans nous : car nous avons l’idée de l’Infini ; nous les voyons donc dans Dieu > ; on peut lui répondre que nous voyons les objets 15 comme nous sentons la douleur : tout cela, dans nous-mêmes. Nous sentons même notre âme qui se réfléchit sur elle-même, et qui s’aperçoit qu’elle pense sans doute dans elle. Remarquez que l’argument du père Malebranche ne prouve autre chose 2o si ce n’est que nous ne savons pas comment nous apercevons les objets.

2067* (798.I, p. 513). — Quand on dit que nous ne sommes pas sûrs qu’il y ait un Monde, parce que Dieu peut être trompeur et nous affecter de manière 35 que nous serions comme ceux qui rêvent, ou comme ceux à qui on a coupé une jambe, et qui la sentent sans l’avoir : ce raisonnement (dis-je) n’est concluant que pour ceux qui croyent que l’âme sent indépendamment des organes : car, dans les deux cas cités, l’âme sent par le moyen des organes, et ces deux cas même prouvent qu’il y a de la matière.

2068(712. I, p. 480). — M. de Sainte-Aulaire dit fort bien : « Nous disons : « Nous ne pouvons com» prendre que la matière pense ; donc nous avons 5 * une âme différente de la matière. » Donc nous tirons de notre ignorance une raison pour nous faire une substance plus parfaite que la matière. >

2069 (2095. III, f° 348). — On parloit de l’existence de Dieu. Je dis : « En voilà une preuve en 1o deux paroles : il y a un effet ; donc il y a une cause. »

2070 (Sp., p. 329). —J’argumentois un jour sur le principe de Descartes que Dieu peut changer les essences des choses, et dis : « Si Deus non potuisset 13 mutare essentiels rerum, non potuisset creare. Ergo... — Probo : Creatio est extractio ex nihilo. Atqui nihili nullœ sunt proprietates. Ergo Deus mutavit essentiam nihili. »

2071 (1080. II, f° 67). — Un homme disoit : «Je 1o n’aime point Dieu, parce que je ne le connois pas, ni le prochain, parce que je le connois. » Je ne dis pas cette impiété ; mais je dis bien que ceux qui disputent sur l’amour de Dieu n’entendent pas ce qu’ils disent, s’ils distinguent cet amour du sentiment de i5 soumission et de celui de reconnoissance pour un être tout-puissant et bienfaiteur. Mais, pour de l’amour, je ne puis pas plus aimer un être spirituel que je puis aimer cette proposition : deux et trois font cinq.

2072 (Sp., f° 437). — Je ne sais comment il arrive 5 qu’il est impossible de former un système du Monde

sans être d’abord accusé d’athéisme : Descartes, Newton, Gassendi, Malebranche. En quoi on ne fait autre chose que prouver l’athéisme et lui donner des forces, en faisant croire que l’athéisme est si 1o naturel que tous les systèmes, quelque différents qu’ils soyent, y tendent toujours.

2073 (2152. III, f° 352). — Les théologiens, pour rendre la Théologie claire, ont rendu la Philosophie obscure. Ces gens ont employé bien des siècles à 15 embrouiller la Philosophie.

2074(989. II, f°28v°). — Il n’y a rien de si aisé que de détruire les sentiments des autres ; Bayle a été à la gloire par le chemin le plus facile.

2075 (1178. II, fo 82 v°). — Je disois : « C’est une 2o chose extraordinaire que toute la philosophie consiste dans ces trois mots : Je m’en f.... >

2076(2127. III, f° 35o v°). — Il me semble que nous avons deux sortes d’esprits forts : des petits-maîtres, qui nient un Dieu qu’ils croyent, et de certains 25 prêcheurs, qui prêchent un Dieu qu’ils ne croyent pas.

2077* (64.I, p. 63). — Les théologiens soutiennent qu’il n’y a point d’athées de sentiment. Mais peut-on juger de ce qui se passe dans le cœur de tous les hommes ? L’existence de Dieu n’est pas une vérité plus claire que celles-ci : l’homme est composé de b deux substances ; l’âme est spirituelle. Cependant, il y a des nations entières qui doutent de ces deux vérités. C’est que notre sentiment intérieur n’est pas le leur, et que l’éducation l’a détruit. Il est vrai que ce sont des vérités claires ; mais il y a des aveugles. 1o Ce sont des sentiments naturels ; mais il y a des gens qui ne sentent point.

2078 (669. I, p. 465). — Trois choses incroyables parmi les choses incroyables : le pur mécanisme des bêtes, l’obéissance passive et l’infaillibilité du Pape. 15

2079(1392. II, f° 201 vo).— L’abbé de Trianon disoit : « M. de La Rochefoucault nous dit : « L’homme > est fait comme cela. > L’abbé de Gamaches nous dit : « Il est fatalement fait comme cela. » Raimon (sic) : « Il est bien comme cela. » — J’ajoute : t M. Pope »o nous dit : « Il ne peut pas être mieux que d’être » comme cela. »

2080 (Sp., p. 33o). — La liberté est en nous une imperfection : nous sommes libres et incertains, parce que nous ne savons pas certainement ce qui iS nous est le plus convenable. Il n’en est pas de même de Dieu : comme il est souverainement parfait, il ne peut jamais agir que de la manière la plus parfaite.

2081 (435.I, p. 386). — Dans les actions ordinaires de ma vie, lorsque j’agis, j’agis toujours par un motif qui est efficace, parce que j’agis ; qui ne m’ôte point la liberté, parce que je pouvois ne pas agir. Il 5 en est de même des œuvres qui ont besoin de la grâce. J’agis de la même manière, j’agis librement, j’agis efficacement, mais par une grâce, c’est-à-dire par un motif qui me vient de l’autre monde : car, si je n’avois eu aucune connoissance des vérités révé1o lées, je ne me serois point déterminé à faire le bien •.

2082(975. II, f° 27).—Quelqu’un a dit que Dieu ne s’attache qu’à la conservation des espèces, et point du tout des individus.

2083(57.I, p. 5g). — Quand l’immortalité de l’âme3 15 seroit une erreur, je serois très fâché de ne la pas croire. Je ne sais comment pensent les athées. (J’avoue que je ne suis point si humble que les athées.) Mais, pour moi, je ne veux point troquer (et je n’irai point troquer) l’idée de mon immortalité 20 contre celle de la béatitude d’un jour. Je suis très charmé de me croire immortel comme Dieu même. Indépendamment des vérités révélées, des idées métaphysiques me donnent une très forte espérance de mon bonheur éternel, à laquelle je ne vou35 drois pas renoncer.

2084 (23o. I, p. 247). — Le dogme de l’immortalité

1. Ceci est du cardinal Polignac.

2. J’ai mis cela dans mes Pensées morales. de l’âme nous porte à la gloire, au lieu que la créance contraire en affaiblit en nous le désir.

2085* (231. I, p. 247). — Le dogme de l’immortalité de l’âme, ce dogme si saint, sembloit ne devoir produire que des sentiments de reconnoissance pour 5 un Créateur qui avoit rendu notre être aussi durable que le sien, que des sentiments de confiance envers un si grand bienfaiteur, que des sentiments d’équité, de justice pour les hommes destinés à l’éternité comme nous et avec nous. Mais, bien loin que la 1o dévotion, qui outre tout, en ait tiré des conséquences si naturelles, on peut dire qu’elle s’en est servi pour ravager le Genre humain. Allez en Égypte voir ces monuments barbares du dogme de l’immortalité, qui coûtèrent tant de travaux, qui 0 furent la source de tant de vexations, qui rendirent les princes si odieux aux peuples ! Allez voir dans la Perse les sépulcres des roix, dont l’entretien pourroit fournir à la subsistance de plusieurs villes ! Allez dans les Indes voir naître de ce dogme celui 2o de la transmigration des âmes ; voir les hommes, obligés de vivre de légumes, après avoir souffert la faim, souffrir encore le froid et n’oser brûler du bois, qui pourroit servir de retraite à quelque insecte ; les femmes contraintes de se brûler après la mort de 23 leurs maris ; les trésors partout ensevelis et rendus par superstition à la terre, dont ils avoient été tirés.

Voyez dans toute l’Asie ce nombre innombrable de derviches et de fakirs, qui, avec leurs orgueilleuses et austères pénitences, tournent vers eux 3o toute la dévotion du peuple, qu’ils étonnent ; de manière qu’au lieu de la candeur, de la bonne foi et de la vertu, que la Religion doit inspirer, tous les devoirs sont bornés à les honorer ou 5 enrichir.

Mais ce n’est pas tout ce que la superstition a tiré du dogme de l’immortalité. On a vu les hommes se dévouer eux-mêmes, et les princes recevoir de leurs sujets ce tribut horrible de leur fureur. On a 1o vu les pères tués ou mangés dans leurs maladies ou leur vieillesse par l’affreuse compassion de leurs enfants.

2086 (349.I, p. 344). — On ne veut pas mourir. Chaque homme est proprement une suite d’idées

15 qu’on ne veut pas interrompre.

2087 (422.I, p. 38o). — Ceux qui disent qu’il n’y a point de peines ni récompenses dans l’autre vie ne le disent pas en faveur des bons : car ils les privent des récompenses. Ils établissent donc leur système en

2o faveur des méchants qu’ils soulagent de la peine. — Cet argument, que le cardinal de Polignac a mis dans son Lucrèce, seroit plus fort dans la Loi de Nature ou une religion qui n’admettroit que l’équité, que dans une loi qui, admettant une révélation,

tb damne ceux qui ne croyent pas, et où l’Enfer est (sic) et le Paradis est (sic) distribué entre les croyants et les non-croyants.

2088 (82.I, p. 77). — Il est difficile de comprendre par la raison seule l’éternité des peines des damnés : car les peines et les récompenses ne peuvent être établies que par rapport à l’avenir. On punit aujourd’hui un homme, afin qu’il ne faille pas demain ; afin que les autres ne faillent pas aussi. Mais, lors- 5 que les bienheureux ne seront pas libres de pécher, ni les damnés de bien faire, à quoi bon des peines et des récompenses ?

2089* (1668. III, f° 15 v°). — On s’accoutume si fort à entendre débiter de certaines choses d’un air d’au- 1o torité, qu’on se trouve vaincu avant de combattre. Le respect a tenu lieu d’examen. On a commencé à recevoir ces propositions comme vrayes, et on a regardé les objections qui se sont présentées en foule, que comme des objections. Ces objections 0 mêmes sont devenues méprisables, parce que, se présentant à tout le monde, les gens d’esprit ont eu honte de les proposer. Elles ne font plus d’impression, parce qu’elles sont trop naturelles, c’est-àdire parce qu’elles sont trop fortes. »o

2090 (1176. II, f° 82). — Les deux Mondes. — Celuici gâte l’autre, et l’autre gâte celui-ci. C’est trop de deux. Il n’en falloit qu’un.

2091 (1o58. II, f°61 v°). — On entend toujours dire :

« Le Ciel et la Terre. » C’est comme qui diroit : 25 « Le Ciel et rien. »

II. SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES.

2092 (2n. I, p. 218). — La philosophie des Grecs étoit très peu de chose. Ils ont gâté tout l’Univers : non seulement leurs contemporains, mais aussi leurs 5 successeurs.

Voyez les pitoyables préceptes des Pythagoriciens qui devoient être cachés au peuple : ne se point seoir sur le picotin ; ne fendre point le feu avec l’épée ; ne regarder point derrière soi, quand on va dehors ; 1o sacrifier aux Dieux célestes en nombre pair et aux terrestres en nombre impair ; et autres puérilités1.

Tatianus Assyrius, dans un Discours contre les Grecs, prouve qu’ils n’ont point inventé les sciences et les arts, mais qu’ils les ont eus des Barbares2.

1. *Tout ceci n’étoit que des énigmes. Nous n’avons point assez de monuments de leur philosophie. Diogène-Laërce étoit mauvais auteur. Les ouvrages d’Aristote sont corrompus. Nous n’entendons plus les anciens systèmes. Celui de Platon est si beau que c’est presque le nôtre. Nous ne connoissons pas plus le système d’Héraclite que nous connoitrions celui de Newton en lisant La Pesanteur et le Vuide de Newton. Cicéron ne nous a donné que de la métaphysique et de la morale, et ce qu’il nous en a donné est parfaitement beau. Ce que Lucrèce nous a donné d’Épicure est très beau ; il ne lui manquoit que les connoissances de l’astronomie. A l’égard de la géométrie, ils ont été très loin.

2. Théodoret, livre I", De Curatione Grœcorum Affectuum, page 497, édition de Sirmond. Josèphe contre Appion. Clément Alexandrin.

Il faudroit lire Sigonius, De Republica Atheniensium. — Je l’ai. Il est intitulé De antiquo Jure Civium Romanorum.

2093* (799.I, p. 513). — La même erreur des Grecs inondoit toute leur philosophie ; ce qui leur a fait faire une mauvaise physique leur a fait faire une mauvaise morale, une mauvaise métaphysique. C’est qu’ils ne sentoient pas la différence qu’il y 5 a entre les qualités positives et les relatives ; et, comme Aristote s’est trompé avec son sec, son humide, son chaud, son froid, Platon et Socrate se sont trompés avec leur beau, leur bon, leur fou, leur sage1. 1o

2094* (66. I, p. 64). — Les Pythagoriciens se cachoient toujours derrière leur maître. « Ipse dixit >, disoient-ils. Mais Ipse dixit est toujours une sottise.

2095 (1092. II, f° 68 v°). — Les quatre grands poètes : Platon, le père Malebranche, milord Shaf- 15 tesbury, Montagne (sic).

2096(1233. II, f° 100).— Il falloit qu’il se fût fait un grand changement dans l’esprit des Athéniens par la philosophie de Socrate, puisque Platon remercioit les Dieux d’être né de son temps. 1o

2097(853. I, p. 542). —Voyez dans Plutarque, Vie de Nicias, comment les physiciens qui expliquoient par des causes naturelles les éclipses de lune furent suspects au peuple. On les appela météorolesches, persuadé qu’ils réduisoient toute la Divinité à des »5 causes naturelles et physiques, jusques à ce que Socrate coupa racine à tout, en soumettant la nécessité des causes naturelles à un principe divin et intelligent. La doctrine d’un être intelligent n’a 5 donc été trouvée par Platon que comme un préservatif et une arme défensive contre les calomnies des Payens zélés.

1. Grande découverte qu’il n’y a pas de qualités positives. — Voyez page 523.

2098(711. I, p. 480). — Pensée de Plutarque, dans la Vie de Nicias : que Platon, en admettant un 1o esprit supérieur qui gouverne le Monde, fit taire la calomnie, qui regardoit comme athées tous ceux qui soutenoient le mouvement régulier des astres et expliquoient physiquement les phénomènes célestes, qu’on appeloit météorologues.

15 2099*(1557. II, f° 249 Vo).—Platon nous dit que l’opinion des Enfers est très propre à amollir le courage. Cela peut en ôter ; cela peut en donner.

2100*(21. I, p. 15).— La secte d’Épicure a beaucoup contribué à l’établissement du Christianisme :

2o car, en faisant voir la stupidité du Paganisme et les artifices des prêtres, elle laissoit sans religion des gens accoutumés à un culte. Quoique les Chrétiens fussent ennemis mortels (témoin Lucien, qui, épicurien ou à peu près, invective cruellement les

25 Chrétiens), cependant, les uns et les autres étoient traités par les prêtres payens comme ennemis, comme profanes, comme athées. Ils y mettoient seulement cette différence qu’ils ne persécutoient pas les Épicuriens, parce qu’ils ne brisoient point les statues, et qu’ils n’avoient que du mépris, non pas de la haine, pour la religion dominante.

Lors donc que les Chrétiens attaquèrent les erreurs payennes, ce fut un grand avantage pour eux de 3 parler la langue de la secte d’Épicure, et, lorsqu’ils établirent leurs dogmes, c’en fut encore un très grand de parler celle de la secte de Platon. Mais c’est gratuitement que nous avons pris le jargon d’Aristote, et je ne sache pas que nous y ayons 1o jamais rien gagné.

2101* (72.I, p. 66). — Les Stoïciens croyoient que le Monde devoit périr par le feu. Ainsi les esprits furent préparés à écouter cette prophétie de JésusChrist, qui a prédit que la fin du Monde arriveroit 15 de cette façon.

2102 (924. II, f° 15 v°). — Les cas de conscience que les philosophes payens se sont proposés marquent une si grande candeur d’âme et tant de délicatesse qu’il y a peu de Chrétiens qui osent se juger 1o sur leurs principes. Voyez le cas du marchand de bled dans les Offices de Cicéron1. On voit avec plaisir que la charité chrétienne n’exige guère de nous que ce que les Payens sentoient que l’humanité et l’amour du bien commun exigeoit (sic) d’eux. i5

2103* (1471. II, f° 217). — Je crois que ce qui fit

1. Voyez mon Traité des Devoirs. que Porphyre écrivit contre Jésus-Christ, c’efst] qu’il étoit pythagoricien, et qu’il regardoit les miracles du Sauveur comme en rivalité avec ceux de Pythagore.

5 2104* (1445. II, f 211 v°).—Je disois : « Descartes est comme celui qui couperoit les liens de ceux qui sont attachés : il courroit avec eux ; il s’arrêteroit en chemin ; il n’arriveroit pas peut-être. Mais qui est-ce qui auroit donné au premier la faculté d’arriver ?»

1o 2105 (775. I, p. 5o6). — Descartes a enseigné à ceux qui sont venus après lui, à découvrir ses erreurs mêmes.

Je le compare à Timoléon qui disoit : « Je suis ravi que, par mon moyen, vous ayez obtenu la liberté

15 de vous opposer à mes désirs.»

2106 (436.I, p. 386). — Le père Malebranche compare le Dieu et l’homme des Thomistes à un statuaire qui auroit fait des statues qui baisseroient la tête lorsqu’il tire un petit fil d’archal, et leur ordon

2o neroit de baisser la tête lorsqu’il tire le fil ; qui, lorsqu’il n’a pas tiré le fil, n’ayant pas baissé la tête, les sabreroit, excepté une, pour manifester sa bonté, qui le salueroit parce qu’il tireroit le fil...

2107 (1195. II, f° 91 v°). — Le système du père 25 Malebranche est fini. Quand des choses extraordinaires comme celles-là ne sont pas nouvelles, il est impossible qu’elles subsistent.

2108 (3o5. I, p. 326). —Jamais visionnaire n’a eu plus de bon sens que le père Malebranche.

2109 (2167. III, f« 358). — M. Queincy m’a parlé d’un ouvrage de métaphysique qu’il fait. Selon lui, toutes nos pensées sont des sensations. Il dit qu’il 5 arrête Spinosa au premier moment, qui définit la substance : « ce qui existe nécessairement >. Cette définition est un composé d’idées contradictoires : « existe nécessairement» est une notion générale ; « ce qui » est un sujet particulier et une idée parti 1o culière. On ne peut donc tirer aucune conséquence de cette définition.