Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez/XI

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers (1670)
Guillaume Desprez (p. 89-92).
◄  Juifs.
Figures.  ►

XI.

Moïse.



La création du monde commençant à s’éloigner, Dieu a pourvu d’un historien contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre ; afin que cette histoire fût la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent apprendre une chose si nécessaire à savoir, et qu’on ne peut savoir que par-là.

[§] Moïse était habile homme. Cela est clair. Donc s’il eût eu dessein de tromper, il l’eût fait en sorte qu’on ne l’eût pu convaincre de tromperie. Il a fait tout le contraire ; car s’il eût débité des fables, il n’y eût point eu de Juif qui n’en eût pu reconnaître l’imposture.

Pourquoi, par exemple, a-t-il fait la vie des premiers hommes si longue, et si peu de générations ? Il eût pu se cacher dans une multitude de générations, mais il ne le pouvait en si peu ; car ce n’est pas le nombre des années, mais la multitude des générations qui rend les choses obscures.

La vérité ne s’altère que par le changement des hommes. Et cependant il met deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, savoir la création, et le déluge, si proche qu’on y touche, par le peu qu’il fait de générations. De sorte qu’au temps où il écrivait ces choses, la mémoire en devait encore être toute récente dans l’esprit de tous les Juifs.

[§] Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu au moins Abraham, et Abraham a vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien.

[§] La longueur de la vie des Patriarches, au lieu de faire que les histoires passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l’on n’est pas quelquefois assez instruit dans l’histoire de ses ancêtres, c’est qu’on n’a jamais guère vécu avec eux, et qu’ils sont morts souvent avant que l’on eût atteint l’âge de raison. Mais lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères, et ainsi ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus sinon de l’histoire de leurs ancêtres, puisque toute l’histoire était réduite à celle-là, et qu’ils n’avaient ni les sciences, ni les arts qui occupent une grande partie des discours de la vie ? Aussi l’on voit qu’en ce temps-là, les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs généalogies.