Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez/XXXI

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers (1670)
Guillaume Desprez (p. 307-330).

XXXI.

Pensées diverses.



À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

[§] On peut avoir le sens droit, et n’aller pas également à toutes choses ; car il y en a qui l’ayant droit dans un certain ordre de choses, s’éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu’il n’y a qu’une grande pénétration qui puisse y aller ; et ceux là ne seraient peut être pas grands géomètres ; parce que la Géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle, qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d’esprits, l’un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de Géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est étendue d’esprit. Or l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et faible.

Il y a beaucoup de différence entre l’esprit de Géométrie et l’esprit de finesse. En l’un les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun, de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté là manque d’habitude ; mais pour peu qu’on s’y tourne on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent.

Mais dans l’esprit de finesse les principes sont dans l’usage commun, et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n’est question que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seraient donc fins, s’ils avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent : et les esprits fins seraient géomètres, s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de Géométrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Géométrie : mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de Géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine : on les sent plutôt qu’on ne les voit : on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en Géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres ; à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans art ; car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu.

Et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutumé de juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes stériles et qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ; autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses spéculatives et d’imagination qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans l’usage.

[§] La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.

[§] Il arrive souvent qu’on prend pour prouver certaines choses des exemples qui sont tels, qu’on pourrait prendre ces choses pour prouver ces exemples ; ce qui ne laisse pas de faire son effet ; car comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu’on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière d’un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle générale. On trouve toujours obscure la chose qu’on veut prouver, et claire celle qu’on emploie à la prouver ; car quand on propose une chose à prouver, d’abord on se remplit de cette imagination qu’elle est donc obscure, et au contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l’entend aisément.

[§] Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui se présentent à eux : mais nous le supposons bien gratuitement ; car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l’un et l’autre qu’elle est blanche : et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée ; mais cela n’est pas absolument convainquant, quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative.

[§] Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; semblable, parce qu’elle ne raisonne point ; contraire, parce qu’elle est fausse : de sorte qu’il est bien difficile de distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, et que sa fantaisie est sentiment : et j’en dis de même de mon côté. On aurait besoin d’une règle. La raison s’offre ; mais elle est pliable à tous sens ; et ainsi il n’y en a point.

[§] Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle, sont à l’égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l’égard de ceux qui n’en ont point. L’un dit : il y a deux heures que nous sommes ici. L’autre dit : il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre : je dis à l’un : vous vous ennuyez ; et à l’autre : le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui disent, que le temps me dure à moi, et que j’en juge par fantaisie : ils ne savent pas que j’en juge par ma montre.

[§] Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas de même. C’est que le lieu, l’assistance, etc. les échauffe, et tire de leur esprit plus qu’ils n’y trouveraient sans cette chaleur.

[§] C’est un grand mal de suivre l’exception, au lieu de la règle. Il faut être sévère, et contraire à l’exception. Mais néanmoins comme il est certain qu’il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais justement.

[§] Il est vrai en un sens de dire que tout le monde est dans l’illusion : car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête ; parce qu’il croit que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions ; mais non pas au point où ils se le figurent.

[§] Ceux qui sont capables d’inventer sont rares : ceux qui n’inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts. Et l’on voit que pour l’ordinaire ils refusent aux inventeurs la gloire qu’ils méritent, et qu’ils cherchent par leurs inventions. S’ils s’obstinent à la vouloir avoir, et à traiter de mépris ceux qui n’inventent pas, tout ce qu’ils y gagnent, c’est qu’on leur donne des noms ridicules, et qu’on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu’il est ; et l’on doit se contenter d’être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix.

[§] L’esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte qu’à faute de vrais objets, il faut qu’ils s’attachent aux faux.

[§] Plusieurs choses certaines sont contredites : plusieurs passent sans contradiction. Ni la contradiction n’est marque de fausseté ; ni l’incontradiction n’est marque de vérité.

[§] César était trop vieux, ce me semble, pour s’aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c’était un jeune homme qu’il était difficile d’arrêter : mais César devait être plus mûr.

[§] Tout le monde voit qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux, et que la coutume fait tout. Mais il n’a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets et qui ne voient pas les causes, sont à l’égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n’ont que des yeux à l’égard de ceux qui ont de l’esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ce soit par l’esprit que ces effets-là se voient, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l’égard de l’esprit.

[§] Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l’ignorance de la vanité des plaisirs absents cause l’inconstance.

[§] Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est Roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un Roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir, comme on appréhende le réveil, quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il serait à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et se diversifient, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pas pourtant si continue et égale, qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : il me semble que je rêve : car la vie est un songe un peu moins inconstant.

[§] Les Princes et les Rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes ; ils s’y ennuieraient. La grandeur a besoin d’être quittée pour être sentie.

[§] C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature s’en sont faites eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme par exemple les voleurs, etc.

[§] Ces grands efforts d’esprit où l’âme touche quelquefois, sont choses où elle ne se tient pas. Elle y saute seulement, mais pour retomber aussitôt.

[§] Pourvu qu’on sache la passion dominante de quelqu’un, on est assuré de lui plaire : et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien, dans l’idée même qu’il a du bien : et c’est une bizarrerie qui déconcerte ceux qui veulent gagner leur affection.

[§] Comme on se gâte l’esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir, pour se le former et ne le point gâter ; et on ne saurait faire ce choix, si on ne l’a déjà formé, et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d’où bien heureux sont ceux qui sortent.

[§] On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence. L’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder. Et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie dans l’un et dans l’autre : et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Les extrémités se touchent, et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l’homme commençait par s’étudier lui-même, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister. Et pour connaître l’air, il faut savoir par où il a rapport à la vie de l’homme.

La flamme ne subsiste point sans l’air. Donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Et ce qui achève peut-être notre impuissance à connaître les choses, c’est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genre, d’âme et de corps : car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. Et quand on prétendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se puisse connaître soi-même.

C’est cette composition d’esprit et de corps qui a fait que presque tous les Philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n’appartient qu’aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu’aux corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre ; qui sont des choses qui n’appartiennent qu’aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les idées des choses en nous, nous teignons des qualités de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose que l’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés ; et cependant c’est son propre être. Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non potest, et hoc tamen homo est.

[§] Lorsque dans les choses de la nature, dont la connaissance ne nous est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n’est peut-être pas mauvais qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes ; comme par exemple la Lune à qui on attribue les changements de temps, le progrès des maladies, etc. Car c’est une des principales maladies de l’homme que d’avoir une curiosité inquiète pour les choses qu’il ne peut savoir ; et je ne sais si ce ne lui est point un moindre mal d’être dans l’erreur pour les choses de cette nature, que d’être dans cette curiosité inutile.

[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d’y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l’éternité, faute d’y faire réflexion, que nous faisons de l’éternité un néant, et du néant une éternité. Et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut défendre.

[§] Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil : voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

[§] L’esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé, en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule.

Jésus-Christ, et Saint Paul ont bien plus suivi cet ordre du cœur qui est celui de la charité que celui de l’esprit ; car leur but principal n’était pas d’instruire, mais d’échauffer. St Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point, qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours.

[§] On ne s’imagine d’ordinaire Platon et Aristote qu’avec de grandes robes, et comme des personnages toujours graves et sérieux. C’étaient d’honnêtes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis. Et quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politique, ç’a été en se jouant, et pour se divertir. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement.

[§] Il y en a qui masquent toute la nature. Il n’y a point de Roi parmi eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume.

[§] Quand dans un discours on trouve des mots répétés, et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser ; ç’en est la marque ; et c’est là la part de l’envie qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit ; car il n’y a point de règle générale.

[§] Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.

[§] Il y a un modèle d’agrément et de beauté, qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n’est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

[§] Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu’on sait bien quel est l’objet de la Géométrie, et quel est l’objet de la Médecine ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc., et on appelle ce jargon, beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s’empêcher d’en rire ; parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaissent pas l’admireraient peut-être en cet équipage ; et il y a bien des villages où l’on la prendrait pour la Reine : et c’est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village.

[§] Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, qui y était sans qu’on le sût ; et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer.

[§] Il faut qu’il y ait dans l’éloquence de l’agréable, et du réel ; mais il faut que cet agréable soit réel.

[§] Quand on voit le style naturel, on est tout étonné, et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous surpris de trouver un auteur : plus poëticè quam humane locutus est. Ceux là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de Théologie.

[§] Dans le discours, il ne faut point détourner l’esprit d’une chose à une autre, si ce n’est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, et non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on quitte tout là : tant il est difficile de rien obtenir de l’homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veut.

[§] L’homme aime la malignité ; mais ce n’est pas contre les malheureux, mais contre les heureux superbes : et c’est se tromper que d’en juger autrement.

[§] L’Épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien ; parce qu’elle ne les console pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur. Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta. Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres, et non aux âmes barbares et inhumaines.