Pendant L Exil Tome V Aux allemands




J Hetzel (p. 43-48).

II

AUX ALLEMANDS

Cependant, l’armée allemande avançait et menaçait. Il semblait qu’il fût temps encore d’élever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en français et en allemand, l’appel que voici :

Allemands, celui qui vous parle est un ami.

Il y a trois ans, à l’époque de l’Exposition de 1867, du fond de l’exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville.

Quelle ville ?

Paris.

Car Paris ne nous appartient pas à nous seuls. Paris est à vous autant qu’à nous. Berlin, Vienne, Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales ; Paris est votre centre. C’est à Paris que l’on sent vivre l’Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athènes, il y a eu Rome, et il y a Paris.

Paris n’est autre chose qu’une immense hospitalité.

Aujourd’hui vous y revenez.

Comment ?

En frères, comme il y a trois ans ?

Non, en ennemis.

Pourquoi ?

Quel est ce malentendu sinistre ?

Deux nations ont fait l’Europe. Ces deux nations sont la France et l’Allemagne. L’Allemagne est pour l’occident ce que l’Inde est pour l’orient, une sorte de grande aïeule. Nous la vénérons. Mais que se passe-t-il donc ? et qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, cette Europe, que l’Allemagne a construite par son expansion et la France par son rayonnement, l’Allemagne veut la défaire.

Est-ce possible ?

L’Allemagne déferait l’Europe en mutilant la France.

L’Allemagne déferait l’Europe en détruisant Paris.

Réfléchissez.

Pourquoi cette invasion ? Pourquoi cet effort sauvage contre un peuple frère ?

Qu’est-ce que nous vous avons fait ?

Cette guerre, est-ce qu’elle vient de nous ? c’est l’empire qui l’a voulue, c’est l’empire qui l’a faite. Il est mort. C’est bien.

Nous n’avons rien de commun avec ce cadavre.

Il est le passé, nous sommes l’avenir.

Il est la haine, nous sommes la sympathie.

Il est la trahison, nous sommes la loyauté.

Il est Capoue et Gomorrhe, nous sommes la France.

Nous sommes la République française ; nous avons pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; nous écrivons sur notre drapeau : États-Unis d’Europe. Nous sommes le même peuple que vous. Nous avons eu Vercingétorix comme vous avez eu Arminius. Le même rayon fraternel, trait d’union sublime, traverse le cœur allemand et l’âme française.

Cela est si vrai que nous vous disons ceci :

Si par malheur votre erreur fatale vous poussait aux suprêmes violences, si vous veniez nous attaquer dans cette ville auguste confiée en quelque sorte par l’Europe à la France, si vous donniez l’assaut à Paris, nous nous défendrons jusqu’à la dernière extrémité, nous lutterons de toutes nos forces contre vous ; mais, nous vous le déclarons, nous continuerons d’être vos frères ; et vos blessés, savez-vous où nous les mettrons ? dans le palais de la nation. Nous assignons d’avance pour hôpital aux blessés prussiens les Tuileries. Là sera l’ambulance de vos braves soldats prisonniers. C’est là que nos femmes iront les soigner et les secourir. Vos blessés seront nos hôtes, nous les traiterons royalement, et Paris les recevra dans son Louvre.

C’est avec cette fraternité dans le cœur que nous accepterons votre guerre.

Mais cette guerre, allemands, quel sens a-t-elle ? Elle est finie, puisque l’empire est fini. Vous avez tué votre ennemi qui était le nôtre. Que voulez-vous de plus ?

Vous venez prendre Paris de force ! Mais nous vous l’avons toujours offert avec amour. Ne faites pas fermer les portes par un peuple qui de tout temps vous a tendu les bras. N’ayez pas d’illusions sur Paris. Paris vous aime, mais Paris vous combattra. Paris vous combattra avec toute la majesté formidable de sa gloire et de son deuil. Paris, menacé de ce viol brutal, peut devenir effrayant.

Jules Favre vous l’a dit éloquemment, et tous nous vous le répétons, attendez-vous à une résistance indignée.

Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l’enceinte ; vous prendrez l’enceinte, vous trouverez la barricade ; vous prendrez la barricade, et peut-être alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en détresse ? vous trouverez l’égout miné faisant sauter des rues entières. Vous aurez à accepter cette condamnation terrible ; prendre Paris pierre par pierre, y égorger l’Europe sur place, tuer la France en détail, dans chaque rue, dans chaque maison ; et cette grande lumière, il faudra l’éteindre âme par âme. Arrêtez-vous.

Allemands, Paris est redoutable. Soyez pensifs devant Paris. Toutes les transformations lui sont possibles. Ses mollesses vous donnent la mesure de ses énergies ; on semblait dormir, on se réveille ; on tire l’idée du fourreau comme l’épée, et cette ville qui était hier Sybaris peut être demain Saragosse.

Est-ce que nous disons ceci pour vous intimider ? Non, certes ! On ne vous intimide pas, allemands. Vous avez eu Galgacus contre Rome et Kœrner contre Napoléon. Nous sommes le peuple de la Marseillaise, mais vous êtes le peuple des Sonnets cuirassés et du Cri de l’Épée. Vous êtes cette nation de penseurs qui devient au besoin une légion de héros. Vos soldats sont dignes des nôtres ; les nôtres sont la bravoure impassible, les vôtres sont la tranquillité intrépide.

Écoutez pourtant.

Vous avez des généraux rusés et habiles, nous avions des chefs ineptes ; vous avez fait la guerre adroite plutôt que la guerre éclatante ; vos généraux ont préféré l’utile au grand, c’était leur droit ; vous nous avez pris par surprise ; vous êtes venus dix contre un ; nos soldats se sont laissé stoïquement massacrer par vous qui aviez mis savamment toutes les chances de votre côté ; de sorte que, jusqu’à ce jour, dans cette effroyable guerre, la Prusse a la victoire, mais la France a la gloire.

À présent, songez-y, vous croyez avoir un dernier coup à faire, vous ruer sur Paris, profiter de ce que notre admirable armée, trompée et trahie, est à cette heure presque tout entière étendue morte sur le champ de bataille, pour vous jeter, vous sept cent mille soldats, avec toutes vos machines de guerre, vos mitrailleuses, vos canons d’acier, vos boulets Krupp, vos fusils Dreyse, vos innombrables cavaleries, vos artilleries épouvantables, sur trois cent mille citoyens debout sur leur rempart, sur des pères défendant leur foyer, sur une cité pleine de familles frémissantes, où il y a des femmes, des sœurs, des mères, et où, à cette heure, moi qui vous parle, j’ai mes deux petits-enfants, dont un à la mamelle. C’est sur cette ville innocente de cette guerre, sur cette cité qui ne vous a rien fait que vous donner sa clarté, c’est sur Paris isolé, superbe et désespéré, que vous vous précipiteriez, vous, immense flot de tuerie et de bataille ! ce serait là votre rôle, hommes vaillants, grands soldats, illustre armée de la noble Allemagne ! Oh ! réfléchissez !

Le dix-neuvième siècle verrait cet affreux prodige, une nation, de policée devenue sauvage, abolissant la ville des nations ; l’Allemagne éteignant Paris ; la Germanie levant la hache sur la Gaule ! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre déloyale, vous extermineriez le groupe d’hommes et d’idées dont le monde a besoin, vous anéantiriez la cité organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, après Omar, l’incendie de la bibliothèque humaine, vous raseriez l’Hôtel de Ville comme les huns ont rasé le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombardé le Parthénon ; vous donneriez au monde ce spectacle, les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie décapitant la civilisation !

Non, non, non !

Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire ? ce serait le déshonneur.

Ah ! certes, personne ne peut songer à vous effrayer, allemands, magnanime armée, courageux peuple ! mais on peut vous renseigner. Ce n’est pas, à coup sûr, l’opprobre que vous cherchez ; eh bien, c’est l’opprobre que vous trouveriez ; et moi, européen, c’est-à-dire ami de Paris, moi parisien, c’est-à-dire ami des peuples, je vous avertis du péril où vous êtes, mes frères d’Allemagne, parce que je vous admire et je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n’est pas la peur, c’est la honte.

Ah ! nobles soldats, quel retour dans vos foyers ! Vous seriez des vainqueurs la tête basse ; et qu’est-ce que vos femmes vous diraient ?

La mort de Paris, quel deuil !

L’assassinat de Paris, quel crime !

Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime.

N’acceptez pas cette responsabilité formidable. Arrêtez-vous.

Et puis, un dernier mot. Paris poussé à bout, Paris soutenu par toute la France soulevée, peut vaincre et vaincrait ; et vous auriez tenté en pure perte cette voie de fait qui déjà indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes écrites en hâte les mots destruction, abolition, mort. Non, on ne détruit pas Paris. Parvînt-on, ce qui est malaisé, à le démolir matériellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idées. Jetez Paris aux quatre vents, vous n’arriverez qu’à faire de chaque grain de cette cendre la semence de l’avenir. Ce sépulcre criera Liberté, Égalité, Fraternité ! Paris est ville, mais Paris est âme. Brûlez nos édifices, ce ne sont que nos ossements ; leur fumée prendra forme, deviendra énorme et vivante, et montera jusqu’au ciel, et l’on verra à jamais, sur l’horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d’ombre et de lumière, Paris.

Maintenant, j’ai dit. Allemands, si vous persistez, soit, vous êtes avertis. Faites, allez, attaquez la muraille de Paris. Sous vos bombes et vos mitrailles, elle se défendra. Quant à moi, vieillard, j’y serai, sans armes. Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent.

Paris, 9 septembre 1870.