Pendant l’Exil Tome II Le naufrage du Normandy




Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 254-255).

LE NAUFRAGE DU NORMANDY

Nous extrayons d’une lettre de Victor Hugo cet épisode poignant et touchant du naufrage du Normandy.

(Le Rappel, 26 mars 1870.)
Hauteville-House, 22 mars 1860.

« … On m’écrit pour me demander quelle impression a produite sur moi la mort de Montalembert. Je réponds : Aucune ; indifférence absolue. — Mais voici qui m’a navré.

« Dans le steamer Normandy, sombré en pleine mer il y a quatre jours, il y avait un pauvre charpentier avec sa femme ; des gens d’ici, de la paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, où le mari était allé pour une tumeur qu’il avait au bras. Tout à coup dans la nuit noire, le bateau, coupé en deux, s’enfonce.

« Il ne restait plus qu’un canot déjà plein de gens qui allaient casser l’amarre et se sauver. Le mari crie : « Attendez-nous, nous allons descendre. » On lui répond du canot : « Il n’y a plus de place que pour une femme. Que votre femme descende. »

« Va, ma femme », dit le mari.

« Et la femme répond : Nenni. Je n’irai pas. Il n’y a pas de place pour toi. Je mourrons ensemble. Ce nenni est adorable. Cet héroïsme qui parle patois serre le cœur. Un doux nenni avec un doux sourire devant le tombeau.

« Et la pauvre femme a jeté ses bras autour du col de son mari, et tous deux sont morts.

« Et je pleure en vous écrivant cela, et je songe à mon admirable gendre Charles Vacquerie…

« Victor Hugo. »

Les journaux anglais publient la lettre suivante écrite au sujet de la catastrophe du Normandy.

(Courrier de l’Europe.)
au rédacteur du Star.
Hauteville-House, 5 avril 1870.
« Monsieur,

« Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription pour les familles des marins morts dans le naufrage du Normandy, mémorable par l’héroïque conduite du capitaine Harvey.

Et à ce propos, en présence de ces catastrophes navrantes, il importe de rappeler aux riches compagnies, telles que celle du South Western, que la vie humaine est précieuse, que les hommes de mer méritent une sollicitude spéciale, et que, si le Normandy avait été pourvu, premièrement, de cloisons étanches, qui eussent localisé la voie d’eau ; deuxièmement de ceintures de sauvetage à la disposition des naufragés ; troisièmement, d’appareils Silas, qui illuminent la mer, quelles que soient la nuit et la tempête, et qui permettent de voir clair dans le sinistre ; si ces trois conditions de solidité pour le navire, de sécurité pour les hommes, et d’éclairage de la mer, avaient été remplies, personne probablement n’aurait péri dans le naufrage du Normandy.

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

« Victor Hugo. »