Pendant l’Exil Tome II À l’Espagne




Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 140-145).

III

L’ESPAGNE

En 1868, l’homme exilé fut frappé deux fois ; il perdit coup sur coup sa femme et son petit-fils, le premier-né de son fils Charles. L’enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en août. Victor Hugo put garder l’enfant près de lui ; on l’enterra dans la terre d’exil ; mais Mme Victor Hugo rentra en France. La mère avait exprimé le vœu de dormir près de sa fille ; on l’enterra au cimetière de Villequier. Le proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontière, il vit le cercueil disparaître à l’horizon. L’adieu suprême fut dit en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les hautes et grandes paroles que prononça Paul Meurice :

« Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

« Vous savez bien, vous qui l’entourez, — pour la dernière fois ! ce qu’était, ce qu’est cette âme si belle et si douce, cet adorable esprit, ce grand cœur.

« Ah ! ce grand cœur surtout ! Comme elle aimait aimer ! comme elle aimait à être aimée ! comme elle savait souffrir avec ceux qu’elle aimait !

« Elle était la femme de l’homme le plus grand qui soit, et, par le cœur, elle se haussait à ce génie. Elle l’égalait presque à force de le comprendre.

« Et il faut qu’elle nous quitte ! il faut que nous la quittions !

« Elle a déjà, elle, retrouvé à aimer. Elle a retrouvé ses deux enfants, ici (montrant la fosse) — et là (montrant le ciel).

« Victor Hugo m’a dit à la frontière, hier soir : « Dites à ma fille qu’en attendant je lui envoie sa mère. » C’est dit, et je crois que c’est entendu.

« Et maintenant, adieu donc ! adieu pour les présents ! adieu pour les absents ! adieu, notre amie ; adieu, notre sœur !

« Adieu, mais au revoir !

Mais le devoir ne lâche pas prise. Il a d’impérieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, était morte en août. En octobre, l’écroulement de la royauté en Espagne redonnait la parole à Victor Hugo. Mis en demeure par de si décisifs événements, il dut, quel que fût son deuil, rompre le silence.


À L’ESPAGNE

Un peuple a été pendant mille ans, du sixième au seizième siècle, le premier peuple de l’Europe, égal à la Grèce par l’épopée, à l’Italie par l’art, à la France par la philosophie ; ce peuple a eu Léonidas sous le nom de Pélage, et Achille sous le nom de Cid ; ce peuple a commencé par Viriate et a fini par Riego ; il a eu Lépante, comme les grecs ont eu Salamine ; sans lui Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique ; ce peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo ; presque aussi défendu que la Suisse par son relief géologique, car le Mulhacen est au mont Blanc comme 18 est à 24, il a eu son assemblée de la forêt, contemporaine du forum de Rome, meeting des bois où le peuple régnait deux fois par mois, à la nouvelle lune et à la pleine lune ; il a eu les cortès à Léon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent le parlement à Londres ; il a eu son serment du Jeu de Paume à Médina del Campo, sous Don Sanche ; dès 1133, aux cortès de Borja, il a eu le tiers état prépondérant, et l’on a vu dans l’assemblée de cette nation une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze députés ; dès 1307, sous Alphonse III, il a proclamé le droit et le ded’insurrection ; en Aragon il a institué l’homme appelé Justice, supérieur à l’homme appelé Roi ; il a dressé en face du trône le redoutable sino no ; il a refusé l’impôt à Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en échec Charlemagne, et, mourant, Napoléon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n’a pas été plus déshonoré par les moines que les lions par les poux. Il n’a manqué à ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l’aventure, par l’industrie, par le commerce, par l’invention appliquée au globe, par la création des itinéraires inconnus, par l’initiative, par la colonisation universelle, il a été une Angleterre, avec l’isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poëtes, des prophètes, des héros, des sages. Ce peuple a l’Alhambra, comme Athènes a le Parthénon, et a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L’âme immense de ce peuple a jeté sur la terre tant de lumière que pour l’étouffer il a fallu Torquemada ; sur ce flambeau, les papes ont posé la tiare, éteignoir énorme. Le papisme et l’absolutisme se sont ligués pour venir à bout de cette nation. Puis toute sa lumière, ils la lui ont rendue en flamme, et l’on a vu l’Espagne liée au bûcher. Ce quemadero démesuré a couvert le monde, sa fumée a été pendant trois siècles le nuage hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brûlement achevé, on a pu dire : Cette cendre, c’est ce peuple.

Aujourd’hui, de cette cendre cette nation renaît. Ce qui est faux du phénix est vrai du peuple.

Ce peuple renaît. Renaîtra-t-il petit ? Renaîtra-t-il grand ? Telle est la question.

Reprendre son rang, l’Espagne le peut. Redevenir l’égale de la France et de l’Angleterre. Offre immense de la providence. L’occasion est unique. L’Espagne la laissera-t-elle échapper ?

Une monarchie de plus sur le continent, à quoi bon ? L’Espagne sujette d’un roi sujet des puissances, quel amoindrissement ! D’ailleurs établir à cette heure une monarchie, c’est prendre de la peine pour peu de temps. Le décor va changer.

Une république en Espagne, ce serait le holà en Europe ; et le holà dit aux rois, c’est la paix ; ce serait la France et la Prusse neutralisées, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la révolution présente, la muselière mise à Sadowa comme à Austerlitz, la perspective des tueries remplacée par la perspective du travail et de la fécondité, Chassepot destitué au profit de Jacquart ; ce serait l’équilibre du continent brusquement fait aux dépens des fictions par ce poids dans la balance, la vérité ; ce serait cette vieille puissance, l’Espagne, régénérée par cette jeune force, le peuple ; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue à ce double littoral qui a régné sur la Méditerranée avant Venise et sur l’Océan avant l’Angleterre ; ce serait l’industrie fourmillant là où croupit la misère ; ce serait Cadix égale à Southampton, Barcelone égale à Liverpool, Madrid égale à Paris. Ce serait le Portugal, à un moment donné, faisant retour à l’Espagne, par la seule attraction de la lumière et de la prospérité ; la liberté est l’aimant des annexions. Une république en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souveraineté de l’homme sur lui-même, souveraineté indiscutable, souveraineté qui ne se met pas aux voix ; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l’atelier sans prolétariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans préjugés, la parole sans bâillon, la loi sans mensonge, la force sans armée, la fraternité sans Caïn ; ce serait le travail pour tous, l’instruction pour tous, la justice pour tous, l’échafaud pour personne ; ce serait l’idéal devenu palpable, et, de même qu’il y a l’hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De péril point. L’Espagne citoyenne, c’est l’Espagne forte ; l’Espagne démocratie, c’est l’Espagne citadelle. La république en Espagne, ce serait la probité administrant, la vérité gouvernant, la liberté régnant ; ce serait la souveraine réalité inexpugnable ; la liberté est tranquille parce qu’elle est invincible, et invincible parce qu’elle est contagieuse. Qui l’attaque la gagne. L’armée envoyée contre elle ricoche sur le despote. C’est pourquoi on la laisse en paix. La république en Espagne, ce serait, à l’horizon, l’irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement ; ce serait ce géant, le droit, debout en Europe, derrière cette barricade, les Pyrénées.

Si l’Espagne renaît monarchie, elle est petite.

Si elle renaît république, elle est grande.

Qu’elle choisisse.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 22 octobre 1868.