Pendant l’Exil Tome II Aux marins de la Manche




Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 213-215).

VI

AUX MARINS DE LA MANCHE

J’ai reçu, des mains de l’honorable capitaine Harvey, la lettre collective que vous m’adressez ; vous me remerciez d’avoir dédié, d’avoir donné à cette mer de la Manche, un livre[1]. Ô vaillants hommes, vous faites plus que de lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.

Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies, vos courages ; vous lui donnez vos bras, vos cœurs, les pleurs de vos femmes qui tremblent pendant que vous luttez, l’adieu des enfants, des fiancées, des vieux parents, les fumées de vos hameaux envolées dans le vent ; la mer, c’est le grand danger, c’est le grand labeur, c’est la grande urgence ; vous lui donnez tout ; vous acceptez d’elle cette poignante angoisse, l’effacement des côtes ; chaque fois qu’on part, question lugubre, reverra-t-on ceux qu’on aime ? La rive s’en va comme un décor de théâtre qu’une main emporte. Perdre terre, quel mot saisissant ! on est comme hors des vivants. Et vous vous dévouez, hommes intrépides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui, dernièrement, à Dungeness, ont été de si héroïques sauveteurs[2]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et vous repartez.

Votre existence est un continuel défi à l’écueil, au hasard, à la saison, aux précipices de l’eau, aux pièges du vent. Vous vous en allez tranquilles dans la formidable vision de la mer ; vous vous laissez écheveler par la tempête ; vous êtes les grands opiniâtres du recommencement perpétuel ; vous êtes les rudes laboureurs du sillon bouleversé ; là, nulle part la limite et partout l’aventure ; vous allez dans cet infini braver cet inconnu ; ce désert de tumulte et de bruit ne vous fait pas peur ; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec l’océan dans la rondeur sinistre de l’horizon ; l’océan est inépuisable et vous êtes mortels, mais vous ne le redoutez pas ; vous n’aurez pas son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De là votre fierté, je la comprends. Vos habitudes de témérité ont commencé dès l’enfance, quand vous couriez tout nus sur les grèves ; mêlés aux vastes plis des marées montantes et brunis par le hâle, grandis par la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l’océan, et vous avez droit à sa familiarité farouche, ayant joué tout petits avec son énormité.

Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l’abîme debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, à travers vos fracas de houles et de bourrasques, l’espèce de vague rumeur que peut faire un livre est venue jusqu’à vous. Vous vous tournez vers moi entre deux tempêtes et vous me remerciez.

Je vous salue.

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J’ai sur moi un déchaînement d’aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide échoué, qui ne s’est pas trompé, mais qui a sombré, à qui la boussole donne raison et à qui l’ouragan donne tort, qui a en lui la quantité de certitude que produit la catastrophe traversée, et qui a droit de parler aux pilotes avec l’autorité du naufragé. Je suis dans la nuit, et j’attends avec calme l’espèce de jour qui viendra, sans trop y compter pourtant, car si Après-demain est sûr, Demain ne l’est pas ; les réalisations immédiates sont rares, et, comme vous, j’ai plus d’une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuée, dans le tonnerre ; j’ai autour de moi un perpétuel tremblement d’horizon, j’assiste au va-et-vient de ce flot qu’on appelle le fait ; en proie aux événements comme vous aux vents, je constate leur démence apparente et leur logique profonde ; je sens que la tempête est une volonté, et que ma conscience en est une autre, et qu’au fond elles sont d’accord ; et je persiste, et je résiste, et je tiens tête aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l’ombre, et je fais mon devoir, pas plus ému de la haine que vous de l’écume.

Je ne vois pas l’étoile, mais je sais qu’elle me regarde, et cela me suffît.

Voilà ce que je suis. Aimez-moi.

Continuons. Faisons notre tâche ; vous de votre côté, moi du mien ; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle ; veillons et surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de détresse, tendons la main à tous ceux qui s’enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaître revienne, regardons fuir dans les ténèbres, vous le vaisseau-fantôme, moi le passé. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n’y a qu’un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s’appelle la vérité et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette sécurité. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. Ô intrépides lutteurs, mes frères, ayons foi, vous dans l’onde, moi dans la destinée. Où sera la certitude si ce n’est dans cette mobilité soumise au niveau ? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pensée que la haute mer se prolonge au delà de la vue humaine, que, même hors de la vie, l’immense navigation continue, et qu’un jour nous constaterons la ressemblance de l’océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes. Une vague qui pense, c’est l’âme humaine.

Victor Hugo
  1. Les Travailleurs de la mer.
  2. Aldridge et Windham.