Éditions de l’Action canadienne française (p. 211-214).

POURQUOI NOUS ÉTIONS TROIS CENT MILLE



NOUS étions quelques journalistes, français et canadiens, réunis à la rédaction de l’Ordre, le lendemain de la fête nocturne des Jardins Lafontaine. Un confrère de France nous dit :

« — Les réceptions officielles, n’est-ce pas, sont toujours et partout les mêmes, particulièrement entre gens de même race. Celles dont nous sommes l’objet au Canada depuis notre arrivée à Gaspé ne nous étonnent donc pas, si ce n’est par leur ampleur, leur magnificence. Mais la foule d’hier soir, ces trois cent mille personnes accourues au-devant de nous spontanément — car on n’ « organise » pas une foule de trois cent mille personnes — cette foule ordonnée, mais délirante, accueillant par des vivats et des acclamations sans fin, jusque tard dans la nuit, les représentants officiels de la France, cela veut certainement dire quelque chose. Pouvez-vous m’expliquer cela ? »

Après un moment d’hésitation, nous répondîmes :

« — Notre peuple est une femme qui s’ennuie. Elle est, comme on dit, « loyale » envers l’Angleterre, fidèle à son devoir politique, mais il y a des heures où elle se demande si elle est vraiment aimée. Avec cela que l’Anglais n’est pas un homme folichon même quand il veut être aimable. Des Anglais comme ce M. Fisher qui avec l’illustre amiral Keyes représente son pays, il n’y en a pas des masses. Nous nous sommes portés à votre rencontre par centaines de mille parce que vous avez la réputation d’être humains, galants et beaux parleurs, et qu’au fond nous ne vous avons jamais oubliés.

Notre interlocuteur réfléchit un instant, puis il ajoute, pensif :

« — C’est peut-être vrai. »

* * *

L’impression que notre compagnon d’existence, l’Anglais, ne nous aime pas, ne nous a jamais aimés, malgré tout le mal que nous nous donnons pour lui plaire, pour composer avec lui les difficultés qui surgissent quelquefois dans les meilleurs ménages, elle nous vient de mille circonstances que notre presse veule et vénale fait de son mieux pour atténuer, que nos politiciens, race vile s’il en est, nieront ou fausseront dans la mesure de leur intérêt, car aucun d’eux ne voudra admettre la vérité. Des mots comme ceux de Bennett quand il n’est pas à Gaspé : « Vous voulez donc la guerre ? » « Je ne permettrai pas à la minorité d’imposer sa volonté à la majorité », se gravent dans notre esprit pour n’en plus sortir. Comment ne pas l’éprouver, cette impression, quand aucun de nos concitoyens anglais, même le plus libéral, même le plus éclairé, — industriel, banquier, homme politique, universitaire, — n’oserait poser publiquement en principe que les droits particuliers du français s’étendent à toute la Confédération et non pas, comme la plupart de nous ont fini par l’admettre, à la seule province de Québec. Poser ce principe, ce ne serait pas nous inviter à formuler des revendications presque partout irréalisables dans la pratique, mais ce serait au moins ménager en nous ce qu’il y a de plus sensible chez l’homme de cœur : l’amour-propre.

* * *

Surtout, comment ne pas ressentir comme une haineuse menace les manœuvres qui se précisent chaque jour davantage pour recommencer à notre détriment la criminelle folie de l’immigration ? Sauf peut-être M. Beatty qui est orfèvre, nul ne soutiendra la nécessité économique et politique. Nous pouvons assurer à notre pays un développement normal, conforme aux exigences d’une politique vraiment nationale, en utilisant le croît naturel de la population et en plaçant sur la terre les dizaines de milliers de chômeurs propres à l’agriculture : cela, tout homme de bonne foi le reconnaîtra. C’est à ce moment qu’on parle de rétablir en faveur de l’émigrant anglais le passage de $50 dont les sociétés privées, le gouvernement anglais et le gouvernement canadien paieraient chacun un tiers. Mise de l’avant par un certain Hornby que connaissent seuls les gallophobes canadiens, tous intéressés à son succès, cette proposition n’a-t-elle pas manifestement pour objet d’assurer à la majorité anglaise l’appoint dont on croit qu’elle a besoin pour se défaire de nous ? Comment, dans ces conditions, compter sur notre affection ? Nous ne demandons pas mieux que de rester fidèles à l’Angleterre. Mais si, tout en nous envoyant des émissaires aimables comme M. Fisher, elle est de connivence avec ceux qui veulent nous noyer comme une bête nuisible, qu’elle ne s’étonne pas que telle la femme qui s’ennuie nous cherchions inconsciemment, dans des fêtes de simple courtoisie internationale, des aventures. Nous nous sommes demandés la raison de la présence officielle de l’Oncle Sam aux fêtes du IVe Centenaire. Si les brimades continuent, même les discours mielleux de cette vieille canaille, qui bientôt n’aura même plus d’argent, finiront par nous dire quelque chose. Et la parole vibrante d’un Flandin, répétée par un beau cuirassier grand et fort comme M. Henry Bordeaux, fera peut-être pousser des épines à notre petite fleur bleue, pour les brutes qui voudront y mettre la patte. Nous ne serons pas éternellement représentés à Ottawa par des traîtres.


L’Ordre, 14 septembre 1934.