Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez/XIV

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers (1670)
Guillaume Desprez (p. 106-113).

XIV.

JÉSUS-CHRIST.



La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.

La grandeur des gens d’esprit est invisible aux riches, aux Rois, aux conquérants, et à tous ces grands de chair.

La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels, et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres de différents genres.

Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs victoires, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n’ont nul rapport avec celles qu’ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux ; mais c’est assez.

Les Saints ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs victoires, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre, et qui n’ajoutent ni n’ôtent à la grandeur qu’ils désirent. Ils sont vus de Dieu et des Anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

Archimède sans aucun éclat de naissance serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles, mais il a laissé à tout l’univers des inventions admirables. Ô qu’il est grand et éclatant aux yeux de l’esprit !

Jésus-Christ sans bien et sans aucune production de science au dehors, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions ; il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe, et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur, et qui voient la sagesse !

Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de Géométrie, quoiqu’il le fût.

Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté de venir en Roi. Mais qu’il est bien venu avec l’éclat de son ordre !

Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre que la grandeur qu’il venait faire paraître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur fuite, dans sa secrète résurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas.

Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles ; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse.

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre, et les Royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi-même ; et le corps rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ; car elle est d’un ordre infiniment plus élevé.

De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. Tous les corps et les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un autre ordre tout surnaturel.

[§] Jésus-Christ a été dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle que les historiens qui n’écrivent que les choses importantes l’ont à peine aperçu.

[§] Quel homme eut jamais plus d’éclat que Jésus-Christ ? Le peuple Juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple Gentil l’adore après qu’il est venu. Les deux peuples Gentil et Juif le regardent comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais moins de tout cet éclat ? De trente-trois ans il en vit trente sans paraître. Dans les trois autres il passe pour imposteur ; les Prêtres et les principaux de sa nation le rejettent ; ses amis et ses proches le méprisent. Enfin il meurt d’une mort honteuse, trahi par un des siens, renié par l’autre, et abandonné de tous.

Quelle part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n’a eu tant d’éclat ; jamais homme n’a eu plus d’ignominie. Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre reconnaissable, et il n’en a rien eu pour lui.

[§] Jésus-Christ parle des plus grandes choses si simplement, qu’il semble qu’il n’y a pas pensé ; et si nettement néanmoins, qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable.

[§] Qui a appris aux Évangélistes les qualités d’une âme véritablement héroïque pour la peindre si parfaitement en Jésus-Christ ? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui sans doute ; car le même saint Luc peint celle de Saint Étienne plus forte que celle de Jésus-Christ. Ils le font donc capable de crainte avant que la nécessité de mourir soit arrivé, et ensuite tout fort. Mais quand ils le font troublé, c’est quand il se trouble lui-même ; et quand les hommes le troublent, il est tout fort.

[§] L’Évangile ne parle de la virginité de la Vierge que jusqu’à la naissance de Jésus-Christ : tout par rapport à Jésus-Christ.

[§] Les deux Testaments regardent Jésus-Christ, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle ; tous deux comme leur centre.

[§] Les Prophètes ont prédit, et n’ont pas été prédits. Les Saints ensuite sont prédits, mais non prédisants. Jésus-Christ est prédit et prédisant.

[§] Jésus-Christ pour tous, Moïse pour un peuple.

Les Juifs bénis en Abraham : Je bénirai ceux qui te béniront. Mais toutes nations bénites en sa semence.

Lumen ad revelationem gentium.

Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant de la loi. Mais en parlant de Jésus-Christ, il faut dire : fecit taliter omni nationi.

Aussi c’est à Jésus-Christ d’être universel. L’Église même n’offre le sacrifice que pour les fidèles ; Jésus-Christ a offert celui de la croix pour tous.

[§] Tendons donc les bras à notre libérateur, qui ayant été promis durant quatre mille ans, est enfin venu souffrir et mourir pour nous sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui ont été prédites. En attendant par sa grâce la mort en paix dans l’espérance de lui être éternellement unis, vivons cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui plaît de nous donner, soit dans les maux qu’il nous envoie pour notre bien, et qu’il nous a appris à souffrir par son exemple.