Éditions de l’Action canadienne française (p. 114-141).

DE NOS BESOINS INTELLECTUELS[1]



TEXTE original et intégral d’une conférence faite — mal faite — le 18 décembre 1919 à la salle Saint-Sulpice, à Montréal, sous ce titre mystérieux, mais non trompeur, mais, en somme, loyal, et aussi honnête qu’un autre, — titre élu de préférence à un autre parce qu’en la conjoncture le conférencier — le futur conférencier — qui n’en est pas un, qui n’a nullement, comme des naïfs le croient (mais sont-ils si naïfs, et le croient-ils ?), la science de l’artifice verbal, de l’arrangement verbal, et qui a beaucoup de mal — un mal du diable — même à S.-Sulpice, un mal du diable, — à mettre congrûment quelques idées bout à bout, — ne savait pas encore ce qu’il dirait, et qu’il fallait bien, en attendant — en attendant la conférence, — annoncer quelque chose — : De 9 heures à 5.

Texte intégral (et original) d’une conférence incomplète — infinie, non finie, — en ce que l’auteur, faute d’avoir dit tout ce qu’il fallait dire, y contriste — et, assurément, y irrite aussi — car tout le monde a son amour-propre — et l’amour-propre sied à ceux qui travaillent de bonne foi — tout en se trompant quelquefois — à sauver une race, — des gens qu’il aime — des gens qu’il n’a jamais cessé d’aimer, tout en les tenant pour étroits en certaines matières, bornés par certains côtés, aveugles, très aveugles, en certaines matières et par certains côtés, — des gens patriotes, aimant leur patelin, chérissant leur patelin (natal) au point de le croire un petit Paris ; — et qu’il (l’auteur) y donne probablement, certainement, mais malgré lui — consciemment malgré lui — malgré lui et le sachant, ce qui rend l’affaire encore plus ennuyante, — des satisfactions — presque des arrhes — à des gens qu’il n’aime pas, qu’il n’a jamais aimés, dont il a la haine dans le sang, dans les moelles ; des gens qu’il méprise et sur lesquels il espère pouvoir tirer un jour à bout portant — littéralement, absolument, tirer à bout portant ; — des gens qui ont des lettres et pas de patriotisme, et qui détestent les patriotes en tant que patriotes, non en tant qu’ignorants (comme il conviendrait) (quand il y a lieu).

Texte original intégral incomplet, qu’il faut publier quand même parce que des gens — pas nombreux, très peu nombreux, et surtout, pas tous braves, pas tous prêts à se mettre au blanc pour la cause de la vérité (ni pour aucune autre cause) (les braves, il suffit qu’il y en ait quelques-uns ; les autres suivent ; les autres sont faits pour suivre ; et au bout de quelque temps, quand la fortune retourne, se retourne, tout le monde est brave) — des gens plus fins que l’auteur, d’esprit plus délié, plus fin, — des gens qui n’ont pas, comme lui, fait leur apprentissage des lettres — de la pensée et du verbe (des lettres) — dans les « facteries de coton » — des gens plus instruits que l’auteur, et surtout plus fins (plus habiles) ; des gens ayant eu l’insigne avantage d’étudier sous des maîtres (d’école) — sous des hommes généralement ignorants et sots, mais dépositaires d’une méthode, gardiens et prêtres d’une méthode, — l’analyse logique et la grammaticale (et tous les trucs que cela implique), — sauront (ces gens) y lire ce que l’auteur y a voulu dire mais n’y a pas dit, n’a pas su y dire, y a dit si mal que ceux qu’il aime (tout en les trouvant haïssables), ni ceux qu’il n’aime pas du tout, n’y ont probablement rien compris.


J’AVAIS pensé à développer devant vous l’article que je publiais en mai dernier dans France-Amérique sur les moyens à prendre pour former une élite canadienne-française, et qui n’était lui-même que le résumé d’une causerie faite quelque temps auparavant à Paris devant le Comité du même nom. Dans les milieux français, l’on ne croit pas nous faire injure ni dommage en prenant pour acquis qu’un pays comme la Nouvelle-France ne saurait trouver chez lui tous les éléments de la haute culture française ; et bien au contraire, on ne conçoit pas qu’un Canadien qui se pique de culture française puisse ne pas partager cette manière de voir. L’opinion que l’on s’est faite en France de nos besoins intellectuels, on y est peut-être arrivé en écoutant nos orateurs, en lisant nos livres, qui sait ? peut-être même en lisant nos journaux ; mais on y serait tout aussi sûrement arrivé par le raisonnement abstrait, comme il suffisait à Christophe Colomb de peser dans son esprit une moitié du monde pour acquérir la conviction que l’autre moitié restait à découvrir. Que la chaleur est plus grande près du foyer, c’est une vérité qui dans l’ordre physique n’a pas besoin de se démontrer, et qui à toutes les époques de l’histoire a trouvé son application dans l’ordre intellectuel. Le foyer peut quelquefois se déplacer, comme il advint pour la culture grecque et comme il devait plus tard advenir pour la culture latine ; mais tant que du jugement unanime des hommes il existe quelque part et non ailleurs, c’est là et non ailleurs qu’il faut aller chercher la chaleur qui est une des conditions, voire un des éléments, de la vie. La faveur unanime avec laquelle mon exposé semblait avoir été accueilli par ces messieurs de France-Amérique me faisait espérer qu’il aurait au Canada le même destin. Dois-je le dire ? Divers signes m’inclinent à croire que chez nous le sentiment, sur ce sujet des rapports intellectuels entre les deux Frances, n’est pas si unanime qu’on puisse espérer le voir dès maintenant se traduire en actes.

Il y a des gens qui expliquent la déformation graduelle du vocabulaire au Canada par le génie de la langue et qui, pour cette raison même, s’en accommodent. Cela reviendrait à affirmer que le français tel qu’il se parle et s’écrit chez nous a en lui-même une vie suffisante pour se renouveler indépendamment des influences européennes. La vérité est-elle vraiment aussi consolante ? La vérité, c’est que dans le parler franco-canadien la vie intérieure — celle qui permet à une langue de se transformer par degrés tout en restant identique à elle-même — s’affaiblit chaque jour davantage.

Le génie de la langue, opérant dans des milieux différents, en arrivera à des créations différentes peut-être, mais également logiques. Le mot gratte-ciel a vu naissance de ce côté-ci de l’océan ; je crois même connaître l’homme qui s’en servit le premier. Le Français, au lieu d’adopter ce terme comme il l’a fait, aurait imaginé gratte-nues ou crève-nues que gratte-ciel n’en serait pas plus mauvais : dans l’un et l’autre cas, le terme nouveau serait né d’un raisonnement logique conforme au génie de la langue. Si au contraire nous allons tout naturellement à des formules que n’autorise aucune des règles élémentaires, aucun des principes traditionnels et fondamentaux du français, n’est-il pas à croire que nous sommes sur une mauvaise voie, au bout de laquelle nous attend, avec l’impuissance du verbe, l’impotence de la pensée ? Le Français cultivé qui débarque au Canada ne s’étonnera pas d’y trouver des patinoirs. Il se bornera à réfléchir qu’ici comme en France le Français n’accepte pas toujours, sur le genre de certains mots, les oracles de l’Académie, et qu’il y a des cas où le génie de la langue souffle où il veut. Mais je défie qui que ce soit de l’accompagner par une de nos rues commerciales sans immédiatement observer sur son visage autant de tristesse que d’ahurissement.

Le plus grand nombre accuseront de tout le mal ce grand criminel anonyme : l’Air ambiant. Et certes il faut bien avouer que les faits leur donnent au moins une apparence de raison. De la naissance à la tombe nous respirons de l’anglais. La langue commerciale, de laquelle s’inspire l’enseigne, est anglaise. Nos relations mondaines, souvent nos amitiés, sont anglaises.

Admissible pour une part, l’explication est néanmoins de celles qu’il est prudent de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire.

Non, l’air ambiant n’est pas le seul coupable. Dans une certaine mesure, le mal de l’anglicisme restera incurable tant que la finance, l’industrie et le commerce ne se seront pas francisés par la tête, par le cerveau — ce qui malheureusement prendra peut-être quelque temps. Mais n’avons-nous pas, d’un autre côté, négligé des forces de réaction qu’il ne tenait qu’à nous de mettre en œuvre ? N’avons-nous pas délibérément ou inconsciemment prêté les mains aux influences de démoralisation intellectuelle ?

Nous entrons ici sur un terrain épineux. Il nous faut mettre en cause des institutions publiques et privées, voire des particuliers, que chacun de nous connaît, dont l’existence même se mêle intimement à la nôtre et que chacun d’entre vous reconnaîtra, quelque précaution que l’on prenne pour voiler leur identité. Ce sujet, l’amour même que nous portons à la langue et à l’idée française nous inspirera les moyens de le traiter avec l’objectivité et la modération nécessaires, en évitant les réflexions sarcastiques auxquelles il prêterait à coup sûr s’il n’était l’un de ceux qui touchent de plus près aux destinées du Canada français.

Nous venons de voir que la langue s’est corrompue indifféremment dans les milieux commerciaux — qui dans les villes englobent la plus grande partie de la classe bourgeoise, — et dans celle de nos professions qui, le clergé à part, a exercé jusqu’ici la plus grande influence sociale. Et nous avons constaté en même temps que la contagion n’épargne plus la province. Il serait vraiment trop simple de ramener à une cause unique un état de choses qui s’est créé lentement au cours d’un siècle. Il y a cependant des causes qui ont agi plus que d’autres, et nous essaierons d’en démêler quelques-unes.

Nous avons par exemple à Montréal des écoles qui à tort ou à raison visent à donner tout ensemble l’enseignement commercial et l’enseignement secondaire moderne — qui en tout cas préparent à la fois au commerce ou à l’étude du génie. Dans un tel programme les humanités sont forcément condamnées à la portion congrue, tandis que l’anglais au contraire reçoit forcément la part du lion. Quant à moi, tout en déplorant l’association et, jusqu’à un certain point, la confusion de deux enseignements qui n’ont par eux-mêmes rien de commun, je ne m’étonne pas que l’anglais ait pris dans la combinaison la prépondérance. Mais où je commence à m’inquiéter, c’est quand je vois ces écoles enseigner en anglais les mathématiques et la comptabilité. Dussé-je scandaliser quelques milliers d’illettrés, je l’avouerai franchement et hautement : au simple point de vue pratique, je ne comprends pas que des matières comme les mathématiques, qui ont tant à faire dans la formation générale de l’esprit, et la tenue des livres, où la haute compétence s’acquiert plutôt par l’intelligence de quelques principes essentiels que par la pratique des formules consacrées — et dont le vocabulaire anglais peut d’ailleurs s’apprendre en huit jours par le jeune homme intelligent qui possède déjà des notions de cette langue, — je ne comprends pas, dis-je, que de pareilles matières s’enseignent en anglais à des petits Canadiens-Français. En supposant notre jeunesse éternellement vouée à servir dans les administrations anglaises — ce que notre rapide ascension économique rend de moins en moins probable — ou éternellement admise à cet honneur mitigé — ce que les dispositions de plus en plus hostiles du Canada anglais à notre égard rendent tout à fait improbable — la chose qui lui importe le plus, c’est encore, et d’un grand bout, d’être intelligemment initiée aux fondements des connaissances qui seront son gagne-pain. Or, l’expérience de tous les temps démontre qu’il ne sortit jamais rien de bon d’un enseignement hybride ; que la formation générale doit forcément souffrir d’un entraînement de l’esprit vers des objets contraires, d’un partage de l’attention entre des procédés d’étude et d’assimilation essentiellement opposés. Mais cette conception erronée de la pédagogie a chez nous, au point de vue national, une conséquence non moins lamentable, qui est de fermer à l’idée française celles des cases cérébrales où s’élaborera plus tard le vocabulaire financier, industriel et commercial. Pour une race dont l’existence même est dans une large mesure liée à la finance, à l’industrie et au commerce, le fait vaut la peine d’être médité.

Nous croyons, nous, qu’à la seule condition de compléter sur des sujets spéciaux ses connaissances d’anglais, le jeune Canadien-Français qui au sortir de l’école commerciale saurait raisonner, calculer et compter parfaitement en français deviendrait vite le plus apte à gagner sa vie. La prétention des illettrés, c’est que ce jeune homme aurait moins de chances de succès que ces rutilants petits lauréats de calcul et de comptabilité anglaise qui de leur crâne bien léché, mal bourré et quelque peu enflé ne sauraient tirer une seule phrase viable, anglaise ou française. Admettons pour un instant la prétention des illettrés : va-t-on au moins s’ingénier à rétablir par d’autres moyens dans l’intelligence de l’élève, au profit du français, l’équilibre qu’un enseignement mal conçu y aura détruit ? J’ai des raisons toutes particulières de ne le pas croire, et voici lesquelles.

Un de mes amis a l’un de ses fils à l’externat d’une de ces écoles. Ayant remarqué que souvent, après sept heures de classe, le jeune homme doit encore travailler deux ou trois heures à la maison, il demande des explications aux directeurs. — « Cher monsieur », répondent ceux-ci, « votre fils n’est pas traité plus mal que nos pensionnaires, qui font exactement le même travail. — Mais alors, les pensionnaires aussi seraient surmenés… — Mon cher monsieur, le soir, s’ils ne travaillaient pas, ils n’auraient rien à faire. — Vous n’avez donc pas de bibliothèque ? Vous regardez donc comme négligeable d’éveiller par la lecture la curiosité intellectuelle ? Trois quarts d’heure de bonne lecture par jour donneraient à vos élèves le goût des études générales, les prépareraient peut-être à devenir des hommes d’affaires cultivés, leur feraient comprendre qu’il y a dans la vie d’autres récréations que les courses de chevaux, le « vaudeville » américain — qui n’est pas du vaudeville — ou le cinéma ; les amèneraient peut-être au point de soupçonner quelques-unes des manifestations les plus hautes de la vie française. » À quoi l’on répond péremptoirement : « Ceux de nos élèves que la lecture intéresse peuvent lire le dimanche ou les jours de congé.

Est-il besoin de le dire ? Ces deux caractéristiques de notre enseignement commercial et de notre fameux enseignement secondaire moderne — d’une part indifférence absolue à la culture générale de l’esprit, et d’autre part engouement pour des procédés d’enseignement qui en définitive, et si fort qu’ils en imposent à l’aristocratie de l’analphabétisme, ne profitent pas plus à l’anglais qu’au français, — ont profondément influé sur l’état intellectuel de nos classes commerciales. Non seulement on ne sait pas le français (ni d’ailleurs l’anglais), mais on n’aura jamais l’idée ni le goût de l’apprendre. À quoi bon, puisqu’on est dans les affaires, et qu’il est convenu, réglé, décrété, que la seule langue des affaires est l’anglais ? Un Anglais d’Ontario qui revient d’une mission commerciale importante faisait dernièrement connaître à ses concitoyens qu’en certains pays européens le français est essentiel aux tractations commerciales. Le brave homme a évidemment fait là une découverte. Que dirait-il si on lui révélait qu’en dehors des États-Unis et de l’empire britannique la langue du commerce est presque partout le français ? Mais une race foncièrement « insulaire » et foncièrement « primaire » est bien excusable d’entretenir là-dessus des préjugés, quand, en pays canadien-français, une maison d’enseignement canadienne-française s’applique, négativement par l’indifférence à la culture générale, activement par le caractère bâtard de son enseignement, à aggraver encore l’anglomanie de nos boutiquiers. Dans l’ordre de l’esprit, il est toujours risqué de vouloir établir des rapports rigoureux de cause à effet. Ne vous semble-t-il pas cependant qu’un enseignement qui d’abord, sans nécessité, pousse notre jeunesse à l’anglomanie en des matières où le bon sens plaide au contraire pour le français, et qui ensuite ne se préoccupe pas d’éveiller en elle, par de saines directions générales, les énergies réactives, a sa part de responsabilité dans le gâtisme intellectuel dénoté par nos enseignes ?

Faut-il l’ajouter, hélas ! notre langue s’appauvrit aussi pour une autre raison, qui est que nos lectures habituelles sont du galimatias.

L’homme le plus dépourvu d’humour pourrait, je crois, s’assurer un beau succès de gaîté devant n’importe quel auditoire français en lisant sans commentaires des morceaux choisis de nos journaux. J’ai connu au Canada deux chansonniers français qui expédiaient cette prose au ballot à leurs amis de Montmartre, pour les faire « rigoler », comme ils disaient ; et je n’oserais me flatter de n’avoir jamais figuré dans ces hilarantes exportations. Si donc j’introduis dans ma conférence un sujet comme la qualité de notre journalisme, ce n’est pas pour me donner l’occasion de quelques faciles plaisanteries : l’heure est trop grave, les heures trop brèves et trop précieuses ; c’est uniquement pour rappeler à mes confrères que, nous qui faisons profession d’écrire, nous n’avons pas le droit, par exemple, de parler d’instruction publique, si par un scandaleux abus de la lettre imprimée nous défaisons le travail, même imparfait, de l’instituteur. Parmi ceux que les nécessités de l’existence ont attelés à quelque vaste entreprise de publicité commerciale — et la plupart de nos journaux sont-ils autre chose ? — je sais combien sont humiliés du métier qu’on leur fait faire et de l’impuissance où ils sont, je ne dirai pas de se cultiver, mais de conserver le peu qu’ils apprirent à l’école. Ceux-là au moins me comprendront ; ceux-là au moins ne seront pas tentés de me maudire.

Voici d’abord un journal agricole qui se tire à 48 pages de 14 pouces x 10 et à 85,000 numéros, et qui est adressé gratis aux cultivateurs du Québec par les soins du gouvernement. Il se partage à peu près également entre la rédaction et la réclame. Je n’aurai même pas la peine de l’ouvrir, puisque je lis au verso de la couverture, en tête d’une page entière de même acabit :

« CE QU’IL VOUS EN COÛTE EN VOUS PRIVANT D’UN RENFREW.

« Vendre la crème aux prix d’aujourd’hui est comme vendre de l’or d’une mine sur votre ferme. Imaginez-vous donc le propriétaire de riches quartz d’or extrayant l’or avec une machine choisie pour son bon marché !

« Un homme choisit un séparateur à crème pour son bas prix. Bientôt le bol branle, les engrenages se disloquent. Les femmes se plaignent que le bol est haut, que le nettoyage est fatiguant et que la machine est dure à faire marcher…

« Sauvez-vous cette expérience coûteuse en examinant le Renfrew. »


Le peuple de nos campagnes aime à lire ; depuis quelques années surtout, il s’intéresse très activement à tous les problèmes d’économie rurale. Dans 85,000 foyers, la prose que je viens de citer sera lue ligne par ligne, mot par mot. Réfléchissez seulement qu’il y en a comme cela vingt-quatre pages de 10 pouces x 14. Le journal en question présente aujourd’hui au lecteur une rédaction variée et intéressante ; il pourrait être chez nous un puissant auxiliaire de la petite école française. Il enseigne aux cultivateurs à mieux travailler, à gagner honnêtement plus d’argent, plus de bien-être, et c’est tant mieux pour eux et pour la race. Croyez-vous qu’il leur enseigne également à parler français ?

Un coup d’œil sur les quotidiens vous convaincra que la rédaction ordinaire de la réclame n’y diffère nullement de celle de nos enseignes. C’est le même dévergondage dans les mots, la même imprécision dans la pensée, le même mélange inintelligible de français et d’anglais en des phrases qui n’ont au demeurant rien de l’un ou de l’autre. Au moins, le texte courant, la « matière à lire », — plût à Dieu que l’autre ne fût pas à lire ! — diffère-t-elle sensiblement de la réclame ? Nous allons, si vous le voulez, en faire l’épreuve tous ensemble.

Je vous entends dire : « Un journaliste épluche ses confrères. Dans dix, douze, vingt, trente pages de prose remplies hâtivement, à la pelle, il trouve en cherchant bien, quelques lignes de mauvais français ! La belle affaire ! »

Si cela vous agrée, nous analyserons brièvement dix ou vingt lignes prises au hasard en tête de la première page d’informations, dans toutes les feuilles d’une même date — disons mardi 16 décembre — d’une même ville que nous supposerons être Montréal.

Grosse nouvelle dans la Terre ancestrale. « LE SALAIRE DES EMPLOYÉS CIVILS — IL DONNERA LIEU À UN GROS DÉBAT À LA LÉGISLATURE. » Et au-dessous, solitaires, pour faire à la manchette un beau pendatif, ces deux mots : « Les députés. »

Un gros débat, dit le correspondant québecquois du journal, aura lieu au cours de la présente session concernant le salaire des employés civils. Tout d’abord un bill sera présenté à ce sujet comme mesure du gouvernement par l’hon. Taschereau.

« Législature » veut surtout dire la durée d’un parlement. Les « employés civils » sont, en français, des fonctionnaires ou des employés publics ; ils touchent un traitement ou des appointements et non un « salaire ». Un « bill » pourrait sans inconvénient s’appeler un projet de loi. « Mesure du gouvernement » pour projet ministériel dépasse vraiment toute… mesure. À part cela, dans ces cinq lignes, tout est très bien.

De ses doigts de roses l’Aurore écrit à propos d’une démission politique retentissante :

Rien n’a transpiré parmi ceux qui sont en plus intime rapport avec le premier ministre pour savoir quand le premier ministre annoncerait officiellement sa démission. Mais, comme Sir Robert Borden n’a pas nié le rapport de sa retraite, on considère sa démission comme certaine, puisque son silence est la confirmation de son départ.

Et à propos des affaires italiennes, en manchette :

CAVIGLIA N’A PAS REÇU L’ORDRE D’ÊTRE COMMANDANT DE FIUME.

Cette pauvre langue maternelle, sans lui manquer de respect, on peut bien dire qu’elle en prend pour son rhume.

Dans le Vouloir, journal mieux réputé que la moyenne, nous lisons en tête des deux premières colonnes, à propos d’un Congrès intermunicipal qu’on appelle le « Congrès des municipalités » :

MESURES SOUMISES POUR PROTÉGER NOS RUES.

Et au commencement d’une dépêche de Québec :

Il est rumeur ici (It is rumored here) dans les milieux judiciaires…

Et à côté, ce fait-divers :

Un jugement a été rendu, hier après-midi, par le juge Coderre, condamnant les trois frères Joseph, Théophile, Arthur Charest…, etc.

Et quelques lignes plus haut, dans la colonne voisine :

Ottawa, 16. — La manufacture d’allumettes Eddy vient de commencer le régime de la semaine de 43 heures et ½. Les gages (lisez les salaires) ont été augmentés en proportion (ou en raison inverse ? ) de la réduction des heures de travail.

Et encore quelques lignes plus haut, dans la même colonne :

M. Philippe Morel, un des membres de la société de protection des femmes et des enfants, a présenté, au juge Coderre, hier, une demande aux fins d’obtenir l’émission (pourquoi ne pas demander tout de suite l’émission ? ) d’un bref de « quo warranto » contre M. A. Piddington et d’autres membres de la Direction.

« Mesures soumises pour… », « Un jugement a été rendu… » : ces formes passives sont de vieilles connaissances ; Buies les dénonçait il y a quarante ans. Elles sont de la même famille que les « jeunes filles demandées » de l’industriel et les « chaussures réparées » du savetier. En d’autres termes, le Vouloir s’exprime exactement comme les industriels et les boutiquiers de la rue S.-Denis. Est-ce le boutiquier qui a pris modèle sur ses journaux, ou les journaux qui ont emprunté son langage au boutiquier ? La question, au fond, n’a guère d’importance : tout ce que nous voulons prouver, c’est qu’à part un almanach par année le commerçant, l’homme du peuple, n’ont pas de guide en matière de langue.

De nos quatre quotidiens, il m’en reste un à examiner. Pire que les autres en ce sens qu’il est plus volumineux, il est, en somme, rédigé exactement comme eux. « Serait-ce un crime ? » demande-t-il à propos de certain accident maritime, et sous ce titre nous lisons.

New-York, 15. — Le transport américain De-Kalb a été grandement endommagé hier soir, dans l’Hudson. Une enquête est faite. Le De-Kalb est l’ancien croiseur auxiliaire allemand Prinz-Eitel-Friedrich.

Si l’enquête « est faite », on aimerait à en connaître le résultat : qui sait si au lieu de « dommages » on n’aurait pas constaté des avaries ?

Ce journal nous apprend encore :

Bien que Me  Charles Laurendeau soit d’opinion que les échevins ne peuvent voter le budget item par item, c’est-à-dire que ceux-ci n’auraient pas le droit de retrancher un item quelconque se rapportant aux cédules A.B.C. et D., les membres du conseil municipal jugent qu’ils peuvent très bien amender le budget en enlevant tel ou tel item des diverses cédules. Tous les montants votés seront numérotés, et les résolutions, soit pour adopter ou rejeter tel ou tel chiffre du budget seront votées séparément.

Toute la veulerie de notre langue se traduit dans ces quelques lignes. Il y a bien cinquante ans que le mot échevin traîne dans la presse canadienne-française sans que personne se soit jamais avisé d’en scruter le sens ; on a une telle horreur de « conseiller municipal » qu’on préférera plutôt dire : « membre du conseil municipal ». Et les « montants votés » ! et les « résolutions pour adopter ou pour rejeter » ! Et le reste ! et le reste !

Mesdames et Messieurs, dois-je pousser plus outre ? M’en croirez-vous sur parole si je répète qu’ici encore je n’ai pas trié les citations ? Sauf quelques articles de fond qui n’ont pas toujours de fond, mais qu’un Français comprendra sans l’aide d’un interprète, ce que les presses à imprimer des neuf quotidiens canadiens-français vomissent chaque jour sur cette population canadienne-française qui avait autrefois, en matière intellectuelle, la propreté native et la vigueur créatrice, c’est, au dernier minimum, soixante à soixante-quinze mille livres de cette vermoulure.[2]

Souvent le journaliste se bornera à reproduire intégralement, ou à résumer sans les refaire, des textes qui lui arrivent revêtus de l’autorité que confère l’intérêt public.

IL EST DÉFENDU À TOUTE PERSONNE

(a) De vendre, échanger ou donner toute correspondance émise par la Compagnie.
(b) De recevoir, d’offrir ou de se servir pour son passage sur tout tramway de la Compagnie d’une correspondance qui n’aura pas été régulièrement émise par elle.
(c) De jeter toute correspondance sans l’avoir détruite au préalable.
PÉNALITÉ
Article 97. — Quiconque autre que la Compagnie contreviendra à aucune des dispositions du présent contrat sera passible de et encourra une amende n’excédant pas quarante dollars ($40.00), avec ou sans frais, à la discrétion de la Cour.
Tant dans l’intérêt du public que de la Compagnie, cette stipulation du contrat touchant toutes correspondances sera rigoureusement observée après publication de cet avis.

Cela, Mesdames et Messieurs, c’est le français en usage du haut en bas de l’administration municipale montréalaise.

Enfin, M. le Ministre, vous verrez, dans les pages suivantes, un tableau contenant un résumé des principales statistiques de la province de Québec, depuis le premier recensement (1871) qui a suivi le pacte de la Confédération jusqu’à 1917 inclusivement. À l’aide de ces tableaux, il est facile de mesurer les progrès accomplis dans les diverses sphères de l’activité en cette province. En moins de 50 ans, notre population a doublé et n’eut été l’émigration qui suivit la guerre de Sécession aux États-Unis, elle aurait au moins triplé. Le nombre d’écoles a aussi augmenté son chiffre de près de 50 p. c. Les contribuables qui ne payaient qu’un peu plus de $1,000,000., en 1891, pour l’éducation de leurs enfants, déboursaient, en 1917, tout près de $12,000,000., pour les mêmes fins.

Cela, Mesdames et Messieurs, c’est le français en usage du haut en bas de notre administration provinciale.

Attendu que la cité de Saint-Hyacinthe a représenté par sa pétition, qu’il est de l’intérêt public et qu’il importe à la bonne administration de ses affaires, d’amender sa charte, les lois 51-52 Victoria, chapitre 83 ; 54 Victoria, chapitre 80 ; 58 Victoria, chapitre 52 ; 3 Édouard VII, chapitre 65 ; 6 Édouard VII, chapitre 48 ; 5 George V, chapitre 95 et 8 George V, chapitre 86, de manière que l’article 5638 des Statuts refondus, 1909, fasse partie de sadite charte ; que ladite cité puisse continuer, jusqu’au premier mai mil neuf cent vingt et un, d’exercer le pouvoir qui lui a été accordé par la loi 8 George V, chapitre 86, section 22, de faire, amender et abroger des règlements pour acheter et vendre, pendant la période de la guerre actuelle (mil neuf cent dix-huit), pourvu que ça ne soit pas à un prix moindre que le prix coûtant, du combustible et des denrées alimentaires aux résidents de ladite cité de Saint-Hyacinthe ; et qu’il lui soit permis d’adopter, pour fins de taxation spéciale, un autre mode que celui édicté actuellement par la section 46 de la loi 58 Victoria chapitre 52, et ce, de la manière et pour les fins ci-après exposées…

Cela, Mesdames et Messieurs, c’est le français en usage dans tous les corps légiférants de notre province.

Aucune partie du revenu provenant de la vente des timbres de taxe de guerre émis sous l’empire de la Loi spéciale des Revenus de guerre, 1915, chapitre huit du Statut de 1915, à tout bureau de poste urbain du Canada, ne doit être comprise dans le montant des perceptions de frais de port de ce bureau aux fins de déterminer ou calculer le traitement du directeur et du directeur adjoint de la poste à ce bureau de poste, et le Ministre des Postes a le pouvoir de déterminer quel pourcentage des frais de port perçus à l’un quelconque de ces bureaux doit être attribué à la vente de ces timbres de taxe de guerre, et la solde des perceptions totales de frais de port de ce bureau de poste est le montant sur lequel le traitement du directeur et du directeur adjoint de la poste à ce bureau de poste doit être calculé.

Cela, Mesdames et Messieurs, c’est le français en usage dans la plupart des bureaux français de l’administration fédérale.

Nos rédacteurs et traducteurs fédéraux, dont je connais la plupart pour des hommes d’une vaste érudition, d’une belle culture et d’une absolue probité, ont l’excuse péremptoire — reproche, il est vrai, à ceux des ministres canadiens-français qui leur laissèrent assigner, dès les commencements du régime confédéral, cette situation subalterne, – d’être en l’espèce soumis à des directions anglaises.

Mais Montréal est une ville française. Mais le Québec est une province française.

Il ne faut pas, direz-vous, exagérer l’attention accordée par le peuple aux textes officiels. Je n’en disconviens pas. N’est-il pas néanmoins probable qu’après avoir été propagées pendant trente, quarante et cinquante ans par les journaux, de pareilles proses finiront par exercer une action épouvantable sur l’esprit d’un peuple que passionne la chose publique sous toutes ses formes ? Or, Mesdames et Messieurs, les fonctionnaires de la ville de Montréal, de la province de Québec, ils ne sont pas de ceux que l’opinion populaire tient pour des illettrés ; beaucoup ont reçu l’enseignement secondaire moderne tel qu’il se donne chez nous ; bon nombre ont passé par le collège classique.

Un monde financier, industriel et commercial qui a moins que jamais le sens du français ; une magistrature et un barreau qui parlent et écrivent aussi mal que la moyenne des boutiquiers ; une presse dont les articles de fond ne sont que l’appât qui fera mordre le public à une marchandise avariée ; un personnel législatif et administratif dont nos tribunaux — habitués pourtant à ce baragouin — ne peuvent plus interpréter les décrets, les arrêtés et les ordonnances qu’au petit bonheur : voilà, sous quelques-uns de ses principaux aspects, la situation de la langue française au Canada. Et l’état de la langue, n’est-ce pas, en dernière analyse, l’état intellectuel ?

Et l’héroïque Pierre Homier se promène toujours de par la ville l’Almanach de la Langue française à la main !

L’Almanach de la Langue française ! comment pourrions-nous ne pas en dire ici un mot ? Ce périodique s’est fondé surtout pour l’épuration de notre langue commerciale. Il ne vise certainement pas à imiter nos journaux quotidiens, qui tous sans exception, après avoir abandonné jusqu’à 150 et 200 colonnes au fait divers, à l’information télégraphique et à la réclame rédigées comme on l’a vu tantôt, croient faire acte de patriotisme en donnant, dans les deux autres, de sages conseils sur la manière de conserver le français. Eh bien ! en feuilletant la dernière édition de l’Almanach, on y trouve, à côté de 125 pages de texte dont la moitié n’aura sur les destins de la langue aucune influence bonne ou mauvaise, cinquante-six pages de réclame qui pour moitié, rédigée juste un peu mieux que celle des quotidiens, ira, sous la plus fallacieuse des étiquettes, propager le petit-nègre dans les familles. Je m’en tiens à la réclame ; si l’on me taxe d’exagération, nous examinerons le chapitre voisin.

Je sais quels amours-propres j’aurai froissés, quelles précieuses amitiés j’aurais blessées — fatalement peut-être — dans un groupe aux intentions profondément patriotiques, en mettant ainsi les points sur les i, en demandant la confirmation définitive de notre thèse à un ouvrage fondé spécialement pour corriger la langue commerciale. Mais après tant d’années perdues à chercher la chenille dans les branches quand la racine se meurt, n’y aura-t-il personne pour crier que nous faisons fausse route ?[3]

J’ai parlé de notre thèse. Cette thèse, je vous l’exposais brièvement au début, et elle est impliquée dans tout ce que j’ai dit depuis. C’est qu’à moins de renoncer pour toujours au titre glorieux de Français il nous faut au plus tôt, et par tous les moyens, intensifier notre vie intellectuelle. Et c’est ensuite que, vivant dans l’atmosphère anglaise, soumis de tous côtés à la pression hostile de ce milieu, — tel le scaphandrier travaillant au fond des eaux, — il nous faut, pour vivre, amener à nos poumons, par un mécanisme à la fois puissant et délicat, l’air vivifiant de la pensée française.

Nous sommes tous d’accord sur le premier point. D’hommes qui de propos délibéré voudraient garder la race dans un état d’infériorité intellectuelle, admettons loyalement qu’il n’y en a pas parmi nous. Si donc, procédant par généralités, nous nous bornions à réclamer une culture qui assure à notre race, dans tous les domaines, le maximum de rendement dont elle soit capable, le combat finirait probablement faute de combattants. La question, la seule question est de savoir quels procédés de culture assureront le rendement maximum. Or, sur ce point, l’accord n’est pas encore fait. Il y a chez nous quatre ou cinq périodiques qui se sont assigné pour objet propre la défense de la langue. Sauf quelques interruptions, je les suis depuis leur établissement ; je ne me rappelle pas y avoir une seule fois lu l’opinion que le Canada français y gagnerait à envoyer ses jeunes gens les mieux douées compléter leurs études en France ; ni même cette opinion plus générale, que des rapports intellectuels plus intimes entre les deux Frances auraient d’heureux résultats pour notre race. Puisque, dans ces milieux, on a constamment le mot d’action intellectuelle à la bouche, un oubli n’est pas à présumer : l’action est bel et bien orientée comme on l’a voulu ; on croit véritablement pouvoir créer une culture française de ce côté-ci de l’océan sans même aller voir sur place ce qui se passe en France ni comment les choses s’y passent. Voilà ce que j’appelle du mauvais indigénisme. Voilà, à mon sens, la tendance qu’il faut dénoncer.

Loin de moi de vouloir nier les progrès relatifs que notre culture indigène a faits depuis quelques années. L’enseignement secondaire s’est tonifié. L’enseignement supérieur s’est orné de quelques chaires dignes d’être écoutées. Des historiens ont surgi dont le style évoque le verbe brûlant de Michelet. Des jeunes poètes, de plus en plus nombreux, chantent sur des modes agréablement nouveaux à nos oreilles. De tout cela, nous nous réjouissons profondément. Mais la passion politique égarée, le préjugé religieux né de l’ignorance, nous empêcheront-ils de voir ce que les plus beaux talents de notre race auraient gagné en ampleur, en profondeur, en énergie créatrice, par le contact direct avec les maîtres de la pensée et de la parole française ? Pendant que nos docteurs pérorent devant quelques douzaines d’auditeurs et que nos jeunes aèdes accordent leur lyre dans le cercle étroit des cénacles, cinquante mille petits crevés de dix-huit à trente ans, sortis de tous les coins de la métropole, s’en vont par troupeaux au cinéma leur unique passe-temps, faire admirer leurs têtes de belluaires et de coiffeurs pour dames, leurs belles têtes interchangeables, fabriquées en séries chez Ford. Dans ces cerveaux enclos, aucun rayon de vie française n’a jamais pénétré ; pour les arracher aux limbes éternelles, ce ne serait pas trop que d’amener sur nos bords en le désorbitant, le soleil même de la France : Mesdames et Messieurs, je vous le demande loyalement, sans la moindre intention d’ironie, est-ce l’Almanach de langue française qui les éclairera ? C’est quand on voit l’abîme qui se creuse de plus en plus chez nous entre la masse — surtout celles des villes — et les rares flamines de l’Intelligence, c’est alors qu’emportés par une sainte folie on est tenté de s’en aller comme le prophète par les rues de la ville en criant : La Cité va périr ! la Cité va périr !

S’il y a à propos de culture une vérité d’expérience, n’est-ce pas ceci, que plus elle est profonde, plus grande est sa force de rayonnement, sa puissance d’action ? Dans cette Université vers laquelle se tournent à l’heure actuelle tous les regards, quelles sont, à tout prendre, les écoles ou les facultés qui donnent aujourd’hui les plus belles espérances, sinon celles où agissent, comme un ferment de vie, les plus récents procédés de culture française ? C’est le levain de la culture française qui est en voie de rénover à Montréal l’enseignement supérieur. Le jour où, dans l’enseignement à tous ses degrés, dans les services publics, dans l’industrie, dans la finance, dans le commerce, — et dans le journalisme, — tous les postes de commandement ou de direction seront occupés par des hommes qui auront respiré la véritable atmosphère française, auront, en quelque sorte, couché quelque temps au grand air et ne pourront plus vivre dans un air vicié, les fenêtres s’ouvriront toutes grandes et la pensée française, claire, synthétique, rayonnante, conquérante, entrera dans la maison par tous les côtés.[4] Et n’en doutez pas, Mesdames et Messieurs, ceux d’entre nous qui soupirent le plus ardemment après ce jour, ce sont précisément ceux qui s’étant, au prix d’efforts surhumains, élevés à la supériorité de l’esprit par la seule culture indigène, ont à chaque instant de leur existence l’occasion de constater quelle supériorité plus haute encore un séjour de quelques années dans les écoles européennes leur aurait conférée.

Deux mots encore — deux mots d’espoir — et j’ai fini…

Si profondément qu’il soit attaché à son pays, — que dis-je, à raison même et en raison de cet attachement, — celui qui a eu le bonheur de pouvoir passer quelque temps au foyer central de la culture française n’envisagera plus d’un œil impassible certains aspects de notre civilisation. Croyez-m’en, Mesdames et Messieurs, il sera encore moins choqué d’observer un anglicisme par ci par là dans une phrase française, que de lire — comme nous en avons si souvent l’occasion depuis qu’on a mis les Rectifications du vocabulaire à la mode sans se préoccuper de revivifier l’esprit de la langue — des pages entières de baragouin écrites uniquement avec d’excellents mots français. Et quant à moi, je pardonnerais à toutes nos ligues d’action française présentes, passées et futures, de faire relâche de temps à autre dans la chasse à l’anglicisme, si elles voulaient bien, de temps à autre également, plonger d’un geste énergique au fond de la question intellectuelle.[5]

Au moment où un jeune architecte canadien-français rentre chargé de lauriers après dix années d’études en Europe, on demande à des Américains les plans d’une maison de charité canadienne-française érigée avec des sous canadiens-français. — Braves bourgeois ignorants qui décidez cela en notre nom, les choses ne se passeront pas ainsi !

Une administration riche de notre argent, mais dénuée de sens critique, voire de sens commun, veut doter Montréal d’un secteur téléphonique qui s’appellera Calumet (prononcez Calommette ?) — Cette idée, Messieurs du Téléphone, vous est venue d’un peuple qui a sali les noms sacrés de Memphis, de Syracuse et d’Athènes en les plaquant sur les cités de pétrole et de mâchefer où l’on ne sait même pas ce qu’ils évoquent. Allez offrir votre découverte aux Américains de Toronto et aux Bolchevistes de Winnipeg ! Nous qui avons encore le sens du ridicule, nous ne voulons pas qu’on livre à la risée du monde une ville aux trois-quarts française. S’il le faut, nous soulèverons la ville et la province contre vous ; nous saboterons le service, s’il le faut ; mais nous ne permettrons pas à votre fantaisie de parvenus ignares de nous infliger le « Secteur Calumet » !

On nous presse de souscrire à un monument qui sera érigé, au prix de $150,000, sous la direction et d’après les données d’hommes d’affaires respectables, certes, mais incapables, avec leur degré d’instruction générale (ne parlons pas de leur éducation artistique) de distinguer un Rodin d’un « navet » ? — Canadiens-Français, on vous a dit et répété sur tous les tons que vous représentez sur ce continent le culte traditionnel de la Beauté. C’est le temps ou jamais de montrer qu’au moins vous n’êtes pas des sauvages : pour le colossal « navet » qu’on vous prépare, pas un pouce de terrain sur vos places publiques, et surtout, pas un sou !

Voilà, oui, voilà des gestes pour l’amour desquels je pardonnerais bien des fautes d’omission à l’Action française. Et je crains fort que cette attitude — qui n’est pourtant que l’aboutissement pratique des tendances de toute ma vie — ne m’attire demain cette épithète de « francisson » que les plus encroûtés partisans de notre indigénisme intellectuel jettent à la tête de tous ceux indistinctement qui à un titre quelconque et pour un motif quelconque travaillent à la diffusion des idées françaises au Canada.

Mais pas plus aujourd’hui qu’hier je ne me sens en désaccord avec ceux de mes compatriotes qui ont étudié la question de nos besoins intellectuels au point de vue de la véritable culture française.

Les partisans d’une vie intellectuelle plus large, on les trouve aujourd’hui chez nous dans tous les mondes. Pour m’en tenir à la politique, quel réconfort notre idéal de culture n’a-t-il pas reçu de certaines accessions récentes aux fonctions ministérielles ? Un ministre, en notre province, ne se croit plus obligé de borner ses discours à une analyse partiale et enfantine du dernier budget. Et fait non moins significatif, ce peuple qui a des enseignes si tristement drôles, à qui ses journaux, plus que toute autre influence peut-être, ont fait une langue si tristement amorphe, ce même peuple qu’on croyait fermé à toute préoccupation intellectuelle, écoute, approuve, applaudit.

Nous en avons l’invincible certitude, demain sera meilleur qu’hier. Demain, la haute culture française montera victorieusement à l’assaut des vieilles forteresses laborieusement replâtrées de l’indigénisme. De cette charge glorieuse, nous voudrons tous en être, Mesdames et Messieurs. M. Montpetit en sera, qui aura été à bien des égards un précurseur. Et Fauteux, qui représente si dignement, dans cette œuvre de la Bibliothèque S.-Sulpice, la communauté à qui notre enseignement supérieur doit son premier professeur de Lettres. Et S. G. Mgr  Gauthier, et M. Athanase David, et combien d’autres que je ne puis nommer — tous ceux qui savent que le siège de la culture française est en France, non au Canada. Oui, certes ! Et même il est à prévoir qu’au dernier moment le gros des forces indigénistes, composé d’hommes sincères et dont le patriotisme ne demande qu’à s’éclairer, viendra prendre position à nos côtés. Ceux qui seront tentés de résister, Hérodote, en son livre de Melpomène, nous apprend comment il faudra en user avec eux. Les Scythes, obligés, après un séjour de plusieurs années en Médie, de rentrer dans leur patrie, trouvèrent leurs foyers occupés par leurs anciens esclaves. Au moment d’engager le combat, ils réfléchirent qu’étant les moins nombreux ils seraient probablement battus par les armes, mais qu’étant les plus nobles ils vaincraient probablement par le prestige moral, Ayant donc mis pied à terre, ils s’avancèrent la houssine à la main, comme il convient aux maîtres ; sur quoi les esclaves s’enfuirent honteusement. Mesdames et Messieurs, nous avons le devoir d’instaurer la haute culture française dans un pays qu’une fausse conception du patriotisme voudrait lui fermer. Cette culture, il faudra, en grande partie, aller la chercher en France. Donnons aux croyances religieuses les garanties auxquelles elles ont droit. Prenons toutes les mesures nécessaires pour que la culture humaine n’affaiblisse pas chez nous l’esprit national, mais le fortifie, l’éclaire et le guide. Cela fait, que nous soyons les plus nombreux ou les moins nombreux, peu importe ; champions de la fulgurante Pensée française, nous chargerons comme les guerriers scythes : à la houssine.

  1. Extraits.
  2. L’article de fond peut différer de qualité de journal à journal ; non l’information ou la réclame. — O. A.
  3. Ce n’est pas faire fausse route que de combattre l’anglicisme, mais c’est faire fausse route que de chercher surtout dans ce genre d’action le salut de la langue, de la civilisation française en Amérique. — O. A.
  4. Le malade ne sera pas guéri, mais il en sera au point où l’on peut dire de lui : Il est sauvé. Le rétablissement complet ne sera plus que l’affaire de trente à cinquante années. — O. A.
  5. On a dit que cette conférence était dirigée contre l’Action française en général et M. Pierre Homier en particulier. Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement M. Homier, mais ce que j’ai dit de son œuvre à Saint-Sulpice, je me rappelle l’avoir dit il y a cinq ans à des directeurs de l’Action française. Je ne l’ai nommé que parce qu’à mes yeux il représente un mode d’action patriotique particulièrement futile, pratiqué comme il l’est. Quant à l’Action française, je suis le premier à croire que le sentiment patriotique qu’elle a si puissamment aidé à créer pourrait produire beaucoup de bien en matière intellectuelle, si elle ne le faisait servir presque uniquement au succès d’une propagande indigéniste souvent détestable. Le patriotisme n’est pas une fin en soi ; il ne vaut que par les œuvres auxquelles il donne naissance dans l’ordre de l’esprit. En attachant, par exemple, plus d’importance à l’apparition du Petit monde de M. Dupire qu’à l’obtention d’un Prix de Rome par un étudiant en architecture canadien-français, elle n’aura fait que rendre le patriotisme odieux à quelques-uns. Si elle croit que, leur éducation patriotique et morale terminée, c’est encore en France que nos jeunes gens les mieux doués trouveraient la meilleure formation intellectuelle, elle n’a qu’à le dire : cela vaudrait mieux que de laisser entendre dans les journaux à sa dévotion que je ne trouve rien de bon dans son œuvre. — O. A.