Pensées de toutes les couleurs/Texte entier


JACQUES NORMAND
____________


PENSÉES

DE

TOUTES LES COULEURS


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, rue auber, 3

À EDMOND THIAUDIÈRE


Voilà quelques années, mon cher confrère et ami, nous nous rencontrions, chaque semaine, aux réunions du Comité de notre Société des Gens de Lettres. Depuis, si vive que soit notre réciproque sympathie, nous ne nous sommes plus jamais vus. C’est là une preuve, avec beaucoup d’autres, de l’illogisme absurde de la vie…

Quant à moi, je tiens vos œuvres en une estime qui n’est pas mince. Mon opinion est celle de bien des gens, car votre talent est très apprécié. Il ne l’est pourtant pas autant qu’il le mérite. Vous êtes affligé d’une indéracinable modestie, et, de tout temps, les modestes ont tort. À mon avis, vous comptez parmi nos moralistes les plus subtils. Pour ne citer que quelques-uns de vos recueils de maximes, La Mort du Juste, la Fierté du Renoncement, la Source du Bien sont des petits chefs-d’œuvre de pénétration profonde, d’observation aiguë, de philosophie amère ou résignée. Et tout cela est imprégné à chaque page d’une bonté pénétrante et sereine.

Pour ces raisons — et simplement aussi parce que ça me fait plaisir de vous faire peut-être plaisir, — je vous demande la permission de vous dédier ce volume, premier et malhabile essai dans un genre où vous excellez. N’allez pas me remercier surtout ! Au fond, voyez-vous, j’agis par diplomatie. Je compte que les personnes assez téméraires pour acheter mon livre auront, en trouvant ici votre nom, le prompt désir d’en acheter un des vôtres. Après vous avoir lu, elles m’en voudront un peu moins d’avoir commencé par me lire moi-même.

Bien cordialement à vous, mon cher
Thiaudière.ment à vous, mon cher

jacques normand

Septembre 1911.


RÉFLEXIONS ET BOUTADES


Les amis les meilleurs ne nous apprécient jamais autant que lorsqu’ils sont loin de nous, et qu’ils s’ennuient.

L’artiste ne se passionne vraiment que pour la forme d’art qui est la sienne.

On s’étonne parfois qu’en société les aveugles soient gais et les sourds tristes. Raison bien simple. Les aveugles, en causant avec nous, oublient un peu leur infirmité ; les sourds, en voyant remuer nos lèvres pour eux muettes, la constatent davantage.

On peut croire que l’appétit vient en mangeant ; mais on peut être certain qu’il s’en va de même.

« Tout vient à point à qui sait attendre. » Hélas ! il y a des gens qui attendent toute leur vie !

Les âmes pures sont comme les appartements bien éclairés : on aime y pénétrer et y vivre.

L’attente du bonheur nous rend souvent plus heureux que le bonheur lui-même.

On ne peut qualifier « bonne action » que celle faite sans qu’on ait songé à la récompense.

Les anarchistes nous ennuient ; mais n’ennuyons-nous pas autant les anarchistes ? S’ils nous inspirent la crainte, nous leur inspirons l’envie. Et ce sont deux sentiments bien pénibles l’un et l’autre.

À chaque aurore nouvelle, je me demande quels nouveaux malheurs vont fondre sur les humains.

Que de gens affectent de mépriser l’Académie quand, en réalité, ils meurent d’envie d’en être ! Je n’ai jamais compris ce manège. Certes, on peut avoir du talent sans être académicien ; mais être académicien n’empêche pas d’avoir du talent, que je sache…

Le bonheur humain est fait de mensonges
Qui rendent à tous les chagrins moins lourds :
Que sombre serait la trame des jours
Si Dieu n’y mêlait le fil d’or des songes !

On a dit de la musique que c’est le plus coûteux de tous les bruits. On peut ajouter que c’est aussi le plus indiscret de tous les arts. Il est le seul qui s’impose à domicile, malgré les planchers et les murs.

On s’accoutume aux bruits de la maison comme aux visages que l’on voit tous les jours. On finit par ne plus entendre les uns et par ne plus regarder les autres.

Oh ! les interminables conversations sur l’automobile !… Disons, en modifiant un peu la formule célèbre :

« Il faut s’en servir toujours, mais n’en parler jamais ! »

Bizarreries du langage :

« Mon cher ami » est banal ; « mon ami » est tendre.

Par contre : « Ma mère » est froid ; « ma chère mère » est affectueux.

Complimenter une femme sur sa beauté est une bêtise, car elle n’y est pour rien. Et c’est pourtant à ce compliment-là qu’elle est le plus sensible.

On affirme que l’homme est la seule créature qui comprenne la beauté. Qu’est-ce qu’on en sait ?

Le seul avantage de la calvitie est que l’on peut être certain que jamais personne n’insultera à vos cheveux blancs.

Pour le bonheur de l’homme, le désir devrait être une plante qui ne fleurisse jamais.

La joie et la douleur nous font regarder le Ciel.

Beaucoup aiment le crépuscule ; d’autres le détestent. Ces derniers me semblent avoir raison. L’« entre chien et loup » n’est pas une situation bien agréable pour les pauvres moutons de Panurge que nous sommes !

Une grande cité me fait toujours penser à une immense ruche d’abeilles. La différence est que, dans la cité, les alvéoles sont plus vastes et les hommes plus paresseux.

On posait cette question : « Quelle est la plus grande preuve de courage que l’on puisse donner en ce monde ? »

Un pessimiste répondit : « C’est d’y rester ! »

La longueur du chemin est peu de chose ; tout dépend de la façon dont on marche.

Chacun ici-bas porte sa croix ; mais il y a des croix en roseau et des croix en chêne.

Depuis le jour de sa naissance l’homme est un condamné à mort qui ignore la date de son exécution. Et il y a des gens gais !

Du haut du clocher, chaque matin, un carillon s’envole. Toujours le même pour mon oreille, il varie à l’infini pour mon âme changeante.

« On peut dire de lui que ce fut un homme heureux… »

Quand, dans un article nécrologique, je lis ce « cliché », une petite flamme de colère me monte au visage et j’ai envie de crier à l’auteur de l’article :

— « Imbécile, qu’est-ce que tu en sais ?… »

Les sociétés vivent sur des conventions ; c’est même pour cela qu’elles vivent si mal.

Que de bons catholiques qui sont de détestables chrétiens !

On n’aime jamais tant la campagne qu’à la veille de la quitter.

C’est sans doute pour avoir été si souvent « frisée » que la cinquantaine est si souvent chauve.

Rien de plus incertain que ce que l’on appelle un certain âge.

L’heure du courrier à la campagne, heure désirée, redoutée… et le plus souvent indifférente, n’apportant aucune modification à la monotonie des jours.

Après un bon déjeuner, dans son bon fauteuil, commençant une bonne digestion, le gros X…, tristement célèbre par ses douteux coups de Bourse, lit un journal. Et, entre les deux bouffées d’un bon cigare :

— « Assassiner un homme pour dix-sept francs !… Faut-il être canaille ! »

Avez-vous remarqué comme, à la messe, dans le temple du Dieu de charité, on a de la peine à « donner » sa chaise ?

La cuisine est un des plus puissants véhicules de renommée. Que de gens ignoreraient Colbert sans les soles, Soubise sans le potage, Condé sans les poires et Chateaubriand… sans les pommes !

« Pour changer un peu… » L’éternelle phrase prononcée par tant de gens depuis que le monde est monde ! — Et l’on change toujours… Et cela ne change rien… ou peu de chose…

Un proverbe dit : « La nuit tous les chats sont gris. »

On peut ajouter : « Et presque toutes les pensées noires. »

Les coups d’épingle mènent souvent aux coups d’épée.

Nos aïeux disaient « escarpolette », qui est joli ; nous disons « balançoire », qui est laid. Cela suffit à différencier deux époques.

Si l’on songeait à tous les dangers qui nous guettent au dehors, on ne sortirait jamais de chez soi.

Distraction : substantif féminin à éviter au singulier, à rechercher au pluriel.

L’homme le plus heureux a toujours quelque chose à demander à Dieu, ne serait-ce que la continuation de son bonheur.

Tous les hommes sont plus ou moins déments ; ceux qu’on appelle sages sont ceux qui savent le mieux dissimuler leur démence.

J’admire les gens qui, à moins qu’ils n’en fassent leur carrière, peuvent se passionner pour la Politique. Cette dame m’apparaît comme une des plus odieuses pies-grièches qui soient.

Une vieille chanson dit, en sa naïveté simplette :

La santé, la gaieté
Changent l’hiver en été…

Combien se contenteraient d’un modeste petit automne !

Il semble qu’on n’ait jamais autant de choses à dire que quand on est affligé d’une extinction de voix.

On devrait créer des « Écoles d’ennui » pour apprendre aux enfants à savoir, quand ils seront hommes, s’ennuyer en société sans en avoir l’air.

On peut estimer celui qui vous contredit ; on n’aime que celui qui vous approuve.

Les enfants n’analysent pas, ils sentent ; et c’est pour cela qu’ils jugent mieux.

Même frelaté, l’encens… c’est toujours de l’encens.

Un petit ennui évité cause souvent plus de joie qu’un grand bonheur prévu.

Ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme, c’est de rester longtemps enfant.

Les repas, c’est les étapes de la journée.

En réalité — et il faut pourtant qu’il en soit ainsi ! — bien élever les enfants c’est, la plupart du temps, leur apprendre à bien mentir.

« Ce que ça me serait égal que tu crèves ! » Phrase peu élégante, réservée en général aux gens dont on ne peut se passer.

Que de fois, sous l’affection apparente témoignée à l’enfant, ne se cache-t-il pas un amour profond et inavoué pour la mère !

Les animaux amusent tant les enfants qu’on se demande parfois si ce n’est pas à leur intention que le bon Dieu les a créés.

La fortune sans la santé, c’est le soleil derrière un nuage.

Si l’on est toujours heureux de faire ce que l’on doit, on le serait souvent aussi de savoir ce que l’on doit faire.

Le facteur : un monsieur à képi qui, dans ses grosses mains indifférentes, tient parfois toute une destinée.

L’homme qui croit être certain de bien écrire le français devrait l’être plus encore de le connaître mal.

Quand vous êtes importuné par un peu de fumée dans votre appartement, pensez, pour vous consoler, à ce que serait un incendie.

Avoir une certaine fortune n’est pas toujours avoir une fortune certaine.

Si les insulteurs de Lettres pouvaient soupçonner combien leurs insultes font long feu — aussi bien auprès du public que de ceux qu’ils visent — ils ne se donneraient pas tant de peine pour allumer la mèche.

Les décorations ? Faveurs dues trop souvent à la faveur.

Sauf exception — et j’en connais au moins une — le gendre vis-à-vis d’un beau-père à héritage fait penser au monsieur qui, dans une salle de spectacle, occupe un strapontin médiocre et guigne la place de son voisin, assis dans un bon fauteuil d’orchestre.

Le premier geste d’une femme, quand on lui annonce une visite, est de s’assurer, par le témoignage d’une glace, qu’elle est bien coiffée.

Le gendre est un animal moustachu qui fond sur votre fille, l’emporte, et ne vous la rend jamais.

Si grand que puisse être un criminel, je ne me considérerai jamais comme autorisé à reprocher au chef de l’État d’user de son droit de grâce.

Rien de plus curieux à observer de sang-froid que les gens emportés par la passion. Leurs gestes, dès qu’ils cessent d’être beaux, deviennent tout de suite grotesques.

Il n’y a pas de bons gouvernements. Il y en a des pires.

On dit que la régularité dans les habitudes est le commencement de la sagesse ; c’est quelquefois aussi celui de l’ennui.

Avoir tout pour être heureux n’est nullement une raison pour qu’on le soit.

Lente dies, celeriter anni, disaient les Latins. Ce qui peut exactement se traduire par ce vers :

Lentement vont les jours et vite les années.

Mais ils ont oublié de parler des heures, terriblement longues aussi quelquefois.

On assure que la pêche au homard est fort amusante. J’en doute pour les homards.

L’homme est le plus intelligent des animaux… à ce qu’il dit.

On a beau « ne rien laisser au hasard », on peut être assuré que le hasard vous prendra toujours quelque chose.

Dire d’un homme qu’il est honorable est un compliment ; le dire d’un vin est presque un blâme.

Plus les gens ont de valeur, plus ils sont indulgents.

Dans une réunion mondaine, quel est l’obligé : celui qui est invité ou celui qui invite ? Ni l’un ni l’autre souvent, car ils s’ennuient également tous les deux.

Rien n’est triste comme les lendemains des trop grandes joies.

Nous aimons voir nos impressions personnelles précisées par autrui. Autrement lirait-on jamais, dans les journaux, le temps qu’il a fait la veille ?

L’enfant s’amuse moins des jouets qu’on lui donne que de ceux qu’il invente.

Heureux et enviable celui qui se sent en assez bon équilibre physique et moral pour se croire en droit de juger et de condamner son semblable !

L’illusion fait passer la vie comme la sauce fait passer le poisson.

« Il n’y a que les imbéciles qui s’ennuient », dit-on couramment. Quelle erreur ! S’ennuyer, c’est comprendre le néant de la vie, et les imbéciles n’ont point de ces compréhensions-là.

Les enfants mal élevés sont insupportables ; mais combien déplaisants parfois ceux qui le sont trop bien !

La clientèle des jardins publics : les enfants, les vieillards, les militaires, les nourrices… et les amoureux.

Soulager la misère est une joie, mais une joie amère, car elle nous force à la constater.

Kilomètre : mesure itinéraire de mille mètres au départ et de onze cents — et plus — à l’arrivée.

« Comme on fait son lit on se couche », dit un proverbe. L’ennuyeux, c’est qu’on ne fait pas souvent son lit soi-même.

Il en est d’une liberté trop grande comme d’un vêtement trop large : on s’y sent mal à l’aise.

Les lettres : des morceaux de papier plus ou moins blancs, sur lesquels on trace des caractères plus ou moins noirs, pour dire des choses plus ou moins vraies.

Aux heures de grande lassitude, je tâche de penser à saint Siméon Stylite, à ses vingt-six ans de « colonne »… et ça me défatigue tout de même un brin.

Oui, la joie populaire est brutale ; mais, en réalité, c’est la vraie joie.

Un poète qui s’y connaissait a dit spirituellement des livres :

« Les pauvres les achètent et les prêtent aux riches… qui les leur rendent… quelquefois. »

Heureux ceux qui aiment la musique, ne fût-ce que parce qu’ils n’en souffrent pas !

On dit : « Pour mieux supporter votre malheur, pensez à plus malheureux que vous. » Recette efficace peut-être, mais combien vile !

On dit souvent de l’ennui qu’il est mortel ; mais on en meurt rarement.

À matinée trop belle, après-midi de pluie ; à enfance trop heureuse, existence de chagrins.

Un vieux proverbe, suisse, je crois, dit :

« On ne sait jamais ce qui bout dans la marmite des autres. »

Vulgaire, mais combien juste !

L’homme ? Un réservoir à microbes que traverse parfois un rayon d’idéal.

On ne peut jamais être complètement heureux : il y a toujours le malheur des autres.

Le mérite d’une bonne action résulte moins de l’action elle-même que de l’effort qu’elle a coûté.

Plus la vie est légère aux gens frivoles, plus le malheur leur semble lourd.

L’absence du malheur, c’est presque du bonheur déjà.

L’animal le plus intelligent ? L’homme. Que non pas ! La marmotte. Elle dort pendant les plus vilains mois de l’année.

Nous vivons ici-bas dans une atmosphère de mystère et d’injustice. Quelle résistance — ou quelle insensibilité — nous faut-il pour n’y étouffer point ?

Le mariage est l’attelage à deux pour traîner la vie ; malheureusement, comme presque toujours pour les chevaux, il y en a un qui tire… et l’autre qui se fait tirer.

On peut diviser les maladies en deux classes : les grandes (celles dont nous souffrons) ; — les petites (celles dont souffrent les autres).

Réflexion d’une nounou devant la mer écumeuse :

— « On dirait du lait ! »

Il en est des bonheurs humains comme de la neige. Très joli quand ça tombe… Mais gare le dégel !

Le ciel, c’est la noblesse de la terre.

L’oubli, c’est du bonheur négatif, mais c’est du bonheur tout de même.

Il faut être bien… poète, pour prendre la nature comme confidente de nos douleurs ou de nos joies. Elle n’est que le cadre impassible où nous nous mouvons jusqu’à la mort.

L’optimisme n’est facile qu’aux gens heureux. Et c’est même une des raisons pour lesquelles il y a si peu d’optimistes.

Il y a des noms rebelles à la poésie, entre autres : Vercingétorix, tellement long et encombrant dans un vers. Je me souviens d’avoir lu, dans une tragédie en cinq actes ainsi intitulée et qui ne manquait pas de mérite, d’ailleurs, ce vers césuré de façon bizarre :

Il faut vaincre, Vercin-gétorix, ou mourir !

Dans cette même tragédie, l’auteur, pour secouer la tyrannie de cet interminable nom, avait trouvé commode, dans les scènes d’amour, d’en supprimer les trois premières syllabes, et la jeune fille, éprise du chef gaulois, s’écriait :

Ô mon Torix, je t’aime !

Les orages, la nuit, sont plus effrayants. Ils s’amplifient de toute l’horreur des ténèbres.

Aimez-vous les uns les autres, a dit le Christ. Mais il n’a pas interdit les préférences.

Le paysage le plus riant est attristé par la seule vue d’une habitation humaine. On y peut toujours supposer quelque douleur cachée.

« Chacun prend son plaisir où il le trouve », dit le proverbe. Et si on ne le trouve nulle part ?

Les plaisirs sont pour l’âme ce que les anesthésiques sont pour le cerveau. Ils agissent pendant quelque temps, mais deviennent impuissants bien vite.

Propos de grand-père :

« Les petits-enfants, c’est les dernières poupées. »

On a dit de Paris : « C’est le Paradis pour les femmes et l’Enfer pour les chevaux. » Depuis l’automobile, c’est l’Enfer pour tout le monde.

Autrefois, être Parisien était une qualité aux yeux des étrangers ; aujourd’hui, être étranger en est une aux yeux des Parisiens.

La parole, a-t-on dit, a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. Dès lors, ceux qui ne pensent à rien devraient bien commencer par se taire !

Faire plaisir… quel plaisir !

Parmi les animaux de la création, le poisson mérite une toute particulière estime. Il est propre, discret et sait se tenir à sa place.

Observez les femmes à la promenade. Quand elles vont passer devant des gens assis et prêts à les détailler, pas une qui ne rectifie la position, comme un troupier à la revue.

Mon opinion sur la peine de mort ? C’est que la vraie peine, souvent, c’est la vie !

On peut dire assez fréquemment d’un ouvrage : « C’est bien écrit ! » Mais plus rarement : « C’est bien pensé ! »

Le pittoresque, c’est l’originalité de la nature.

À l’entrée des monuments publics, au lieu de : « Essuyez vos chaussures, S. V. P. » qui serait poli, pourquoi le traditionnel : « Essuyez vos pieds, S. V. P. » qui est insultant ?

On a toujours envie de répondre : « Mais ils sont propres ! »

Le retour dans une grande ville par une brumeuse après-midi d’octobre, après trois mois d’air libre et de soleil, c’est de la mort qui tombe sur les épaules.

Le quart d’heure n’a jamais exactement quinze minutes. Il en a quatorze quand on s’amuse… et soixante quand on s’ennuie.

Le quinquet : invention de la fin du xviiie siècle ; invention modeste, mais qui eut la bonne grâce de mettre longtemps « en lumière » le nom de M. Quinquet, lequel l’imagina. Que d’inventeurs de plus haut vol n’eurent point pareille bonne fortune !

Le mot : « Absolu » me paraît sans emploi en ce monde où tout est incertain et relatif. Et les sciences exactes ? dira-t-on. Quelle plaisanterie ! J’ai entendu un mathématicien affirmer très sérieusement qu’il n’était pas prouvé que deux et deux fissent toujours quatre.

Les querelles de ménage n’ont de sérieuses conséquences que quand elles sont rares. La fréquence en atténue la gravité.

Il y a des substantifs qui appellent toujours les mêmes qualificatifs. On ne conçoit guère un orientaliste qui ne soit pas distingué, non plus qu’une agression qui ne soit ni brusque, ni violente, ni sauvage.

La Religion, c’est le devoir sanctifié.

Toute récompense entrevue avant l’action en diminue le mérite.

La multiplicité des remèdes qui guérissent du rhume de cerveau prouve bien qu’il est inguérissable.

Les regrets, ce sont des souvenirs en deuil.

La vie sans l’idéal fait songer à quelque effroyable squelette toujours prêt à nous étrangler.

La résignation, c’est la patience christianisée.

Oui ! oui ! Vivre de souvenirs. Très joli… pour ceux qui sont encore à l’âge des réalités !

Après un décès, on dit fréquemment : « Ce sont ceux qui restent qui sont le plus à plaindre ! … » Tout de même, si l’on donnait le choix…

Le lendemain du jour où l’on trouva le pauvre Gérard de Nerval pendu à une lanterne rue de la Vieille-Estrapade, quelqu’un dit :

— « Son corps le gênait ; il l’a accroché quelque part ! »

Si tous ceux que leur corps gêne en faisaient autant, il n’y aurait pas une lanterne disponible.

Le réveil : première et désagréable action de la journée.

Dans les rêves, le passé tient une très grande place. Il faut la lumière du jour pour nous rendre au présent, qui devient aussitôt le passé…

Si, la nuit, vous voulez écouter l’heure, remarquez que c’est presque toujours une demie qui sonne.

Je comprends jusqu’à un certain point les haines de races, mais les haines de religion, jamais.

Les optimistes crient : « Tout est bien ! » Les pessimistes : « Tout est mal ! » Les sages : « Rien n’est tout à fait bien ni tout à fait mal. »

Un mauvais sommeil est un chien hargneux qui harcèle pendant toute l’existence.

Depuis la petite gêne causée par une chaussure trop étroite jusqu’aux douleurs les plus aiguës, notre pauvre machine humaine connaît toutes les gammes de la souffrance.

Les désespérés en veulent au soleil de se lever tous les jours.

Les ciels trop éclatants sont pénibles aux yeux délicats et aux âmes attristées.

Bien dormir est une grande jouissance physique ; mais la nature malicieuse veut que ce soit la seule peut-être dont nous ne puissions avoir conscience.

Le sommeil est à la fois consolant et terrible : s’il éloigne de la vie, il rapproche de la mort.

Pour trouver un homme à peu près sage, partons de ce principe que tous les hommes sont à peu près fous.

Pour un écrivain, et en général pour tout artiste, la fortune venue des parents est ou un puissant levier ou un terrible poids lourd.

Je n’ai jamais compris la distinction établie, en art, entre les amateurs et… les autres. Il y a les gens qui ont du talent et ceux qui n’en ont point, voilà tout.

On dit des choses qu’elles sont sales. En réalité elles sont salies par les hommes. C’est nous, les sales !

Dans une crise d’ennui :

« … Et les savants affirment que les jours n’ont pas plus de vingt-quatre heures ! »

Nous attribuons aux variations de la température bien des malaises physiques, qui ne viennent que de nous-mêmes. Si la métaphore n’était trop hardie, on pourrait dire du temps « qu’il a bon dos ».

La tolérance est la première marche qui mène à la liberté.

Le temps n’est jamais ni tout à fait aussi beau, ni tout à fait aussi laid qu’il nous semble l’être à travers les croisées.

Le bruit du tonnerre a quelque chose de terrifiant et d’enfantin à la fois. Il fait penser à un bon Dieu pas bien méchant qui se rappelle un peu rudement à nous, pour que nous devenions plus sages.

Le travail, sous quelque forme que ce soit, est le grand consolateur. Ceux qui ne peuvent plus travailler sont les vrais inconsolables…

On dit : « Tout s’arrange. » Mais, pour que tout s’arrange, il faut que tout se soit dérangé auparavant. On devrait donc dire : « Tout se dérange et s’arrange… quelquefois. »

Le travail aisé est plein de charme au moment même ; mais le travail pénible laisse, à sa suite, la fierté de l’effort accompli.

Rien d’agaçant comme les trompes de mail-coach qui, jetant leur gaieté brusque et falote dans le silence d’une rue, troublent un rêve ou font sentir plus cruellement à un malade la souffrance de se sentir hors de la vie.

En réalité, on ne peut dire du temps qu’il passe vite — que quand il est déjà passé.

Pendant une nuit d’insomnie :

« Heureux ceux qui ont un bon sommeil ! Ils vivent un tiers en moins. »

Aux triomphants, je donne mon admiration, mais non ma tendresse. Le succès leur suffit.

Il en est du travail comme des ascensions en montagne. On peine pendant la première heure ; on se sent plus en train pendant la seconde ; et, souvent, on arrive au sommet moins fatigué qu’en partant.

Les tracas assaisonnent désagréablement la vie comme le poivre les aliments.

On dit : « Un vent échevelé. » C’est échevelant ou, mieux encore, déchevelant qu’il convient de dire.

L’homme passe sa vieillesse à regretter ce dont il s’est plaint pendant toute son existence.

Le voyage, c’est très souvent un peu de souvenirs achetés par beaucoup d’ennuis.

Dieu est comme le vent qui passe : on le sent partout et on ne le voit nulle part.

Le seul avantage de la vieillesse, m’a dit un pessimiste, c’est qu’elle rapproche de la mort.

On met souvent dix minutes à raconter un voyage de deux mois.

À mesure que viennent les années, le « trop vu » ennuie ; le « pas encore vu » n’attire guère. Et c’est pour cela — ainsi que pour bien d’autres raisons — qu’il est si désagréable de vieillir.

Le séjour des villes est mauvais pour les jeunes gens et pour les vieillards. Aux premiers, il offre trop de tentations ; aux seconds, il cause trop de regrets.

En revenant dans une grande ville, on est toujours frappé de la physionomie souffreteuse et inquiète des gens. Ils ont presque tous l’air de malades ou de déments.

Faire « ce qu’on veut » n’est pas faire « ce qu’on voudrait ». Ce qu’on veut est limité ; ce qu’on voudrait est infini. Le premier se réalise… quelquefois ; le second, jamais.

Il n’y a que les jeunes gens pour parler des joies de la vieillesse.

Quand nous retrouvons un paysage après plusieurs années, il ne nous semble jamais exactement tel que nous l’avons laissé. Il n’a pas changé, cependant. Mais notre âme a vieilli, et c’est à travers notre âme que nous le voyons.

Les enfants nous tourmentent avec leurs interminables « Pourquoi ? » auxquels nous ne savons que répondre. Ne nous posons-nous pas à nous-mêmes, tout le long de notre vie morale, d’aussi nombreux « Pourquoi ? » auxquels nous ne pouvons répondre davantage ?

Il suffit de nous promener un quart d’heure dans les rues pour être reconnaissant à la Providence de nous avoir épargné tant de douleurs frôlées !


EN MARGE DE LA VIE


Le plus grand bienfait de l’amour est de faire oublier la vie.

L’âge modifie sensiblement les habitudes ; il change peu les caractères.

Quand on jette un coup d’œil en arrière, la vie apparaît toujours ou trop longue ou trop courte, jamais de sa durée exacte.

À partir d’une certaine époque de la vie, le bonheur n’est que relatif. Il est fait des malheurs évités, des ennuis écartés et — pour les mauvaises natures — des tracas et des infortunes d’autrui.

Dès notre réveil, la vie implacable nous jette sur le dos, avec un ricanement sinistre, la quotidienne besace lourde de soucis et de chagrins qu’il nous faudra porter tout le jour…

Aux malades de l’esprit, les médecins disent : « Tâchez de vous intéresser à tout ! » ; et, d’autre part : « Tâchez de ne vous tourmenter de rien ! »

Tel que l’âne de Buridan, le patient ne sait où donner de la tête, hésite… et crève comme lui !

Le corps humain est si débile, les dangers qui l’entourent sont si multiples que le plus grand étonnement de la vie… c’est encore de vivre !

Ce qu’il y a de délicieux dans l’enfance, c’est le manque absolu de critique.

À partir de la soixantaine on vit sur la corde raide.

Si l’on n’était distrait par la vie, on penserait sans cesse à la mort.

Une existence longue et tourmentée devrait donner droit à une mort rapide et douce. Mais quels droits avons-nous donc ici-bas, pauvres vermisseaux que nous sommes ? Tout juste celui de vivre, car nous n’avons même pas celui de mourir.

Les petits enfants, les voyages : joies en réserve pour le déclin de la vie.

Plus nous avançons dans la vie, plus elle s’éloigne de nous.

La vie ne nous paraît vraiment facile que quand il s’agit de celle des autres.

La vieillesse est un renoncement de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Il semble qu’on ne s’y fera jamais… On s’y fait cependant. Mais non sans regrets ni révoltes vaines.

Un sentiment fréquent chez le vieillard est de se figurer qu’il fait toutes choses pour la dernière fois.

Rien à faire, trop à faire : les deux extrêmes. Tâchons de trouver le juste milieu. Mais combien difficile !

La vie m’apparaît souvent sous la forme d’une mégère géante et implacable qui, toujours aux trousses des pauvres hommes, les fait marcher à coups de pied dans les reins. On demande un peu de bonheur ?… coup de pied. Un peu de santé ?… coup de pied. Un peu de repos ?… coup de pied. Et, tout le long de l’existence, les coups de pied se succèdent, de plus en plus fréquents, de plus en plus terribles, jusqu’au coup de pied final, lequel, d’un bond, nous envoie au Ciel ou au diable !

Dans la jeunesse, les heures volent ; dans l’âge mûr, elles marchent ; dans la vieillesse, elles rampent.

On se demande souvent pourquoi les petits enfants mettent tant de hâte à faire les choses, quand ils ont toute la vie devant eux.

L’illogisme est le fond de la vie.

Une vie sans idéal me fait penser à un visage où manqueraient les yeux.

Si l’on ne disait que des choses indispensables, on se tairait pendant presque toute son existence.

Le soleil et le silence : deux jouissances physiques qui durent jusqu’à la fin de la vie.

Si compatissants qu’ils soient, les jeunes gens ne peuvent comprendre ce qu’il faut de volonté, quand on est vieux et malade, pour traîner sa vie.

L’injustice saisit l’homme au berceau pour ne le lâcher qu’au bord de la tombe.

La lutte pour la vie ? N’est-ce pas plutôt la lutte contre la vie qu’il convient de dire ?

Sous l’influence des années, les liens qui nous attachent à la vie se distendent de plus en plus. C’est sans doute pour que la rupture soit moins difficile, quand viendra le moment de rompre.

Quand on vieillit, il faut se consoler de ne pouvoir plus prendre les plaisirs d’autrefois en songeant au peu de joie qu’ils laissaient après qu’on les avait pris. En un mot, il ne faut se souvenir que des lendemains.

Une des grandes tristesses de la vie est que les êtres que l’on aime le plus, les êtres que l’on connaît le mieux, qui vivent avec nous, qui pensent, qui sentent comme nous, qui sont d’autres nous-mêmes enfin, soient toujours et malgré tout si loin de nous.

Bien des gens ne vivent que par crainte de la mort.

Légères aux jeunes et aux vaillants, les heures matinales sont les plus lourdes aux vieillards et aux découragés. La perspective de toute une journée de plus à vivre les attriste et les épouvante.

Heureux ceux qui meurent d’un coup, dans une bataille, en criant : « Victoire ! »

Les événements modifient la vie ; mais la changent rarement. La mort seule bouleverse… ou arrange tout.

Les premiers bruits entendus le matin sont les coups de clairon de la vie qui recommence et sonne le réveil.

On dit que vieillir est le meilleur moyen de vivre longtemps. Bon nombre de vieillards souhaiteraient que ce fût celui de mourir vite.

Plus on avance dans la vie, plus la meule quotidienne est lourde à tourner et plus sont faibles les bras qui la tournent. De cette disproportion, que chaque heure accentue, résulte l’inéluctable et toujours plus pénible tourment de la vieillesse.

Pour tous et à tout moment, il y a du malheur dans l’air.

Une mort chrétienne et douce doit inspirer l’envie et non l’effroi.

Quelle sérénité au déclin de la vie, si la mémoire séparant, comme un crible, le bon grain de l’ivraie, ne retenait que les souvenirs heureux !

On n’a pas toujours la mort que l’on mérite ; mais tout s’arrange après.

Il y a toujours quelque chose de respectable et de touchant à entendre un homme âgé parler de sa mère disparue.

Aux yeux des pessimistes, — qui n’ont d’ailleurs peut-être pas tort en cela — la naissance est le premier et le plus grand malheur qui puisse arriver à l’homme, car il entraîne tous les autres.

Dans la naissance, sitôt la mère délivrée, l’enfant devient captif de la vie.

Réflexion « d’un que la vie embête », mais qui a conservé un bon sommeil :

« Heureusement, il y a les nuits ! »

La vie peut rendre pessimiste ou philosophe ; optimiste, jamais.

L’organisme humain est à la fois d’une fragilité extrême et d’une résistance inouïe. Il fait penser à certaines flammes qu’un souffle suffit à éteindre, tandis que d’autres résistent aux plus terribles ouragans.

C’est bien souvent ceux dont nous nous croyons le plus oubliés qui pensent le plus à nous.

À un certain âge, savoir s’occuper c’est presque savoir être heureux.

Dans la jeunesse, les distractions servent à oublier la vie ; dans la vieillesse, elles aident à oublier la mort.

Un des seuls bénéfices de l’âge est de remettre les choses à leur plan, et de nous empêcher de prendre pour essentielles celles qui ne sont qu’accessoires.

Chaque âge a ses plaisirs. Oui ! mais c’en est toujours d’autres qu’il rêve.

Pour le vieillard, il est aussi insensé de faire des projets qu’il est inquiétant de n’en point faire.

Tout est provisoire sur la terre, — même la terre, qui n’est pas éternelle.

« De l’argent ! » crient les pauvres. « De la santé ! » gémissent les malades. « De la gloire ! » hurlent les ambitieux. « Du repos ! » soupirent les vieillards… Et, de tous les coins de l’univers, sous des formes diverses, c’est toujours l’éternelle plainte qui monte vers le ciel !

En pensant à la mort, ne disons pas avec désinvolture : « Il faut bien partir ! » Disons, avec recueillement : « Il faut partir bien ! »

Et c’est un départ qui n’est pas toujours commode !

On dit qu’une vieillesse trop heureuse est une mauvaise préparation à la mort. N’empêche que c’est toujours cela de pris sur la vie !

« L’heureux âge ! » dit-on à propos des petits enfants. Quelle erreur ! On n’est heureux que par comparaison, et leur trop court passé ne leur en fournit aucune.

Un moment à passer : quelquefois cinq minutes, quelquefois toute la vie.

S’il pensait trop souvent qu’il suffit d’une goutte de sang qui se déplace dans le cerveau pour nous jeter à la folie, au crime ou à la mort, l’homme vivrait dans un tel effroi que toute action lui semblerait impossible.

Innombrables ceux qui continuent de vivre par religion ou par devoir !

Beati quia quiescunt ! … Heureux parce qu’ils se reposent, dit-on des morts. Est-il bien certain, ce repos tant désiré ?

Il n’y a en réalité que deux choses à regretter de la vie : l’amour et la charité.

Rare et admirable l’homme qui ne se souvient pas d’avoir eu, dans sa vie, un seul moment où il ait eu à rougir de soi-même !

Quand, au déclin de l’existence, l’homme s’écrie : « Oh ! maintenant ! je ne demande plus que le repos ! » il croit formuler un vœu bien modeste ; et, en réalité, il souhaite l’impossible.

L’affection, le travail, le ciel, la mer : presque tout ce que je regretterai de la vie.

La vie est une si lourde charge que l’homme, dès son jeune âge, est reconnaissant envers ceux qui l’aident à l’alléger. Voyez les enfants : ils aiment surtout qui les amuse.

Dans la jeunesse, la santé semble un dû ; dans l’âge mûr, une faveur ; dans la vieillesse, une surprise.

Le soir est généralement l’heure calme de la journée ; il n’en est pas toujours ainsi du soir de la vie.

La solitude peut être salutaire ou néfaste ; elle n’est jamais indifférente.

En vieillissant, on se préoccupe moins de la mort que de la façon dont on mourra. En un mot, on se résigne à être mangé ; mais on voudrait bien savoir à quelle sauce.

Chaque jour, avant de s’endormir, l’homme doit remercier les dieux de l’avoir fait vivre un jour de plus… à moins qu’il ne les en maudisse.

La vie est un tunnel où l’on entre sans le vouloir et dont on ne sort pas à son gré. Mauvaises conditions pour beaucoup s’y plaire.

La vie du vieillard ressemble à une route bordée de tombeaux.

La vie est la plus tenace des habitudes.

Il n’y a pas de vieillards heureux ; il n’y a que des vieillards résignés.

La vieillesse est une zone neutre entre la vie et la mort.

Arrivé à la vieillesse, l’homme porte la vie et n’est plus porté par elle.

N’est-ce pas effrayant de songer que, pendant toute une existence, le cœur bat et le cerveau pense sans s’arrêter jamais ?

Vivre très vieux et être très longtemps malade sont deux grands malheurs. Dans le premier cas, on vous tolère ; dans le second, on vous oublie.

La vie est si lamentable, même pour les moins malheureux, qu’il m’a toujours semblé illogique de se réjouir de la naissance d’un être humain.

Aux yeux des jeunes gens, la vieillesse apparaît comme une forêt vue de loin, au soleil couchant. Ils la croient accueillante et paisible ; plus tard, quand ils y pénètrent, ils y trouvent une ombre glacée et des sifflements de serpents.

Vivre, c’est changer d’ennuis, quand ce n’est pas changer de douleurs.

Sans la maladie, la pauvreté et la mort, la vie serait si belle… que ce ne serait plus la vie !

La vieillesse serait délicieuse… si on était jeune !

En prenant des années, ne regardons ni derrière nous, ni autour de nous, mais en avant de nous, toujours !

Défions-nous des jugements trop brefs et des phrases trop longues.

Quand on a de la peine à allumer son feu, on se demande parfois comment il peut y avoir tant d’incendies.

Bien rares ceux qui voudraient recommencer leur vie ; plus rares encore ceux qui la voudraient finir.


DES PASSIONS HUMAINES


Aimer, admirer, travailler : les trois plus grandes joies.

La colère n’aime pas les miroirs. Ou elle les brise, ou elle s’y voit.

Les concessions sont la menue monnaie du dévouement.

Les joies passent sur notre âme comme des oiseaux ; les douleurs s’y incrustent comme des rochers.

Les vrais dévouements sont ceux que l’on sait devoir rester ignorés.

Traînant sur les sentiers douloureux de la vie
Le poids de ses chagrins — qu’il juge les plus lourds —
Un malheureux trouve toujours
Un plus malheureux qui l’envie !

La bonté qui prend sa source dans la faiblesse n’est pas la vraie bonté ; mais c’est la plus facile et, par suite, la plus répandue.

La femme qui aime très tendrement est au fond contente de voir son mari un peu souffrant — oh ! très peu ! C’est une occasion de lui montrer qu’elle lui est indispensable.

Il est souverainement injuste, au point de vue moral, de rendre les enfants responsables des fautes de leurs parents ; mais, au point de vue social, cette responsabilité retient bien des parents au bord de la faute.

Méprisons la gloire, c’est convenu. N’empêche qu’à en juger par la joie que cause le plus mince succès, la gloire est une « particulière » dont il doit être rudement agréable de faire la connaissance.

La jeunesse aime les miroirs ; la vieillesse aime les fauteuils.

Le libéralisme, c’est la justice en politique. Et c’est pour cela qu’il y a si peu de vrais libéraux.

La liberté doit s’arrêter là où commence la licence. D’accord ! Mais où la licence commence-t-elle ?

La liberté est une belle formule, mais n’est qu’une formule. Toute liberté se heurte à d’autres libertés aussi respectables qui lui barrent le chemin. Si bien que le plus certain, au milieu de toutes ces libertés contraires… c’est qu’on n’est jamais libre !

La mer, agitée à la surface, est calme dans ses profondeurs. Combien d’êtres humains, au contraire, troublés profondément, montrent un visage immobile et des yeux calmes !

Pour les âmes tendres, Dieu, au déclin de la vie, apparaît un peu comme la chère maman défunte, à qui l’on contait ses grandes peines et ses petits chagrins.

Les mauvais cœurs ne pardonnent qu’une chose à autrui : c’est d’être malheureux.

Nous ne compatissons vraiment qu’aux maux — physiques ou moraux — dont nous avons souffert.

C’est le médecin qui fait croire à la médecine comme l’être aimé fait croire à l’amour.

Le mépris est une forme très fréquente de l’envie.

On vit par plaisir, par devoir, par curiosité, par habitude,… parfois même par la seule volonté de ne pas mourir.

En bien comme en mal, l’amour est le grand modificateur de la vie.

On a souvent moins de mérite à faire le bien qu’à éviter le mal.

L’insensible nature se refait après l’orage. Après les grandes douleurs, certaines âmes restent à jamais meurtries.

Tout le plaisir des jours est dans leurs matinées ;
La nuit est déjà proche à qui passe midi.

Ces vers délicieusement naïfs du bon Malherbe ne sont vrais que pour la jeunesse. La nuit — qui verse l’oubli — n’est jamais assez proche pour les vieillards.

L’oubli… La mort… Deux grands oiseaux funèbres qui planent sur tout amour humain comme sur une proie assurée à l’un ou à l’autre, tôt ou tard.

Ne peut-on définir ainsi le rire : oubli de la vie — oubli brusque, passager, et à forme spasmodique ?

Certains optimistes béats se révoltent quand le malheur entre dans leur maison. Ils n’ont donc jamais regardé autour d’eux ?

L’amour du pays est si profondément implanté chez les gens simples, qu’ils admirent à peine les beautés d’un ciel qui n’est pas le ciel natal.

La santé, l’amour, l’argent, l’honneur : les quatre points cardinaux de la vie.

Il entre toujours un peu de vanité dans les affections humaines. Si nous aimons les petits enfants, c’est aussi parce que nous avons conscience de leur être indispensables et de leur apparaître comme de grands animaux très forts, qui pourraient les briser — et qui les protègent.

La pitié est souvent aveugle. Elle va d’élan au jeune homme plein de santé qui se casse la jambe et s’en remettra vite ; elle ignore le vieillard las de vivre et dont la mort ne veut pas.

Nos admirations vraies devraient s’amplifier de toutes les admirations fausses que nous prodiguons journellement.

Dans la nature, les orages d’automne ressemblent aux passions de l’arrière-saison dans l’âme humaine. Ce sont les dernières plaintes désespérées de l’été qui finit et de l’amour qui se meurt.

Les épreuves bien supportées sont autant de bons points pour le Ciel.

Le silence est parfois la plus grande preuve de l’amour.

L’espoir est le pain quotidien de l’âme.

Le rire est le propre de l’homme, a dit Rabelais. On peut ajouter que la larme est le propre de la femme : elle en a toujours une — ou deux — à son service.

Vivre sans aimer, c’est regarder sans voir.

Pour ceux qui s’aiment véritablement, la douleur du départ est plus vive que la joie du retour.

La bonté peut parfois rendre bête, mais ridicule, jamais.

On devrait créer des « Écoles de renonciation » où les hommes, dès la soixantaine, iraient chaque année faire une petite cure, de préférence au printemps. Il y aurait la classe des sexagénaires, celle des septuagénaires, celle des octogénaires et au delà. Cette dernière classe n’exigerait qu’un local restreint.

Aussitôt réalisé, le désir est déjà proche du regret.

Il est aussi déraisonnable de reprocher à quelqu’un d’être né dans telle ou telle religion que de lui en vouloir d’être brun ou blond.

La reconnaissance n’est vraiment complète que quand, au souvenir du service passé, ne se joint pas l’intérêt du service à venir.

La résignation des vieillards n’est qu’une longue habitude de la vie.

Liberté, Égalité, Fraternité : devise surhumaine, inventée par les hommes un jour… et oubliée le soir même.

La liberté sans la licence ; la religion sans le fanatisme ; l’esprit sans la méchanceté ; l’amour sans la trahison ou le dégoût, et tant d’autres choses sans tant d’autres choses… Quel rêve !

Avec le temps, les douleurs morales s’atténuent et les douleurs physiques s’oublient.

L’amour brûle, la tendresse réchauffe.

La satisfaction d’un désir réalisé s’augmente de tout le temps qu’a duré ce désir.

Triompher de petites difficultés prévues et voulues procure une série de petites joies. De là, sans doute, l’origine des jeux sportifs et autres.


DES QUALITÉS ET DES TRAVERS


L’admiration ne va jamais sans un peu d’envie.

L’âge pousse à la pitié plus qu’à la justice.

À partir de la quarantaine — souvent même plus tôt — les femmes disent un âge, et non leur âge. Bien des hommes aussi d’ailleurs…

La première chose à apprendre aux enfants, c’est la bonté. Malheureusement, c’est une qualité moins faite de raisonnement que de tempérament ou d’expérience.

Il faut une âme véritablement chrétienne pour se réjouir pleinement du succès « d’un qui travaille dans la même partie ».

Les vraies coquettes veulent plaire toujours et à tous, depuis le prince du sang jusqu’au chiffonnier. Les aveugles seuls ne comptent pas pour elles. Encore leur arrive-t-il de caresser le chien pour être appréciées par le propriétaire…

La Bonté ?… Mais c’est la fleur humble et frêle
Qui discrètement, dans son cœur fermé,
Semble conserver son parfum pour elle…
Et tout l’air qui passe en est embaumé !

Avoir du bon sens à nos yeux, c’est penser comme nous pensons nous-mêmes.

On n’est vraiment bon que quand on est trop bon et même un peu bête.

La bonté donne de telles joies que je soupçonne plus d’un méchant d’être bon… par égoïsme.

J’ai toujours détesté les gens dont l’impitoyable blague s’attaque à tout et à tous. Jeu facile, d’ailleurs. L’indulgence est plus malaisée.

La charité est comme le grain qui vole. Même dans un mauvais terrain, il germe toujours.

Plus il est obscur, plus le courage est grand.

La compassion ne dure qu’autant qu’elle s’est précisée. On parle pendant cinq minutes d’un désastre public dont on n’a pas été le témoin ; et on se lamente indéfiniment sur un pauvre petit chien dont on a vu écraser la pauvre petite patte.

La comparaison avec le malheur d’autrui peut apporter quelque soulagement à notre propre malheur ; mais ce soulagement est si égoïste qu’on rougit d’y avoir recours.

Heureux ceux qui ont l’esprit curieux même des choses infimes : ils ne connaissent jamais l’ennui.

Si l’homme a le droit d’être fier des conquêtes qu’il a faites, il a le devoir d’être humble devant celles qui lui restent à faire.

La compassion pour autrui est faite du souvenir de nos souffrances passées et de la crainte de nos souffrances à venir.

On voit le ciel à travers son âme ; aussi est-il des gens pour lesquels il n’est jamais complètement bleu.

On est charitable par snobisme, par besoin d’activité, par orgueil, par tradition, que sais-je ?… Quelquefois aussi par charité.

Le trop grand confortable est débilitant. Il est bon de souffrir un peu des petites choses ; cela habitue à supporter les grandes.

On se plaignait jadis des gens qui parlaient trop « cheval ». Que dire aujourd’hui de ceux qui parlent « auto » !

L’impartialité est parfois le plus difficile des courages.

Quand on aime les enfants et les animaux, on ne peut se défendre d’une défiance instinctive pour ceux qui ne les aiment pas.

Il est plus malaisé de se défaire d’un défaut ancien que d’acquérir une qualité nouvelle.

Ce qu’il y a d’admirable, de vraiment divin dans la bonté, c’est qu’elle est non pas à double tranchant, mais à double épanouissement, si l’on peut dire. En effet, elle cause autant de joie à celui qui donne qu’à celui qui reçoit.

Les hommes sont des enfants toute leur vie. Rien ne le prouve davantage que leur goût pour les décorations, les croix, toute la ferblanterie de la vanité.

L’ennui est une des plus grandes maladies de l’âme ; c’est aussi celle dont le traitement est parmi les plus difficiles.

Nous en voulons quelquefois aux gens d’être ennuyeux, jamais d’être ridicules. Nous leur savons même un certain gré de l’amusement involontaire qu’ils nous procurent.

Qu’un envieux entende parler du succès d’un ami, et il est aussitôt tenté de crier : « Au voleur ! »

L’égoïste est optimiste quand il s’agit des autres : c’est plus simple et plus commode.

Quand son intérêt est en jeu, un égoïste en arrive facilement à cette monstruosité d’en vouloir aux malades de ce qu’ils sont malades et aux bien portants de ce qu’ils se portent bien.

Il y a des gens très exactement inexacts. J’ai connu une personne qui était toujours, à une seconde près, de dix minutes en retard.

Si nous nous plaisons tant à constater les fautes d’autrui, c’est que nous croyons trouver dans cette constatation une excuse à nos propres fautes.

Chez certains, l’égalité d’humeur c’est l’égalité de mauvaise humeur.

Pour la coquetterie des femmes, le suffrage féminin compte double, et triple quand il s’y mêle — comme presque toujours — une bonne dose de jalousie.

Si les femmes n’ont pas la fidélité du chien, du moins en ont-elles le flair. Il ne leur faut pas longtemps pour reconnaître ceux qui les aiment.

La gourmandise, c’est la curiosité de l’estomac.

Que les gens toujours grincheux soient une minute aimables, on leur en sait un gré infini ; mais que les gens toujours aimables soient une minute grincheux, on ne le leur pardonne pas.

Heureux ceux qui conservent, jusqu’à la fin de leur existence, un goût vif et précis !

L’activité de l’homme peut se comparer au gaz dont le ballon est rempli. Trop dense, il le tend jusqu’à le faire éclater ; trop rare, il ne le gonfle qu’à peine et le rend impropre au moindre vol.

On traite volontiers d’imbéciles les gens dont on ne partage pas les goûts.

Par un inconscient égoïsme, l’homme a une tendance à généraliser ses impressions personnelles. Que de fois disons-nous : « On n’a pas chaud ! » ou bien : « La vie est ennuyeuse ! », quand il conviendrait de dire : « Je n’ai pas chaud ! » et : « Ma vie est ennuyeuse ! »

Les hommes sont mal venus à plaisanter les femmes de leur goût pour les bijoux quand ils en ont un non moins vif pour les décorations.

Nous rapportons tout à notre profession ou à nos goûts. En entrant dans une grande salle sans destination encore, un peintre s’écriera : « Quel atelier ! » Un escrimeur : « Quelle salle d’armes ! » Une jeune fille : « Quelle salle de bal ! » Un musicien : « Quelle salle de concert ! » Un savant : « Quelle bibliothèque ! » Un amateur de tableaux : « Quelle galerie ! » Un patineur : « Quel Skating ! »

De son premier vagissement à son dernier soupir l’homme désire ou se plaint. Preuve certaine qu’il ne peut être complètement heureux.

Les femmes s’habillent moins pour les hommes que contre les femmes.

Nous sommes tellement à habitudes qu’il nous arrive, inconsciemment, aux mêmes heures, en faisant le même geste, de penser aux mêmes choses ou de fredonner le même air. Que fait en ce moment notre faculté directrice, pondératrice, régulatrice,… notre pauvre âme, enfin ?

Les hommes regardent les femmes pour les voir ; les femmes regardent les hommes pour être vues.

Le beau mérite d’être honnête quand on est né dans une famille honorable et fortunée !

En ces temps pornographiques, on en arrive vraiment à se demander si l’hypocrisie n’est pas moins haïssable — et, en tout cas, moins dangereuse — que le vice effronté.

Dites à une mondaine qu’elle a peu d’esprit, peu de cœur, et même peu de beauté, elle ne vous en voudra guère, car elle ne vous croira pas. Mais ne vous avisez pas de lui dire qu’elle s’habille mal ! Elle ne vous croira pas davantage : mais elle vous en voudra toute sa vie.

L’égalité d’humeur est une qualité inestimable. Elle nous fait vivre en bon ménage avec les autres et avec nous-mêmes.

Le scrupule exagéré est une hypertrophie de la conscience.

Il est peu de choses auxquelles on ne puisse s’intéresser par la volonté ou par l’habitude.

On est parfois indulgent par faiblesse plus que par bonté.

L’ingratitude des enfants n’a d’égal que leur égoïsme. Pardonnons-leur en songeant que nous avons été enfants nous-mêmes !

L’homme a une telle soif de justice que, forcé par l’expérience de ne plus croire à celle des hommes, il se réfugie en celle de Dieu.

Ce que nous pardonnons le moins à nos contemporains, c’est de paraître plus jeunes que nous.

Nous en voulons volontiers aux gens des impolitesses que nous leur avons faites.

L’ingratitude ne doit pas plus décourager de croire à la bonté que l’obscurité ne doit empêcher de croire à la lumière.

La simplicité, cette qualité exquise, est peut-être la seule qui n’inspire jamais la jalousie. On peut en vouloir aux gens d’être beaux, d’être riches, d’être heureux : on ne leur en voudra jamais d’être simples.

Les gens précis ne vous croient malades que quand ils vous voient au lit, avec une « bonne » fièvre. Et cependant les plus grandes souffrances du corps passent inaperçues — comme les souffrances de l’âme.

Quelle singulière idée ont toujours eue les hommes de se réunir pour manger, c’est-à-dire pour faire ensemble, aux mêmes heures, un des gestes les plus inélégants qui soient et qui leur rappellent le plus leur animalité !

La mémoire a de telles anomalies que le fait le plus insignifiant y laisse parfois une trace profonde, alors que le fait le plus grave y marque à peine.

Dans certaines réunions mondaines, on ment comme on respire… et même plus facilement.

Si triste qu’il soit de le constater, il est certain que le mensonge est la base de la sociabilité.

Dans l’empêchement de la maladie, les natures frivoles souffrent de ne pouvoir goûter un plaisir ; les nobles natures de ne pouvoir accomplir un devoir.

On se plaint que la vie soit monotone, et, dès que cette monotonie est rompue, on se plaint encore davantage.

La morale chrétienne ressemble à la morale mondaine comme se ressemblent deux soldats portant un uniforme de coupe pareille, mais de couleur différente.

Beau mérite de faire ce que l’on fait facilement ! J’admire plus un cul-de-jatte qui traverse une rue à pied — (si tant est que cette expression puisse s’appliquer à un cul-de-jatte) — que le gymnaste qui saute sans effort d’un trapèze à l’autre.

J’ai rencontré hier, par extraordinaire, un homme qui ne se plaignait de rien. C’était, d’ailleurs, un muet.

Le bonheur semble naturel aux gens heureux comme la santé aux gens bien portants.

« On mange toujours trop ! » — Vérité incontestable, proclamée généralement à la fin d’un bon repas.

On donne aux enfants l’horreur du mensonge ; la vie leur en apprend la nécessité.

À peu près bien portant, parlez de vos maux à un vrai malade ; à peu près fortuné, parlez d’embarras d’argent à un pauvre, — l’un et l’autre croiront à une moquerie de votre part.

Les opinions moyennes aident à plaire dans le monde (avec un petit m) ; mais le Monde (avec un grand M) n’est mené que par les opinions extrêmes.

La médisance est une flèche dont la portée dépend de l’arc au moyen duquel elle a été lancée.

Il y a des gens dont le sourire a l’air d’une morsure.

La méthode, c’est l’ordre de l’esprit.

Il est aussi malséant de se moquer des croyants que de mépriser les athées.

Nemo contentus suâ sorte : personne n’est content de son sort. — Au collège, on ne voit dans cet axiome qu’un simple exemple de grammaire ; plus tard, on y découvre une éternelle vérité.

Si certains qu’ils soient de finir toujours par dire « oui », les enfants commencent presque toujours par dire « non ». Simple désir de croire, pendant quelques minutes, à leur indépendance.

L’opinion des autres est la seule morale de certaines gens.

Jusqu’à la fin de la vie, nous avons des jalousies de cabotins. Un grand-père en veut à celui qui amuse ses petits-enfants plus qu’il ne les amuse lui-même.

Le mépris pour les plaisirs est très souvent fait de l’impossibilité de les pouvoir goûter.

On n’a de mérite à être brave que si l’on est susceptible d’avoir peur.

Le pessimiste méprise l’optimiste ; mais il l’envie bien davantage.

On n’aime vraiment parler d’un pays que l’on connaît qu’avec des gens qui le connaissent aussi.

Il en est de la politique comme d’une chaussée boueuse : on ne peut guère la traverser sans y salir ses chaussures.

Rien que la façon d’ouvrir et de fermer une porte donne des indications sur un caractère.

Je connais une femme habilement pratique qui arrive à faire croire aux gens qu’elle fait tout pour eux, alors qu’en réalité elle fait tout pour elle, par eux ou à travers eux.

La propreté physique ne va pas toujours de pair avec la propreté morale. Il y a d’honnêtes gens terriblement sales et des canailles terriblement propres.

Une trop grande philosophie mène vite à une constante indifférence, cousine germaine d’un formidable égoïsme.

Pour certains hommes de lettres, la prose des autres est comme la fumée des autres pour certains fumeurs : ils la supportent, mais ils ne l’aiment pas.

L’homme a un tel amour de la propriété qu’il emploie le pronom possessif en des cas où il préférerait de beaucoup s’en pouvoir passer. Il dit : « Mes rhumatismes… Ma bronchite… Mon lumbago,… etc., etc. »

Oui ! oui ! les gens pratiques sont indispensables pour les sociétés ; mais combien insupportables souvent pour les individus !

Mieux vaut faire envie que pitié, dit-on. Il y a cependant des moments où l’on est bien honteux de faire envie !

Si, pendant vingt-quatre heures seulement, tout le monde disait ce qu’il pense, il n’y aurait plus de société possible le lendemain.

On s’attache moins aux gens par la similitude des qualités que par celle des défauts.

Qu’un général soit mis à la retraite ; qu’un industriel, au déclin de la vie, se retire des affaires ; rien ne semble plus légitime et plus normal. Mais qu’un écrivain cesse de produire — si célèbre soit-il — et le voilà aussitôt traité de gâteux.

Un des meilleurs moyens de réconforter un malade est de lui dire qu’on est mal portant soi-même. Il en éprouve généralement une petite satisfaction inavouée. Et cela donne une crâne idée de la fraternité humaine !

La résignation est admirable… tant qu’elle ne mène ni à l’indolence, ni à l’égoïsme.

La crainte du ridicule arrête souvent les plus nobles élans.

La première fois que nous parlons à quelqu’un, nous nous préoccupons bien moins de le connaître que de savoir quelles sont ses relations, afin de nous assurer si ce sont aussi les nôtres.

Le changement de religion n’est admissible qu’autant qu’il est inspiré par une conversion sincère. Dès que le moindre intérêt terrestre s’y mêle, il cesse d’être respectable.

Modifier par snobisme le nom honorable de ses parents, c’est presque les insulter.

Les gens à âme basse souffrent moins du malheur d’un indifférent que du bonheur d’un ami.

En général, nous savons peu de gré aux gens des sacrifices qu’ils nous font, mais nous leur en voulons beaucoup de ceux que nous sommes obligés de leur faire.

À notre époque, le savoir-faire mène plus loin que le savoir-vivre.

On ne s’intéresse vraiment à la santé des autres que quand on est souffrant soi-même.

Un petit sacrifice coûte presque plus qu’un grand dévouement.

On s’habitue très vite à la souffrance… des autres.

Quand on a de la fortune, il faut avoir deux fois plus de talent pour qu’on vous en reconnaisse un peu. Et cette injustice est, au fond, de la justice. Car il est peu équitable que, comme dit la chanson :

Y en a qu’aient tout,
D’aut’ qui n’aient rien !

Les gens actifs ne sont guère sensibles. Ils n’ont pas le temps.

Oh ! l’agaçante conversation des snobs ! On a envie de leur crier : « Assez ! assez ! » Mais ils vous traiteraient aussitôt de snobs à leur tour.

Nulle vertu n’est complète sans la simplicité. Elle les assaisonne toutes, comme le sel fait pour les aliments.

Quand on dit, de façon générale : « Les braves gens… » ou : « Les âmes délicates… », on pense toujours à soi en particulier.

On peut juger de l’égoïsme des gens rien qu’à la façon dont ils se servent à table.

Sur certaines natures indifférentes ou lâches, les insultes glissent comme l’eau sur les toits.

L’activité, la confiance : deux puissants toniques de l’âme.

L’usage du monde, c’est l’usure de soi.

La liberté est une utopie. Pris isolément, l’homme n’est jamais libre. Mille liens l’enchaînent ; mille obligations, mille défaillances le neutralisent. Pourquoi, dès lors, croire possible pour les masses ce qui ne l’est pas pour les individus ?

L’homme est si vaniteux que, sans en avoir conscience, il tire gloire d’événements dans lesquels il n’entre pour rien. À qui n’est-il pas arrivé, le matin, de s’écrier avec une petite pointe d’orgueil :

— « Ce qu’il a plu cette nuit ! »

Épousseter, c’est, dit-on, déplacer la poussière ; pour bien des gens, voyager c’est déplacer l’ennui.

On peut — s’inspirant d’une phrase célèbre — dire :

— « Entassez compliments sur compliments, louanges sur louanges : jamais vous n’arriverez à la hauteur de certaines vanités. »

La plus délicieuse femme est gâtée par une vilaine voix.

Il est très pénible d’avoir mal aux dents. Mais, comme c’est le sort commun, on s’y fait. Ce sont les souffrances que nous croyons d’exception qui sont les plus insupportables. On se répète : « Pourquoi moi et non le voisin ? » sans soupçonner un instant que le voisin en dit peut-être autant de son côté.

La persévérance, c’est de la volonté en bouteille.

Parler fort et « pour la galerie » sont des marques absolues de manque d’usage.

Ne peut-on modifier ainsi le dicton connu :

« Dis-moi qui tu vantes, je te dirai qui tu hais ? »


PETITS CONSEILS----------
----------QUE NUL NE SUIVRA


Si vous tenez à être aimé de vos amis et applaudi par le public, n’ayez garde de vous laisser oublier.

Pour avoir le droit d’exiger que les autres fassent leur devoir, commençons d’abord par faire le nôtre.

Le travail est un des plus énergiques désinfectants de l’âme.

Donnons de nous-mêmes le plus possible aux autres, afin qu’il nous en reste le moins possible à analyser.

Ne prenons pas trop souci des décisions humaines. Leurs effets ne sont que temporaires. Et Dieu est là-haut, — qui juge en dernier ressort.

Les enfants sont des singes. Tâchons de ne leur donner que du bon à imiter.

Pour reprocher aux autres de n’être jamais désintéressés, commençons par l’être toujours nous-mêmes.

Si le désir n’est pas mort en toi, tâche de désirer toujours quelque chose !

Le meilleur conseil pour la conduite de la vie ? — Avoir toujours quelque chose à faire et quelqu’un à aimer.

Le vrai moyen d’être heureux serait de ne rien regretter du passé, de ne rien demander au présent, de ne rien attendre de l’avenir… Malheureusement, c’est impossible.

Il est dangereux de compter sur le hasard ; c’est pourtant lui qui compte le plus.

Pour agrémenter la vie, tâchons de mettre un peu de gravité dans les choses frivoles et un peu de frivolité dans les choses graves.

Ne dites pas d’un jeu qu’il est stupide ; dites seulement qu’il ne vous amuse pas.

Défions-nous des jugements trop hâtifs. Avant de dire de quelqu’un : « Il aurait faire cela ! » assurons-nous d’abord qu’il aurait pu le faire.

Quand une journée nous semble interminable, songeons, pour nous donner courage, à tant de journées interminables qui se sont terminées.

Pour supporter les souffrances du jour même, pensons à celles de la veille, qui sont déjà loin.

Au fond rien n’a d’importance ; mais notre devoir et notre intérêt est d’en attacher à tout.

Quand nous nous plaignons de n’être pas assez libres (et qui l’est ici-bas ?), pensons aux condamnés à une détention perpétuelle et aussitôt un vent de liberté nous rafraîchira le front.

Quand il pleut au dehors, reste au dedans et tâche de vivre au mieux avec toi-même.

Ne dites pas : « J’aime la musique », mais : « J’aime telle ou telle musique ».

Défions-nous également des bavards et des silencieux : les uns nous forcent à ne rien dire, les autres à parler trop.

Aux heures de mélancolie et de désespérance, accrochez-vous au travail comme le passager à un cordage quand le bateau s’incline, tout près de sombrer.

Gardez-vous de citer un enfant comme modèle à un autre enfant : c’est le meilleur moyen de le lui faire détester.

Chaque matin, en aérant notre chambre, tâchons d’aérer aussi notre âme.

Dès le réveil, pour traverser la journée, jetons-nous dans la vie comme le nageur se jette à l’eau pour traverser un fleuve.

Occupez votre vie afin de l’oublier.

Même si vous n’avez rien à faire, persuadez-vous que vous êtes très occupé : vous finirez par le croire. Et vous en tirerez un bénéfice moral.

« À quoi bon ? » et « Remettons à demain ! » Deux petites phrases de trois mots chacune qui ont fait du tort à des milliers de gens.

Se lamenter sur le passé et se plaindre du temps qu’il fait sont paroles vaines : ce sont pourtant celles auxquelles nous nous attardons le plus volontiers.

La paresse est comme l’ombre fraîche, après une course au soleil. On s’y repose délicieusement… et l’on en meurt.

La plainte peut atténuer la douleur physique ; elle ne fait qu’augmenter la douleur morale.

Rien de plus fatigant que la paresse.

Parler peu et avoir l’air de s’intéresser à ce que disent les autres : deux moyens excellents pour réussir en société.

Tâchons de ne voir que le bon côté des choses. Quand il pleut à verse, répétons-nous :

« C’est fameux pour les petits pois ! »

Quand on s’aime, il ne faut jamais se quereller, même en plaisantant. Un mot échappe parfois, involontaire et exagérant la pensée, qui perce le cœur, tel qu’une flèche barbelée, et s’y incruste pour toute la vie.

« Rien ne vaut la peine de rien ! » — D’accord !… Mais… « faut pas l’dire » !

Respectons toutes les religions, et aimons la nôtre.

Un vieux magistrat me disait : « Répondez le moins possible aux attaques de la Presse. Si on vous a accusé d’avoir assassiné quelqu’un, à la suite de votre réponse, on ajoutera que vous l’avez coupé en morceaux. »

L’art n’existe qu’à condition d’être sincère. Si tu n’as rien à exprimer, tais-toi !

Ne dites jamais : « Je voudrais être un tel ! » Un tel, à la même heure, fait peut-être le même souhait à votre endroit.

Pour supporter la vie, tâchons d’avoir toujours quelque chose à faire et quelqu’un à aimer.

Étant lui-même capable de tout, en bien comme en mal, l’homme, logiquement, ne devrait jamais s’étonner de ce que peuvent faire les autres.

Pour n’être pas tout à fait malheureux, pénétrons-nous de cette vérité qu’on n’est pas né pour être heureux.

Homme ! si âgé que tu sois, fais des projets comme si tu avais toujours cent ans à vivre !

On a envie de crier à l’orgueilleux :

« Pense donc un peu à ce que tu seras huit jours seulement après ta mort, mon bonhomme ! »


PAGES D’ALBUM


— « Anarchiste !… Oui !… Je suis anarchiste !… Et tous les gens qui ne sont pas anarchistes sont des égoïstes, des jouisseurs !… »

Ainsi s’exprime, non sans violence, la jolie madame X…, étendue sur sa merveilleuse chaise longue Louis XV, avec cent mille francs de perles autour de son cou satiné…

Et un sceptique, doucement :

— Commencez par donner votre collier à la bonne cause, chère madame… Ensuite, on pourra discuter.

Aux bains de mer.

— Qu’ils sont laids tous ces corps humains !…

— Et si vous voyiez les âmes !

La boîte du facteur : réceptacle passager de beaucoup d’inquiétudes, de chagrins, de douleurs, de déceptions et de peu de joies !

La jeunesse ? Examens, pions, salles d’études…
L’âge mûr ? Efforts vains, soucis, inquiétudes…
La vieillesse ? Regrets, fuite prompte des jours…
Le Bon temps ? C’est celui que l’on attend toujours.

La Calomnie, de Botticelli, aux Uffizi, à Florence. — Peut-être le plus suggestif des tableaux religioso-philosophiques que je connaisse. Les victimes de la calomnie, de l’envie, de toutes les basses passions humaines, tendent vers le Christ des mains suppliantes ; et, dans un geste d’une grâce et d’une bonté infinies, Jésus leur ouvre les bras et semble leur dire :

— « Courage ! Je sais qui vous êtes… et ce que vous valez ! »

L’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, enfin tous les pays que j’ai visités jusqu’ici sont admirables, pleins de merveilles de la nature et de l’art. Et cependant, quand je me trouve sur la moindre plage normande ou bretonne, par une belle matinée, devant « la mer jolie », d’un bleu de lin, où glissent doucement des barques aux blanches ailes, je me sens ému comme un enfant et les larmes me viennent aux yeux. De l’atavisme ?… Peut-être !

En Provence, dans un coin perdu, au bureau de poste.

La jeune buraliste lit le télégramme que je viens d’écrire. Arrivée à la signature, elle s’arrête, lève le nez, me regarde, rougit, hésite. Puis, avec un « assent » carabiné :

— Dites, monsieur, dites…

— Mademoiselle ?…

— C’est vous le poète ?… (Elle prononce poâte.)

— Mon Dieu, oui…

— C’est que, voyez-vous, j’ai lu quelquefois des verses de vous sur le journal… Et je les ai trouvés bien « jôlis »… Vous ne m’en voulez pas de vous le dire ?

Et ce naïf compliment chatouille plus agréablement mon amour-propre que maintes félicitations de nos mondaines faites sincèrement, — oh ! très sincèrement ! — en regardant l’heure à la pendule ou la pointe d’un petit soulier verni.

Même par les temps les plus radieux, il y a certains coins de nature éternellement inquiets et tragiques qui ont toujours l’air d’être prêts à encadrer quelque drame. Tels les précipices des Alpes et certaines côtes bretonnes endeuillées par leurs rochers sombres et leurs barques aux voiles noires.

Comme tout le monde j’admire les châteaux de la Loire, mais d’une admiration raisonnée et sans chaleur. J’en crois deviner la raison. J’ai l’impression, en les voyant, de repasser mon histoire de France. Et j’ai honte de constater combien je l’ai oubliée…

Si le chien est l’ami de l’homme, l’homme n’est guère l’ami du chien. Pourquoi, en effet, se sert-il de son nom pour des comparaisons multiples et plutôt désobligeantes ? « Quel temps de chien ! Être avare comme un chien. Se regarder en chiens de faïence. Manquer de chien. Promettre un chien de sa chienne. Être bon pour jeter aux chiens, etc., etc. » Enfin jusqu’au juron : « Nom d’un chien ! ».

Qui sait si, dans leur langue, les chiens ne réciproquent pas et n’usent pas de vigoureux « nom d’un homme ! »

L’important n’est pas que l’on dise de nous, après notre mort, deux fois plus de bien que l’on en pense, mais qu’on en pense seulement le quart de ce que l’on en pourrait dire.

À la campagne on se rend visite en auto, non pas malgré la distance, mais à cause de la distance. La visite n’est qu’un simple prétexte à promenade. On va voir quelqu’un comme on va voir un paysage, un rocher. On préfère même souvent le rocher.

À Saint-Nazaire, sur le quai des Transatlantiques, un grand paquebot, l’Espagne, va partir pour le Mexique. Le soir tombe. Fraîcheur d’octobre. Foule sombre, silencieuse, misérable — du Tolstoï ou du Zola. Parmi ces gens, un jeune couple. Lui, large, râblé, solide, petite moustache, cou nu, casquette à visière presque sur la nuque. Vêtement bleu. Cigarette éteinte à la bouche. Un mécanicien du paquebot en partance, sans doute. Elle, mince, fine, très blonde. Quelque ouvrière. Un petit voile blanc encapuchonne la tête. Gros manteau de drap gris bien propre, tout neuf, mais mal fait, mal cousu — par elle probablement. Femme ou bonne amie ? En tout cas, aimant le gros gars tendrement, gentiment, et désolée de le voir partir. Ils se tiennent par le bras, de très près, sans se parler…

Pour annoncer le départ, le bateau, réglementairement, doit lancer trois coups de sifflet, distants les uns des autres. Voici le premier, strident, lugubre, énorme, déchirant l’air. Elle se serre encore plus fort contre lui. Bientôt après, le second. Elle tire de sa poche un petit foulard jaune à raies noires, vingt-cinq sous au bazar voisin. Elle le plie soigneusement sur son genou, le met autour du cou de l’homme, à même la peau brune, relève tout autour le col du veston. Lui se laisse faire, bonasse, muet toujours, sa cigarette pendant à la lèvre. Troisième coup de sifflet. Juste le temps de s’embarquer… Violemment, il rejette les épaules en arrière, empoigne la petite par la taille, lui colle un gros baiser sur le front, sur les yeux, dans les cheveux. Puis il la repousse d’un coup, enfonce sa casquette, et, très pâle, droit, les mains dans les poches, sans se retourner, s’éloigne à pas roulants, franchit la grande grille de la cour d’entrée, disparaît dans l’ombre déjà épaisse. Elle le suit du regard, sans un mot, sans un geste. Puis elle s’en va seule, la tête basse, menue, fluette, avec un petit frisson dans les épaules. La masse énorme du paquebot s’ébranle… Une larme me vient aux yeux.

Parmi les sports, l’escrime m’apparaît comme le plus noble. Elle met en jeu le physique et le moral, exige la souplesse de l’esprit autant que celle du corps. Elle est de tradition bien française. Et puis, elle a cela de joliment crâne et un brin « mousquetaire », qu’il suffit de démoucheter les épées pour que ce qui n’était qu’un jeu devienne une bataille, avec une goutte de sang clair brillant au soleil.

Dire que c’est réellement par humanité, pour remplacer les modes d’exécution moins expéditifs et, par suite, plus cruels, que le docteur Guillotin, membre de l’Assemblée Constituante, proposa l’adoption de sa machine employée depuis longtemps déjà, paraît-il, en Italie ! La guillotine humanitaire ! Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable…

Au théâtre des Variétés, voilà nombre d’années. On jouait la Petite Marquise. Dans le couloir, pendant l’entr’acte, un ménage de vieux petits bourgeois. Visiblement, ils se sont amusés. Le mari à la femme :

— Faut pourtant savoir de qui c’est !

Ils s’approchent de l’affiche, lisent péniblement : Meilhac et Halévy. Ils se regardent, comme des gens qui ne savent pas. Puis la femme, doucement, s’excusant presque :

— C’est égal… c’est pas mal tout de même !

Oh ! la gloire !

Noël a toujours inspiré les poètes et les inspirera toujours. De toutes les fêtes de la chrétienté, c’est, si j’ose ainsi dire, la plus « artiste ». Par une antithèse singulièrement heureuse, elle encadre, dans la mélancolie de la nature, la joie d’une naissance divine.

Noël est la fête des petits enfants. C’est pourquoi elle est tant aimée des hommes, qui sont des petits enfants tout le long de leur vie. Par exemple, au lieu de recevoir des cadeaux, c’est eux qui les donnent. Au fond, c’est à peu près la seule différence.

Noël me rappelle une de mes premières désillusions. J’avais cinq ou six ans. Je croyais dur comme fer que le petit Jésus apportait les cadeaux lui-même, par la cheminée. La veille du grand jour, je mets mes souliers en bonne place. On me couche. Ma mère entre tout doucement, regarde du côté de mon lit, me croit endormi, s’approche de mes souliers et, dessus, pose quelque chose de blanc. Ma surprise est si vive que je ne bouge pas, et je la laisse partir sans l’interroger. Elle sort de ma chambre… et je m’endors.

Le lendemain matin :

— C’est donc pas petit Jésus qui apporte lui-même les cadeaux, maman ?

— Si fait !

— Alors pourquoi que tu es venue m’apporter le mien dans ma chambre, hier au soir ?

— Moi ?

— Je t’ai vue !

— Dame ! tu comprends, le petit Jésus aurait trop à faire s’il portait lui-même ses joujoux à tous les petits enfants. Il les envoie aux parents…

— Par qui ?

— Par ses anges.

— Alors c’est un ange qui… ?

— Oui.

— Comment qu’il était habillé ? En facteur ?

— Il était blanc, avec de grandes ailes blanches…

— Comment qu’il avait donc fait pour ne pas les salir en entrant par la cheminée ?

— Les anges sont très adroits.

— Il savait mon nom ?

— Naturellement.

— Et notre adresse ?

— Aussi.

— Ah !…

Ce « ah ! » était l’expression sincère et un peu attristée de ma croyance envolée. Je me consolai vite, d’ailleurs, en jouant avec le joujou donné, sans en trop approfondir la provenance. C’était, je crois bien, un polichinelle.

En Bretagne. Admirable journée de septembre. Grande promenade en auto. Solitudes douces. Clairs horizons. Ciel délicat. Mer jolie. Communion tendre avec la nature. Le soir tombe. Retour dans la « station balnéaire ».

Dès les premières maisons, trois crieurs de journaux surgissent au pas de course, haletants, suants, dépenaillés. Voix violentes, essoufflées, enrouées. « Demandez l’incendie de la rue X… La catastrophe de… L’assassinat du… Derniers détails !… »

« Voilà les hommes ! » comme a dit Rostand dans Chantecler.

Dans le vaste hall, après un déjeuner intime, deux ménages amis causent doucement. Ce sont des ménages un peu vieillissants. Les hommes naviguent autour de la soixantaine ; les femmes font escale — pour quelques années — à quarante-neuf ans. On parle un peu du passé, beaucoup du présent, encore plus de l’avenir. On fait de beaux projets. On oublie les cheveux gris poussés aux tempes ; on oublie les fatigues, les défaillances, les luttes de la vie ; on oublie ce qu’on était tous les quatre, dans ce même hall, dans ces mêmes fauteuils, voilà vingt-cinq ans. On oublie tout…

Soudain, la causerie s’arrête. Un silence s’établit, se prolonge. Un souffle d’air, venant d’une porte entr’ouverte, traverse la pièce, agite les feuilles d’un palmier. Une tristesse tombe. Et l’un des causeurs, suivant d’un geste le souffle léger :

— « Notre jeunesse qui passe ! » fait-il.

Certains chefs-d’œuvre ont leurs imperfections qui blessent. À Milan, à la Brera, devant l’admirable tableau de Bellini, j’ai souffert avec le Christ, j’ai pleuré avec la Mère douloureuse ; mais j’ai dû, en la voilant de ma main, épargner à mon regard la partie droite du tableau où la tête insignifiante, banale et « jolie » de saint Jean-Baptiste met une tache incompréhensible.

On admire Hugo plus qu’on ne l’aime parce qu’il fut heureux ; on aime Musset autant qu’on l’admire parce qu’il a souffert. Concluons-en que, si notre orgueil est flatté par les triomphants, notre sensibilité est acquise aux malheureux.

Cette question est posée :

— « Qu’aimeriez-vous mieux avoir été ? Un grand bienfaiteur de l’humanité ou un grand poète ? Pasteur ou Victor Hugo, par exemple ? »

Les avis sont partagés. Et — chose étrange ! — tandis qu’un ingénieur et un médecin se prononcent pour Victor Hugo, un homme de lettres en tient pour Pasteur.

Et cela prouve, une fois de plus, le cruel illogisme des ambitions humaines.

Je me félicite de n’être jamais tombé au sort… comme juré. L’idée d’avoir à me prononcer sur la culpabilité de quelques-uns de mes semblables m’eût empêché de dormir pendant toute la durée des assises et la crainte de m’être trompé dans mon appréciation m’eût torturé longtemps encore après.

Kaléidoscope : instrument d’optique consistant en un cylindre dans lequel sont disposés un certain nombre de fragments de verres multicolores. Appliquez votre œil à ce cylindre, tournez-le, et vous apercevrez, avec les mêmes éléments, des images différentes et jolies. On demande des kaléidoscopes pour âmes, s. v. p !

Aux bains de mer, un dimanche, sortie de la messe. Soleil. Ciel bleu. Toilettes claires. Saluts. Papotages…

Combien de ces gens sont venus par désœuvrement ?… Combien par habitude ?… Combien par respect humain ?… Combien par coquetterie ?… Combien par curiosité ?… Et pour prier, réellement et uniquement, combien ?…

N’importe ! Ils viennent, une fois la semaine, « se voir chez le Bon Dieu ».

Et le bon Dieu — qui est excellent — leur en sait gré tout de même.

On parle toujours de la Bonne Nature. Oublie-t-on donc les cataclysmes de tous genres, les inondations, les tremblements de terre, les épidémies… et le reste ? La vérité est que la nature n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle est indifférente. À travers les siècles, elle accomplit aveuglément sa tâche bienfaisante ou néfaste.

Oh ! les premières lueurs de l’aube à travers les rideaux, après une nuit de souffrance, d’inquiétude et d’insomnie ! En quelle détresse morale ne se sent-on point ! Et quelle terreur, quelle lâcheté devant cette nouvelle journée à traîner encore ! Comment peut-on être assez solide de corps et d’âme pour ne pas sentir le besoin impérieux de prier, d’abriter sa faiblesse entre les bras d’un être supérieur et puissant ?… Les athées doivent souffrir double en ces minutes-là. Et mon étonnement est que leur orgueil n’y soit pas brisé ; qu’ils ne tombent pas à genoux, par soif de croire…

Chaque fois que l’on quitte Paris, en été, on s’écrie : « Décidément l’homme n’est pas fait pour vivre dans les villes ! »

Chaque fois que l’on y revient en automne, on proclame : « Décidément, l’homme n’est pas fait pour se passer de la société de ses semblables ! »

Conclusion : « L’homme ne sait ce qu’il veut ! »

Il n’y a en réalité qu’une sorte d’amour, l’Amour, — avec un A majuscule et sans qualificatif. Le « conjugal », le « maternel », le « paternel », le « filial », le « familial », etc., etc., ne sont que ses dérivés. Celui-là seul nous prend tout entiers, nous pénètre jusqu’aux moelles, nous hante, nous métamorphose ; seul, il est tout-puissant. Et la preuve, la triste preuve, c’est que, — tandis que les autres amours nous conduisent sagement dans les chemins de la vertu, — il nous pousse souvent, lui, dans ceux du vice, jusqu’au crime, jusqu’à l’infamie, jusqu’à la mort…

On éprouve toujours un peu d’émotion à quitter un endroit où l’on a vécu avec le minimum de chagrins et d’ennuis qu’apporte la vie. On craint, en déplaçant ce demi-bonheur, de le remuer, de le troubler — comme une bouteille de vieux vin.

Sur la plage.

Cette mer, si pure à sa surface, recouvre d’immondes putréfactions ; cette barque, si fine et si jolie avec ses blanches voiles, est montée par des pêcheurs sales, brutaux ou alcooliques ; cette femme, que j’admirais tout à l’heure en sa toilette élégante, passe maintenant devant moi, en costume de bain, et m’apparaît lamentablement mal faite… Ô Sincérité, où es-tu ?… Là-haut, dans le ciel, encore… Et on est en train d’en faire un champ de manœuvres pour aéroplanes !

Quand le malheur les touche, nous avons une tendance à marchander notre pitié aux forts et aux triomphants. Et cependant, tombés de plus haut, ils souffrent plus que les autres. Cette parcimonie de notre compassion en pareil cas vient d’un sentiment de basse jalousie rétrospective, d’abord ; puis d’un besoin d’égalité inhérent à l’âme humaine, et qui nous fait murmurer :

— « Ils ont eu de la chance. Ils la payent ! »

À la campagne, on fait souvent cent kilomètres en automobile pour voir, pendant une heure, des gens qui, à Paris, habitent à cinq minutes de distance et dont on se passe parfaitement. De telles visites ne sont flatteuses ni pour ceux qui les font, ni pour ceux qui les reçoivent. Elles prouvent que les premiers s’ennuient chez eux — et qu’on ne s’amuse guère chez les seconds.

Souvenir lointain, lointain. À la campagne, chez mes parents, vers 1866 ou 67. Je commençais à faire des vers… déjà mauvais. Un voisin, M. Rousset, vieil avocat très fin et très lettré, s’intéressait à mes élucubrations, me donnait des conseils. Il avait dû, — comme bien des hommes de robe, — commettre jadis quelque traduction d’Horace…

Donc, une après-midi d’été, je lisais dans le jardin. M. Rousset arrive, s’assied près de moi, me tend une coupure de journal :

— Lisez cela, mon enfant !

Je lis, et très ému :

— Comme c’est joli !

— Joli ?… Dites que c’est un petit chef-d’œuvre ! Le nom de celui qui a écrit ces vers est encore bien peu connu… Mais, quelque jour, ce sera celui d’un grand poète…

La pièce était intitulée : Le Vase brisé.

Dans une salle de théâtre, superficiellement élégante et gaie, que de vices cachés, de douleurs dissimulées, de hontes ignorées, de « dessous » inconnus ! On pense à quelque belle corbeille de fleurs sous laquelle, dans un fumier immonde, se traînent des vers gluants et d’inquiétantes limaces…

Ultra moderne et absolument exact, m’affirme-t-on.

Peu après la mort de son père, un jeune homme rencontre un ami de sa famille. Celui-ci, l’abordant :

— Ah ! quelle perte ! Un homme si bon, si aimable, si…

Et le jeune homme poli, mais net :

— Pardon !… C’est peut-être votre avis… Mais ce n’est pas le mien !

Par je ne sais quelle tendance bizarre, nous qualifions plus facilement de bons les gens gras que les gens maigres. Il y a pourtant des « gras » terriblement méchants.

Les pauvres apprécient les cadeaux utiles ; mais ils n’aiment vraiment que ceux qui ne leur servent à rien.

Ayant été bien sage, Bébé a déjeuné aujourd’hui à la grande table, avec grand-père et grand’mère, papa et maman. À la fin du repas, sa bonne l’emmène. Il va à la porte, sans souffler mot.

— Eh bien, Bébé ?… Tu t’en vas comme ça ? Sans dire adieu ?

Et Bébé, après avoir cherché un moment, gracieux, envoyant un baiser collectif :

— Au revoir, tous mes chers !

Autre mot de Bébé, très humainement égoïste, celui-là.

— Bébé, tu as mangé assez de gâteau… Veux-tu en donner ?

— Oui… J’veux bien donner… c’que j’laisse !

Un souvenir, vieux de quarante ans, d’une crânerie joliment française.

Le premier jour du bombardement du plateau d’Avron par les Allemands, pendant le siège de Paris, un obus Krupp — c’est alors que les terribles engins furent employés pour la première fois — tomba en plein dans le campement de ma compagnie (8e du 8e bataillon des mobiles de la Seine). À ce moment-là, avec deux ou trois camarades, je faisais les cent pas le long d’un mur, afin de nous réchauffer un peu, car l’ordre avait été donné d’éteindre tous les feux pour ne pas fournir de points de mire à l’ennemi, et il gelait ferme. À la seconde même où éclata l’obus, je me trouvais au bout de cette petite promenade. Nous nous retournons, nous apercevons en l’air des corps, des fragments de mur et de terre glacée. Nous nous précipitons au secours de ceux qui ont « écopé ». Quelques secondes après, un second obus arrive, à deux mètres à peine du trou fait par le premier. La pièce de siège qui, des hauteurs de Raincy, nous envoyait ces formidables pruneaux avait été certainement laissée dans la même position de tir. Un troisième obus allait arriver sans doute, et au même endroit… À cette perspective, notre petit groupe recule, épouvanté. Notez que nous étions de pauvres moblots de vingt ans, peu habitués, dans nos familles parisiennes, à de semblables… distractions. Un seul de nous — pourquoi ne pas le nommer ? il s’appelait Bardon — un seul ne veut pas quitter la place. Sans souci du péril imminent, il reste là, s’acharnant à retirer un blessé des décombres…

Le lendemain — deuxième jour du bombardement — le même Bardon était près de moi. Les obus continuaient à tomber comme grêle. Nous étions là inactifs, énervés, affolés, appelant de tous nos vœux la nuit encore lointaine qui amènerait la cessation de ce tir effroyable, à 1.800 mètres, avec des pièces portant à 5.000. Tout à coup, sur ma gauche, j’entends comme un bref claquement de fouet… Clac !… Bardon porte la main à sa figure. Un mince éclat d’obus lui a brisé cinq ou six dents de devant. Nous le menons à l’ambulance. On le panse… avec quelle peine ! Le sang coulait à flots, rendait l’opération très malaisée. On y arrive cependant. Hors de combat, il doit quitter le rang, aller à Paris, à l’hôpital. On réquisitionne un cacolet…

— Jamais de la vie ! fait Bardon. J’irai sur mes guibolles !

Il nous serre la main, part à grandes enjambées sur le plateau labouré d’obus, sans képi, la tête bandée, mais droit, ferme, fier, se retournant parfois, avec un air de défi, vers les batteries prussiennes…

Voilà, n’est-il pas vrai ? pour un apprenti-soldat, des preuves d’intrépidité rare et de baute valeur morale. Le brave Bardon a du reste été décoré de la médaille militaire, à notre grande joie…

Je ne sais où j’ai lu cette parabole si profondément réconfortante :

Un pauvre vieil homme — très vieux, très pauvre, très déguenillé — descend une côte. Pour toute nourriture, il n’a que des radis dans sa besace. Il les mange un par un, jetant les petites feuilles vertes. De temps à autre, une plainte s’échappe de ses lèvres :

— « Allah ! Allah !… Sois maudit !… Personne n’est aussi malheureux que moi sur la terre ! »

Voici que, par hasard, il se retourne et aperçoit derrière lui, à quelques pas, un autre vieil homme — plus vieux, plus pauvre et plus déguenillé encore — qui ramasse les feuilles jetées et les mange avec avidité.

Et aussitôt la plainte du malheureux se change en remerciement. Il tombe à genoux, et les bras au ciel :

« Allah ! Allah !… Sois béni !… Il y a plus malheureux que moi sur la terre ! »

Je viens de chez les « Untel » qui passent, à juste titre, pour très médisants. Les enseignes des anciennes auberges portaient ces mots : « Ici on loge à pied et à cheval. » Sur la porte des « Untel », on pourrait inscrire : « Ici on dit du mal de son prochain… »

À cette époque de l’année, les « Untel » habitent leur maison de campagne, près de Paris. C’est dans le jardin qu’ils reçoivent. Tous les jours, à cinq heures, on sert le thé… et les calomnies. On se tient au bout d’une pelouse, sous une charmille, non loin d’un petit bois où gazouillent les oiseaux. L’heure est douce. Il fait bon. De suaves brises d’été passent sur les rosiers et apportent des parfums sucrés. Cadre exquis pour la bienveillance… Que nenni ! Les langues se délient, vont, vont… On habille celui-ci, on déshabille celle-là… On accueille comme certains les plus invraisemblables racontars… Un nouveau visiteur arrive… Trêve de quelques minutes. On parle de choses vagues. On ne dit plus de mal de personne. Que voulez-vous ?… La conversation tombe, c’est forcé. Mais madame « Untel » veille. D’une voix pointue et indifférente, elle lance un nouveau potin méchant… Aussitôt toutes les têtes penchées se redressent, se tournent de son côté, attentives, intéressées, méchamment passionnées… Dame ! C’est encore un peu de chair fraîche à manger, n’est-ce pas ?


Aujourd’hui, j’en ai eu assez au bout de quelques minutes. J’ai pris mon chapeau et j’ai été dans le petit bois voisin entendre gazouiller les oiseaux. Peut-être — car on n’est sûr de rien ici-bas ! — ne disaient-ils pas trop de mal les uns des autres…

X. Y. Z. — Les trois « dernières » de l’alphabet. Vieilles dames de profil bizarre et d’origine étrangère. Souffrent dans leur amour-propre et dans leur chair d’être si rarement unies par le mariage aux autres consonnes et aux voyelles ; de ne figurer avec elles qu’en quelques vocables brefs et peu usités. Serrées côte à côte, revêches, hargneuses, elles marchent rageusement à l’arrière-garde du « Royal-Alphabet », formant un groupe à part, avalant à pleine bouche la poussière que soulève le pas allègre des autres Lettres, des bonnes grosses Lettres bien françaises, bonnes luronnes qui ne chôment guère, elles, ni de mariages… ni même d’unions libres.

Aussi écoutez-les, ces trois vieilles dames, jaboter entre elles à voix basse, clabauder, jacasser, déchiqueter leurs triomphantes rivales ! Autour de ce trio aigri et cancanier flotte toujours une sorte de susurrement aigu, de sifflement haineux, qui est fait des trois lettres répétées, répétées, répétées sans cesse, les lèvres serrées : X. Y. Z… X. Y. Z… X. Y. Z…


S’ILS N’ÉTAIENT PAS MORTS…


« S’ils n’étaient pas morts… » est un petit jeu très simple dérivé de celui dit « des petits papiers ». On choisit dans sa mémoire, ou tout simplement dans un dictionnaire, un nom de personnage célèbre… et défunt. Chaque personne écrit le nom sur une feuille de papier, et, au-dessous, la date de la naissance et celle de la mort. Pour se limiter, on décide qu’on admettra seulement les personnages qui, s’ils vivaient encore, auraient, à l’heure actuelle, moins de cent ans, mettons même cent dix ans. Sous le nom, chaque personne doit approximativement répondre par écrit, en quelques lignes aussi ingénieuses que possible, aux trois questions suivantes :

1o Quel âge aurait-il (ou aurait-elle) maintenant ?

2o Comment vous le (ou la) figurez-vous physiquement et moralement ?

3o Que peut-on vraisemblablement supposer qu’il (ou qu’elle) aurait fait ce soir ou aujourd’hui dans la journée ?

Je me permets de donner plus loin, comme exemples, quelques réponses récemment formulées.


ALFRED DE MUSSET

(1810-1857)



Il aurait cent un ans…

C’est un joli vieillard tout blanc, très soigné, conservant encore les restes de son élégante tournure, et n’ayant que très peu modifié sa tenue de dandy de 1830.

Moralement, il a dépouillé le jeune homme et même l’homme mûr. Le mot « caprice » est vide de sens pour lui. Il passe ses « nuits » dans son lit solitaire, où il dort bourgeoisement. Il ne pense pas trois fois l’an à George Sand, qu’il ne voit plus jamais et qu’il trouve maintenant bien vieille pour lui…

Ce soir, Musset a été au Théâtre-Français. Il n’y était pas « seul ». La salle était comble. On jouait, non pas « du Molière », mais une pièce de la nouvelle école, une pièce « express ». La représentation terminée, il est entré au Café de la Régence, a demandé de quoi écrire, et, n’ayant guère apprécié le spectacle, a commencé une seconde Soirée perdue, mais sans jeune fille « au cou blanc, délicat ». Il n’aurait pu la « suivre » jusque chez elle, d’ailleurs. Les jeunes filles ne reviennent guère à pied du théâtre, aujourd’hui…

Rentré peu après, à petits pas, dans son appartement de la rue du Mont-Thabor, auquel il est resté toujours fidèle, Musset, avant de se coucher, prend un verre de lait sucré bien chaud, comme il a coutume de le faire chaque soir, ayant, depuis belle lurette, renoncé à Satan, à l’alcool et à ses pompes.


GEORGE SAND

(1804-1876)



Elle aurait cent sept ans…

Dans son corps déformé, impotent, une seule chose persiste qui la rappelle encore : ses yeux, ses grands yeux à fleur de tête, ses yeux à la fois endormis et ardents. La coiffure est restée toujours la même ; mais les ondulations qui encadrent le visage bistré sont maintenant blanches comme du givre.

Le cœur est aussi chaud, aussi enthousiaste qu’autrefois, et la mémoire presque aussi fraîche. Elle n’écrit plus guère, ayant la vue très fatiguée, mais elle se fait faire la lecture. Sans vouloir être méchante — elle ne le fut jamais ! — elle prétend que dans nombre de romans contemporains elle trouve plus d’un passage qui lui fait penser à ses propres romans.

Elle habite Nohant toute l’année. Elle y conserve ses habitudes, veillant une grande partie de la nuit. Son écriture est encore belle, bien qu’un peu abîmée à cause de ses doigts épaissis par la goutte. Elle est plus silencieuse que jamais. Elle ne sort que pour faire quelques pas péniblement, au soleil. Dans le pays, on aime et on vénère la vieille dame de Nohant, qui semble une figure invraisemblable et mystérieuse venue de très loin, dans le passé…

Quant à Musset, elle n’y pense que quand on lui lit quelque passage sur Venise. Alors, elle ferme les yeux, et bas, très bas, elle murmure :


— Quel gamin !


GAMBETTA

(1838-1882)



Il aurait soixante-treize ans…

La barbe et les cheveux si noirs sont aujourd’hui tout blancs ; le ventre, toujours important, est maintenant considérable ; l’œil — (le singulier s’impose ici) — ne jette plus les mêmes flammes ; bref, le Léon — pardon ! le lion — est devenu vieux. Mais la voix a conservé sa puissance charmeresse… et son accent carabiné. Le geste est toujours ample, autoritaire, et, à l’occasion, le poing s’abattrait avec la même vigueur qu’autrefois sur la tribune, pour enfoncer les arguments dans la tête des auditeurs. Ainsi faisait jadis Maître Gambetta, à l’aurore de sa gloire, quand, lors du procès Baudin, il écrasait, en plaidant, sa toque d’avocat sur la barre du tribunal…

Mais de pareilles manifestations ne sont plus de mise aujourd’hui. Il sait que pour combattre les « ilotes ivres », mieux vaut douceur que violence. Les années ont fait du fougueux orateur un habile diplomate, et sa finesse génoise ne le dessert point. Chef écouté de l’opposition républicaine modérée, très modérée, si modérée qu’on la traite souvent de réactionnaire. Gambetta fait aujourd’hui de la politique en amateur philosophe plus qu’en lutteur passionné. Il est devenu une sorte de grand politique consultant. Si tout le monde ne l’aime pas, tout le monde le vénère. On n’a pas oublié qu’en 1870, il fut l’âme d’une résistance folle peut-être, mais combien glorieuse !

Ce soir, Déroulède l’a entraîné à dîner chez madame Adam avec laquelle il était en froid depuis quelque temps. Et, aujourd’hui, voilà ces trois amis — qui ont passé leur temps à se brouiller et à se réconcilier — bien d’accord pour… toute une soirée.


OFFENBACH

(1819-1880)



Il aurait quatre-vingt-douze ans…

Il a l’aspect d’un petit homme des Contes d’Hoffmann. Le nez crochu rejoint le menton de galoche ; les longs favoris, d’un blanc jaunâtre, tombent tristement sur la poitrine ; les cheveux rares, de même couleur, tombent sur le cou ; le pince-nez légendaire, seul, reste solidement en place, devant les yeux vifs et clignotants. Les mains maigres s’agitent nerveusement…

Depuis longtemps, Offenbach ne travaille plus. Paresse, dit-il. En réalité, il est jaloux de la gloire de Wagner. Il ne veut pas se rendre compte, que, dans son petit genre, il fut aussi grand que le dieu de Bayreuth. Pendant ses fréquentes insomnies, il pense au Paris des dernières années de l’Empire. C’était le moment de ses grands triomphes. Il voit passer devant lui, en un quadrille fou, les personnages de ses triomphantes opérettes. La grande-duchesse de Gérolstein fait vis-à-vis au berger Paris et la belle Hélène au brigand Falsacappa. Tout cela s’agite, tourne, se trémousse, saute, bondit, retombe, chante, rit, hurle — au rythme saccadé de sa musique…

Offenbach, maintenant, habite toute l’année Étretat. Son existence est régulière. Chaque matin il va faire son petit tour sur la plage, devant la mer calme ou furieuse ; il passe près du chalet de Faure, que Faure n’habite plus ; il rentre déjeuner, fait un petit somme, sort vers quatre heures, va manger un gâteau chez le pâtissier de la Grande-Rue, près de l’hôtel Blanquet. Quand il entre dans la boutique, chacun, en le voyant, se détourne et fait rapidement, avec les deux doigts, le signe conjurateur de la jettatura. Jusqu’à la fin de sa vie, cet homme inoffensif passe pour jeter le mauvais sort…

Rentré chez lui, Offenbach dîne et se couche de bonne heure. Mais le sommeil vient difficilement… Les lauriers de Claude Terrasse poussent chaque jour, plus drus et plus fermes, et, non moins que ceux de Wagner, ils empêchent le grand petit maître de s’endormir.


JULES VERNE

(1828-1905)



Il aurait quatre-vingt-trois ans…

C’est toujours le même bourgeois tranquille, à la figure sans personnalité marquée, qu’encadre une barbe très blanche.

Sa réputation est aujourd’hui mondiale. Aux yeux des hommes, il passe pour un précurseur, une sorte de Messie scientifique. Il est celui qui a prédit l’avenir. Il est peut-être le seul romancier qui, à travers une œuvre fantaisiste, ait dit : « Cela sera. » Longtemps, ses romans ont été considérés comme des contes à dormir debout, dont la Science était la fée. On a été même jusqu’à dire que la lecture en était mauvaise pour les petits, qu’elle faussait leur imagination. Mais le temps a marché, et vite. Les utopies devinrent des réalités. Les sous-marins et les aéroplanes sont sortis tout armés des livres de Jules Verne. On pourrait parcourir vingt mille lieues sous les mers ou dans les airs. Et, dernièrement, on a fait le tour du monde en moins de trente-neuf jours…

Oui, Jules Verne a cette rare bonne fortune d’assister, vivant, à la réalisation effective et pratique de ses rêveries. Il aurait le droit d’être grisé un peu par cette situation unique et de laisser monter à son cerveau quelques bouffées d’un légitime orgueil. Mais les hommes vraiment simples restent toujours simples. Pendant toute son existence, Jules Verne a méprisé les honneurs humains. Il est moins décoré qu’un préfet ou qu’un peintre. Il a refusé toutes les distinctions…

Il continue de vivre à Amiens, tranquille dans sa maison tranquille. Et cet homme qui a beaucoup voyagé effectivement lui-même quand il était jeune et tant fait voyager les autres en imagination pendant toute sa vie, cet homme bon, simple et probe finit son existence paisiblement, ne quittant plus guère son fauteuil… qui n’est même pas académique.


ALEXANDRE DUMAS FILS

(1824-1895)



Il aurait quatre-vingt-sept ans…

Le voici qui vient à vous avec son allure de mousquetaire, la taille toujours droite, l’œil plein de lumière, le pied cambré, la main tendue, très sensiblement le même que toujours. Il a toujours le mot rapide et amer. Il est toujours à la fois très sceptique et très bon. Il continue de bien aimer ceux qu’il aime et de bien détester ceux qu’il n’aime pas…

Considérant toujours le théâtre comme une tribune propre à développer ses idées, Dumas travaille encore, en homme à qui les idées ne manquent jamais. Voilà beau temps que la Route de Thèbes a été jouée, et ce fut un triomphe. D’autres pièces lui ont succédé et aussi un roman autobiographique, espèce de confession générale, intitulé : Ce que j’ai dit et ce que j’ai fait.

En ce moment, Dumas habite, comme chaque été, sa jolie maison de Marly. Ce matin même, fidèle à ses habitudes de lève-tôt, il était dès cinq heures dans son cabinet de travail. De frais parfums de roses et des gazouillis d’oiseaux entraient par la fenêtre ouverte… Et, sur le coup de huit heures, le maître écrivait le mot « fin » au bas du manuscrit d’une pièce sur le féminisme, intitulée la Petite fille de Claude, qu’il doit porter prochainement à M. Jules Claretie, administrateur général de la Comédie-Française.


LE PRINCE IMPÉRIAL

(1856-1879)



Il aurait cinquante-cinq ans…

Le joli enfant d’autrefois est devenu un bel homme, puis un homme « encore très bien ». Toujours séparés par la raie de côté, ses cheveux frisés grisonnent seulement aux tempes. La moustache est toujours fine. Les yeux bleus si doux — les yeux de l’Impératrice — s’allongent en amandes sous des sourcils en accent circonflexe. Au milieu du front, une ride perpendiculaire et profonde dit seule les angoisses d’une âme qui a souffert. Les oreilles sont toujours épaisses et trop écartées du crâne, seule imperfection de cette charmante tête…

Depuis l’Année terrible, le prince a beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé. Écolier assez indiscipliné jadis, sous le préceptorat d’Augustin Filon, il est devenu, aussitôt après la mort de son père, le digne héritier des Napoléon ? Son goût est très vif pour l’histoire militaire. Il sait à fond toutes les campagnes des grands capitaines anciens et modernes. Il est excellent cavalier et grand fusil. En Écosse, dans les battues de grouses, il a fait, sur ces oiseaux si difficiles, d’invraisemblables doublés. Les Anglais le tiennent en grande estime sportive. Il a beaucoup voyagé. Il a été cinq fois aux Indes. Il a fait deux fois le tour du monde. Au cours de leurs déplacements réciproques, il s’est rencontré à différentes reprises avec le duc d’Orléans, son camarade d’exil. On a causé de bonne amitié, mais « chasse » exclusivement. À Londres — où il a sa résidence habituelle et d’où il va souvent voir l’Impératrice — il est très apprécié, très aimé. L’âme britannique, si dure pour Napoléon le Grand, est acquise à celui que beaucoup continuent encore d’appeler le Petit Prince…

Mais le fils de Napoléon III est mélancolique. Il compare sa destinée à celle de son cousin le duc de Reichstadt. Les analogies, en effet, sont frappantes. Tous deux ont quitté la France, très jeunes encore, à la suite d’une mission étrangère. Au moins le duc de Reichstadt, lui, a-t-il eu la consolation de mourir jeune…

Ce soir, le Prince est particulièrement triste. Pour tuer le temps, il est allé passer la soirée à Greenwich, avec quelques amis. On a dîné en plein air. Et, en fumant un cigare, le « Petit Prince » quinquagénaire regarde les étoiles et regrette de ne pas être mort, jadis, au Zoulouland…


Pour l’arracher à sa tristesse, les amis du Prince le conjurent d’oublier le passé douloureux, le présent incertain ; de ne songer qu’à l’avenir. Jamais, affirment-ils les chances de remonter sur le trône n’ont été aussi grandes. La France ne veut plus d’un « essai loyal » vieux de plus de quarante ans. Elle est prête à acclamer Napoléon IV

Le Petit Prince hoche la tête. Il sait encore ce sonnet d’Oronte et se sent las d’« espérer toujours ».


FRANCISQUE SARCEY

(1827-1899)



Il aurait quatre-vingt-quatre ans…

L’Oncle est devenu le grand-oncle, et aussi, et surtout le grand-père, car, à tous ses neveux de jadis, il préfère ses petits-enfants d’aujourd’hui. Il les doit à l’heureuse union de sa fille avec un homme de lettres, qui est aussi un brave homme de lettres. En voyant ses petits enfants autour de lui, Sarcey se souvient du vers de l’Aventurière qu’Émile Augier met dans la bouche de don Fabrice, promettant à son père :

Pour lui tirer la barb… des petits-fils ingambes,
Pour lui tirer la barbe et lui grimper aux jambes.

Elle est de neige aujourd’hui, cette barbe ; mais l’homme est resté vert et solide. Le végétarisme rigoureux auquel il se soumet depuis bien des années a assuré à ce vieux normalien une vieillesse anormale. Vigueur de corps et vigueur d’esprit, il a tout conservé à un âge où ceux qui ont la bonne (ou la mauvaise) chance d’arriver n’offrent d’ordinaire qu’un lamentable spectacle.

Sarcey va toujours au théâtre ; Sarcey aime toujours le théâtre ; Sarcey envoie régulièrement au Temps sa « copie » d’une écriture menue, menue, presque indéchiffrable, pour les non initiés. Seulement, au lieu de l’envoyer tous les samedis, il ne l’envoie que tous les quinze jours. Il partage avec son gendre le rez-de-chaussée dramatique du lundi.

Chacun d’eux a sa semaine, et, à vrai dire, ils sont tous deux tellement imbus du même esprit, nourris de la même moelle intellectuelle, ils ont tellement l’un et l’autre le même goût, les mêmes sympathies, les mêmes aversions, le même tour d’idées et de style que souvent c’est la signature seule qui fait la différence. Collaboration touchante, d’ailleurs, et qui prouve entre le beau-père et le gendre un accord dont la rareté augmente encore le prix.

Mais la joie de Sarcey, sa grande joie, le dernier et éclatant rayon de sa vieillesse, ce sont les Annales, les chères Annales, aujourd’hui en plein triomphe. Si sa fille et son gendre en sont les grands prophètes, il en est, lui, le Jupiter olympien.

En ce temple de la rue Saint-Georges, asile des saines traditions françaises, Sarcey trône comme un dieu paternel et bienveillant. Littérateur dans l’âme, il respire délicieusement cette atmosphère littéraire ; appréciateur des grâces féminines, il goûte un plaisir journalier à être entouré de ce peuple de jeunes « cousines » pimpantes, gaies, vives, et dont l’intelligence s’éveille si gentiment à toutes les sensations d’art…

Oui, Sarcey a une belle fin de vie. Il ne regrette pas les années passées, les années où, dans son petit hôtel de la rue de Douai, il donnait les célèbres déjeuners où l’on arrivait à une heure vague, où les mots d’esprit remplaçaient souvent les côtelettes absentes, où les jeunes auteurs venaient pour se faire bien voir du maître et les belles théâtreuses pour se faire bien voir des jeunes auteurs…

Aujourd’hui, Sarcey a passé toute la journée à l’Institut des Annales. Après déjeuner, il a lu et somnolé un peu. À cette heure-ci, il assiste à une conférence. Je l’aperçois à sa place réservée, dans la vaste loge, près la petite scène. Il est assis dans une pose familière, les deux jambes largement écartées, les mains appuyées sur sa canne et le menton appuyé sur les mains. Un rayon de soleil, tombant de la verrière, éclaire sa tête solide, aux cheveux courts et drus. Un sourire de béatitude voltige sur ses lèvres. Il se rappelle le temps lointain de ses conférences à la salle des Capucines ou à la Bodinière… Et, après avoir tant et tant parlé devant tant d’auditeurs, il est heureux de se sentir l’auditeur de quelqu’un qui parle pour lui…


BIZET

(1838-1875)



Il aurait soixante-treize ans…

C’est encore le solide gaillard, large d’épaules, au sourire épanoui, à la chevelure touffue et à la barbe abondante. Ce beau blond est un beau blanc maintenant. Pas un cheveu ne manque, ni une dent. Comme il faisait à trente ans, il pourrait encore, en un déjeuner d’amis, broyer d’un coup une écrevisse tout entière dans sa puissante mâchoire, et la manger ensuite…

Sa carrière a été un triomphe continu. Avec Saint-Saëns et Massenet, ses contemporains ou à peu près, il forme, à l’Institut, une belle trinité musicale, bien française, ne devant rien qu’à la culture française. À la grâce logique et à la grâce athénienne de l’auteur de Samson et Dalila, à la tendresse passionnée du musicien de Manon, il a ajouté son sens de la couleur et du pittoresque. Son œuvre est avant tout une œuvre de vie et de lumière, car c’est bien la lumière qu’il chanta toujours, soit sur les tambourins de l’Espagne, soit dans le crissement des cigales de Provence…

Avec un sourire qui en dit long, il songe souvent au passé, à ses débuts si difficiles, à cette Carmen si contestée, aujourd’hui universellement jouée, admirée, acclamée… Aussi, accrue encore par l’expérience, sa bienveillance est-elle infinie pour les Jeunes, qu’il aime et qu’il aide toujours comme des frères, non comme des confrères.

Ce soir, il est à l’Opéra-Comique. Il a voulu entendre Louise, de Charpentier, dont il ne connaissait encore que la partition. Il écoute, attentif et silencieux. Et celui qu’on pourrait, à cause de son sens de la couleur, nommer le Delacroix de la musique, est charmé par cette musique ardemment colorée.


MEILHAC ET HALÉVY

(1832-1897) (1834-1908)



À eux deux, ils auraient cent-cinquante-six ans. Meilhac soixante-dix-neuf ; Halévy soixante-dix-sept.

Meilhac est encore plus bedonnant et encore plus chauve ; Halévy plus long et plus saule-pleureur. Meilhac a toujours autant d’esprit qu’Halévy et Halévy autant d’esprit que Meilhac. Depuis quelques années, ils n’écrivent plus ni l’un ni l’autre. Meilhac se contente de la gloire d’Halévy et Halévy de celle de Meilhac. Meilhac continue d’adorer le billard ; Halévy la lecture. Meilhac va de temps en temps au théâtre, surtout dans les petits théâtres gais ; Halévy a renoncé même aux coulisses de l’Opéra et aux petites Cardinal. Meilhac habite toujours son appartement de la place de la Madeleine, d’où il peut apercevoir la redingote de marbre de son ex-collègue Jules Simon ; Halévy réside la plupart du temps dans sa maison de Sucy-en-Brie, d’où il contemple les gazons et les arbres. Meilhac ne va à l’Académie que quand ça lui chante ; Halévy s’y rend même quand ça ne lui chante pas. Jusqu’à la fin, Meilhac reste le dessinateur d’antan, fantaisiste et un peu bohème ; Halévy le bureaucrate exact et scrupuleux…

Ce soir, Meilhac et Halévy dînent au restaurant Durand, en partie carrée, avec MM. Robert de Flers et Armand de Caillavet, leurs continuateurs immédiats. Et l’on peut affirmer que, s’ils ne s’amusent pas infiniment eux-mêmes, les garçons qui les servent ne… s’embêtent pas[1].

  1. Ce petit jeu peut, on le voit, durer à l’infini… Je m’arrête, ne voulant pas abuser de la patience de mes lecteurs. Je me permets seulement, en finissant, de leur recommander cet innocent passe-temps comme éminemment économique, moral et inoffensif pour les vivants autant que pour les morts.