Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/Avertissement

Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 5-8).

Avertissement


Ce livre est l’édition d’une traduction dont l’auteur a laissé deux manuscrits. L’un est à peu près complet : il y manque à peine deux ou trois pensées entières, et, çà et là, une phrase dans le corps ou à la fin des paragraphes, aux passages douteux dont le traducteur avait désespéré d’abord, et à la place desquels il avait parfois écrit : « inintelligible. » Le nombre et l’importance des corrections, des pages entières bouleversées et complètement refaites attestent le soin qu’avait donné M. Couat à cette première forme de son œuvre. Les signes critiques, les traits, les points d’interrogation dans les marges, ou, dans le texte, de vastes ratures sans correction correspondante, et des variantes entre lesquelles il resterait à prendre parti, témoignent qu’il n’en était pourtant point satisfait, et semblent réclamer une revision.

Le second manuscrit de M. Couat est constitué par des feuilles volantes ; il commence au second livre et ne contient guère plus d’une moitié de l’ouvrage. La netteté de ces pages écrites sans rature, l’abondance des notes qui discutent le texte grec et défendent l’interprétation adoptée (l’autre manuscrit ne contient pas de notes), et l’interruption même de la traduction au début du livre IX ne permettent pas de douter que ce travail ne soit la revision du précédent. Ici, M. Couat, pour un temps au moins, a fixé sa pensée et rejeté toute variante : aucun signe dans la marge n’indique le besoin ou l’idée d’une retouche. Malgré tout, il n’est pas présumable que M. Couat eût porté sans les revoir ces pages à l’imprimeur, et qu’il eût, sans les modifier encore en maint endroit, signé le bon à tirer. D’abord, il reste aussi dans ce second manuscrit quelques vides à combler ; ensuite, on y retrouve intacts des passages qui avaient été condamnés dans la première traduction : ou bien c’est une rédaction qui avait été sacrifiée à une autre et qui reparaît, sans qu’on aperçoive les raisons de ce retour de faveur ; ou bien c’est une phrase entièrement neuve, qui peut-être vaut mieux que les deux ou trois variantes du premier manuscrit, ― et les supprime, ― qui peut-être n’est qu’une variante de plus[1]. Sans doute, le progrès, dans l’ensemble, est manifeste ; on trouve pourtant dans le brouillon, écrite au crayon ou d’une encre plus fraîche, telle retouche qui est la bonne, et qui doit être postérieure à la seconde rédaction de la traduction des Pensées.

Ainsi le premier manuscrit est le seul pour une moitié de l’ouvrage ; pour l’autre moitié, il n’est pas annulé par le second. Il fallait encore tenir compte d’un troisième document, daté de l’année même de la mort de M. Couat (1898) : un lexique des principaux termes philosophiques des Stoïciens, dont il n’a pas eu le temps de se servir lui-même, et qu’il s’était constitué à l’aide de certains travaux d’autrui, de nature diverse et de valeur inégale, comme la traduction du Manuel d’Épictète par Thurot et la Philosophie der Griechen de Zeller.

Cet état des manuscrits et ces notes annexes fixaient la tâche de l’éditeur. Tant qu’il s’est agi de choisir l’une de trois variantes entre lesquelles le traducteur avait hésité, le lexique, d’une part, et, de l’autre, l’interprétation du même mot en d’autres parties de l’ouvrage ont pu suffire à trancher la question. On a pu ainsi espérer un moment mettre d’accord entre elles sur le sens du même terme les diverses pages de la traduction : quand ce terme est τὸ ἡγεμονικόν, il est parfois impossible et il est toujours pénible, dans un livre écrit en bon français, net, bref et aisé, de substituer aux mots : « raison, volonté ou conscience, » le « principe dirigeant », qui devait pourtant prévaloir. Il était beaucoup plus hasardeux encore de prétendre combler les vides des manuscrits et traduire les passages qui avaient paru inintelligibles à M. Couat. Mais, le plus souvent, la difficulté pouvait être résolue par une correction du texte grec. Le premier, M. Couat avait plus d’une fois préféré à la vulgate les conjectures de divers éditeurs de Marc-Aurèle. Il en avait fait lui-même plusieurs, qu’il indique dans les notes de son second manuscrit, ou qu’il est facile de retrouver sous la traduction des derniers livres[2]. À son exemple, on a essayé, quand l’ingéniosité des Casaubon, des Gataker, des Coraï et des Stich n’y avait pas suffi, d’amender, pour le traduire, le texte traditionnel des Pensées.

Restent les passages de la traduction que M. Couat avait condamnés de lui-même, sans avoir eu le loisir de les reprendre. Autant de cruces pour l’éditeur. Il fallait d’abord comprendre la signification du trait marginal ou de la rature : était-ce le texte grec qui avait paru contestable au traducteur ? était-ce le premier sens qu’il lui avait trouvé ? ou bien était-il mécontent d’une locution, d’un tour de phrase ? s’était-il attardé à la recherche d’un effet ? Les corrections qu’il a pu achever montrent à quel point il était soucieux de l’allure de son style : ce n’est pas seulement le sens de l’auteur grec, c’est le ton même qu’il voulait rendre. Une traduction qui avait précédé la sienne, et dont la grandiloquence n’est pas le moindre défaut, lui fut sans doute bien utile en le mettant constamment en garde contre une façon de s’exprimer trop majestueuse et trop oratoire. Il pensait, d’ailleurs, que la fidélité ou la complaisance du traducteur a ses limites, que lui impose le génie même de sa langue ; et, pas plus que l’honnête Pierron, il ne s’est soucié de « reproduire l’attitude extérieure, l’allure même et la marche » de son auteur avec une si « docile gaucherie[3] » qu’il dût traiter dans son langage les infinitifs en substantifs, le verbe « être » en parasite, et risquer de donner dans sa traduction l’hellénisme le plus usuel et le plus simple[4] pour un effet de style. Lorsque, pour ainsi dire à sa demande, on a modifié la traduction de certains passages dont le sens d’ailleurs n’était pas douteux, on s’est efforcé de donner à la rédaction nouvelle les qualités de simplicité et d’aisance qu’il avait reconnues dans le grec de Marc-Aurèle et voulait conserver dans son français. Il est arrivé, d’ailleurs, que, désespérant de faire mieux que lui, même lorsqu’il se condamne, on conservât le passage condamné. En revanche, on n’a pas hésité à faire des corrections qu’il ne demandait pas, mais qui semblaient nécessaires, lorsqu’on a cru rencontrer un texte, ou un sens, ou un tour plus satisfaisant que le sien. On les a faites avec discrétion et sans vanité, en considérant que M. Couat n’avait pu ni terminer son œuvre ni la revoir, et en se donnant toujours les raisons qui l’eussent pu convaincre. On a surtout cherché à mettre la traduction d’accord avec elle-même, et à la faire profiter des travaux plus récents.

Le livre se présentera muni de notes nombreuses, et souvent fort étendues, dont la minorité appartiennent à M. Couat. Soit qu’elles défendent son interprétation, soit qu’elles justifient l’intervention de l’éditeur[5], elles ajoutent à l’ouvrage lui-même un commentaire continu et aussi long que lui. Elles discutent ou tentent de préciser le texte, le sens des termes techniques, parfois la doctrine. Elles affirment, à chaque page, l’intention dans laquelle M. Couat avait entrepris son œuvre : ce travail ne sera sans doute pas la traduction critique qu’il avait rêvé de faire ; mais ce sera, comme il l’a voulu, une traduction critique.

Tout en traduisant Marc-Aurèle, M. Couat annotait la Cité de Dieu et les Pensées de Pascal. Quel livre devait sortir de ces méditations et de ces recherches ? Le travail est assez avancé pour qu’on en puisse apercevoir le dessein ; il est trop fragmentaire pour qu’on le publie. Les notes de cette traduction auront permis du moins de sauver une partie de l’étude que M. Couat avait consacrée à ces trois grandes âmes, de même lignée, dont l’une fut pourtant l’âme d’un païen, l’autre celle d’un saint et la dernière celle d’un hérétique. À sa traduction et à sa critique du texte des Pensées, il avait entrepris de joindre, en effet, une critique de la doctrine : bien que ce commentaire moral, limité au second livre de Marc-Aurèle, tienne beaucoup moins de place dans les papiers de M. Couat que ceux des Pensées de Pascal et de la Cité de Dieu, on pourra, d’après lui, s’imaginer ce qu’est le reste, sinon ce qu’eût été le tout.

Pour M. Couat, s’il ne put accomplir son dessein, apparemment il ne perdit pas sa peine. Il vécut ses dernières années dans l’intimité de l’empereur stoïcien, écoutant le discours en douze livres qu’il se tient à lui-même, et apprenant de lui les derniers secrets de cet art de vivre qui est la sagesse. Comme les Pensées, sa traduction des Pensées a le caractère d’un testament. Le disciple, en effet, fut jusqu’au bout fidèle à la doctrine. Lorsque, à la veille de la mort, il négligeait son mal et travaillait en pleine douleur, il est permis de croire qu’il entendait ces encouragements d’une voix familière : « Tu n’es qu’une petite âme portant un cadavre… Le mal est dans ton jugement… Épicure malade ne s’entretenait pas des souffrances du corps et ne permettait pas aux médecins de se flatter de leur importance… Beaucoup de grains d’encens sont déposés sur le même autel ; l’un y tombe plus tôt, l’autre plus tard ; il n’y a là aucune différence. »

P. F.
  1. Cf. infra IV. 31 et la note.
  2. [Exemple : la correction de τιμᾶν en ἀτιμᾶν à la pensée XII, 31.]
  3. Michaut, Les Pensées, traduction (Fontemoing, 1901), p. viii.
  4. Comparez chez M. Michaut et chez Pierron ou Aug. Couat la traduction des pensées I, 3, 16 et 17 ; VI, 6 ; VIII, 26, etc.
  5. En dessous du texte qui donnera la correction ou le choix de l’éditeur, on trouvera dans les notes la leçon de M. Couat entre guillemets et précédée du mot : Couat ; les variantes également entre guillemets et annoncées par l’abréviation : Var. ― Les notes de l’éditeur ont été encadrées dans des crochets droits ([ ]), qui permettront de les distinguer aisément de celles de M. Couat. Les mêmes signes n’ont été introduits dans le corps du texte que pour indiquer les additions au manuscrit, et à défaut d’une note correspondante. ― Nous avons conservé de loin en loin dans le texte un point d’interrogation entre parenthèses, par lequel M. Couat indiquait qu’il était peu satisfait de sa traduction ou de la leçon traduite, et qui, imprimé, signifiera, en outre, qu’on n’a pas cherché ou qu’on n’a pas trouvé la correction désirée.

    Sauf indication spéciale, le texte traduit est celui de la seconde édition de M. Stich (Teubner, 1903).