Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 157-183).
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Livre VIII

1

Voici qui doit encore te conduire au mépris de la vaine gloire. Tu ne peux plus faire que tu aies vécu toute ta vie en philosophe, du moins depuis ta jeunesse. Beaucoup d’autres hommes ont vu et tu as vu toi-même combien tu étais loin de la philosophie. Te voilà confondu[1]. Il t’est difficile maintenant d’acquérir la réputation d’un philosophe ; les faits mêmes s’y opposent[2]. Si tu as bien reconnu ce qui est essentiel, laisse là tout souci de paraître ; qu’il te suffise de vivre le reste de ta vie comme le veut ta nature[3]. Réfléchis à ce qu’elle veut, et ne te laisse détourner par aucune autre pensée ; après bien des tentatives, après avoir beaucoup erré à l’aventure, tu n’as trouvé nulle part le bien vivre. Tu ne l’as trouvé ni dans la dialectique[4], ni dans la richesse, ni dans la réputation, ni dans la jouissance, ni nulle part. Où est-il donc ? Dans une conduite conforme aux volontés de la nature humaine. Et comment suivras-tu cette conduite[5] ? En ayant des principes arrêtés d’où découleront tes tendances et tes actes. Quels principes ? Ceux qui concernent le bien et le mal, à savoir qu’il n’y a point de bien pour l’homme, en dehors de ce qui le rend juste, tempérant, courageux, libre, et point de mal en dehors des vices contraires à ces vertus.

2

À chacune de tes actions demande-toi : qu’est-elle par rapport à moi ? N’aurai-je pas lieu de m’en repentir ? Encore un instant, et je serai mort, et tout aura disparu. Si mon action présente est celle d’un être intelligent, animé de l’esprit de solidarité, soumis aux mêmes lois que Dieu, pourquoi chercherai-je autre chose ?

3

Qu’est-ce qu’Alexandre, César et Pompée, à côté de Diogène, d’Héraclite et de Socrate ? Ceux-ci voyaient les choses ; ils en connaissaient le principe efficient[6] et la matière ; leur principe dirigeant était toujours le même[7]. Les autres, au contraire, que de choses ils devaient prévoir, que de servitudes ils devaient subir !

4

Tu aurais beau crever d’indignation, ils n’en continueront[8] pas moins à faire la même chose.

5

D’abord, ne te trouble pas ; tout se passe conformément à la nature universelle ; avant peu tu ne seras rien, ni nulle part[9], comme Hadrien, comme Auguste. Ensuite, considère attentivement la réalité, reconnais-la, et, te souvenant que tu dois être un homme de bien, sachant ce que réclame la nature humaine, fais-le sans te retourner, et dis ce qui te paraîtra le plus juste ; que ce soit seulement avec bienveillance, avec modestie, avec franchise.

6

La nature universelle a pour fonction de déplacer et de changer ce qui est, en prenant ici ce qu’elle rapporte là[10]. Tout évolue[11]. Ne t’en effraie pas[12] cependant ; il n’y a rien de nouveau ; tout est accoutumé ; et tout aussi est réparti également[13].

7

Toute nature est contente de bien suivre sa voie. Une nature raisonnable suit bien sa voie lorsque, dans ses représentations[14], elle n’acquiesce[15] à rien de faux ni d’incertain ; quand elle ne se porte[16] en ses mouvements qu’à des actes de solidarité ; quand elle n’a d’inclination ni d’aversion que pour des objets qui dépendent d’elle ; lorsque enfin elle accueille avec empressement tout ce qui lui est attribué par la nature universelle. C’est qu’elle en est une partie, comme la [nature de la] feuille est une partie de [celle de] la plante. Mais la nature de la feuille fait partie d’une nature insensible, sans raison, et qui peut être asservie ; la nature de l’homme, au contraire, est une partie d’une nature indépendante, intelligente et juste, qui distribue[17] équitablement à chacun, suivant son mérite, la durée, la matière, le principe efficient et formel[18], l’action, les circonstances extérieures[19]. Cherche à découvrir cette égalité, non en comparant toujours les vies détail par détail, mais en comparant[20] à la fois tout ce qu’a reçu l’un avec l’ensemble de ce qu’a reçu l’autre[21].

8

Tu n’as pas besoin de lire[22]. Mais tu as le loisir de réprimer ton orgueil ; tu as le loisir de vaincre le plaisir et la douleur ; tu as le loisir de t’élever au-dessus de la vaine gloire ; tu as le loisir de supporter sans colère les sots et les ingrats ; que dis-je ? de t’occuper d’eux.

9

Que personne ne t’entende plus blâmer la vie qu’on mène à la cour, pas même toi[23].

10

Le repentir est un reproche que l’on s’adresse pour avoir négligé une chose utile ; or le bien ne saurait être qu’une chose utile : et l’honnête homme s’en doit préoccuper[24]. Mais aucun honnête homme n’ira jamais se repentir d’avoir négligé le plaisir ; le plaisir n’est donc ni une chose utile ni un bien.

11

Qu’est ceci en soi-même et par sa propre constitution ? Quelle en est la substance et la matière ? Quel en est le principe efficient et formel[25] ? Que fait-il dans le monde ? Combien de temps dure-t-il ?

12

Quand tu as de la peine à te réveiller[26], rappelle-toi qu’il est conforme à ta constitution et à la nature humaine[27] d’accomplir des actes de solidarité. Le sommeil, au contraire, t’est commun avec les êtres sans raison : or ce qui est conforme à la nature de chacun lui est plus propre, plus naturel[28] et, par suite, plus agréable.

13

Ne manque jamais d’examiner chacune de tes représentations[29], autant que possible, au point de vue de la physique, de la morale et de la dialectique[30].

14

Qui que ce soit que tu rencontres, commence par te dire immédiatement à toi-même : quels principes cet homme a-t-il sur le bien et le mal ? Car s’il a tels principes sur le plaisir et la douleur et sur ce qui les fait naître, sur la gloire, l’obscurité, la mort, la vie, je n’aurai ni à m’étonner ni à trouver étrange qu’il fasse telle action. Je me rappellerai qu’il ne peut pas agir autrement[31].

15

Rappelle-toi que s’il est honteux de s’étonner qu’un figuier porte des figues[32], il ne l’est pas moins de s’étonner que le monde porte tels événements qui sont ses fruits naturels. De même, il serait honteux pour un médecin et pour un pilote[33] de s’étonner, l’un qu’un tel ait la fièvre, l’autre qu’il s’élève un vent contraire.

16

Souviens-toi que tu n’aliènes ta liberté ni en changeant d’avis ni en suivant qui te redresse[34]. Cette action, en effet, est encore tienne, puisque, en l’accomplissant, tu suis le mouvement de ton âme, ton jugement, et, pour tout dire, ta raison[35].

17

Si cela dépend de toi, pourquoi le fais-tu ? Si cela dépend d’un autre, qui accuses-tu ? Les atomes ou les dieux ? Folie dans les deux cas. Il ne faut accuser personne. Si tu le peux, corrige l’auteur du fait ; si tu ne le peux pas, corrige le fait lui-même. Mais si tu ne peux pas même cela, à quoi te sert-il[36] d’accuser ? Il ne faut rien faire inutilement.

18

Ce qui est mort[37] ne tombe pas hors de l’univers. S’il y reste, c’est pour [y] changer et se dissoudre en ses parties, éléments qui composent l’univers et toi-même. Ces éléments eux-mêmes changent et ne murmurent pas.

19

Chaque être, cheval, vigne, est né pour quelque chose. Pourquoi t’en étonner ? Le soleil lui-même te dira : je suis né pour une certaine œuvre, et ainsi les autres dieux ! Toi donc, pour quoi es-tu né ? Pour le plaisir ? Vois si ta raison admet cette réponse[38].

20

Comme un joueur qui lance une balle, la nature poursuit un but dans chacun de ses actes, dans la fin non moins que dans le commencement et dans la durée de chaque être. Quel bien y a-t-il, d’ailleurs, pour la balle à monter en l’air, ou quel mal à descendre ou même à tomber ? Quel bien y a-t-il pour une bulle d’eau à se former[39], ou quel mal à se dissoudre ? Il en est de même d’une lampe[40].

21

Retourne le corps[41] et vois ce que font de lui la vieillesse, la maladie, les plaies[42].

Celui qui loue et celui qui est loué ; le panégyriste et l’objet du panégyrique ont une vie également courte. Et, en outre, même dans un coin de cette contrée où ils se trouvent, tous les hommes ne sont pas d’accord entre eux ; chacun n’est même pas d’accord avec soi-même. Et la terre tout entière n’est elle-même qu’un point[43].

22

Fais attention à l’objet de ta représentation, à ton jugement, à ton action, au sens de tes paroles[44].

22 bis

C’est justement que tu te trouves dans cet état ; mais tu aimes mieux devenir un homme de bien demain que de l’être aujourd’hui[45].

23

Si j’accomplis quelque action, je l’accomplis en la rapportant au bien des hommes. M’arrive-t-il[46] quelque chose ? Je le reçois en le rapportant aux dieux et à la source de tout, au principe d’où se déroule la chaîne[47] des événements.

24

Tel que te paraît un bain, c’est-à-dire de l’huile, de la sueur, de la saleté, une eau grasse, un mélange d’ordures, telle est toute partie de la vie, tel tout objet[48].

25

Avant Lucilla[49] mourut Vérus[50], puis ce fut Lucilla ; avant Secunda[51], Maximus[52], puis Secunda ; avant Épitynchanus, Diotime, puis Épitynchanus ; avant Antonin, Faustine, puis Antonin. Avant Celer[53], Hadrien, puis Celer. Et partout de même[54]. Et ces hommes à l’esprit pénétrant et divinateur, ou enivrés des fumées de l’orgueil, où sont-ils ? Où sont, par exemple, ces esprits pénétrants, Charax[55], Démétrius[56] le platonicien, Eudémon[57], et leurs pareils ? Tout cela était éphémère ; tout cela est mort depuis longtemps. Quelques-uns n’ont pas même laissé un bref souvenir ; d’autres sont devenus des légendes ; d’autres sont même déjà sortis de la légende. Rappelle-toi donc cette alternative : ou bien[58] le composé dont tu es fait devra se disperser ; [ou bien] ton souffle devra s’éteindre, ou prendre la place nouvelle qui lui aura été marquée.

26

La joie de l’homme est de faire ce qui appartient à l’homme. Il appartient à l’homme d’être bon pour ses semblables, de mépriser les mouvements[59] des sens, de discerner parmi les vraisemblances[60], de contempler la nature universelle et ce qui arrive suivant ses lois.

27

Trois relations[61] : l’une avec le vase corporel qui nous entoure[62], l’autre avec la cause divine d’où vient tout ce qui arrive à tous, la troisième avec ceux qui vivent en même temps que nous.

28

Ou la douleur est un mal pour le corps, et c’est à lui de le proclamer[63] ; ou elle en est un pour l’âme. Mais l’âme a le pouvoir de conserver sa sérénité et son calme en ne jugeant pas que la douleur est un mal. En effet, tout jugement, toute tendance, tout désir, toute aversion est en nous ; ainsi il ne peut venir du dehors jusqu’à nous aucun mal[64].

29

Efface les idées qui se présentent à toi, en te disant sans cesse : il dépend de moi que mon âme n’ait ni méchanceté, ni désir, ni rien qui la trouble. Je n’ai qu’à considérer toute chose en elle-même, et à faire de chacune le cas qu’elle mérite. Rappelle-toi que la nature t’a donné ce pouvoir.

30

Si tu adresses la parole au Sénat ou à qui que ce soit, fais-le avec modestie et netteté[65], parle un langage sain.

31

La cour d’Auguste, sa femme, sa fille, ses petits-fils, ses descendants, sa sœur, Agrippa, ses parents, ses proches, ses amis, Aréos[66], Mécène, ses médecins, ses sacrificateurs, enfin tout ce qui composait cette cour est mort. Considérant maintenant[67] d’autres groupes, par exemple celui des Pompéiens, pense non à chaque mort individuelle, mais à l’inscription qu’on lit sur les tombeaux : le dernier de sa race ; réfléchis aux efforts qu’ont faits ceux qui venaient avant ceux-ci pour laisser un successeur : et qu’il faut, malgré tout, que quelqu’un soit le dernier. Ainsi tu en arriveras à considérer la mort de toute une race.

32

Arrangeons notre vie action par action, satisfaits si chacune produit tout ce qu’elle peut. Or, nul ne peut nous empêcher de le lui faire produire. — Mais quelque obstacle extérieur m’arrêtera. — Il n’en est point pour la justice, la tempérance, la raison. — Mais peut-être que mon activité, sur d’autres points, sera entravée. — Par ta résignation à l’obstacle même, par la douceur avec laquelle tu te plies aux circonstances données, immédiatement tu engages une autre action qui s’accorde avec cet arrangement de la vie dont je parlais[68].

33

Recevoir sans orgueil, quitter avec détachement.

34

As-tu vu quelquefois une main ou un pied coupé, une tête tranchée, gisant loin du reste du corps ? Tel est l’état dans lequel se met, autant qu’il est en lui, celui qui repousse ce qui lui arrive, qui se retranche du monde, ou qui commet un acte contraire à la solidarité. Tu t’es rejeté hors de l’unité voulue par la nature, car tu n’étais qu’une partie[69], et voilà que tu t’es retranché du tout. Mais voici qui est admirable : il t’est possible de rentrer dans cette unité. Dieu n’a permis à aucune autre partie, séparée et retranchée du tout, de s’y rajuster de nouveau. Vois donc quelle bonté, quels égards il a eus pour[70] l’homme. Il a fait dépendre de lui d’abord de ne pas se séparer du tout ; une fois séparé, il lui a permis[71] de revenir s’y souder et y reprendre sa place à côté des autres parties.

35

La nature universelle[72] a donné à chaque être doué de raison ses diverses facultés ; entre autres, nous en avons reçu celle que voici. De même qu’elle accommode et range à la destinée, pour en faire une partie d’elle-même, tout ce qu’elle trouve sur sa route et tout ce qui lui résiste[73], de même l’être raisonnable peut faire de tout obstacle une matière à sa propre action[74] et s’en servir[75], quel qu’ait été son premier dessein.

36

Ne te trouble pas en te représentant l’ensemble de ta vie. Ne considère pas combien de peines et combien lourdes te surviendront[76] probablement ; mais, à propos de chacun des événements présents, demande-toi : Qu’y a-t-il d’insupportable, [d’intolérable] dans ce que je fais ? Tu rougiras de le confesser. Rappelle-toi ensuite que ni l’avenir ni le passé ne pèsent sur toi, mais seulement le présent. Or, il se rapetisse de plus en plus, si tu le réduis à sa vraie mesure, et si tu fais honte à ta pensée de ne pouvoir résister à ce rien[77].

37

Est-ce que Panthée ou Pergame sont encore maintenant assis auprès du tombeau de Vérus[78] ? Et Chéréas[79] ou Diotime auprès de celui d’Hadrien ? Supposition ridicule. Eh quoi ? S’ils y étaient assis, leurs maîtres s’en apercevraient-ils ? Et s’ils s’en apercevaient, en éprouveraient-ils du plaisir ? Et s’ils en éprouvaient du plaisir, les autres[80] seraient-ils immortels ? N’était-il pas prévu d’abord par le destin qu’à leur tour ils deviendraient l’une une vieille femme, l’autre un vieillard, et qu’ensuite ils mourraient ? Que devaient donc devenir les maîtres après la mort des serviteurs ? Ordure que tout cela, et pourriture dans un sac.

38

Si tu as la vue perçante, tâche d’avoir dans tes jugements les yeux les plus clairvoyants[81].

39

Je ne vois dans la constitution de l’être raisonnable aucune vertu contraire à la justice, mais j’en vois une contraire au plaisir, la tempérance.

40

Supprime ton jugement[82] au sujet de ce qui te semble pénible et tu es parfaitement à l’abri. — Qui, tu ? — La raison. — Mais je ne suis pas raison[83]. — Soit. Que ta raison donc ne s’afflige pas elle-même. Mais s’il y a quelque autre chose en toi qui souffre, laisse-l’en juger pour son propre comptes[84].

41

Ce qui fait obstacle à la sensation est un mal pour la nature animale. Ce qui fait obstacle à la tendance est également un mal pour la nature animale. Et il y a de même des obstacles qui sont des maux pour la constitution de la plante[85]. Par conséquent, ce qui fait obstacle à la raison est un mal pour la nature raisonnable. Applique-toi toutes ces observations. La douleur ou le plaisir t’atteignent-ils[86] ? C’est à la sensation[87] d’y pourvoir. Quelque chose a-t-il fait obstacle à la tendance ? Si tu[88] ne l’as point soumise à certaines réserves, c’est cela[89] d’abord qui est un mal pour l’être raisonnable. Mais si tu regardes comme indifférente une aventure commune[90], tu n’as pas encore souffert de dommage, tu n’as pas rencontré d’obstacle. Les opérations propres à ta raison ne sont ordinairement[91] entravées que par toi seul, car ni le feu, ni le fer, ni un tyran, ni une calomnie, ni rien ne peut l’atteindre. Quand la sphère est achevée, elle demeure ronde[92].

42

Je ne mérite pas de me faire de la peine à moi-même, car jamais je n’en ai fait volontairement à autrui.

43

À chacun ses joies. La mienne est de tenir mon principe dirigeant en bonne santé, de ne me détourner d’aucun homme ni de rien de ce qui arrive aux hommes, de regarder et d’accueillir toute chose avec des yeux bienveillants, et d’en user selon ce qu’elle vaut.

44

Vois à ne t’accorder à toi même que le présent. Ceux qui préfèrent la gloire [posthume] ne s’avisent pas que les hommes à venir seront pareils à ceux d’aujourd’hui, qu’ils ont de la peine à supporter ; ceux-là aussi seront mortels. Que t’importent donc en définitive les échos de leur voix ou l’opinion qu’ils peuvent avoir de toi ?

45

Prends-moi, jette-moi où tu voudras ! Là aussi mon génie conservera sa sérénité ; je veux dire qu’il se contentera d’être et d’agir d’accord avec la loi de sa propre constitution[93].

45 bis[94]

Ceci vaut-il donc la peine que mon âme soit en mauvais état, inférieure à elle-même, rapetissée, troublée, pleine de désirs et de craintes[95] ? Trouveras-tu même quelque chose qui vaille ce prix ?

46

À aucun homme il ne peut rien arriver qui ne soit un événement humain ; ni à un bœuf rien qui ne soit fait pour un bœuf ; ni à une vigne rien qui ne soit propre à une vigne ; ni à une pierre rien qui ne soit fait pour une pierre. Si donc il n’arrive à tout être que des événements habituels et naturels, pourquoi t’indigner ? Car la nature universelle ne te destinait rien d’insupportable[96].

47

Quand tu es affligé par une chose extérieure à toi, ce n’est pas cette chose qui le pèse, mais ton jugement sur elle. Or, il t’est possible de l’effacer immédiatement. Que si la cause de ton affliction est dans ta disposition intérieure, qui t’empêche de rectifier tes principes[97] ? Si enfin tu es affligé parce que tu n’accomplis pas tel acte qui te paraît bon, pourquoi ne l’accomplis-tu pas plutôt que de t’affliger ? — Mais quelque chose de plus fort que moi s’y oppose. — Alors ne t’afflige point, car la cause de ton impuissance ne dépend pas de toi. — Mais il ne vaut pas la peine de vivre si je ne fais pas cela. — Sors donc de la vie sans amertume, ainsi que meurt celui qui accomplit ce qu’il a résolu, et sans en vouloir à ce qui t’a fait obstacle[98].

48

Souviens-toi que le principe dirigeant est invincible quand il se replie en lui-même et se suffit[99] à lui-même ; quand il ne fait pas ce qui lui déplaît, même [si sa résistance est] sans raison. Qu’est-ce donc quand il juge les choses d’après la raison et après mûr examen ? L’intelligence libre de passions est une acropole ; l’homme n’a rien de plus solide où il puisse se réfugier et être toujours imprenable. Celui qui n’a pas vu cela est ignorant ; celui qui l’a vu et qui ne cherche pas ce refuge est malheureux.

49

Ne te dis rien de plus à toi-même que ce que te rapportent les représentations qui s’offrent d’abord à toi. On t’a rapporté qu’un tel dit du mal de toi ; voilà ce qu’on t’a rapporté, mais non que tu en es blessé. Tu vois[100] que ton petit enfant est malade. Tu le vois ; mais qu’il soit en danger, tu ne le vois pas. C’est ainsi qu’il faut t’en tenir à tes premières représentations[101] et n’y rien ajouter de toi-même ; ainsi il n’y a rien[102]. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui a l’expérience de ce qui arrive dans l’univers.

50

Ce concombre est amer. — Laisse-le. — Il y a des buissons sur le chemin. — Laisse-les ; cela suffit. Ne dis pas en outre : pourquoi de pareilles choses existent-elles dans le monde ? Tu prêterais à rire à un naturaliste, de même que tu prêterais à rire à un charpentier et à un cordonnier si tu te plaignais de voir dans leur atelier des copeaux et des rognures[103]. Encore ces ouvriers ont-ils où jeter ces débris ; mais la nature universelle n’a rien en dehors d’elle. Ce qu’il y a d’admirable dans son art, c’est qu’enfermée dans les limites qu’elle s’est tracées, elle transforme en elle-même[104] ce qu’elle contient qui semble dépérir, vieillir et devenir inutile. De tout cela elle fait des choses nouvelles, pour n’avoir besoin ni de matière[105] empruntée au dehors ni d’un endroit où jeter sa pourriture. Elle se contente de l’espace et de la matière qui lui appartiennent, et de l’art qui lui est propre.

51

Dans tes actes point d’indolence ; point de désordre dans tes entretiens ; sache te retrouver parmi tes représentations[106] ; que ton âme ne soit pas toute contractée, puis toute emportée par la joie ; ne t’embarrasse pas d’affaires dans la vie[107].

51 bis[108]

Ils tuent, ils distribuent la chair des victimes, ils lancent des malédictions. Quel rapport y a-t-il entre ces actes et le fait de conserver ta pensée pure, [raisonnable,] modérée, juste ? Si un homme se tenant près d’une source claire et douce l’invectivait, l’eau appétissante ne cesserait pas pour cela de jaillir. Il aurait beau y jeter de la boue, de l’ordure, elle disperserait vite ces immondices et entraînerait tout sans en être souillée. Comment donc te procureras-tu une source intarissable ? En conservant[109] à toute heure de ta vie ta liberté, en restant bienveillant, simple, modeste[110].

52

Celui qui ne sait pas ce qu’est l’univers ne sait pas où il est. Celui qui ne sait pas pour quelle fin[111] existe l’univers ne sait ni qui il est ni ce qu’est l’univers[112]. Celui qui a négligé de s’enquérir d’une de ces choses ne pourrait même pas[113] dire pour quelle fin il existe lui-même. Que penses-tu donc de celui qui fuit [les reproches et les injures] ou recherche[114] [les éloges et] les applaudissements d’hommes qui ne savent ni où ils sont ni ce qu’ils sont ?

53

Tu veux être loué par un homme, qui se maudit lui-même trois fois dans une heure ? tu veux plaire à un homme, qui ne se plaît pas à lui-même ? Peut-il, en effet, se plaire à lui-même, celui qui se repent de presque tout ce qu’il fait ?

54

Il ne faut pas seulement s’unir par le souffle à l’air qui nous enveloppe, mais aussi par la pensée à l’intelligence qui embrasse tout ! La force intelligente n’est pas moins répandue en tout lieu et n’est pas moins à la portée de l’homme capable de se l’assimiler que l’aérienne[115] à la portée de celui qui peut la respirer.

55

Pas plus que le vice en général ne fait de mal à l’univers, le vice d’un individu ne peut nuire à un autre. Il ne peut nuire, en effet, qu’à celui à qui a été donné le pouvoir de s’en délivrer dès qu’il le voudra[116].

56

Le libre arbitre[117] du voisin est indifférent au mien comme sa respiration et son corps. Car, bien que nous soyons précisément nés les uns pour les autres, nos principes dirigeants ont pourtant leur autonomie personnelle ; autrement le vice du voisin deviendrait mon propre mal. Dieu ne l’a pas voulu, afin qu’il ne fût au pouvoir d’aucun autre que je fusse malheureux.

57

Le soleil semble se répandre partout, et il est, en effet, répandu partout, mais sans s’écouler[118]. Cet épanchement est le résultat d’une tension. Aussi donne-t-on aux rayons du soleil le nom d’ἀκτῖνες[119], du verbe ἐκτείνεσθάι (s’étendre). Ce qu’est un rayon, tu peux t’en assurer en regardant la lumière du soleil qui pénètre par une étroite ouverture dans une chambre noire ; elle se dirige en ligne droite[120] et va pour ainsi dire s’appuyer[121] sur le corps solide qu’elle rencontre et qui intercepte le passage de l’air situé de l’autre côté ; là, elle s’arrête, sans glisser, sans tomber. Ainsi doit s’épancher et se répandre la pensée[122], sans se laisser couler, mais en se tendant ; ainsi elle doit peser sur les obstacles qu’elle rencontre, sans violence, sans emportement ; il ne faut pas qu’elle tombe, mais qu’elle se tienne droite, éclairant l’objet qui la reçoit. Ce qui refuse de la réfléchir[123] se prive de sa lumière.

58

Celui qui craint la mort craint ou de ne plus sentir ou de sentir autrement. Mais si l’on cesse de sentir, on ne doit plus sentir aucun mal ; si l’on acquiert une autre sensibilité, on devient un autre animal[124], et l’on ne cesse pas de vivre.

59

Les hommes sont nés les uns pour les autres ; instruis-les donc, ou supporte-les.

60

Une flèche se meut autrement que l’esprit ; cependant l’esprit, même quand il prend ses précautions et tourne autour des choses qu’il examine[125], n’en va pas moins tout droit vers son but[126].

61

Entre dans le for intérieur de chacun[127], mais permets à chacun d’entrer dans le tien.

  1. [Πέφυρσαι οὖν. M. Couat, qui a traduit plus haut (VI, 16) πεφύρθαι par « être troublé », est d’accord avec lui-même et se conforme, en somme, à l’usage du mot en écrivant ici : « Te voilà confondu. » Pourtant le passage reste douteux parce que le mot ὥστε qui introduit la phrase suivante établit entre elle et πέφυρσαι οὖν un rapport de conséquence. Est-ce donc parce que Marc-Aurèle est confondu qu’il doit renoncer à la réputation d’un philosophe ? Non ; mais parce qu’il s’est mis en état d’être confondu. Cette distinction semblera peut-être bien subtile ; il est pourtant certain que si, à côté de πέφυρσαι, on pouvait sous-entendre τὸν βίον, et traduire ce verbe par : « Il y a du mélange dans ta vie, » on assurerait plus aisément la liaison des phrases et la suite du sens.]
  2. [Couat : « la réalité s’y oppose. » — Plus loin (X, 31), ὑπόθεσις s’oppose à ὕλη, précisément, comme l’hypothèse ou la chimère à la réalité ; plus loin encore (XI, 7), le même mot désigne la « base » et par suite le « plan » et la « direction » d’une vie. Ce sont là des acceptions divergentes, mais également usuelles d’ὑπόθεσις : on ne les rattache l’une à l’autre qu’en recourant à l’étymologie, qui donne le sens premier. Or, c’est celui qui convient ici. Ὑπόθεσις (littéralement : « fondement » ou « base ») désigne ici « les faits » sur lesquels Marc-Aurèle devrait fonder sa prétention. J’ai dû écourter ci-dessus cette traduction littérale d’un seul mot.]
  3. εἰ κἃν τὸ λοιπὸν τοῦ βίου, ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει, βιώσειν.

    Cette phrase est évidemment altérée ; la conjonction εἰ gouverne un verbe à un mode personnel, qui est sans doute βιώσῃ, au lieu de βιώσειν. Il y a une autre incorrection dans la proposition ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει. L’idée est qu’il faut vivre conformément aux prescriptions de la nature. Si donc l’on conserve ὅσον δήποτε, qui se rapporterait à λοιπὸν τοῦ βίου et signifierait « le reste de ta vie, quelle qu’en soit la durée », il faut ajouter ὡς avant ἡ σὴ φύσις. C’est le texte qu’a adopté Gataker. Plus simplement encore, on peut changer ὅσον en ὡς ἂν et θέλει enθέλῃ. Les deux corrections sont plausibles, et le sens reste le même. [Mais la dernière, due à Coraï, est incontestablement la meilleure, étant non seulement la plus simple, mais tout à fait conforme aux tendances de la langue commune, qui employait très volontiers ὡς ἅν, et par là s’acheminait du ὡς des Attiques au σὰν des Grecs modernes.]

  4. [Cf. supra VII, 67 : ἀπήλπισας διαλεκτικὸς… ἕσεσθαι, — et toute la dernière phrase.]
  5. Les deux verbes à la 3e personne, ποιήσει et ἕχῃ, supposent un sujet à la 3e personne, le pronom τις, qui a disparu.
  6. [Couat : « la matière et la forme. » — Cf. supra IV, 21, note finale.]
  7. τά ἡγεμονικὰ ἧν αὐτῶν ταὐτά. Le pronom ταὐτά n’est pas clair. Les uns écrivent ταῦτα, d’autres ταὐτά, d’autres enfin τοιαῦτα. Je préfère ταὐτά, qui me paraît plus conforme à la suite des idées ; mais il semble que l’adverbe ἀεὶ serait nécessaire.
  8. [Var. : « Sache qu’ils n’en continueront… » En grec, la phrase n’est pas faite. Le premier mot, ὅτι, est de trop ou suppose la chute d’un verbe principal.]
  9. [Cf. les mêmes mots, infra XII, 21.]
  10. [Couat : « de le prendre et de le transporter de côté et d’autre. » — Cf. supra IV, 36, et la note (aux Addenda).]
  11. [Couat : « Tout est métamorphose. » Var. : « Tout est en mouvement. » — J’aurais admis cette variante, qui est la première version de M. Couat, si le mot « mouvement » pouvait en français, comme κίνησις en grec (supra VI, 17, en note), désigner le changement de forme aussi bien que le changement de lieu. Le mot « changement » lui-même ne serait pas exact, car il n’éveille pas l’idée de direction qui est toujours en τροπαί, ni celle de retour au point de départ que Marc-Aurèle y a mise parfois (cf. X, 7 : τροπὴ τοῦ στερεμνίου εἰς τὸ γεῶδες).

    Nous avons eu l’occasion (supra VII, 16, seconde note) de définir l’expression τροπὴ τοῦ ἡγεμονικοῦ, ou τῆς ψυχῆς ou τῆς διανοίας. Les deux sens, psychologique et physique, que les Stoïciens donnent au mot τροπὴ, pourraient être exprimés graphiquement : le premier par une ligne droite, ordinairement une oblique ; le second par un arc de cercle, et à l’occasion par un cercle entier.]

  12. οὐχ ὤστε φοϐηθῆναι. Les deux mots οὐχ et ὤστε ont été intervertis ; il faut lire : ὤστε οὐχί [et sous-entendre δεῖ.]
  13. [Couat : « la répartition des choses est toujours la même. » — Marc-Aurèle précise sa pensée à l’article suivant lorsqu’il dit que la nature universelle « distribue équitablement à chacun, selon son mérite, la durée, la matière, etc. »]
  14. [Couat : « idée. »]
  15. [Couat : « elle ne s’arrête à rien de faux. » — Cf. supra V, 10, première note.]
  16. [Couat : « quand elle dirige ses désirs uniquement vers des actes de solidarité. » — Le mot « désirs » restreint beaucoup trop le sens d’ὁρμαί. Les ὀρέξεις, « inclinations, » dont il va être question à la phrase suivante, sont encore des ὁρμαί. Cf. supra III, 16, 3e note.]
  17. εἴγε ἴσους. La correction ἤγε, proposée par Casaubon, doit être adoptée.
  18. [Couat : « la durée, la substance, la forme. » — Cf. supra IV, 21, note finale.]
  19. [Couat : « l’énergie, l’accident. » — Les mots ἐνέργεια et σύμϐασις s’éclairent l’un l’autre. La pensée IX, 31, en précisera l’opposition : τἀ ἀπὸ τῆς ἐκτὸς αἰτίας συμϐαίνοντα y représente et y définit σύμϐασις ; et τὰ παρὰ τἡν ἐξ ἡμῶν αἰτίαν ἐνεργούμενα y développe et y définit ἐνέργεια. Mêmes expressions, ou peu s’en faut, aux pensées X, 11, et XII, 24. On peut, enfin, reconnaître la même antithèse au début de l’article VII, 55 : ἡ φύσις σε ὀδεγεῖ, ἤ τε τοῦ ὄλου διὰ τῶν συμϐαινόντων σοι, καὶ ἡ σὴ διὰ τῶν πρακτέων (c’est-à-dire ἐνεργητέων) ὑπὸ σοῦ. Les deux natures qu’y distingue Marc-Aurèle étant d’ailleurs d’accord entre elles, les deux notions de ce que nous devons respectivement à chacune — « activité » et « circonstances » — sont inséparables. De fait, les circonstances ne nous sont données que pour solliciter notre activité, qui ne s’exerce que sur elles. Elles sont « la matière » (IV, 1) de l’action.

    Il est donc naturel de comprendre dans la même énumération l’αἰτία et l’ὔλη d’une part, l’ἐνέργεια et les συμϐάσεις de l’autre, dès qu’on fait tant que distinguer l’αἰτία de l’ἐνέργεια. Nous en avons plus haut (V, 23, 2e note) défini le rapport. C’est, en un sens, celui de la cause efficiente et formelle à la cause finale. La cause matérielle ayant été également nommée à côté de celles-là, le temps, qui est aussi un principe ou une cause pour Marc-Aurèle (supra IV, 21, début de la note finale), trouvait enfin sa place dans l’énumération. Il est même nommé le premier parce que l’inégalité la plus apparente des vies humaines est en leur durée.

    L’énumération du temps, de la matière, du principe efficient, de l’activité et des circonstances est intéressante à un autre point de vue. Les quatre catégories stoïciennes (supra VI, 14, 1re note) sont représentées en ces cinq mots : le substrat, par οὐσία ; la détermination première, par αἲτιον ; les qualités secondes, par χρόνος et ἐνέργεια ; la relation, enfin, par σύμϐασις. Car les « circonstances » ne valent que par rapport à nous et par l’usage que nous en faisons.]

  20. Je lis ainsi cette phrase : μὴ εἰ τὸ ἒν ἴσον εὑρήσεις, comme Casaubon.
  21. [Couat : « mais en comparant à la fois tous les attributs d’une même catégorie avec l’ensemble des attributs d’une autre. » — Un peu plus haut : « les choses une par une, » où j’ai écrit : « les vies détail par détail. » Marc-Aurèle veut dire, selon moi, que si l’on ne comparaît que la durée d’une vie à la durée d’une autre, les événements d’une vie à ceux d’une autre, et la santé et même l’intelligence d’un homme à la santé et à l’intelligence d’un autre, on n’arriverait qu’à la constatation d’une inégalité révoltante. Mais, tout compte fait, la nature a donné autant à chacun, puisqu’à chacun elle a donné du temps, un corps, une âme, une raison agissante, et les événements d’une vie, c’est-à-dire en somme tout ce qu’il faut pour être vertueux. Pour compter ainsi, il faut accepter les dogmes du Portique, se dire que l’action conforme à la vertu seule a du prix et qu’elle nous est toujours permise, que les choses nous sont indifférentes, que le corps même « ne nous touche pas », que la pièce est toujours achevée quand elle s’interrompt, et que deux heures bien employées suffisent.

    Rien dans le texte grec ne me semble exprimer l’idée de « catégories » d’êtres. Il paraît, au contraire, évident que τοῦδε et τοῦ ἑτέρον dans la dernière phrase équivalent à ἑκάστοις, qui est écrit à la fin de la précédente. — L’interprétation de M. Couat, qui remonte à Pierron et qu’on retrouve dans le livre de M. Michaut, aurait d’ailleurs besoin d’être elle-même interprétée.]

  22. ἀναγιγνώσκειν οὐκ ἔξεστιν. Ces mots peuvent s’expliquer de plusieurs manières. Si Marc-Aurèle, selon son habitude, s’adresse à lui-même, ils ont nécessairement le sens que je leur ai donné : Marc-Aurèle a plusieurs fois exprimé l’idée que le philosophe devait agir et non pas lire (II, 2, 3 ; III, 14). Au lieu de ἀναγιγνώσκειν, Nauck a proposé ἀναϐιῶναι, qui est ingénieux, mais hypothétique. Le sens de la pensée serait le suivant : il y a des choses que l’homme ne peut pas faire, par exemple ressusciter ; mais il peut toujours être homme de bien. Je m’en tiens au texte des manuscrits, qui offre un sens acceptable.
  23. Le texte des manuscrits μηδὲ σὺ σεαυτοῦ, et non τοῦ σεαυτοῦ, signifie que Marc-Aurèle ne doit pas mal parler de la vie à la cour, non seulement devant les autres, mais à soi-même.
  24. [Couat : « or l’utile ne saurait se distinguer du bien, et l’honnête homme ne saurait éviter de s’en préoccuper, » — et, en note : « Le progrès naturel du raisonnement me paraît presque exiger que la seconde phrase admette comme premier terme, c’est-à-dire comme sujet, le dernier terme, c’est-à-dire l’attribut, de la précédente. D’autre part, l’ordre des mots χρήσιμον et ἀγαθὸν est fixé par la dernière phrase. Il faut avoir établi que ce qui est utile est un bien pour pouvoir écrire que le plaisir, n’étant pas utile, n’est pas un bien. Cela étant, il convient d’écrire, comme l’a fait Reiske, dans la seconde proposition : τὸ δὲ χρήσιμον ἀγαθὸν τι δεῖ εἶναι, au lieu de τὸ δὲ ἀγαθὸν χρήσιμον. » — Les deux arguments de M. Couat m’ont paru plus spécieux que forts. Ils ne sauraient suffire à légitimer une correction. Je m’en suis tenu au texte des manuscrits, qui est d’ailleurs clair et logique.

    L’identité de l’« utile », du moins de ce qui est vraiment « utile » (supra III, 6, fin), et du « bien » est un dogme pour le Portique. Mais l’utilité n’est qu’un attribut du bien, d’ailleurs le plus important peut-être, en tout cas celui qu’on nomme d’abord, et le plus souvent, puisqu’on a trouvé (Diogène, VII, lix, 98) au moins quatre appellations différentes pour le désigner : συμφέρον, λυσιτελές, χρήσιμον, ὠφέλιμον. Une eût suffi, la dernière, d’autant mieux que la définition qu’on nous donne des trois autres les ramène à celle-là. Pour ne rappeler que celle du mot qu’a choisi Marc-Aurèle en ce passage, le bien est dit χρήσιμον, ὄτι χρείαν ὠφελείας παρέχεται. — En écrivant τὸ δὲ ἀγαθὸν χρήσιμόν τι δεῖ εἶναι, notre auteur n’a donc fait que rapporter une formule consacrée dans l’École, et à laquelle nous n’avons pas à toucher.

    La présente pensée, comme tant d’autres qu’on en peut rapprocher (par exemple, V, 15), implique que la conscience de l’honnête homme est le critérium du bien et de l’utile.]

  25. [Couat : « Quelle en est la substance, la matière, la cause ? » — Cf. IV, 21, note finale. Pour la suite, cf. III, 11, 5e note.]
  26. [Cf. supra V, 1.]
  27. [Cf. supra VI, 44, 4e note.]
  28. [Couat : « plus particulier, plus inné. » — Sur le sens d’οἰκεῖον, cf. supra VI, 19, en note. Pour la traduction de προσφυέστερον, je me suis d’autant moins soucié de dissimuler la tautologie apparente qui est déjà dans le texte grec, que le français donne volontiers au mot « naturel » le sens de « facile », et que par là le troisième adjectif : « plus agréable, » s’expliquera aisément.]
  29. [Couat : « idées. »]
  30. [Ce sont les trois divisions de la philosophie pour les Stoïciens. Les fondateurs de l’École, Zénon et Chrysippe, les rangeaient, au rapport de Diogène Laërce (VII, xxxiii, 39) dans un ordre différent, commençant par la logique pour finir par la morale. D’autres (ibid., 40) disaient que la logique est le squelette ou le système nerveux d’un vivant, dont l’éthique serait les chairs, et la physique l’âme ; ou bien, la coque d’un œuf, dont l’éthique serait le blanc, et la physique le jaune. Ces métaphores indiquent une distribution différente, qui est celle d’Apollodore. D’autres, comme Panétius et Posidonius, nommaient d’abord la physique : c’est l’ordre qu’a suivi Marc-Aurèle. On ne peut que s’en étonner : car la morale est pour lui de beaucoup la plus importante partie de la philosophie ; c’est même la seule qui l’intéresse, ainsi qu’il le déclare à maintes reprises (I, 17, fin ; VII, 67, fin ; VIII, 1). Il eût donc dû la nommer en dernier lieu, comme Zénon et Chrysippe, — ou en premier, comme Sénèque (ad Lucilium, 89).]
  31. [C’est le corollaire du principe socratique : « la vertu est science ; le vice, ignorance, » qu’ont adopté les derniers Stoïciens, — et que repoussaient les premiers, malgré leur déterminisme, pour ne pas laisser d’excuse à la faute : πάντων γὰρ ἁμαρτανόντων παρὰ τὴν ἰδίαν κακίαν… μηδὲ συγγνώμην ἔχειν τοῖς ἁμαρτάνουσιν (Stobée, Ecl., II, 190 ; cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 229. Voir aussi supra p. 48, note 2).]
  32. [Même image, IV, 6, et XII, 16.]
  33. [Cf. VI, 55, une comparaison analogue.]
  34. [Cf. supra IV, 12 ; VII, 7, et l’exemple d’Antonin, I, 16.]
  35. [Et puisque suivre sa raison, ou, comme disent les Stoïciens, « suivre Dieu, » c’est être libre. — Couat : « C’est un résultat de ton action personnelle, s’exerçant suivant tes tendances et ton choix, suivant la décision de ton esprit. » — Sur le sens d’ὁρμή cf. supra III, 16, 3e note.]
  36. πρὸς τί ἕτι σοι φέρει. Au-dessus de ἕτι σοι φέρει, un manuscrit donne συμφέρει, qui doit être la vraie leçon.
  37. [Cf. IV, 21, 1re note (à l’Appendice).]
  38. [Cf. supra V, 1.]
  39. [Couat : « à se maintenir. » — En grec, συνεστώσῃ. M. Mondry-Beaudouin, rendant compte dans la Revue critique de la traduction de M. Michaut, y a déjà corrigé ce faux-sens, qui remonte à Pierron et à Barthélemy-Saint-Hilaire. Nous avons vu (V, 16, 3e note) que σύστασις était synonyme de κατασκευή.

    On se souvient qu’à l’article VII, 23, Marc-Aurèle demandait : quel bien y a-t-il pour un coffre à être construit, quel mal à être démonté ?]

  40. [On achève aisément la comparaison, puis la pensée. La lampe, qu’on l’allume ou qu’on l’éteigne, reste indifférente. Et l’homme, chez qui la vie s’allume, puis s’éteint ?]
  41. [Ce mot a dû être ajouté pour la clarté de la traduction. Marc-Aurèle avait écrit simplement : « Retourne-le. »]
  42. [Couat : « la débauche, » — et, en note :

    « J’ai maintenu le texte des manuscrits πορνεῦσαν, tout en reconnaissant qu’il est fort douteux. Marc-Aurèle dit que le corps de l’homme se dégrade vite par l’effet seul de la vie ; l’idée de la débauche intervient ici d’une manière inattendue et même déplacée. » — C’est la correction de M. Rendall, ἀποπυῆσαν, qui est traduite ci-dessus.]

  43. [Cf. supra IV, 3.]
  44. [Couat : « au sujet présent, ou à ton jugement, ou à ton action, ou au sens de tes paroles. » — Le sens de τὸ ὑποκείμενον nous est donné, entre autres passages, par la pensée VII, 29 : « Divise et partage tout objet (τὸ ὑποκείμενον) en principe efficient et matière. » C’en est, d’ailleurs, pour les Stoïciens l’acception la plus usuelle (supra VI, 14, 1re note). — Plus loin, me rappelant qu’à la pensée VII, 4, où reparaît le mot τὸ σημαινόμενον), Marc-Aurèle s’exhortait à faire attention « à ce qui se dit et à ce qui se fait », j’ai hésité à écrire : « cette » action, « ces » paroles, au lieu de : « ton » action, « tes » paroles. Mais il est probable que les deux pensées sont indépendantes ; et M. Couat, en écrivant : « ton » action, et « tes » paroles, a dû fidèlement interpréter le texte grec : le mot qui précède (δόγματι) ne peut, en effet, désigner qu’une opération de notre pensée, celle d’autrui nous étant fermée, ou ne nous étant connue que par les « actions » et les « paroles » qui la manifestent ; la suite naturelle du sens paraît donc appeler, après « ta » représentation et « ton » jugement, « tes » actions et « tes » paroles.

    On remarquera l’ordre de cette énumération, qui suffirait à fixer le sens des mots. Des représentations se tire le jugement qui (III, 16, dernières lignes de la note finale, à l’Appendice) règle la conduite de la vie, et qui est impliqué en tout ce que nous pouvons faire ou dire. Ce sont ici les représentations que Marc-Aurèle nomme d’abord, c’est par les actes et les paroles qu’il finit ; et ce n’est pas sans raison que, pour désigner l’opération intermédiaire, il choisit, des trois termes qui servaient aux logiciens de l’École (κρίσις, ὑποληψις et δόγμα), celui que, presque seul, on employait en morale. — Cf. infra VIII, 47, note 1.]

  45. On ne voit pas comment le second paragraphe de cette pensée se rattache au premier. Dans tous les cas, la conjonction δέ, qui relie les deux membres de phrase de ce second paragraphe, est sans doute mise là pour γάρ. [C’est pour répondre à la première de ces observations que j’ai distingué de l’article 22 un article 22 bis.]
  46. [Sur les rapports de l’ἐνέργεια (ou πραττόμενα) et de la σύμϐασις (ou συμϐαίνοντα), cf. supra VIII, 7, 6e note.]
  47. [Var. : « d’où sort la série continue des événements. »]
  48. [Cf. supra VI, 13 ; infra IX, 36.]
  49. [Fille de Marc-Aurèle et femme de Vérus, son collègue à l’empire.]
  50. [En 169 ; ce renseignement peut aider à dater le livre VIII des Pensées.]
  51. [Inconnue, comme Diotime et Épitynchanus.]
  52. [Le Stoïcien, supra I, 15.]
  53. [Caninius Celer, rhéteur, maître de Marc-Aurèle.]
  54. [J’ai transposé cette phrase, qui, dans le texte grec, précède celle dont j’ai imprimé la traduction en italiques. Il me paraît, comme à M. Stich, difficile d’admettre que Marc-Aurèle ait interrompu, puis repris l’énumération des noms propres par laquelle commence la pensée.]
  55. [Inconnu.]
  56. [Sans doute Démétrius de Phalère.]
  57. [Astrologue.]
  58. [Couat : « Rappelle-toi donc que le composé dont tu es fait devra se disperser ; ton souffle devra s’éteindre… » — Ni M. Couat, ni Pierron, ni Barthélemy-Saint-Hilaire, ni M. Michaut ne se sont avisés que les conjonctions ἤτοι… ἢ… marquaient une alternative. La première hypothèse qu’envisage Marc-Aurèle est l’hypothèse atomiste ; le mot σκεδασθῆναι en rend témoignage (cf. supra p. 60, note 6) ; les deux suivantes (οϐέσις et μετάστασις, cf. IV, 21, 1re et dernière notes) sont des théories stoïciennes. On remarquera que le mot πνευμάτιον désigne ici à la fois l’âme et le souffle vital (cf. p. 102, note 4).]
  59. [Couat : « les impulsions des sens. » — Cf. supra V, 26, et les notes.]
  60. [Couat : « de discerner les idées plausibles. » — Πιθανὸς n’est pas ἀληθής ; et il y a loin encore de l’idée « plausible » à l’idée sûre. On peut ajouter qu’il n’y a nulle peine à discerner les idées plausibles ; qu’au contraire tout le mérite — et toute la joie — est à les éclaircir et à éviter d’en être la dupe. Ne sont-ce pas précisément les vraisemblances qui nous trompent ?

    Dans la version de M. Couat, « plausible » signifie presque « certain » ; c’est l’équivalent des mots « digne de confiance » ou de « créance », qu’ont écrits les autres traducteurs français. « Plausible » est donc ambigu, tant que le tour de la phrase ne permet pas de comprendre : « plausible, mais seulement plausible ; plausible, mais non assuré. » Il n’en est pas ainsi de πιθανός. L’usage constant de Marc-Aurèle, l’usage ordinaire des autres auteurs grecs a fixé le sens de ce mot. Dans les Pensées, il est toujours possible d’entendre par πιθανότης (IV, 12) une « conviction » — mais non une certitude absolue — qui nous détermine de bonne foi, quand il n’est pas nécessaire de reconnaître que ce nom ou l’adjectif correspondant ne désigne que la « vraisemblance » (VIII, 36), et même la vraisemblance qui nous abuse (III, 2, fin : οὐ πιθανόν, invraisemblable, et pourtant vrai ; V, 6, fin : λογικῇ τινι πιθανότητι παράγεσται, être dupe d’une vraisemblance logique).]

  61. [Couat : « Trois manières d’être : l’une avec le corps… » — Cf. supra VI, 38, 1re note.]
  62. πρὸς τὸ αἴτιον τὸ πεσικείμενον. Gataker a conservé le mot αἴτιον, qui n’a ici aucun sens, et qui ferait double emploi avec αἰτίαν, qui vient plus loin. On a corrigé αἴτιον en ἀγγεῖον (Walkenaer) et σωμάτιον (Corai). Cette dernière correction me paraît la meilleure. — [Les deux, d’ailleurs, donnent à peu près le même sens, puisque Marc-Aurèle désigne volontiers (III, 3 ; X, 38 ; XII, 2) le corps par ἀγγεῖον ou ἀγγειῶδες περικείμενον. J’ai, pour ma part, préféré la conjecture de Walkenaer, en raison de la ressemblance graphique des mots ΑΓΓΕΙΟΝ (peut-être écrit, par iotacisme, ΑΓΓΙΟΝ) et ΑΙΤΙΟΝ. — Cf. Polak, In M. Antonini Commentarios, Hermès XXI, p. 331.]
  63. [Cf. supra VII, 14 ; VII, 16 ; VII, 33, etc.]
  64. [Cf. supra V, 19, et la note, rectifiée aux Addenda.]
  65. Il m’est impossible de comprendre cette phrase en conservant la leçon μὴ. Ce mot signifie clairement, et il est inadmissible que Marc-Aurèle se recommande à lui-même de ne pas parler avec clarté. En admettant même que περιτράνως signifie parfois « avec une élégance affectée », et que ce mot soit opposé à ὑγιεῖ λόγῳ, la construction grecque exigerait ὑγιεῖ δέ. Le plus simple est donc de supprimer la négation μή, où est toute la difficulté, et de la remplacer par καί.
  66. [Le philosophe d’Auguste (Sénèque, ad Marciam, 4, sqq).]
  67. εἶτα ἔπιθι… Πομπηΐον. Il manque probablement quelque chose à cette phrase dont le sens se devine, mais dont la construction est incorrecte.
  68. [Cf. supra IV, 1.]
  69. ἐπεφύκεις γὰρ μέρος. J’ai conservé le mot μέρος, qui est répété plusieurs fois dans ce morceau. Peut-être μέλος vaudrait-il mieux ; d’ailleurs, les mots μέλος et μέρος, employés tour à tour par Marc-Aurèle dans des pensées analogues, ont le même sens. — [Cf. supra IV, 14 : ἐνυπέστης ὡς μέρος.]
  70. [Couat : « quelle bonté il a témoignée à l’homme. » — C’est τετίμηκε que je traduis par « quels égards ».]
  71. [Couat : « Il a fait dépendre de lui que l’extrémité (?) ne fût pas séparée du tout, et qu’après en avoir été détachée elle pût revenir… »]
  72. ὤσπερ τὰς ἅλλας… φύσις. Cette première phrase est tout à fait incorrecte et sûrement altérée. Un des manuscrits donne ἑκάστῳ au lieu de ἕκαστος. Il semble, en effet, qu’il convienne de lire ἑκάστῳ et d’ajouter ou de substituer à un autre mot le verbe dont φύσις est le sujet. Les mots σχεδὸν ὄδον ne sont pas ici à leur place ; on ne s’explique pas cette restriction. C’est bien à tous les êtres que la nature a donné leurs facultés. Il faut donc substituer à ces deux mots le verbe, quel qu’il soit, signifiant donner, distribuer, qui a pour sujet φύσις.

    Les mots ἡ τῶν λογικῶν φύσις doivent aussi être changés en ἡ τῶν ὄλων φύσις, expression familière à Marc-Aurèle ; τῶν λογικῶν, qui se trouve à la ligne précédente, est répété ici par erreur.

    [Le verbe que réclame M. Couat et qui doit, autant que possible, ressembler graphiquement à ΣΧΕΔΟΝΟΣΟΝ, n’est malheureusement pas aisé à trouver. Casaubon avait voulu lire ΕΣΚΕΔΑΣΕΝ ; mais ce mot, dont le sens est si net (cf. supra p. 60, note 6), n’indiquerait-il pas une répartition arbitraire des dons de la nature, faite par le hasard et non par la Providence ? J’aimerais mieux lire ΕΧΟΡΗΓΗΣΕΝ, qui compte autant de lettres que ΣΧΕΔΟΝΟΣΟΝ, et nous présente les mêmes aux mêmes places (Χ, Σ, Ν, sans compter l’initiale : entre un Σ et un Ε lunaires la différence est, en effet, imperceptible). Ma conjecture ne suppose guère, en somme, qu’une seule grosse tache ou un gros trou dans l’archétype, à la place des cinq lettres médianes du mot.]

  73. [Couat : « tout accident et toute contrariété. » — Cf. supra VI, 42.]
  74. [Cf. IV, 1, et VIII, 32. Ainsi, pour les Stoïciens, non seulement la souffrance n’est pas un mal, mais c’est pour le sage une chance heureuse, une occasion d’éprouver et d’exercer sa vertu et d’acquérir ainsi le bien véritable, en suivant les voies mêmes de Dieu.]
  75. [Couat : « et l’utiliser pour le but, quel qu’il soit, qu’il poursuit. » — Ce présent peut-il traduire l’aoriste ἂν ὤρμησε ? En changeant d’action, n’avons-nous pas changé de but ? ou bien si notre but a toujours été et est encore d’agir bien, sans nous préoccuper de la matière de notre action (VI, 50), que signifieraient ici ces mots : « quel qu’il soit, » appliqués au but ? — Je ne vois pas d’autre interprétation possible de ce passage que celle de M. Michaut.]
  76. ἐπιγεγενῆσθαι. Bien que ce parfait puisse, à la rigueur, s’expliquer comme un futur antérieur, le futur serait plus correct et plus clair ; j’ai traduit comme s’il y avait ἐπιγενήσεσθαι, adopté par Gataker.
  77. [Cf. supra II, 14.]
  78. Le nom de Vérus a été restitué par Saumaise. [Nous avons déjà rencontré un peu plus haut (VIII, 25) le nom de Vérus à côté de celui de Diotime. Pergame était un des affranchis du premier ; Panthée, son affranchie et sa maîtresse. C’est elle qu’a célébrée Lucien dans les Portraits.]
  79. Au lieu de Χαυρίας ou Χαϐρίας, j’ai adopté la leçon Καιρέας, proposée par Reiske. [Chéréas ou Chabrias nous est d’ailleurs inconnu.]
  80. [Couat : « s’ils en éprouvaient du plaisir, seraient-ils pour cela immortels ? » — et, à la ligne suivante : « qu’à leur tour les affranchis deviendraient… » — En grec : ἕμελλον οὖτοι ἀθάνατοι εἷναι ; οὐ καὶ τούτουςM. Couat, qui a rigoureusement traduit τούτους, et, à l’avant-dernière phrase, ἐκεῖνοι et τούτων, semble n’avoir pas aperçu le premier pronom, οὖτοι. Peut-être aussi l’a-t-il supprimé délibérément, en considérant qu’ici comme en d’autres passages (cf. surtout IV, 21) Marc-Aurèle professait la doctrine de la survivance temporaire des âmes. Cette correction, si c’en est une, serait, d’ailleurs, assez arbitraire ; et je me demande si la suite des phrases n’est pas beaucoup plus naturelle dans le texte non corrigé. — Par les mots : « les autres seraient-ils immortels ? » entendez : « les autres pourraient-ils éternellement rester près du tombeau du maître ? et le plaisir de celui-ci éternellement durer ? »]
  81. Le texte de cette phrase est inintelligible. Depuis Saumaise jusqu’à Reiske, bien des corrections ont été proposées. L’altération du texte se trouve, à mon avis, dans les deux derniers mots. Je ne crois pas que κρίνων soit altéré ; l’auteur semble avoir opposé ici le regard des yeux à celui de la pensée. Pour obtenir ce sens, il suffirait de corriger φησί. Reiske a proposé φρεσί ; j’aimerai mieux ὅμμασι. Platon a employé l’expression ὅμμα ψυχῆς dans la République (533, D) : j’écrirais donc ὅμμασι σοφωτάτοις.
  82. [Cf. supra IV, 7.]
  83. [L’objection serait plus forte si l’on ajoutait ici, devant « raison », un seul mot : « uniquement. » — Cf. XI, 20, note finale.]
  84. [Cf. supra VII, 14, 16, 33 ; VIII, 28 ; infra VIII, 41, 47 ; XII, 1, etc. — La pensée suivante est le développement de celle-ci.]
  85. [Var. : « Et il y a de même d’autres obstacles et d’autres maux pour toute organisation naturelle. » — Cette version (la seconde) est justifiée par la note suivante :

    « Toutes les éditions donnent, avec la plupart des manuscrits, τῆς φυτικῆς κατα σκευῆς. Le manuscrit A donne φυσικῆς. Je préfère cette leçon. On ne voit pas pourquoi, après avoir parlé de la nature des animaux, Marc-Aurèle parlerait de celle des plantes, pour passer ensuite à celle de l’intelligence. La phrase ἕστι δέ τι ἅλλο κτλ. me paraît avoir un sens général et s’appliquer à toute organisation naturelle. Autrement, il y aurait φυτικῆς φύσεως, comme ζωτικῆς φύσεως. »

    Les mots φύσις (« nature ») et κατασκευὴ (« constitution ») étant à peu près synonymes (supra VI, 44, 4e note), on s’explique que le premier de ces noms soit remplacé à côté d’un adjectif de même racine que lui (φυτικὴ φύσις) par le second ; en revanche, on ne saurait admettre l’expression φυσικὴ κατασκευή (« constitution naturelle »), qui fait en grec un pléonasme intolérable. Ce serait se payer de mots que prétendre la traduire littéralement en français par « constitution physique ».

    Je suis donc revenu à la première version de M. Couat, tout en m’étonnant avec lui que Marc-Aurèle ait nommé la nature de la plante entre celle de l’animal et celle de l’être raisonnable.]

  86. [Nous savons qu’ils ne sauraient « toucher » ou « atteindre » l’âme. — Cf. supra IV, 3, avant-dernière note ; V, 19, et la note rectifiée aux Addenda.]
  87. [C’est-à-dire au corps. — Cf., d’une part, p. 43, note 8, et 97, note 5 ; d’autre part, l’article précédent et les pensées analogues citées à la dernière note.]
  88. [Théorie de l’ὑπεξαίρεσις. — Cf. supra IV, 1 ; V, 20 ; VI, 50 ; VIII, 35.]
  89. [Couat : « voilà d’abord un mal. » — J’ai tenu à affirmer le sens de ἤδη ὤς, et non ἤδη ὡς, que donnent les manuscrits, et qui ne s’explique pas. Si l’on adopte la correction, fort plausible, de Coraï (ἰδίως), on traduira : « C’est cela précisément qui est un mal… »]
  90. [La leçon traditionnelle (τὸ κοινὸν λαμϐάνεις) est inadmissible ; on n’a pu la traduire sans forcer le sens des mots (Michaut : « si tu acceptes le sort commun »), ou sans ajouter au texte dans la proposition suivante (Barthélemy-Saint-Hilaire : « si tu subis le sort commun, tu n’as pas le droit de dire que… ») ; il doit y avoir là une lacune à combler. La traduction de M. Couat indique assez qu’il l’avait aperçue. On peut lire, en n’ajoutant que six lettres entre τὸ et κοινόν : τοῦθ´ ὤς τι κοινόν, qui donne un sens très clair ; c’est la conjecture que se trouve avoir traduite Pierron ; la plus simple mais aussi la plus suspecte, car la chute de ces six lettres ne peut s’expliquer que par un accident matériel, tache ou déchirure, qui eût nécessairement attiré l’attention du copiste ; le vide eût donc été comblé, bien ou mal. Il est plus vraisemblable que l’erreur est imputable au scribe lui-même, et qu’il manque ici soit un mot omis par étourderie et dont le précédent aura pris la finale (par exemple, δοκεῖς après λαμϐάνειν), soit plutôt toute une ligne commençant ou finissant dans l’archétype par le même groupe de lettres que la précédente. Par exemple : εἰ δὲ τὸ κοινὸν [τοῖς τε ἀγαθοῖς καὶ τοῖς κακοῖς ὥς τι ἀδιάφορον] λαμϐάνεις… C’est une phrase analogue qui est traduite ci-dessus. — Si l’on préfère lire εἰ δὲ τὸ κοινὸν λαμϐάνειν δοκεῖς, on traduira : « mais si tu te dis que tu subis (?) le sort commun. »]
  91. [Par le mot εἵωθεν, Marc-Aurèle a dû réserver le cas de maladie, de vieillesse ou de folie.]
  92. [Voir à la pensée XII, 3, le vers d’Empédocle auquel sont empruntés ces mots et le commentaire qu’en donne Marc-Aurèle lui-même.]
  93. [Couat : « d’accord avec sa propre nature. » — Cf. supra IV, à, et la note, et VI, 44, note finale.]
  94. Dans le manuscrit A, les deux paragraphes forment deux pensées détachées. Elles ne me paraissent, en effet, avoir aucun rapport.
  95. On a hésité sur le sens des deux participes συνδυομένη, et ὀρεγομένη. Le premier n’est pas grec, et c’est avec raison que Gataker a proposé συγχεομένη, expression fréquente dans Marc-Aurèle. Le sens de ὀρεγομένη est clair ; il s’oppose à πτυρομένη. On sait l’importance que les Stoïciens donnaient dans leur morale au désir et à la peur.
  96. [Couat : « N’est-il pas vrai que la nature universelle ne t’a rien infligé d’insupportable ? » — Marc-Aurèle lui-même a défini à la pensée V, 8, l’imparfait ἕφερε.]
  97. [Cette pensée accuse nettement la valeur propre du mot δόγμα parmi les divers termes par lesquels les Stoïciens désignent le « jugement ». Κρῖμα, à la première phrase, n’exprime qu’un jugement particulier, que nous portons à un moment donné sur une chose donnée. Le dogme est un jugement fixe, résultant d’expériences antérieures, et promu à la dignité de règle de conduite. Non seulement notre action, mais la « disposition » dans laquelle nous agissons, le fond même de notre être moral dépend de lui. Il peut d’ailleurs, comme tout jugement, être redressé, à la suite d’une expérience nouvelle qui le condamne.]
  98. [Marc-Aurèle n’a consacré à la mort volontaire que de rares et courts passages de ses Pensées ; à vrai dire, les circonstances de sa vie — qui ne pouvait être celle d’un Caton ou d’un Thraséas — ne devaient pas lui en rendre l’idée bien familière. Même le nom stoïcien du suicide (ἐξαγωγὴ) ne se rencontre pas dans son livre. Malgré tout, nous pouvons essayer de rassembler son témoignage sur la question et le confronter avec la doctrine de l’École.

    Toute doctrine stoïcienne du suicide commence par affirmer que la vie et la mort sont choses indifférentes. Il s’agit d’établir que l’acte par lequel on choisit entre elles ne l’est pas. Toute ou presque toute la théorie intermédiaire manque dans les Pensées. Mais on y trouvera le dogme initial et la conclusion. L’un est nettement formulé en plusieurs passages, notamment à la fin de l’article II, 11, et au milieu de l’article V, 29 ; l’autre est impliquée dans cette affirmation du début du livre III que, pour choisir le temps de « se donner congé » (ἐξάγειν ἑαυτόν), comme pour accomplir le devoir en sa perfection, il faut « une raison exercée ».

    Marc-Aurèle n’a guère considéré que deux cas possibles de mort volontaire. Il nous indique l’un aux articles 8 et 32 de son livre X. Là, c’est la seule crainte d’une défaillance qui le fait penser à quitter la vie. « Sois résolu à t’en aller, si tu perds la vertu. À quoi bon vivre sans vertu ? » — À la pensée V, 29, et ici, il s’engage à partir si un obstacle extérieur empêche l’action qu’il a jugée digne de lui : exercice de la raison et accomplissement du devoir, surtout du devoir de solidarité. Cette fois, le suicide est la dernière résistance à une contrainte immorale, et l’affranchissement.

    Ces deux cas sont contestables, et surtout le premier. Si la mort, qui est indifférente, vaut mieux que la déchéance morale, qui est mauvaise, quelque chose vaut mieux que la mort, c’est la vertu. Le suicide par crainte de défaillance n’est qu’une compromission ; c’est déjà une défaillance. Aussi, Marc-Aurèle ne le recommande-t-il que comme un moindre mal à défaut du bien. — Au contraire, il n’est pas douteux qu’à son avis, dans les circonstances qu’il suppose ici même, la mort soit le meilleur et le seul parti à prendre. Il ne s’agit d’ailleurs pas de choisir entre un bien et un mal, ni entre une chose indifférente et un bien : tout comme la mort, la contrainte extérieure que nous pouvons subir doit nous être, semble-t-il, indifférente, puisqu’elle n’affecte que notre action, non notre volonté, et qu’elle peut devenir elle-même (IV, 1) une matière à exercer notre vertu. Mais il y a des degrés dans l’indifférence ; certaines choses, sans être bonnes, sont souhaitables (προηγμένα : cf. la note à la pensée IV, 1 ; ou ἅξια) ; certaines, sans être mauvaises, sont à éviter (ἀποπροημένα ou ἀπάξια : cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 259). Au nombre de ces dernières, il faut compter la contrainte d’un homme de bien qui ne peut accomplir l’acte qu’il juge utile aux hommes. Au nombre des premières, non la mort, mais une belle mort (Stobée, Floril., VII, 24).

    Le mot ἅξιον, que nous trouvons ici même, nous rappelle toute cette théorie. Les mots ᾑ καὶ ὁ ἐνεργῶν ἀποθνῄσκει nous présentent le suicide comme une victoire. Nous pouvons préciser à l’aide de la pensée V, 29, et dire : une victoire de la liberté. C’est la pure doctrine de l’École. On se rappelle l’éloquent monologue que, dans le traité de la Providence (II, 9), Sénèque prête à Calon d’Utique : « Una manu latam libertati viam istud faciet… ; libertatem, quam patriae non potuit, Catoni dabit. » Si quelque chose distingue ici Sénèque de Marc-Aurèle, ce n’est que le ton dont ils ont exprimé les mêmes idées. Sans doute, quand je lis à la pensée V, 29 : « Il y a de la fumée, et je m’en vais : la belle affaire ! » je ne crois pas que ces mots, qui témoignent un tel dédain de la mort, déprécient en quoi que ce soit la mort volontaire. Mais il est certain que, pour parler du suicide, Marc-Aurèle ne s’est jamais mis en frais d’enthousiasme. C’est peut-être que le problème de la liberté n’avait pas pour lui le même intérêt dramatique (cf. infra XI, 20, note finale) que pour d’autres Stoïciens. C’est aussi qu’il n’a jamais eu à prévoir pour lui-même le suicide de Caton. Il n’en était pas moins homme à comprendre le mot héroïque du chef républicain lorsqu’il eut assuré le sort de ses amis et se fut fait apporter son épée : « Maintenant, je suis mon maître. »

    Mais le cas de Caton est rare ; c’est le premier qu’on pense à citer dans l’École quand on traite du suicide, celui sur lequel on n’hésite jamais. Il y eut des maîtres du Portique qui se donnèrent la mort à la suite d’accidents sans importance, et sans avoir, comme Caton, une grande cause à honorer. Zénon, lui-même, étant vieux, se pendit pour un doigt cassé. Or, les Stoïciens ont reconnu légitime et raisonnable (εὔλογος ἐξαγωγή) le suicide de leur fondateur. C’est qu’ils ont estimé que, dans sa sagesse, leur premier maître avait compté et pesé toutes les raisons contraires de mourir ou de demeurer ; ainsi l’on admettait qu’il avait dû considérer l’impossibilité matérielle de continuer à remplir tout son rôle d’homme, le peu de jours dont il tenait quitte le destin, l’heureuse occasion qui lui était offerte, peut-être la dernière, de partir librement, la vertu qu’il exerçait en renonçant à la vie. Mais le besoin de fuir la douleur physique n’avait certainement été pour rien dans son geste ; et il n’avait pas dû s’arrêter un instant à l’idée qu’en devançant l’heure fixée par Dieu il entreprenait sur sa toute-puissance ; les Stoïciens ont cru (cf. dans Sénèque le passage du De Providentia cité un peu plus haut) que rien ne devait plus réjouir les regards de Jupiter qu’une mort vraiment libre.

    On ne pouvait, certes, se proposer avec la même assurance l’exemple de Caton d’Utique et celui de Zénon. C’est que, les motifs qui déterminèrent celui-ci étant beaucoup moins éclatants, le calcul en devait être beaucoup plus délicat ; mal interprétés, ils pouvaient autoriser des morts volontaires qui eussent été déjà des lâchetés. Pour comprendre absolument le suicide philosophique de Zénon, il eût fallu pouvoir entrer dans son âme. Pour essayer seulement de le comprendre, et pour l’imiter, il faut une liberté d’esprit et une assurance de jugement singulières, « une raison exercée, » a dit Marc-Aurèle (III, 1). Ce mot ne s’applique évidemment pas au suicide que prévoit la présente pensée. Il faut en conclure que notre auteur admettait aussi le plus curieux, et, si l’on peut ainsi dire, le plus savant des suicides stoïciens : celui auquel on se résout dans les circonstances les plus banales par des raisons justes et bien déduites.]

  99. [Cf. VII, 28.]
  100. Le texte donne βλέπω. Cette première personne ne s’accorde pas avec ce qui précède. La seconde personne, proposée par Nauck, paraît nécessaire.
  101. [Couat : « impressions, » — de même qu’à la première phrase.]
  102. [Couat : « alors il ne t’arrivera rien. » — Même traduction chez Pierron et M. Michaut du présent γίνεται. Si la catastrophe doit se produire, en quoi la suspension du jugement pourrait-elle l’éviter ? — Cf. supra IV, 7.]
  103. [Les mots τῶν κατασκευαζομένων sont traduits à la phrase suivante par les mots « ces ouvriers ». Littéralement : « les copeaux et les rognures de leur travail. Encore ceux-ci… » Nous avons déjà vu (VI, 40) le verbe κατασκευάζεσθαι appliqué à « un instrument, un outil, un ustensile quelconque ».]
  104. [Couat : « elle transforme en son sein ce qui est en elle et qui semble dépérir. » — J’ai voulu traduire εἰς et ἔνδον. Ce qui rend ce passage difficile, c’est que tout ce que s’assimile la nature (dont Marc-Aurèle a dû comparer l’œuvre à la digestion des vivants) faisait déjà partie d’elle-même. La comparaison est donc nécessairement inexacte. Pour faire bien comprendre la pensée de l’auteur, il faudrait ajouter quelques mots à son texte, dire par exemple : « La nature transforme en parties d’elle-même, et non en objets distincts d’elle, des malériaux qu’elle ne tire pas d’ailleurs, mais trouve en soi. »]
  105. [Couat : « substance. »]
  106. [Var. : « ne laisse pas vagabonder tes idées. »]
  107. [Couat : « ne passe pas ta vie dans les affaires. » — Je n’ai voulu qu’éviter l’amphibologie.]
  108. Cette pensée est, dans toutes les éditions, rattachée à la précédente, avec laquelle elle n’a aucun rapport. Cependant, d’après les manuscrits A et D, elle formerait un article isolé.
  109. La leçon ordinaire (ἕξεις καὶ μὴ φρέαρ ; φὑου σεαυτόν) est évidemment inacceptable. Il faut adopter celle des manuscrits A et D : ἕξεις ; ἂν φυλάσσῃς σεαυτόν, qui est très claire.
  110. [On ne peut guère admettre la leçon courante : μετὰ τοῦ εὐμενῶς, καὶ ἁπλῶς, καὶ ἁπλῶς, καὶ αἰδημόνως. La conjecture de Reiske : εὐμενοῦς… ἁπλοῦς… αἰδήμονος est très claire ; mais, si on l’admet, comment expliquer la faute ?]
  111. πρὸς ὅ τι πέφυκεν ; de même un peu plus bas. Si l’on maintient ces deux membres de phrase, il y a dans le raisonnement une tautologie. Mais le pronom αὐτός, qui se trouve seulement dans le second membre de phrase, indique que dans le premier le verbe πέφυκεν doit avoir un autre sujet. J’écrirais donc la première fois πρὸς ὅ τι πέφυκεν ὁ κόσμος. Le raisonnement de Marc-Aurèle est le suivant : La connaissance de l’univers est la condition de la connaissance de nous-mêmes. La plupart des hommes n’ont pas cette connaissance.
  112. [Et par conséquent : ni qui il est, ni où il est, — comme il va être dit à la dernière phrase.]
  113. [Il est nécessaire de restituer, dans le texte grec, la particule ἂν devant le verbe εἴποι.]
  114. φεύγων ἤδιον n’a aucun sens. La correction qui se présente immédiatement à l’esprit est φεύγων ἢ διώκων. Cette correction est la meilleure de toutes. Marc-Aurèle déclare ici, comme il l’a fait ailleurs (XI, 11), que le sage ne doit s’occuper de la louange des hommes, ni pour la rechercher ni pour la fuir. — [À la pensée XI, 11, il n’est nullement question de la louange des hommes. Ici, on ne comprendrait pas que Marc-Aurèle nous blâmât de la fuir. J’admets, d’ailleurs, la correction de ἤδιον en ἢ διώκων : elle ne suffit pas ; il faut trouver un régime à φεύγων et construire la phrase de telle sorte que τὸν ἔπαινον se rattache naturellement à διώκων et à διώκων seul. Gataker avait senti cette nécessité. Il avait voulu lire : ὁ τῶν κροτούντων ἢ ψόγον φεύγων ἢ ἔπαινων διώκων. Sa correction, qui ne se borne pas à compléter le texte, mais bouleverse l’ordre des mots et en fausse le sens (τῶν κροτούντων ne peut désigner ceux qui blâment), est malheureusement arbitraire. J’ai supposé la chute d’une ligne entre deux mots identiques et restitué : ὁ [τὸν τῶν καταϐοώντων ψόγον ἢ] τὸν τῶν κροτούντων ἔπαινον φεύγων ἢ διώκων. Les mots que j’ai imprimés ci-dessus en italiques correspondent à ceux que je suppose disparus du texte grec.]
  115. [Couat : « que la masse de l’air. » — Il n’y a nulle raison de modifier devant l’adjectif qui traduit ἀερώδης, le substantif qu’on a écrit devant l’adjectif qui traduit νοερά : c’est le même en grec. Il faut interpréter littéralement cette pensée ; elle ne saurait étonner un lecteur accoutumé au matérialisme et au dynamisme stoïciens. D’une part, l’intelligence ou la raison est, pour Marc-Aurèle, en particulier, un élément distinct des quatre traditionnels : terre, eau, air et feu (supra IV, 4, note finale ; VI, 17, voir la note complétée aux Addenda ; infra IX, 9, 2e note) ; sa matière est celle même de l’éther, ou du feu « artiste », qui est à l’extrémité du cercle du monde, et qui enveloppe l’air et le feu moins pur. Nous avons vu d’autre part (IV, 21, 1re note, reportée à l’Appendice) les Stoïciens répartir en deux groupes les éléments : éléments actifs — l’âme du monde — et éléments inertes — le corps du monde. — L’air est déjà un élément actif ; il y a de l’air dans notre âme, au moins dans notre âme animale. C’est cette activité qu’exprime ici le mot δύναμις.]
  116. [Cf. supra V, 22, et la note, rectifiée aux Addenda ; VII, 22, et la note finale.]
  117. [Il est difficile de donner de τὸ προαιρετικὸν une traduction littérale. Ce nom est un de ceux (cf. IV, 22, fin de la note) par lesquels les Stoïciens ont désigné le « principe dirigeant ». La pensée ci-dessus nous présente, d’ailleurs, προαιρετικὸν et ἡγεμονικὸν comme synonymes. — La fonction du principe dirigeant que les Stoïciens nommaient προαίρεσις est définie par Stobée (Ecl., II, 164). Ils entendaient, nous dit-il, par αἴρεσις une volonté réfléchie (βούλησις ἐξ ἀναλογισμοῦ), et par προαίρεσις une αἴρεσις qui en précède une autre (αἴρεσις πρὸ αἱρέσεως), c’est-à-dire un dessein réfléchi et prémédité.]
  118. ἐκκέχυται. Ce mot est expliqué par la suite du raisonnement. Il ne s’agit pas d’épuisement, comme on l’a cru à tort, mais d’écoulement sans direction, pareil à celui d’une eau qui s’en va sur une pente. — [Cf. supra IV, 21, 3e note.]
  119. [Il est à peine utile de relever l’invraisemblance de cette étymologie.]
  120. γίνεται κατ´ εὐθὺ n’est pas clair ; τείνεται, proposé par Coraï, vaut mieux.
  121. Le substantif ἐπέρεισις, qui se trouve plus loin dans le second terme de la comparaison, justifie la correction de Reiske, διερείδεται, au lieu de διαιρεῖται.
  122. [Couat : « ta pensée. » — Voir la note suivante.]
  123. [Couat : « de la suivre. » — Je ne suis pas sûr du sens de cette dernière phrase. Cependant il me semble impossible de traduire παραπέμπειν par « suivre ». Les dictionnaires n’indiquent pas et le contexte n’impose pas cette acception du mot. Chez les meilleurs auteurs, ce verbe s’applique à la montagne qui renvoie un écho ; pourquoi n’exprimerait-il pas aussi la réflexion de la lumière ? Il est vrai que, dans les lignes qui précèdent, il s’agit moins d’un miroir que d’un écran. Faut-il donc, pour donner ici à παραπέμπω un sens qu’il a souvent, celui de « laisser passer », supprimer la négation du texte grec, comme le demande Coraï ? On traduirait alors ainsi la dernière phrase : « Ce qui laisse passer à côté de soi le rayon de la pensée se prive de sa lumière. »

    De toute manière, on n’aboutit qu’à une traduction en somme assez obscure. Elle s’éclaire, elle aussi, quand on rapproche l’article VIII, 54, de celui-ci. « S’unir par la pensée, » disait plus haut Marc-Aurèle, « à l’intelligence qui embrasse tout. » Il dirait ici : « Se laisser pénétrer par l’intelligence qui se répand partout, et la réfléchir comme un miroir. » Les deux textes s’accordent aisément. Je ne doute guère que τὸ παραπέμπον ne désigne ici la raison humaine, reflet de la raison divine. Un peu plus haut, à l’endroit où j’ai corrigé « ta pensée » en « la pensée » (je ne vois pas σου dans le texte grec), j’entends qu’il s’agit de toute pensée, de la nôtre aussi bien que de celle qu’elle réfléchit.]

  124. [Marc-Aurèle a toujours attribué, comme on l’a vu (supra III, 16, 2e note ; V, 26, avant-dernière note), la sensation au corps. À la fin de l’article III, 3, envisageant les mêmes hypothèses qu’ici, il écrit : « Si tu ne dois plus rien sentir, tu cesseras… d’être l’esclave du corps… » Ces divers passages nous donnent le sens des mots αἴσθησις ἑτεροίαν et ἀλλοῖον ζῷον ἔσῃ. Aux trois conceptions de notre destinée future entre lesquelles il se partage ordinairement : dissolution, extinction et déplacement (supra IV, 21, note finale ; VII, 32), Marc-Aurèle ajoute ici la métempsychose.]
  125. [Var. (2e manuscrit) : « et se met à faire l’examen des choses. »]
  126. [Cf. supra VI, 17, et la note, complétée aux Addenda. Le verbe φέρεται, qui convient au mouvement d’une flèche, n’exprime pas très exactement la démarche de l’esprit. Mais κινεῖται, qui admet νοῦς comme sujet, ne serait pas moins impropre à côté de βέλος, et il ne fallait qu’un seul verbe à la fin de la première phrase.]
  127. [Je n’ai pas jugé plus nécessaire ici qu’à l’article IV, 38 (voir la note), de substituer aux mots « for intérieur » la traduction ordinaire de τὸ ἡγεμονικόν. Dans une pensée du livre IX, 27, qui explique celle-ci, Marc-Aurèle lui-même a écrit : ἔρχου ἑπὶ τὰ ψυχάρια αὐτῶν, et non plus : τὰ ἡγεμονικὰ αὐτῶν.]