Pensées (Cézanne)

L’Occidenttome 6, numéros 32 à 37 (p. 27-29).

Voici quelques opinions de Paul Cézanne :

Ingres est un classique nuisible, et en général tous ceux qui, niant la nature ou la copiant de parti pris, cherchent le style dans l’imitation des Grecs et des Romains.

L’art gothique est essentiellement vivifiant, il est de notre race.

Lisons la nature ; réalisons nos sensations dans une esthétique personnelle et traditionnelle à la fois. Le plus fort sera celui qui aura vu le plus à fond et qui réalisera pleinement, comme les grands Vénitiens.

Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations.

Dans le peintre il y a deux choses : l’œil et le cerveau, tous deux doivent s’entr’aider : il faut travailler à leur développement mutuel ; à l’œil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées, qui donne les moyens d’expression.

Lire la nature, c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d’harmonie. Ces grandes teintes s’analysent ainsi par les modulations. Peindre c’est enregistrer ses sensations colorées.

Il n’y a pas de ligne, il n’y a pas de modelé, il n’y a que des contrastes. Ces contrastes, ce ne sont pas le noir et le blanc qui les donnent, c’est la sensation colorée. Du rapport exact des tons résulte le modelé. Quand ils sont harmonieusement juxtaposés et qu’ils y sont tous, le tableau se modèle tout seul.

On ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler.

L’ombre est une couleur comme la lumière, mais elle est moins brillante ; lumière et ombre ne sont qu’un rapport de deux tons.

Tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre. Il faut s’apprendre à peindre sur ces figures simples, on pourra ensuite faire tout ce qu’on voudra.

Le dessin et la couleur ne sont point distincts, au fur et à mesure que l’on peint on dessine ; plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé.

L’effet constitue le tableau, il l’unifie et le concentre ; c’est sur l’existence d’une tache dominante qu’il faut l’établir.

Il faut être ouvrier dans son art. Savoir de bonne heure sa méthode de réalisation. Être peintre par les qualités mêmes de la peinture. Se servir de matériaux grossiers.

Il faut redevenir classique par la nature, c’est-à-dire par la sensation.

Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la Nature.

Travailler sans souci de personne, et devenir fort, tel est le but de l’artiste ; le reste ne vaut même pas le mot de Cambronne.

L’artiste doit dédaigner l’opinion qui ne repose pas sur l’observation intelligente du caractère. Il doit redouter l’esprit littéraire, qui fait si souvent le peintre s’écarter de la vraie voie : l’étude concrète de la nature, pour se perdre trop longtemps dans des spéculations intangibles.

Le peintre doit se consacrer entièrement à l’étude de la nature et tâcher de produire des tableaux qui soient un enseignement. Les causeries sur l’art sont presque inutiles. Le travail qui fait réaliser un progrès dans son propre métier est un dédommagement suffisant à l’incompréhension des imbéciles. Le littérateur s’exprime avec des abstractions tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions.

On n’est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; mais on est plus ou moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d’expression. Pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible.