Pensées de toutes les couleurs/PAGES D’ALBUM

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 167-202).


PAGES D’ALBUM


— « Anarchiste !… Oui !… Je suis anarchiste !… Et tous les gens qui ne sont pas anarchistes sont des égoïstes, des jouisseurs !… »

Ainsi s’exprime, non sans violence, la jolie madame X…, étendue sur sa merveilleuse chaise longue Louis XV, avec cent mille francs de perles autour de son cou satiné…

Et un sceptique, doucement :

— Commencez par donner votre collier à la bonne cause, chère madame… Ensuite, on pourra discuter.

Aux bains de mer.

— Qu’ils sont laids tous ces corps humains !…

— Et si vous voyiez les âmes !

La boîte du facteur : réceptacle passager de beaucoup d’inquiétudes, de chagrins, de douleurs, de déceptions et de peu de joies !

La jeunesse ? Examens, pions, salles d’études…
L’âge mûr ? Efforts vains, soucis, inquiétudes…
La vieillesse ? Regrets, fuite prompte des jours…
Le Bon temps ? C’est celui que l’on attend toujours.

La Calomnie, de Botticelli, aux Uffizi, à Florence. — Peut-être le plus suggestif des tableaux religioso-philosophiques que je connaisse. Les victimes de la calomnie, de l’envie, de toutes les basses passions humaines, tendent vers le Christ des mains suppliantes ; et, dans un geste d’une grâce et d’une bonté infinies, Jésus leur ouvre les bras et semble leur dire :

— « Courage ! Je sais qui vous êtes… et ce que vous valez ! »

L’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, enfin tous les pays que j’ai visités jusqu’ici sont admirables, pleins de merveilles de la nature et de l’art. Et cependant, quand je me trouve sur la moindre plage normande ou bretonne, par une belle matinée, devant « la mer jolie », d’un bleu de lin, où glissent doucement des barques aux blanches ailes, je me sens ému comme un enfant et les larmes me viennent aux yeux. De l’atavisme ?… Peut-être !

En Provence, dans un coin perdu, au bureau de poste.

La jeune buraliste lit le télégramme que je viens d’écrire. Arrivée à la signature, elle s’arrête, lève le nez, me regarde, rougit, hésite. Puis, avec un « assent » carabiné :

— Dites, monsieur, dites…

— Mademoiselle ?…

— C’est vous le poète ?… (Elle prononce poâte.)

— Mon Dieu, oui…

— C’est que, voyez-vous, j’ai lu quelquefois des verses de vous sur le journal… Et je les ai trouvés bien « jôlis »… Vous ne m’en voulez pas de vous le dire ?

Et ce naïf compliment chatouille plus agréablement mon amour-propre que maintes félicitations de nos mondaines faites sincèrement, — oh ! très sincèrement ! — en regardant l’heure à la pendule ou la pointe d’un petit soulier verni.

Même par les temps les plus radieux, il y a certains coins de nature éternellement inquiets et tragiques qui ont toujours l’air d’être prêts à encadrer quelque drame. Tels les précipices des Alpes et certaines côtes bretonnes endeuillées par leurs rochers sombres et leurs barques aux voiles noires.

Comme tout le monde j’admire les châteaux de la Loire, mais d’une admiration raisonnée et sans chaleur. J’en crois deviner la raison. J’ai l’impression, en les voyant, de repasser mon histoire de France. Et j’ai honte de constater combien je l’ai oubliée…

Si le chien est l’ami de l’homme, l’homme n’est guère l’ami du chien. Pourquoi, en effet, se sert-il de son nom pour des comparaisons multiples et plutôt désobligeantes ? « Quel temps de chien ! Être avare comme un chien. Se regarder en chiens de faïence. Manquer de chien. Promettre un chien de sa chienne. Être bon pour jeter aux chiens, etc., etc. » Enfin jusqu’au juron : « Nom d’un chien ! ».

Qui sait si, dans leur langue, les chiens ne réciproquent pas et n’usent pas de vigoureux « nom d’un homme ! »

L’important n’est pas que l’on dise de nous, après notre mort, deux fois plus de bien que l’on en pense, mais qu’on en pense seulement le quart de ce que l’on en pourrait dire.

À la campagne on se rend visite en auto, non pas malgré la distance, mais à cause de la distance. La visite n’est qu’un simple prétexte à promenade. On va voir quelqu’un comme on va voir un paysage, un rocher. On préfère même souvent le rocher.

À Saint-Nazaire, sur le quai des Transatlantiques, un grand paquebot, l’Espagne, va partir pour le Mexique. Le soir tombe. Fraîcheur d’octobre. Foule sombre, silencieuse, misérable — du Tolstoï ou du Zola. Parmi ces gens, un jeune couple. Lui, large, râblé, solide, petite moustache, cou nu, casquette à visière presque sur la nuque. Vêtement bleu. Cigarette éteinte à la bouche. Un mécanicien du paquebot en partance, sans doute. Elle, mince, fine, très blonde. Quelque ouvrière. Un petit voile blanc encapuchonne la tête. Gros manteau de drap gris bien propre, tout neuf, mais mal fait, mal cousu — par elle probablement. Femme ou bonne amie ? En tout cas, aimant le gros gars tendrement, gentiment, et désolée de le voir partir. Ils se tiennent par le bras, de très près, sans se parler…

Pour annoncer le départ, le bateau, réglementairement, doit lancer trois coups de sifflet, distants les uns des autres. Voici le premier, strident, lugubre, énorme, déchirant l’air. Elle se serre encore plus fort contre lui. Bientôt après, le second. Elle tire de sa poche un petit foulard jaune à raies noires, vingt-cinq sous au bazar voisin. Elle le plie soigneusement sur son genou, le met autour du cou de l’homme, à même la peau brune, relève tout autour le col du veston. Lui se laisse faire, bonasse, muet toujours, sa cigarette pendant à la lèvre. Troisième coup de sifflet. Juste le temps de s’embarquer… Violemment, il rejette les épaules en arrière, empoigne la petite par la taille, lui colle un gros baiser sur le front, sur les yeux, dans les cheveux. Puis il la repousse d’un coup, enfonce sa casquette, et, très pâle, droit, les mains dans les poches, sans se retourner, s’éloigne à pas roulants, franchit la grande grille de la cour d’entrée, disparaît dans l’ombre déjà épaisse. Elle le suit du regard, sans un mot, sans un geste. Puis elle s’en va seule, la tête basse, menue, fluette, avec un petit frisson dans les épaules. La masse énorme du paquebot s’ébranle… Une larme me vient aux yeux.

Parmi les sports, l’escrime m’apparaît comme le plus noble. Elle met en jeu le physique et le moral, exige la souplesse de l’esprit autant que celle du corps. Elle est de tradition bien française. Et puis, elle a cela de joliment crâne et un brin « mousquetaire », qu’il suffit de démoucheter les épées pour que ce qui n’était qu’un jeu devienne une bataille, avec une goutte de sang clair brillant au soleil.

Dire que c’est réellement par humanité, pour remplacer les modes d’exécution moins expéditifs et, par suite, plus cruels, que le docteur Guillotin, membre de l’Assemblée Constituante, proposa l’adoption de sa machine employée depuis longtemps déjà, paraît-il, en Italie ! La guillotine humanitaire ! Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable…

Au théâtre des Variétés, voilà nombre d’années. On jouait la Petite Marquise. Dans le couloir, pendant l’entr’acte, un ménage de vieux petits bourgeois. Visiblement, ils se sont amusés. Le mari à la femme :

— Faut pourtant savoir de qui c’est !

Ils s’approchent de l’affiche, lisent péniblement : Meilhac et Halévy. Ils se regardent, comme des gens qui ne savent pas. Puis la femme, doucement, s’excusant presque :

— C’est égal… c’est pas mal tout de même !

Oh ! la gloire !

Noël a toujours inspiré les poètes et les inspirera toujours. De toutes les fêtes de la chrétienté, c’est, si j’ose ainsi dire, la plus « artiste ». Par une antithèse singulièrement heureuse, elle encadre, dans la mélancolie de la nature, la joie d’une naissance divine.

Noël est la fête des petits enfants. C’est pourquoi elle est tant aimée des hommes, qui sont des petits enfants tout le long de leur vie. Par exemple, au lieu de recevoir des cadeaux, c’est eux qui les donnent. Au fond, c’est à peu près la seule différence.

Noël me rappelle une de mes premières désillusions. J’avais cinq ou six ans. Je croyais dur comme fer que le petit Jésus apportait les cadeaux lui-même, par la cheminée. La veille du grand jour, je mets mes souliers en bonne place. On me couche. Ma mère entre tout doucement, regarde du côté de mon lit, me croit endormi, s’approche de mes souliers et, dessus, pose quelque chose de blanc. Ma surprise est si vive que je ne bouge pas, et je la laisse partir sans l’interroger. Elle sort de ma chambre… et je m’endors.

Le lendemain matin :

— C’est donc pas petit Jésus qui apporte lui-même les cadeaux, maman ?

— Si fait !

— Alors pourquoi que tu es venue m’apporter le mien dans ma chambre, hier au soir ?

— Moi ?

— Je t’ai vue !

— Dame ! tu comprends, le petit Jésus aurait trop à faire s’il portait lui-même ses joujoux à tous les petits enfants. Il les envoie aux parents…

— Par qui ?

— Par ses anges.

— Alors c’est un ange qui… ?

— Oui.

— Comment qu’il était habillé ? En facteur ?

— Il était blanc, avec de grandes ailes blanches…

— Comment qu’il avait donc fait pour ne pas les salir en entrant par la cheminée ?

— Les anges sont très adroits.

— Il savait mon nom ?

— Naturellement.

— Et notre adresse ?

— Aussi.

— Ah !…

Ce « ah ! » était l’expression sincère et un peu attristée de ma croyance envolée. Je me consolai vite, d’ailleurs, en jouant avec le joujou donné, sans en trop approfondir la provenance. C’était, je crois bien, un polichinelle.

En Bretagne. Admirable journée de septembre. Grande promenade en auto. Solitudes douces. Clairs horizons. Ciel délicat. Mer jolie. Communion tendre avec la nature. Le soir tombe. Retour dans la « station balnéaire ».

Dès les premières maisons, trois crieurs de journaux surgissent au pas de course, haletants, suants, dépenaillés. Voix violentes, essoufflées, enrouées. « Demandez l’incendie de la rue X… La catastrophe de… L’assassinat du… Derniers détails !… »

« Voilà les hommes ! » comme a dit Rostand dans Chantecler.

Dans le vaste hall, après un déjeuner intime, deux ménages amis causent doucement. Ce sont des ménages un peu vieillissants. Les hommes naviguent autour de la soixantaine ; les femmes font escale — pour quelques années — à quarante-neuf ans. On parle un peu du passé, beaucoup du présent, encore plus de l’avenir. On fait de beaux projets. On oublie les cheveux gris poussés aux tempes ; on oublie les fatigues, les défaillances, les luttes de la vie ; on oublie ce qu’on était tous les quatre, dans ce même hall, dans ces mêmes fauteuils, voilà vingt-cinq ans. On oublie tout…

Soudain, la causerie s’arrête. Un silence s’établit, se prolonge. Un souffle d’air, venant d’une porte entr’ouverte, traverse la pièce, agite les feuilles d’un palmier. Une tristesse tombe. Et l’un des causeurs, suivant d’un geste le souffle léger :

— « Notre jeunesse qui passe ! » fait-il.

Certains chefs-d’œuvre ont leurs imperfections qui blessent. À Milan, à la Brera, devant l’admirable tableau de Bellini, j’ai souffert avec le Christ, j’ai pleuré avec la Mère douloureuse ; mais j’ai dû, en la voilant de ma main, épargner à mon regard la partie droite du tableau où la tête insignifiante, banale et « jolie » de saint Jean-Baptiste met une tache incompréhensible.

On admire Hugo plus qu’on ne l’aime parce qu’il fut heureux ; on aime Musset autant qu’on l’admire parce qu’il a souffert. Concluons-en que, si notre orgueil est flatté par les triomphants, notre sensibilité est acquise aux malheureux.

Cette question est posée :

— « Qu’aimeriez-vous mieux avoir été ? Un grand bienfaiteur de l’humanité ou un grand poète ? Pasteur ou Victor Hugo, par exemple ? »

Les avis sont partagés. Et — chose étrange ! — tandis qu’un ingénieur et un médecin se prononcent pour Victor Hugo, un homme de lettres en tient pour Pasteur.

Et cela prouve, une fois de plus, le cruel illogisme des ambitions humaines.

Je me félicite de n’être jamais tombé au sort… comme juré. L’idée d’avoir à me prononcer sur la culpabilité de quelques-uns de mes semblables m’eût empêché de dormir pendant toute la durée des assises et la crainte de m’être trompé dans mon appréciation m’eût torturé longtemps encore après.

Kaléidoscope : instrument d’optique consistant en un cylindre dans lequel sont disposés un certain nombre de fragments de verres multicolores. Appliquez votre œil à ce cylindre, tournez-le, et vous apercevrez, avec les mêmes éléments, des images différentes et jolies. On demande des kaléidoscopes pour âmes, s. v. p !

Aux bains de mer, un dimanche, sortie de la messe. Soleil. Ciel bleu. Toilettes claires. Saluts. Papotages…

Combien de ces gens sont venus par désœuvrement ?… Combien par habitude ?… Combien par respect humain ?… Combien par coquetterie ?… Combien par curiosité ?… Et pour prier, réellement et uniquement, combien ?…

N’importe ! Ils viennent, une fois la semaine, « se voir chez le Bon Dieu ».

Et le bon Dieu — qui est excellent — leur en sait gré tout de même.

On parle toujours de la Bonne Nature. Oublie-t-on donc les cataclysmes de tous genres, les inondations, les tremblements de terre, les épidémies… et le reste ? La vérité est que la nature n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle est indifférente. À travers les siècles, elle accomplit aveuglément sa tâche bienfaisante ou néfaste.

Oh ! les premières lueurs de l’aube à travers les rideaux, après une nuit de souffrance, d’inquiétude et d’insomnie ! En quelle détresse morale ne se sent-on point ! Et quelle terreur, quelle lâcheté devant cette nouvelle journée à traîner encore ! Comment peut-on être assez solide de corps et d’âme pour ne pas sentir le besoin impérieux de prier, d’abriter sa faiblesse entre les bras d’un être supérieur et puissant ?… Les athées doivent souffrir double en ces minutes-là. Et mon étonnement est que leur orgueil n’y soit pas brisé ; qu’ils ne tombent pas à genoux, par soif de croire…

Chaque fois que l’on quitte Paris, en été, on s’écrie : « Décidément l’homme n’est pas fait pour vivre dans les villes ! »

Chaque fois que l’on y revient en automne, on proclame : « Décidément, l’homme n’est pas fait pour se passer de la société de ses semblables ! »

Conclusion : « L’homme ne sait ce qu’il veut ! »

Il n’y a en réalité qu’une sorte d’amour, l’Amour, — avec un A majuscule et sans qualificatif. Le « conjugal », le « maternel », le « paternel », le « filial », le « familial », etc., etc., ne sont que ses dérivés. Celui-là seul nous prend tout entiers, nous pénètre jusqu’aux moelles, nous hante, nous métamorphose ; seul, il est tout-puissant. Et la preuve, la triste preuve, c’est que, — tandis que les autres amours nous conduisent sagement dans les chemins de la vertu, — il nous pousse souvent, lui, dans ceux du vice, jusqu’au crime, jusqu’à l’infamie, jusqu’à la mort…

On éprouve toujours un peu d’émotion à quitter un endroit où l’on a vécu avec le minimum de chagrins et d’ennuis qu’apporte la vie. On craint, en déplaçant ce demi-bonheur, de le remuer, de le troubler — comme une bouteille de vieux vin.

Sur la plage.

Cette mer, si pure à sa surface, recouvre d’immondes putréfactions ; cette barque, si fine et si jolie avec ses blanches voiles, est montée par des pêcheurs sales, brutaux ou alcooliques ; cette femme, que j’admirais tout à l’heure en sa toilette élégante, passe maintenant devant moi, en costume de bain, et m’apparaît lamentablement mal faite… Ô Sincérité, où es-tu ?… Là-haut, dans le ciel, encore… Et on est en train d’en faire un champ de manœuvres pour aéroplanes !

Quand le malheur les touche, nous avons une tendance à marchander notre pitié aux forts et aux triomphants. Et cependant, tombés de plus haut, ils souffrent plus que les autres. Cette parcimonie de notre compassion en pareil cas vient d’un sentiment de basse jalousie rétrospective, d’abord ; puis d’un besoin d’égalité inhérent à l’âme humaine, et qui nous fait murmurer :

— « Ils ont eu de la chance. Ils la payent ! »

À la campagne, on fait souvent cent kilomètres en automobile pour voir, pendant une heure, des gens qui, à Paris, habitent à cinq minutes de distance et dont on se passe parfaitement. De telles visites ne sont flatteuses ni pour ceux qui les font, ni pour ceux qui les reçoivent. Elles prouvent que les premiers s’ennuient chez eux — et qu’on ne s’amuse guère chez les seconds.

Souvenir lointain, lointain. À la campagne, chez mes parents, vers 1866 ou 67. Je commençais à faire des vers… déjà mauvais. Un voisin, M. Rousset, vieil avocat très fin et très lettré, s’intéressait à mes élucubrations, me donnait des conseils. Il avait dû, — comme bien des hommes de robe, — commettre jadis quelque traduction d’Horace…

Donc, une après-midi d’été, je lisais dans le jardin. M. Rousset arrive, s’assied près de moi, me tend une coupure de journal :

— Lisez cela, mon enfant !

Je lis, et très ému :

— Comme c’est joli !

— Joli ?… Dites que c’est un petit chef-d’œuvre ! Le nom de celui qui a écrit ces vers est encore bien peu connu… Mais, quelque jour, ce sera celui d’un grand poète…

La pièce était intitulée : Le Vase brisé.

Dans une salle de théâtre, superficiellement élégante et gaie, que de vices cachés, de douleurs dissimulées, de hontes ignorées, de « dessous » inconnus ! On pense à quelque belle corbeille de fleurs sous laquelle, dans un fumier immonde, se traînent des vers gluants et d’inquiétantes limaces…

Ultra moderne et absolument exact, m’affirme-t-on.

Peu après la mort de son père, un jeune homme rencontre un ami de sa famille. Celui-ci, l’abordant :

— Ah ! quelle perte ! Un homme si bon, si aimable, si…

Et le jeune homme poli, mais net :

— Pardon !… C’est peut-être votre avis… Mais ce n’est pas le mien !

Par je ne sais quelle tendance bizarre, nous qualifions plus facilement de bons les gens gras que les gens maigres. Il y a pourtant des « gras » terriblement méchants.

Les pauvres apprécient les cadeaux utiles ; mais ils n’aiment vraiment que ceux qui ne leur servent à rien.

Ayant été bien sage, Bébé a déjeuné aujourd’hui à la grande table, avec grand-père et grand’mère, papa et maman. À la fin du repas, sa bonne l’emmène. Il va à la porte, sans souffler mot.

— Eh bien, Bébé ?… Tu t’en vas comme ça ? Sans dire adieu ?

Et Bébé, après avoir cherché un moment, gracieux, envoyant un baiser collectif :

— Au revoir, tous mes chers !

Autre mot de Bébé, très humainement égoïste, celui-là.

— Bébé, tu as mangé assez de gâteau… Veux-tu en donner ?

— Oui… J’veux bien donner… c’que j’laisse !

Un souvenir, vieux de quarante ans, d’une crânerie joliment française.

Le premier jour du bombardement du plateau d’Avron par les Allemands, pendant le siège de Paris, un obus Krupp — c’est alors que les terribles engins furent employés pour la première fois — tomba en plein dans le campement de ma compagnie (8e du 8e bataillon des mobiles de la Seine). À ce moment-là, avec deux ou trois camarades, je faisais les cent pas le long d’un mur, afin de nous réchauffer un peu, car l’ordre avait été donné d’éteindre tous les feux pour ne pas fournir de points de mire à l’ennemi, et il gelait ferme. À la seconde même où éclata l’obus, je me trouvais au bout de cette petite promenade. Nous nous retournons, nous apercevons en l’air des corps, des fragments de mur et de terre glacée. Nous nous précipitons au secours de ceux qui ont « écopé ». Quelques secondes après, un second obus arrive, à deux mètres à peine du trou fait par le premier. La pièce de siège qui, des hauteurs de Raincy, nous envoyait ces formidables pruneaux avait été certainement laissée dans la même position de tir. Un troisième obus allait arriver sans doute, et au même endroit… À cette perspective, notre petit groupe recule, épouvanté. Notez que nous étions de pauvres moblots de vingt ans, peu habitués, dans nos familles parisiennes, à de semblables… distractions. Un seul de nous — pourquoi ne pas le nommer ? il s’appelait Bardon — un seul ne veut pas quitter la place. Sans souci du péril imminent, il reste là, s’acharnant à retirer un blessé des décombres…

Le lendemain — deuxième jour du bombardement — le même Bardon était près de moi. Les obus continuaient à tomber comme grêle. Nous étions là inactifs, énervés, affolés, appelant de tous nos vœux la nuit encore lointaine qui amènerait la cessation de ce tir effroyable, à 1.800 mètres, avec des pièces portant à 5.000. Tout à coup, sur ma gauche, j’entends comme un bref claquement de fouet… Clac !… Bardon porte la main à sa figure. Un mince éclat d’obus lui a brisé cinq ou six dents de devant. Nous le menons à l’ambulance. On le panse… avec quelle peine ! Le sang coulait à flots, rendait l’opération très malaisée. On y arrive cependant. Hors de combat, il doit quitter le rang, aller à Paris, à l’hôpital. On réquisitionne un cacolet…

— Jamais de la vie ! fait Bardon. J’irai sur mes guibolles !

Il nous serre la main, part à grandes enjambées sur le plateau labouré d’obus, sans képi, la tête bandée, mais droit, ferme, fier, se retournant parfois, avec un air de défi, vers les batteries prussiennes…

Voilà, n’est-il pas vrai ? pour un apprenti-soldat, des preuves d’intrépidité rare et de baute valeur morale. Le brave Bardon a du reste été décoré de la médaille militaire, à notre grande joie…

Je ne sais où j’ai lu cette parabole si profondément réconfortante :

Un pauvre vieil homme — très vieux, très pauvre, très déguenillé — descend une côte. Pour toute nourriture, il n’a que des radis dans sa besace. Il les mange un par un, jetant les petites feuilles vertes. De temps à autre, une plainte s’échappe de ses lèvres :

— « Allah ! Allah !… Sois maudit !… Personne n’est aussi malheureux que moi sur la terre ! »

Voici que, par hasard, il se retourne et aperçoit derrière lui, à quelques pas, un autre vieil homme — plus vieux, plus pauvre et plus déguenillé encore — qui ramasse les feuilles jetées et les mange avec avidité.

Et aussitôt la plainte du malheureux se change en remerciement. Il tombe à genoux, et les bras au ciel :

« Allah ! Allah !… Sois béni !… Il y a plus malheureux que moi sur la terre ! »

Je viens de chez les « Untel » qui passent, à juste titre, pour très médisants. Les enseignes des anciennes auberges portaient ces mots : « Ici on loge à pied et à cheval. » Sur la porte des « Untel », on pourrait inscrire : « Ici on dit du mal de son prochain… »

À cette époque de l’année, les « Untel » habitent leur maison de campagne, près de Paris. C’est dans le jardin qu’ils reçoivent. Tous les jours, à cinq heures, on sert le thé… et les calomnies. On se tient au bout d’une pelouse, sous une charmille, non loin d’un petit bois où gazouillent les oiseaux. L’heure est douce. Il fait bon. De suaves brises d’été passent sur les rosiers et apportent des parfums sucrés. Cadre exquis pour la bienveillance… Que nenni ! Les langues se délient, vont, vont… On habille celui-ci, on déshabille celle-là… On accueille comme certains les plus invraisemblables racontars… Un nouveau visiteur arrive… Trêve de quelques minutes. On parle de choses vagues. On ne dit plus de mal de personne. Que voulez-vous ?… La conversation tombe, c’est forcé. Mais madame « Untel » veille. D’une voix pointue et indifférente, elle lance un nouveau potin méchant… Aussitôt toutes les têtes penchées se redressent, se tournent de son côté, attentives, intéressées, méchamment passionnées… Dame ! C’est encore un peu de chair fraîche à manger, n’est-ce pas ?


Aujourd’hui, j’en ai eu assez au bout de quelques minutes. J’ai pris mon chapeau et j’ai été dans le petit bois voisin entendre gazouiller les oiseaux. Peut-être — car on n’est sûr de rien ici-bas ! — ne disaient-ils pas trop de mal les uns des autres…

X. Y. Z. — Les trois « dernières » de l’alphabet. Vieilles dames de profil bizarre et d’origine étrangère. Souffrent dans leur amour-propre et dans leur chair d’être si rarement unies par le mariage aux autres consonnes et aux voyelles ; de ne figurer avec elles qu’en quelques vocables brefs et peu usités. Serrées côte à côte, revêches, hargneuses, elles marchent rageusement à l’arrière-garde du « Royal-Alphabet », formant un groupe à part, avalant à pleine bouche la poussière que soulève le pas allègre des autres Lettres, des bonnes grosses Lettres bien françaises, bonnes luronnes qui ne chôment guère, elles, ni de mariages… ni même d’unions libres.

Aussi écoutez-les, ces trois vieilles dames, jaboter entre elles à voix basse, clabauder, jacasser, déchiqueter leurs triomphantes rivales ! Autour de ce trio aigri et cancanier flotte toujours une sorte de susurrement aigu, de sifflement haineux, qui est fait des trois lettres répétées, répétées, répétées sans cesse, les lèvres serrées : X. Y. Z… X. Y. Z… X. Y. Z…