Pendant l’Exil Tome V Discours et Déclaration sur les démissionnaires alsaciens




J Hetzel (p. 91-98).

III

DÉMISSION DES REPRÉSENTANTS

D’ALSACE ET DE LORRAINE

Après le vote du traité, les représentants d’Alsace et de Lorraine envoyèrent à l’Assemblée leur démission.

Les journaux de Bordeaux publièrent la note qu’on va lire :

« Victor Hugo a annoncé hier jeudi, dans la réunion de la gauche radicale, qu’il proposerait à l’Assemblée la déclaration suivante :

« Les représentants de l’Alsace et des Vosges conservent tous indéfiniment leurs siéges à l’Assemblée. Ils seront, à chaque élection nouvelle, considérés comme réélus de droit. S’ils ne sont plus les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, ils restent et resteront toujours les représentants de la France. »

« Le soir même, la gauche radicale eut une réunion spéciale dans la salle Sieuzac. La démission des représentants lorrains et alsaciens fut mise à l’ordre du jour. Le représentant Victor Hugo se leva et dit :

Citoyens, les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, dans un mouvement de généreuse douleur, ont donné leur démission. Nous ne devons pas l’accepter. Non seulement nous ne devons pas l’accepter, mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient demeurer. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent être remplacés.

À cette heure, du droit de leur héroïsme, du droit de leur malheur, du droit, hélas ! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l’ennemi comme rançon de la guerre, à cette heure, dis-je, l’Alsace et la Lorraine sont France plus que la France même.

Citoyens, je suis accablé de douleur ; pour me faire parler en ce moment, il faut le suprême devoir ; chers et généreux collègues qui m’écoutez, si je parle avec quelque désordre, excusez et comprenez mon émotion. Je n’aurais jamais cru ce traité possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d’un homme qui a défendu Thionville. Il y a de cela bientôt soixante ans. Il eût donné sa vie plutôt que d’en livrer les clefs. Cette ville qui, défendue par lui, résista à tout l’effort ennemi et resta française, la voilà aujourd’hui prussienne. Ah ! je suis désespéré. Avant-hier, dans l’Assemblée, j’ai lutté pied à pied pour le territoire ; j’ai défendu la Lorraine et l’Alsace ; j’ai tâché de faire avec la parole ce que mon père faisait avec l’épée. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Hélas ! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du cœur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d’en mourir. Tâchons de vivre, nous. Tâchons de vivre pour voir l’avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, préparons-le.

Préparons-le. Comment ?

Par la résistance commencée dès aujourd’hui.

N’exécutons l’affreux traité que strictement.

Ne lui accordons expressément que ce qu’il stipule.

Eh bien, le traité ne stipule pas que l’Assemblée se retranchera les représentants de la Lorraine et de l’Alsace ; gardons-les.

Les laisser partir, c’est signer le traité deux fois. C’est ajouter à l’abandon forcé l’abandon volontaire.

Gardons-les.

Le traité n’y fait aucun obstacle. Si nous allions au delà de ce qu’exigé le vainqueur, ce serait un irréparable abaissement. Nous ferions comme celui qui, sans y être contraint, mettrait en terre le deuxième genou.

Au contraire, relevons la France.

Le refus des démissions des représentants alsaciens et lorrains la relèvera.

Le traité voté est une chose basse ; ce refus sera une grande chose. Effaçons l’un par l’autre.

Dans ma pensée, à laquelle certes je donnerai suite, tant que la Lorraine et l’Alsace seront séparées de la France, il faudrait garder leurs représentants, non seulement dans cette assemblée, mais dans toutes les assemblées futures.

Nous, les représentants du reste de la France, nous sommes transitoires ; eux seuls sont nécessaires.

La France peut se passer de nous, et pas d’eux. À nous, elle peut donner des successeurs ; à eux, non.

Son vote en Alsace et en Lorraine est paralysé.

Momentanément, je l’affirme ; mais, en attendant, gardons les représentants alsaciens et lorrains.

La Lorraine et l’Alsace sont prisonnières de guerre. Conservons leurs représentants. Conservons-les indéfiniment, jusqu’au jour de la délivrance des deux provinces, jusqu’au jour de la résurrection de la France. Donnons au malheur héroïque un privilège. Que ces représentants aient l’exception de la perpétuité, puisque leurs nobles pays ont l’exception de l’asservissement.

J’avais d’abord eu l’idée de condenser tout ce que je viens de vous dire dans le projet de décret que voici :

(M. Victor Hugo lit)
DÉCRET
article unique

Les représentants actuels de l’Alsace et de la Lorraine gardent leurs siéges dans l’Assemblée, et continueront de siéger dans les futures assemblées nationales de France jusqu’au jour où ils pourront rendre à leurs commettants leur mandat dans les conditions où ils l’ont reçu.

(M. Victor Hugo reprend)

Ce décret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la négation implicite du traité, négation qui est dans tous les cœurs, même dans les cœurs de ceux qui l’ont voté. Ce décret ferait sortir cette négation du sous-entendu, et profiterait d’une lacune du traité pour infirmer le traité, sans qu’on puisse l’accuser de l’enfreindre. Il conviendrait, je le crois, à toutes nos consciences. Le traité pour nous n’existe pas. Il est de force ; voilà tout. Nous le répudions. Les hommes de la république ont pour devoir étroit de ne jamais accepter le fait qu’après l’avoir confronté avec le droit. Quand le fait se superpose au principe, nous l’admettons. Sinon, nous le refusons. Or le traité prussien viole tous les principes. C’est pourquoi nous avons voté contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice qu’elle n’en doute pas.

Mais ce projet de décret que je viens de vous lire, et que je me proposais de soutenir à la tribune, l’Assemblée l’accepterait-elle ? Évidemment non. Elle en aurait peur. D’ailleurs cette assemblée, née d’un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux de sa situation. Il suffit d’y mettre le pied pour comprendre qu’elle n’admettra jamais une vérité entière. La France a un avenir, la république, et la majorité de l’Assemblée a un but, la monarchie. De là un tirage en sens inverse, d’où, je le crains, sortiront des catastrophes. Mais restons dans le moment présent. Je me borne à dire que la majorité obliquera toujours et qu’elle manque de ce sens absolu qui, en toute occasion et à tout risque, préfère aux expédients les principes. Jamais la justice n’entrera dans cette assemblée que de biais, si elle y entre.

L’Assemblée ainsi faite ne voterait pas le projet de décret que je viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le présenter. Je m’en abstiens. Il serait bon, certes, qu’il fût voté, mais il serait fâcheux qu’il fût rejeté. Ce rejet soulignerait le traité et accroîtrait la honte.

Mais faut-il pour cela, devant la démission des représentants de l’Alsace et de la Lorraine, se taire et s’abstenir absolument ?

Non.

Que faire donc ?

Selon moi, ceci :

Inviter les représentants de l’Alsace et de la Lorraine à garder leurs siéges. Les y inviter solennellement par une déclaration motivée que nous signerons tous, nous qui avons voté contre le traité, nous qui ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si vous voulez, lira cette déclaration à la tribune. Cela fait, nos consciences seront tranquilles, l’avenir sera réservé.

Citoyens, gardons-les, ces collègues. Gardons-les, ces compatriotes.

Qu’ils nous restent.

Qu’ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et l’avertissement ; protestation contre la Prusse, avertissement à l’Europe. Qu’ils soient le drapeau d’Alsace et de Lorraine toujours levé. Que leur présence parmi nous encourage et console, que leur parole conseille, que leur silence même parle. Les voir là, ce sera voir l’avenir. Qu’ils empêchent l’oubli. Au milieu des idées générales qui embrassent l’intérêt de la civilisation, et qui sont nécessaires à une assemblée française, toujours un peu tutrice de tous les peuples, qu’ils personnifient, eux, l’idée étroite, haute et terrible, la revendication spéciale, le devoir vis-à-vis de la mère. Tandis que nous représenterons l’humanité, qu’ils représentent la patrie. Que chez nous ils soient chez eux. Qu’ils soient le tison sacré, rallumé toujours. Que, par eux, les deux provinces étouffées sous la Prusse continuent de respirer l’air de France ; qu’ils soient les conducteurs de l’idée française au cœur de l’Alsace et de la Lorraine et de l’idée alsacienne et lorraine au cœur de la France ; que, grâce à leur permanence, la France, mutilée de fait, demeure entière de droit, et soit, dans sa totalité, visible dans l’Assemblée ; que si, en regardant là-bas, du côté de l’Allemagne, on voit la Lorraine et l’Alsace mortes, en regardant ici, on les voie vivantes !


La réunion, à l’unanimité, a accepté la proposition du représentant Victor Hugo, et lui a demandé de rédiger la déclaration qui devra être signée de tous et lue par lui-même à la tribune.

M. Victor Hugo a immédiatement rédigé cette déclaration, qui a été acceptée par la réunion de la gauche, mais à laquelle il n’a pu être donné la publicité de la tribune, par suite de la séance du 8 mars et de la démission de M. Victor Hugo.

En voici le texte :

DÉCLARATION

En présence de la démission que les représentants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l’Assemblée n’a acceptée par aucun vote.

Les représentants soussignés déclarent qu’à leurs yeux l’Alsace et la Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la France.

Ces provinces sont profondément françaises. L’âme de la France reste avec elles.

L’Assemblée nationale ne serait plus l’Assemblée de la France si ces deux provinces n’y étaient pas représentées.

Que désormais, et jusqu’à des jours meilleurs, il y ait sur la carte de France un vide, c’est là la violence que nous fait le traité. Mais pourquoi un vide dans cette Assemblée ?

Le traité exige-t-il que les représentants alsaciens et lorrains disparaissent de l’Assemblée française ?

Non.

Pourquoi donc aller plus loin que le traité ? Pourquoi faire ce qu’il n’impose pas ? Pourquoi lui donner ce qu’il ne demande pas ?

Que la Prusse prenne les territoires. Que la France garde les représentants.

Que leur présence dans l’Assemblée nationale de France soit la protestation vivante et permanente de la justice contre l’iniquité, du malheur contre la force, du droit vrai de la patrie contre le droit faux de la victoire.

Que les alsaciens et les lorrains, élus par leurs départements, restent dans l’Assemblée française et qu’ils y personnifient, non le passé, mais l’avenir.

Le mandat est un dépôt. C’est au mandant lui-même que le mandataire est tenu de rapporter son mandat. Aujourd’hui, dans la situation faite à l’Alsace et à la Lorraine, le mandant est prisonnier, mais le mandataire est libre. Le devoir du mandataire est de garder à la fois sa liberté et son mandat.

Et cela jusqu’au jour où, ayant coopéré avec nous à l’œuvre libératrice, il pourra rendre à ceux qui l’ont élu le mandat qu’il leur doit et la patrie que nous leur devons.

Les représentants alsaciens et lorrains des départements cédés sont aujourd’hui dans une exception qu’il importe de signaler. Tous les représentants du reste de la France peuvent être réélus ou remplacés ; eux seuls ne le peuvent pas. Leurs électeurs sont frappés d’interdit.

En ce moment, et sans que le traité puisse l’empêcher, l’Alsace et la Lorraine sont représentées dans l’Assemblée nationale de France. Il dépend de l’Assemblée nationale de continuer cette représentation. Cette continuation du mandat, nous devons la déclarer. Elle est de droit. Elle est de devoir.

Il ne faut pas que les siéges de la représentation alsacienne et lorraine, actuellement occupés, soient vides et restent vides par notre volonté. Pour toutes les populations de France, le droit d’être représentées est un droit absolu ; pour la Lorraine et pour l’Alsace c’est un droit sacré.

Puisque la Lorraine et l’Alsace ne peuvent désormais nommer d’autres représentants, ceux-ci doivent être maintenus. Ils doivent être maintenus indéfiniment, dans les assemblées nationales qui se succéderont, jusqu’au jour, prochain nous l’espérons, où la France reprendra possession de la Lorraine et de l’Alsace, et où cette moitié de notre cœur nous sera rendue.

En résumé,

Si nous souffrons que nos honorables collègues alsaciens et lorrains se retirent, nous aggravons le traité.

La France va dans la concession plus loin que la Prusse dans l’extorsion. Nous offrons ce qu’on n’exige pas. Il importe que dans l’exécution forcée du traité rien de notre part ne ressemble à un consentement. Subir sans consentir est la dignité du vaincu.

Par tous ces motifs, sans préjuger les résolutions ultérieures que pourra leur commander leur conscience,

Croyant nécessaire de réserver les questions qui viennent d’être indiquées,

Les représentants soussignés invitent leurs collègues de l’Alsace et de la Lorraine à reprendre et à garder leurs siéges dans l’Assemblée.