Pelligrino Rossi, l’Italie et la Papauté

Pelligrino Rossi, l’Italie et la Papauté
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 718-753).
PELLEGRINO ROSSI
L'ITALIE ET LA PAPAUTE

Pellegrino Rossi, biographie ; Florence 1861. — Papiers inédits.

Une œuvre comme l’émancipation d’un peuple ne s’accomplit ni en un jour, ni par la main d’un homme, ni même le plus souvent dans la vie d’une génération. Longtemps avant de devenir une réalité victorieuse, elle n’est qu’une utopie dédaignée, une passion ou une idée voyageant à travers les esprits, fascinant les imaginations, réunissant sous un drapeau inavoué des légions obscures, qui se reconnaissent à quelque insaisissable mot d’ordre, ayant ses penseurs, ses théoriciens, ses soldats, comme aussi ses fanatiques, ses sectaires et ses factieux. Dans cette laborieuse et émouvante carrière, les fautes ne sont pas plus absentes que les malheurs, et l’imprévu des choses se mêle aux préméditations les plus obstinées des hommes. Ce qu’est une œuvre de ce genre, lorsqu’elle éclate dans sa victoire, on le voit aujourd’hui au-delà des Alpes, dans ce moment d’une résurrection plus qu’à demi accomplie ; mais jusque-là, que d’efforts trompés ! que de tentatives et de combinaisons incessamment déjouées, incessamment reprises ! que de destinées tranchées par le fer, chassées dans l’exil ou perdues dans les prisons ! Et, pour tout dire, que d’aventures et de métamorphoses à travers lesquelles l’idée même d’un si grand mouvement semble se dégager par degré, sous la pression des obstacles, pour en venir à se réaliser dans ce qu’elle a de plus étendu et de plus imprévu ! Ainsi a grandi cette Italie renaissante, dont les premières protestations éclataient dès 1815, et qui depuis n’a cessé de compter les années par les commotions intérieures, par les progrès du sentiment national, jusqu’à ce jour définitif que n’ont pu voir se lever tous ceux qui l’avaient préparé. Les événemens contemporains laissent du moins cette généreuse et salutaire impression qu’un peuple obstiné dans son droit et résolu à vivre ne meurt pas, même sous la toute-puissance des ligues et des combinaisons ennemies.

Je ne sais si je me trompe, une des pensées les plus touchantes et en même temps les plus sérieusement politiques de cette Italie renouvelée, c’est, il me semble, de ne point oublier ceux qui l’ont honorée et servie sous une forme ou sous l’autre, de reconnaître les siens, si l’on me passe le mot. Elle a reconnu et adopté comme une renommée nationale ce sombre et émouvant génie, le pauvre Leopardi, en lui élevant un petit monument dans son lieu natal, à Recanati, le jour où le drapeau italien allait flotter dans les Marches. Elle a reconnu aussi, elle a tenu à reconnaître comme un des siens, ce publiciste, cet économiste, ce politique, dont la destinée avait été bien autrement agitée, qui avait épuisé toutes les vicissitudes, — insurgé et émigré des États-Romains en 1815, professeur et député en Suisse, pair de France et ambassadeur de la monarchie de 1830, et qui, avec une intelligence à la hauteur de toutes les conceptions, avait gardé toujours profondément marqué le sceau primitif du patriote, — Pellegrino Rossi, celui qui fut pour nous le comte Rossi, le plus français des Italiens et le plus italien des Français. Curieux type de banni supérieur, qui, au lieu de se ronger dans l’exil, se sauvait dans les honneurs partout où le conduisait sa fortune, servant encore son pays dans les patries nouvelles qu’il se faisait, assez habile pour revenir un jour en représentant d’une des premières puissances du monde auprès de ceux qui l’avaient proscrit, et assez heureux pour dévouer ses derniers momens, comme il avait dévoué sa jeunesse, à une pensée invariable d’indépendance nationale et de rénovation civile ; type plus curieux encore d’homme à la fois enthousiaste et froid, audacieux et sensé, passionné et ironiquement dédaigneux, tenant par sa nature de la vigoureuse et souple race des politiques italiens, et le plus vraiment homme d’état de la péninsule avant que le comte de Cavour n’eût repris dans ses mains hardies tous les fils brouillés d’une révolution interrompue.

Un monument est élevé aujourd’hui à l’université de Bologne pour honorer Rossi ; on a mieux fait : une somme, modique il est vrai, mais proportionnée aux difficultés du moment, est inscrite dans le budget italien pour publier tout ce qu’il a écrit, ses œuvres comme sa correspondance. Et quel est le mobile de cet hommage réfléchi rendu à celui qui commençait sa carrière par la proscription dès 1815 pour la finir comme ministre du pape sous le poignard d’un sectaire en 1848 ? M. Boncompagni me l’écrivait récemment : « pendant le peu de temps que j’ai été dans la diplomatie, le rouge me montait au visage chaque fois que, parlant de l’indépendance et de la liberté de l’Italie, on me jetait à la face l’horrible souvenir de l’assassinat de Rossi. Dès lors je résolus de provoquer un acte public qui fît connaître à l’Europe que les libéraux italiens étaient du côté de la victime, et non du côté des assassins… » Rossi était en effet un précurseur dans l’ordre des révolutions contemporaines de l’Italie. Cette unité qui semble aujourd’hui sortir vivante du sein de la péninsule, qui est le mot de ralliement d’un peuple, il l’avait entrevue et servie un jour de sa jeunesse, lorsqu’elle n’était que le rêve de quelques hommes rassemblés sous un drapeau d’aventure entre deux catastrophes européennes. Cette crise du pontificat temporel se débattant entre l’impossibilité de rester ce qu’il est et la difficulté de s’adapter à un ordre nouveau, il l’avait observée avec une inexorable sagacité dans un moment décisif, lorsque peut-être on eût pu encore la conjurer ; il l’avait suivie sans illusion, et sans illusion aussi il faisait la dernière tentative possible pour en suspendre le dénoûment. Son court ministère à Rome en 1848 apparaît aujourd’hui à la lueur des événemens comme le suprême effort d’un négociateur intelligent qui jusqu’au bout, jusqu’à la mort, défend le terrain d’une transaction. Ces principes d’une civilisation libérale enfin que l’Italie aspire depuis si longtemps à s’approprier, il les avait développés dans ses ouvrages avec une éloquence toujours vive, souvent illuminée d’éclairs. Par tous les hasards de sa vie, par tous les instincts de sa nature, par son esprit, par ses opinions, Rossi est tout entier de cette révolution de liberté et d’indépendance qu’il eût voulu peut-être modérer quelquefois, qu’il pressentait certainement, et qu’il n’eût pas désavouée, je crois, dans ses résultats généraux et définitifs, s’il eût échappé à cette mort cruelle qu’il recevait d’un visage impassible et fier, s’il eût assez vécu pour voir comment les explosions nouvelles naissent inévitablement des réactions obstinées.

Tout se lie dans l’histoire d’un peuple, et ce qu’on voit aujourd’hui au-delà des Alpes, ce qui s’accomplit par la main du Piémont, on le vit un instant rêvé, tenté, vaguement ébauché dans un épisode resté à demi obscur du commencement du siècle. À considérer en effet cette unité qui semble le dernier mot des métamorphoses italiennes, à la considérer dans ce qu’elle a de réel et de politique, c’est une idée toute moderne, née de la révolution française, de l’empire et de l’organisation de 1815. Je ne veux point dire qu’elle procède uniquement de cette source, et qu’elle ne se complique d’une multitude de souvenirs et de traditions du passé ; au fond, c’est surtout l’empire qui a travaillé, peut-être à son insu, pour l’unité actuelle en brisant les vieux cadres de la vie traditionnelle et locale, en renouvelant la face de la péninsule, en semant partout le même goût d’un ordre nouveau et les mêmes institutions civiles, en suscitant un sentiment national agrandi qui pénétrait peu dans les masses il est vrai, mais qui gagnait déjà les têtes intelligentes, et, chose curieuse, l’empire disparaissant tout à coup, cette idée d’unité faisait instantanément son apparition. À ce moment même, au milieu de ces restaurations mal assises, lorsque Napoléon était encore à l’île d’Elbe et que tout était incertain en Europe, quelques hommes liés par le sentiment d’un malaise commun, enflammés par les événemens prodigieux du temps, s’agitaient à Milan, à Bologne, à Turin, à Gênes, pour refaire de l’Italie une nation indépendante de toutes les dominations, de celle de la France qui s’en allait aussi bien que de celle de l’Autriche qu’on voyait venir. Et quel prince choisissaient-ils pour réaliser leur dessein ? Napoléon lui-même d’abord, à qui ils offraient la couronne d’empereur des Romains et de roi d’Italie « par la grâce de Dieu et la volonté du peuple. »

Ce n’étaient pas des séides d’un homme cherchant à relever un despotisme, c’étaient des généraux, des magistrats, des hommes d’élite des diverses parties de la péninsule, libéraux d’intelligence, patriotes de cœur, qui rêvaient peut-être, mais qui voulaient faire une Italie unie de nationalité, libre par ses institutions, impériale sans esprit de conquête, ayant son centre et sa capitale à Rome, sauf à se mettre, comme aujourd’hui, à la recherche de conditions nouvelles pour la papauté. Ils prenaient leurs garanties et avaient fait une constitution. Un parlement devait se réunir alternativement à Rome, à Milan et à Naples. Un comité d’exécution se tenait à Turin, puis à Gênes, pour être plus près de l’île d’Elbe, où le projet n’était point inconnu. Napoléon écoutait ce songe qui ne lui était pas venu dans la prospérité, qui devait lui revenir plus tard dans son exil de Sainte-Hélène, et il répondait en s’exaltant lui-même, en sondant cet horizon d’une destinée nouvelle qu’on ouvrait devant lui. « J’ai été grand sur le trône de France, disait-il, principalement par la force des armes et par mon influence sur l’Europe entière ; mais le caractère distinctif de mon règne était toujours la gloire des conquêtes. À Rome, ce sera une autre gloire aussi éclatante que la première, mais plus durable et plus utile… Je ferai des peuples épars de l’Italie une seule nation, je leur donnerai l’unité de mœurs qui leur manque, et ce sera l’entreprise la plus difficile que j’aie tentée jusqu’ici. J’ouvrirai des routes et des canaux, je multiplierai les communications ; de nouveaux et vastes débouchés s’ouvriront aux industries renaissantes, tandis que l’agriculture montrera la prodigieuse fécondité du sol italien. Je donnerai à l’Italie des lois faites pour les Italiens… Naples, Venise, La Spezzia deviendront d’immenses chantiers de construction navale, et dans peu d’années l’Italie aura une marine imposante. Je ferai de Rome un port de mer. Dans vingt ans, l’Italie aura une population de trente millions d’habitans, et sera la plus puissante nation de l’Europe. Plus de guerre, plus de conquête ; j’aurai néanmoins une armée brave et nombreuse sur le drapeau de laquelle je ferai écrire le mot : Malheur à qui le touche ! et personne n’osera. Après avoir été César en France, je serai Camille à Rome ; l’étranger cessera de fouler de son pied le Capitole et n’y retournera plus. Sous mon règne, la majesté antique du peuple-roi s’unira à la civilisation de mon premier empire, et Rome égalera Paris en conservant intacte la grandeur de ses souvenirs… » Ainsi parlait Napoléon vers le mois d’octobre 1814 aux Italiens qui le pressaient de descendre sur les côtes de la péninsule en lui promettant peut-être ce qu’ils n’auraient pu tenir, un soulèvement universel. Ce n’est pas Napoléon pourtant qui tentait cette entreprise plus que douteuse de refaire en ce moment de l’Italie une nation.

Ce rôle échut à un autre soldat couronné, tête faible et vaine, à Murat, qui, plein de perplexités, branlant déjà sur son trône, infidèle à l’Autriche, avec laquelle il s’était allié, après avoir été infidèle à Napoléon, allait se jeter dans la mêlée pour se faire roi d’Italie, lorsqu’il n’était plus bien sûr de rester roi de Naples. De là cette curieuse entreprise des premiers mois de 1815, qui coïncidait avec le retour foudroyant de l’empereur en France, et qui commençait un peu, à vrai dire, comme on a vu plus récemment commencer l’invasion de l’Ombrie et des Marches par le Piémont. Murat faisait une querelle au pape Pie VII, à peine restauré, parce qu’il recevait des déserteurs, des fugitifs, parce que les états pontificaux étaient un foyer d’hostilité, et faute de la satisfaction qu’il demandait, il s’avançait à la tête d’une armée de quarante mille hommes, appelant tous les Italiens aux armes, levant brusquement le drapeau de l’indépendance nationale, de l’unité de l’Italie. Le pape avait à peine le temps de fuir, craignant d’être pris et conduit à Gaëte, et le grand-duc de Toscane s’enfuyait aussi à l’approche de Murat, qui en peu de jours se trouvait, sans combat, maître des Marches, de l’Ombrie, de la Romagne, annexant au nouveau royaume toutes ces provinces, qu’il occupait jusqu’à Bologne. Là commençait la difficulté en face des Autrichiens. La pensée de cette aventureuse entreprise éclate tout entière dans une proclamation datée de Pesaro, expression survivante d’un mouvement prématuré. « L’heure est venue où doivent s’accomplir les destins de l’Italie, disait cette proclamation ; la Providence vous appelle enfin à être une nation indépendante. Que des Alpes au détroit de Sicile on n’entende qu’un seul cri : l’indépendance de l’Italie !… J’en appelle à vous, braves et malheureux Italiens de Milan, de Bologne, de Turin, de Venise, de Brescia, de Modène, de Reggio et de tant d’autres contrées opprimées… Serrez-vous dans une étroite union, et qu’un gouvernement de votre choix, une représentation véritablement nationale, une constitution digne du siècle et de vous, garantissent votre liberté, votre prospérité intérieure, aussitôt que votre courage aura garanti votre indépendance ! »

Un des acteurs les plus intelligens et les plus hardis dans cette crise de nationalité, dans cette aventure si l’on veut, fut Pellegrino Rossi. Il était jeune encore, il avait à peine vingt-huit ans. Il était né en 1787 à Carrare, où avec quelque chance il pouvait aspirer à redevenir un jour, dans cette Italie bien ordonnée de 1815, le sujet du duc de Modène, si la fortune n’en eût autrement disposé en le jetant dès son adolescence sur de plus vastes théâtres. Une instruction variée et forte, fécondant des germes heureux, avait fait de lui un jeune homme à l’imagination souple, à l’esprit fin et vif, à la raison nette et ferme. Il avait suivi les cours supérieurs à Pise, puis à l’université de Bologne, et c’est là, à Bologne, ville alors française, qu’il s’était fixé, devenant successivement avocat, professeur de jurisprudence dans cette université où il a aujourd’hui un monument, — assez connu déjà pour avoir une clientèle brillante, recherché pour l’éclat de son savoir et de son esprit, et imposant par ce visage aux traits dantesques et amaigris qui lui faisait donner dans le peuple le nom familier de l’avocat pâle, — l’avvocatino pallido. Il avait fait un voyage en Suisse, à Genève, en 1813, et lorsqu’il revenait à Bologne, il se trouvait avec l’Italie tout entière dans une situation étrangement aggravée en peu de temps.

L’empire s’écroulait avec fracas, la domination française, disparaissait de la péninsule, et la domination autrichienne approchait ; les nouveaux maîtres allaient camper à Bologne. Rossi était-il du complot à demi libéral, à demi impérial, qui cherchait alors un levier en Italie ? Il ne l’avouait pas, il niait même toute intelligence avec le roi de Naples ; il n’était pas moins l’un des premiers gagnés à la cause pour laquelle Murat jouait sa couronne et sa vie, et c’était lui qui lançait ces proclamations véhémentes où retentissaient les mots d’indépendance de l’Italie et d’unité nationale. Représentant du nouveau gouvernement, avec le titre de commissaire civil, dans les provinces entre le Tronto et le Pô, le chevalier Rossi mettait la main à l’œuvre dès le 4 avril 1815 par un brûlant appel à tous les Italiens. La fortune semblait d’abord sourire à cette étrange entreprise. Bologne, la ville populeuse et cultivée, faisait fête au roi libérateur devant lequel les Autrichiens s’éclipsaient un instant. Les Napolitains allaient à Florence, à Parme, à Modène, et arrivaient jusqu’au Pô, jusqu’aux confins de l’état pontifical. Au lieu d’aller jusqu’aux Alpes, il fallut bientôt pourtant battre en retraite devant les Autrichiens reprenant l’offensive au nord, tandis qu’au midi lord Bentinck assaillait les états napolitains eux-mêmes au nom de l’Angleterre. Le flot menaçait de se replier de toutes parts sur l’armée libératrice en submergeant cet essai de résurrection italienne. Le dénoûment eut lieu à Tolentino ; ce fut le Castelfidardo du temps, et il ne tourna pas au profit de l’indépendance et de l’unité. Murat n’avait plus qu’à regagner précipitamment Naples pour perdre bientôt la couronne et la vie, et avec lui disparaissait aussi le jeune commissaire civil des provinces réunies, celui qui peu auparavant était encore un avocat brillant de Bologne, et qui désormais n’était plus qu’un proscrit.

Ce rêve avait duré moins de deux mois ; il avait commencé le 22 mars 1815, il s’évanouissait aux premiers jours de mai. Comme il arrive dans toutes les défaites, les vaincus se renvoyaient la responsabilité du désastre. Ce n’était pas, il est vrai, une campagne brillamment conduite ; l’inexpérience et les divisions des généraux napolitains n’étaient pas cependant les seules causes ni même les plus sérieuses d’une si prompte catastrophe. Cette tentative d’affranchissement national n’aurait eu quelques chances que si elle eût trouvé tout au moins dans le pays un appui énergique, une sympathie active, et les Italiens avaient à offrir à cette armée qui s’avançait en libératrice plus de vers sonores et d’acclamations que de soldats et de moyens de vaincre. Murat avait beau multiplier les honneurs et les emplois, et s’efforcer de gagner des cliens à sa cause ; il excitait des défiances, et ceux qui étaient peut-être en secret ses partisans attendaient une bataille pour se prononcer. À cette époque encore d’ailleurs, ces mots d’indépendance et d’unité ne disaient rien aux masses indifférentes et craintives ; ils ne parlaient qu’à l’esprit de quelques membres de l’aristocratie, d’une partie de la bourgeoisie, des lettrés, des hommes d’université. Dernière et puissante raison enfin : cette revendication d’indépendance pour l’Italie se liait étroitement à une question européenne bien autrement grave. Pour qu’une telle entreprise pût réussir en face d’une coalition formidablement armée, il eût fallu que Waterloo fût une victoire, et si Waterloo eût été une victoire, c’est Napoléon peut-être qui eût soufflé sur ce rêve d’unité. C’était une aventure folle, si l’on veut, chimérique, d’un succès impossible ; elle est pourtant l’ébauche d’un mouvement prématuré, destiné à grandir, à prétendre par la faute même de ses adversaires, en partant cette fois non du midi, mais du nord, en se personnifiant non dans un roi de la veille, mais dans un prince du plus vieux sang royal ; elle ne montre pas moins ce qu’était cette idée éclatant tout à coup au lendemain de l’empire et allant tenter des hommes comme Rossi, qui sont en réalité le premier noyau du libéralisme italien, et ont été les premiers proscrits pour lui.

Ce qui poussait ces hommes, ce n’était pas l’amour ou le regret de la domination française, comme on les en accusait violemment. Ils avaient souffert plus d’une fois en voyant la France régner en souveraine au-delà des Alpes, déchiqueter les plus belles contrées de la péninsule en départemens, et faire de Rome, l’ancienne maîtresse du monde, de Florence, le brillant foyer du génie italien, de simples préfectures françaises ; mais ils redoutaient bien plus encore l’Autriche, qui était aussi pour eux l’étranger, l’absolutisme, sans la compensation d’un régime civil bienfaisant, et ils avaient cru à la possibilité de faire surgir une Italie nouvelle dans le vide momentané laissé entre deux dominations. Rossi vaincu le disait dans une défense peu connue des hommes de notre temps hors de l’Italie, dans un mémoire qu’il datait de Genthod en Suisse, et où il ne racontait pas seulement cette aventure, où il se peignait déjà tout entier. « SI c’est un crime, disait-il, d’aimer son pays, de désirer qu’il redevienne grand et heureux, je dispense mes accusateurs de chercher des preuves contre moi ; je m’avoue coupable, et je tiendrais pour une injure d’être déclaré innocent. » Rossi, tout jacobin et carbonaro qu’il fût représenté, n’eut jamais rien du révolutionnaire et du factieux ; c’était essentiellement un homme moderne, un libéral sensé et éclairé en même temps qu’un patriote. Le spectacle de la révolution française, l’empire dans ses prospérités, puis dans son déclin, le renouvellement de la péninsule par les principes de 1789, tant d’événemens prodigieux et précipités avaient vivement parlé à son intelligence et développé en lui ce sentiment de la vie moderne, qui peut être en défaut quelquefois, et sans lequel nul désormais n’agira sur son siècle. « J’ai appris de bonne heure, disait-il, à distinguer le libéralisme des idées de la subversion de toute règle de droit et de morale, la liberté civile, qui peut être obtenue sous différentes formes de gouvernement et plus sûrement peut-être dans une bonne monarchie, de la licence qui est trop souvent le cortège des fauteurs de systèmes républicains, l’instruction du peuple des prétentions anarchiques et violentes, la superstition de la religion, l’honnête homme enfin et le citoyen éclairé du démagogue… » Une chose curieuse dans ce mémoire du 14 juillet 1815, dans cette apologie d’un vaincu, c’est cette faculté de sarcasme et de dédain, cette verve d’ironie sans illusion qui fut toujours un trait du caractère de Rossi, sans être jamais un signe de découragement dans cette âme à la fois passionnée et désabusée. Il veut bien s’avouer vaincu, et il le fait de bonne grâce ; mais il se relève en même temps avec un mélange de bonne humeur et de fierté méprisante devant ceux qui l’accusent encore dans sa défaite. « Il faut convenir, dit-il, que notre règne a été court, tellement court que tous ceux qui ont été offensés de la vue de notre élévation pourraient nous pardonner l’impertinence que nous avons eue de nous laisser mettre au-dessus d’eux en faveur de la brièveté de l’insulte… Si ceux qui nous jugent, moi et les compagnons de mon infortune, d’après l’issue des événemens, rentraient pour un instant en eux-mêmes, ils conviendraient de bonne foi que, si l’armée napolitaine eût passé le Taro, de fous et de misérables, nous devenions pour eux des hommes assez sages ; si elle eût passé le Pô, nous étions des hommes de quelque valeur ; si elle eût passé l’Adige, nous devenions de grands hommes ; si enfin l’Italie tout entière s’était mise en mouvement et si on eût touché les Alpes, nous étions des héros par ce simple accident que, Bologne étant plus près du Rubicon que de la Dora, nous avions été les premiers magistrats choisis… » Rossi n’était pour le moment ni un héros ni un grand homme, mais un vaincu, et il se réfugiait en Suisse après une courte apparition à Milan, où il se liait avec tous les patriotes du temps, où, se trouvant un soir dans un salon et entendant parler librement devant une voyageuse anglaise qui prenait des notes, il disait à ses amis après le départ de l’étrangère : « Savez-vous ce que vous avez fait ce soir ? Vous avez fait un livre. » Et le livre parut en effet, non sans compromettre quelques-uns de ceux qu’il mettait en scène.

C’était la fin de tout un ordre de choses et le commencement d’une époque nouvelle inaugurée par les traités de 1815 et par les restaurations absolutistes de la péninsule. C’était surtout pour une multitude d’Italiens le commencement de ces émigrations que chaque mouvement, chaque convulsion a grossies jusqu’à ce qu’il y ait eu enfin presque une nation, de bannis. Rossi, un des plus éminens de ces émigrés, acceptait cette dure condition de proscrit en homme fait pour se mesurer avec la mauvaise fortune et capable de se servir de l’exil même pour s’élever, pour revenir plus tard en Italie avec le double ascendant d’un caractère public et d’une renommée universelle. Il avait laissé depuis 1813 de sérieuses amitiés en Suisse ; le reflet hospitalier et littéraire de Genève l’attirait, et c’était là en effet la première étape de cette étrange carrière d’un banni appelé à être successivement Suisse, Français, publiciste écouté, professeur recherché, membre des conseils de deux nations, presque ministre, avant de redevenir Italien, — sans cesser d’être ce qu’il avait été dès le premier jour, patriote et libéral. Qu’on songe un instant à ce que représentent d’événemens et de métamorphoses ces deux dates de 1815 et de 1848 ! Elles représentent pour Rossi un effort patient et obstiné où il était servi sans doute par une vive et forte intelligence, mais où il eut aussi besoin plus d’une fois d’une habileté singulière.

Un des côtés les plus curieux de la vie de Rossi, c’est cette lutte permanente de l’habileté souple et impassible contre des difficultés toujours nouvelles, et il avait fini, je pense, par s’aguerrir au point d’aimer ces difficultés, de les rechercher. Catholique de race, suspect d’attachement aux idées françaises pour son rôle dans le dernier mouvement italien, il avait assurément plus d’un préjugé à dissiper, plus d’un obstacle à vaincre a Genève, ville protestante aux traditions rigides, et où il y avait une réaction naturelle après 1815 contre l’influence française. L’avocat de Bologne, le commissaire civil de Murat, se transformait d’abord en poète et faisait passer dans la langue italienne les chants passionnés de Byron : Parisina, le Corsaire, le Giaour, mais ce n’était là qu’une diversion d’esprit, une fantaisie d’imagination. Rossi, se voyant appelé à vivre longtemps peut-être en Suisse et se sentant fait pour d’autres travaux, se mettait à étudier plus profondément les lois, les mœurs, les coutumes, le gouvernement du pays ; il se familiarisait avec les langues en usage dans les divers cantons suisses, apprenait l’allemand, perfectionnait ses connaissances dans la littérature française, et, rassemblant sous sa main tous les éléments d’étude, il se retirait dans une petite maison auprès de la ville, se livrant à un travail obstiné, ne quittant sa solitude que pour aller, à Genève se reposer dans la société de quelques hommes éminens qui l’encourageaient de leur amitié. Rossi attendit trois ans, et en 1819, se sentant assez fort, il ouvrait un cours de jurisprudence.

Ce n’était pas une petite difficulté pour un étranger d’entreprendre un enseignement libéral en face d’un gouvernement comme celui de Genève, alors fortement imbu d’opinions rétrogrades. Rossi tenta cette lutte et réussit avec éclat. Les hommes se pressaient à ses leçons ; les femmes elles-mêmes étaient séduites par une parole qui donnait à la science un attrait singulier : il n’y eut pas jusqu’aux magistrats de la cité qui, émus des succès du proscrit, ne voulussent assister à une des ses conférences, et ils subissaient l’ascendant du talent, si bien qu’étranger, catholique, libéral, Rossi était nommé professeur de droit romain à l’académie de Genève, s’imposant par un rare mélange de hardiesse et d’habileté insinuante autant que par l’autorité de la science à l’intolérance religieuse et politique de la petite république. Ce n’était pour Rossi que le premier pas dans cette carrière nouvelle. Il réussit à l’académie de Genève plus encore que dans son premier cours, et en 1820 on lui offrait le droit de cité. Peu après il s’attachait d’un lien plus intime à sa nouvelle patrie ; il se mariait avec une jeune Genevoise de foi protestante, et, gagnant chaque jour dans l’opinion, il était bientôt élu député au conseil de la république. Trois fois de suite ce mandat fut renouvelé. C’est alors que Rossi devenait réellement un homme important à Genève : il était la personnification la plus brillante du parti modéré qui se formait. Avec autant de sagesse que de persistance, il soutenait et popularisait les réformes les plus utiles ; il faisait pénétrer l’esprit libéral dans l’état sans rien heurter, en gagnant au contraire l’affectueuse confiance de ses collègues. C’est dans ces années fécondes, de 1820 à 1830, qu’il multipliait ses leçons et ses travaux sur la jurisprudence, sur l’économie politique, publiant à Paris son Traité de Droit pénal, travaillant activement avec Sismondi, Bellot, Dumont, à un journal scientifique ; mais ce journal, œuvre de quelques libéraux, fut l’objet des remontrances de quelques puissances européennes au vorort, et il dut cesser de paraître avant de devenir un embarras pour la Suisse. Rossi s’était fait dans ces dix années une position réellement exceptionnelle. Sans être matériellement au pouvoir, il était la lumière et le guide de cette petite république. Il réalisait ce phénomène curieux d’un exilé devenant le premier comme orateur, comme jurisconsulte, comme conseil, dans un pays où brillait pourtant à cette époque un groupe d’hommes supérieurs, et sa renommée s’étendait au-delà de Genève. Rossi n’avait rien à envier lorsque la révolution de 1830 arrivait, remuant l’Europe et ouvrant pour cet Italien genevois des perspectives nouvelles.

C’est le privilège de nos révolutions, heureuses ou malheureuses, d’avoir ce caractère d’universalité qui en fait pour tous les peuples une affaire commune. La révolution de 1830, indépendamment de sa signification intérieure, avait ce caractère général et éclatant d’une victoire sur l’esprit de 1815 ; elle devenait naturellement une espérance et un encouragement partout où cet ordre de choses créé à Vienne pesait de tout son poids sur un sentiment national ou sur un instinct de libéralisme, et c’est ainsi qu’elle retentissait en Italie et en Belgique, en Allemagne et en Pologne comme dans la Suisse elle-même, où les partis prenaient pour champ de bataille le pacte fédéral de 1815, œuvre surannée qui faisait de la Suisse moins une nation qu’un assemblage de petites républiques organisées dans l’immobilité. Tout puissant dans les cantons les plus populeux, les plus éclairés de la Suisse, le libéralisme exalté, le radicalisme, demandait impérieusement, par toutes les voies révolutionnaires, la révision du pacte fédéral, tandis que l’esprit de résistance se retranchait dans les petits cantons pleins d’un attachement superstitieux pour toutes les traditions locales, livrés aux influences aristocratiques et religieuses, et ligués dès ce moment dans une sorte de Sonderbund. La lutte était près d’éclater ; elle eût peut-être éclaté dès lors, si Genève, inspirée par les hommes les plus éminens, ne fût intervenue en médiatrice, et ce fut Rossi qui reçut la mission d’aller représenter à la grande diète de Lucerne cette pensée de conciliation. Rossi, comme Italien, aimait trop peu les traités de 1815 pour les aimer beaucoup comme Suisse, et il avait trop le sentiment de son temps pour n’être pas au fond avec ceux qui demandaient la réforme d’une constitution fédérale merveilleusement combinée pour neutraliser tout progrès, devenue le retranchement de l’esprit de réaction. Rossi proposa et fit adopter le principe de la révision du pacte de 1815 ; il fut l’un des membres, l’autorité prépondérante, en quelque façon même l’interprète naturel de la commission choisie pour cette révision. La question était de démêler d’une main sûre et hardie ce qu’il y avait de juste, de pratique dans les prétentions des deux partis opposés. De là cet essai de transaction qui a gardé dans l’histoire contemporaine de la Suisse le nom de pacte Rossi, traité de paix combiné avec une habileté singulière, malheureusement impuissant, et repoussé de tous les partis parce qu’il était trop libéral pour les uns, trop conservateur pour les autres, mais qui, s’il eût été accepté alors, eût peut-être étouffé dans le germe la guerre du Sonderbund et eût du moins organisé un libéralisme modérateur entre les passions extrêmes qui devaient un jour ensanglanter la Suisse pour la même cause. Rossi eut quelque chagrin de voir son pacte rejeté, et il était d’autant plus porté à sentir cette déception qu’il se trouvait en ce moment atteint dans sa santé et dans sa fortune, travaillant au milieu d’anxiétés cruelles, écrivant un jour à ses amis : « Mes yeux sont malades, ma santé est triste, espérons encore pourtant ; » une autre fois : « La barque fait eau de toutes parts. »

L’œuvre de transaction avait échoué, il est vrai ; le négociateur avait réussi plus que l’œuvre : il avait montré ce qu’il était, ce qu’il pouvait comme politique, ce qu’il avait de fécondité d’expédiens et de vues. C’est alors, vers 1833, que deux hommes élevés au pouvoir par la révolution de juillet, et qui avaient connu ou pressenti cet esprit supérieur, M. de Broglie et M. Guizot, eurent l’idée d’attirer Rossi en France en lui offrant une scène plus vaste, une patrie nouvelle et des positions faites pour le tenter. Rossi était d’abord nommé comme successeur de J.-B. Say à une chaire d’économie politique. Ce n’est pas tout encore : il était bientôt appelé par une faveur singulière à fonder l’enseignement du droit constitutionnel en France, et ici, dans cette fortune soudaine, recommençaient pour l’émigré de Carrare ces difficultés qu’il avait connues en Suisse dans les premiers temps, qui se rencontrent plus d’une fois devant tout proscrit errant et changeant de patrie. Arrivant de Genève, qu’il n’avait pas quittée sans regret, étranger, réfugié, connu de loin pour un talent et des travaux où quelques esprits démêlaient seuls encore l’homme éminent, Rossi avait à dissiper des défiances et à justifier ces choix exceptionnels dont il était l’objet. Il avait à n’être pas longtemps un embarras, selon le mot du roi Louis-Philippe. Élevé à la chaire d’économie politique du Collège de France, il ne tardait pas à s’imposer par l’autorité de sa science, par la netteté et l’originalité de sa parole ; mais quand il ouvrait son cours de droit constitutionnel, il se trouvait en face d’une turbulence d’école sous laquelle se cachaient mal peut-être des mécontentemens, des jalousies de rivaux évincés ou de collègues froissés. Trois fois il recommençait son cours et trois fois il était arrêté par un tumulte systématique. Il ne laissait pas d’être un peu étonné au premier abord et semblait ne pas comprendre le sens de cette hostilité violente de la jeunesse contre un réfugié, un libéral, chargé d’un enseignement libéral ; il ne se décourageait pas cependant ; il opposait à tout une impassibilité obstinée, la vigoureuse souplesse d’un esprit accoutumé à se jouer des obstacles, la puissance de cette nature étrange où la passion se cachait sous la froideur extérieure et sous le dédain. Engagé dans cette lutte contre des préventions hostiles, Rossi était de force à les désarmer et à les vaincre, et c’est ainsi que dans cette patrie nouvelle qu’il avait acceptée, il arrivait en peu d’années à être pair de France, membre de l’Institut, doyen de cette faculté de droit où il n’était entré qu’avec peine comme professeur. Je ne parle pas même de ce qu’il était comme publiciste, de ces ingénieuses et fortes études d’histoire ou de politique contemporaine dont la Revue a gardé le reflet. C’était en tout un Français qui avait fait son chemin : destinée assurément étrange d’un homme condamné par une fatalité première à recommencer deux ou trois fois sa carrière, et réussissant toujours, révélant dans toutes les positions la supériorité naturelle d’un esprit fait pour tout comprendre, pour tout entreprendre, surtout les choses difficiles où il fallait de l’habileté, et appelé à grandir un jour encore plus par sa mort que par toutes les fortunes de sa vie !

Français ou Suisse, Rossi a été dans notre temps et dans son passage à travers des patries différentes un des types les plus curieux de ces émigrés italiens qui allaient autrefois porter leur intelligence, leur activité et souvent leurs passions hors de leur contrée natale. Ce n’est pas seulement dans l’église qu’ils se réfugiaient et qu’ils trouvaient une fortune nouvelle : il y en a eu dans tous les états, surtout en France, les uns proscrits réellement, les autres fugitifs volontaires poussés par l’esprit d’aventure, attirés par l’espoir des honneurs. C’étaient des politiques, des soldats, des prélats qui arrivaient quelquefois, par la faveur ou par leur habileté, à gouverner un pays. Ces émigrés d’autrefois n’avaient pas ou ne pouvaient avoir que sous une forme toute différente le sentiment que l’émigré moderne porte avec lui partout, ce sentiment de la patrie perdue qui est une sorte de nostalgie secrète même dans le succès et au sein des avantages d’une position élevée. En France comme en Suisse, Rossi, devenu un personnage engagé dans les luttes de la politique, était resté profondément Italien d’âme et de cœur, d’esprit et de caractère. Avec sa froideur dédaigneuse, il suivait d’un œil ardent, aussi ardent que sagace, tout ce qui se passait au-delà des Alpes, n’étant pas trop porté à espérer sans doute, s’abstenant des rêves, proportionnant ses vœux aux circonstances, mais ne cessant de chercher dans le mouvement des choses en Europe la possibilité d’un avenir moins sombre pour la péninsule, parlant de l’Italie en juge inexorablement clairvoyant, comme aussi en homme chez qui le patriote survit à travers toutes les transformations.

Dès 1832, sous le coup de la révolution de juillet, qui travaillait à se modérer à l’extérieur comme à l’intérieur, Rossi écrivait à M. Guizot cette lettre pleine de feu et de pressentimens qui peint l’homme et la situation : « Vous pensiez à moi, et vous ne vous trompiez pas en pensant que c’était de l’Italie que je m’occupais ; c’est ma pensée, ma pensée de tous les jours ; elle le sera tant que j’aurai un souffle de vie… Vous me demandez quels sont mes rêves et mes espérances raisonnables. Laissons les rêves de côté, tout le monde en fait ; y croire, c’est autre chose… Qu’est-ce que j’espère ? J’espère qu’on est bien convaincu que la révolution, dans le sens d’une profonde incompatibilité entre le système actuel du gouvernement romain et la, population, a pénétré jusque dans les entrailles du pays. Toute opinion contraire serait une pure illusion. Qu’on évacue demain, en laissant les choses à peu près comme elles sont, et on le verra après demain ; mais la chose ne se bornera plus au territoire des Légations et des Marches… Si on vous dit qu’en Italie il peut naître des faits qui ne seraient pas bien liés, qui n’amèneraient pas un résultat heureux, vous pouvez le croire, c’est peut-être la vérité ; mais si on vous dit que des faits il ne peut plus en éclater, qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus d’élémens, qu’il n’y existe pas de matières auxquelles il suffit qu’un homme, le jour qu’il voudra, approche une mèche pour exciter un embrasement quelconque, utile, pernicieux, durable, passager, partiel, général, mais toujours embarrassant, n’en croyez rien… Si je vous avais dit, à côté de l’exemple de la Belgique, que j’espérais voir les Marches et les Légations former un pays se gouvernant par lui-même sous la suzeraineté du pape et en lui payant un tribut annuel garanti par la France, l’Angleterre et l’Autriche, qu’y aurait-il là de si étrange ? Ce serait peut-être le seul moyen raisonnable de faire cesser un état de choses qui peut devenir de jour en jour plus sérieux et plus dangereux… » Une fois devenu Français, Rossi ne changeait pas de sentimens, il restait toujours Italien, et lorsqu’en 1844, après vingt-huit ans d’exil, il remettait pour la première fois le pied au-delà des Alpes, lorsqu’il allait à Rome et était reçu parle pape Grégoire XVI lui-même, il devait, je pense, éprouver autre chose que le vain orgueil de l’homme revenant auprès de ceux qui l’ont proscrit sous la protection du nom d’un grand pays ; il devait sentir revivre en lui le vieil instinct de la patrie natale.

N’y a-t-il pas d’ailleurs une coïncidence curieuse dans ce retour de l’émigré carrarais au-delà des Alpes au moment où apparaissaient déjà tous les signes d’une résurrection morale qui devait le séduire, où les espérances italiennes semblaient se réveiller, excitées à la fois et dirigées par les écrits de Balbo, de Gioberti, de Massimo d’Azeglio ? Rossi ne redoutait pas les choses difficiles, disais-je, et assurément une des plus difficiles qu’il ait tentées dans sa vie fut de reparaître presque aussitôt en Italie et à Rome, non plus seulement en simple voyageur, mais comme envoyé extraordinaire d’abord, puis comme ambassadeur, dans les circonstances les plus délicates, à un moment où la question des jésuites s’agitait de nouveau en France. Qu’on le remarque bien en effet : son passé, sa qualité d’émigré, ses opinions, ses livres mis à l’index, son mariage même avec une protestante, tout lui était obstacle, et non-seulement il avait à vaincre les répugnances, les ombrages qu’il excitait par lui-même, mais il avait encore à négocier la chose la plus épineuse, à obtenir du saint-siège le sacrifice le plus pénible, la dispersion des maisons françaises de jésuites.

Ce fut d’abord une grande émotion à Rome, et on se demandait même s’il fallait recevoir ce carbonaro transformé en ambassadeur. On s’excitait à lui préparer des froissemens, des impossibilités, à le tenir exilé du monde romain, et au besoin à résister aux prétentions démesurées dont il ne pouvait manquer d’être le déplaisant interprête. Rossi, en véritable Italien, connaissait son terrain, et du premier coup il fut un grand diplomate, — il ne fît rien. «… Quant aux choses, disait-il dans une lettre du 8 mai 1845, voici mon plan : je fais tout juste le contraire de ce que tout le monde s’attendait à me voir faire. Tout le monde croyait que j’arriverais, armé de toutes pièces, pour exiger je ne sais combien de concessions et mettre l’épée dans les reins au gouvernement pontifical. Comme il était facile de le penser, on s’était cuirassé pour résister, et les ennemis de la France se réjouissaient dans leurs conciliabules des échecs que nous allions essuyer. Je n’ai rien demandé, je n’ai rien dit, je n’ai rien fait. Je n’ai pas même cherché dans mes entretiens officiels à faire naître l’occasion d’aborder certaines matières. Ce silence, cette inaction apparente a surpris d’abord et troublé ensuite… » Puis, lorsque des interpellations parlementaires contre les jésuites s’élevaient en France, lorsque la réaction d’irréligion semblait en progrès, et qu’on s’en plaignait à Rome, Rossi répondait tranquillement que ce n’était pas pourtant une chose surprenante, qu’il fallait s’y attendre, qu’on ne savait pas ce que c’était que l’opinion, et que c’était à l’église après tout de juger s’il était bon de laisser la religion elle-même compromise pour le jésuitisme, qui n’était qu’une forme sans laquelle le catholicisme avait existé autrefois. Rossi fit si bien qu’en peu de temps des négociations, dont il ne paraissait pas même prendre l’initiative, amenaient le saint-siège à plier devant une nécessité du temps, à sanctionner la dispersion des jésuites français. Rossi mettait au reste, toute son habileté à ménager la dignité du pape, et il avait presque gagné l’affectueuse confiance de Grégoire XVI ; il avait surtout vu s’évanouir bien des préventions ennemies, lorsque le vieux pontife mourut, laissant après lui une situation toute nouvelle, où l’émigré ambassadeur, plus maître de lui et de la position, apparaissait bientôt dans ce double caractère qui souriait à son ambition : celui de représentant de la France auprès de l’Italie, et jusqu’à un certain point de représentant de l’Italie auprès de la France. C’était en 1846, à ce moment où du conclave du 17 juin sortait un nouveau pape dont l’avènement fut une acclamation et un signal de réveil pour la péninsule tout entière.

Je ne sais si rien dans l’histoire ressemble à cette inauguration, à cet exorde merveilleux du pontificat de Pie IX, au contraste émouvant et tragique de ces premiers instans et de tout ce qui a suivi, de tout ce qui continue encore. L’Italie respira et se sentit délivrée d’un poids oppressif. Elle eut instinctivement confiance, et du nom du nouveau pontife elle fit le mot d’ordre de sa résurrection. Il semblait qu’on vît tout à coup se personnifier et marcher l’idée patriotique et libérale qui depuis quelques années germait dans les esprits. Ces premiers momens où s’agitaient déjà les destinées de la péninsule, et sous plus d’un rapport les destinées de l’Europe, ressemblent à un rêve, et cependant ils sont une saisissante réalité. Au début, je dirais presque à l’aurore de ce règne, tout reprend vie et animation. Sentiment national renaissant, ardeurs politiques, passions de réformes, tout se mêle, et au-dessus de ce mouvement, qui envahit par degrés tous les états italiens, apparaît la figure d’un pape évidemment simple et bon, d’une nature lente, il est vrai, mais ouverte à tous les instincts généreux, ayant le goût et la crainte de la popularité, doué d’une âme religieuse, sacerdotale, mystique, et paraissant se rendre de bonne grâce aux nécessités d’un temps nouveau, les reconnaissant du moins, — un pape enfin entreprenant par entraînement de cœur et par besoin de plaire, autant que par réflexion, l’œuvre la plus immense que puisse tenter un homme. Laissez passer un peu de temps, ce pape exalté dans une acclamation part pour l’exil et ne rentre à Rome, dans ses états, que pour être gardé par des armées étrangères, pour sentir s’affaisser sous lui un gouvernement qu’il a vainement essayé de réformer, qui s’en va désormais par lambeaux. Quel est donc le secret de cette irrémédiable décadence de la souveraineté temporelle du pontificat, et comment s’est corrompue une situation qui sembla réunir un jour la double garantie de la bonne volonté du prince et de la confiance du peuple ? Une des erreurs les plus singulières de ceux qui s’étonnent des extrémités où se débat aujourd’hui la papauté temporelle, et qui se révoltent contre la force des choses, c’est de ne voir dans les événemens actuels qu’une immense ingratitude populaire, un déchaînement violent et éphémère, une crise accidentelle. Tout est factice à leurs yeux dans ce mouvement. Libertés, réformes, satisfactions patriotiques, la garde civique et le gouvernement constitutionnel lui-même, le pape avait tout accordé et accordait tout, et le pouvoir temporel périt aujourd’hui moins sous le poids de sa propre impuissance que sous le coup d’une révolution improvisée, servie par une connivence de la France. Rien n’était à craindre, le mal est venu de la guerre d’Italie.

Il se peut en effet que la guerre d’Italie ait hâté le dénoûment ; elle n’a fait cependant que mettre à nu une situation qu’elle ne créait pas. Le mal date de bien plus loin, et c’est justement au sein de cette illusion universelle des premiers temps du pontificat de Pie IX qu’ont été irréparablement compromises les questions qui s’agitent aujourd’hui. Depuis, le pouvoir temporel s’est relevé, il a été soutenu, étayé, en réalité il n’a plus vécu d’une vie complète, normale, indépendante, et c’est ici que Rossi est un témoin décisif, lumineux, voyant tout et montrant avec une netteté merveilleuse comment ce pouvoir s’est perdu lui-même avant d’être menacé de disparaître dans une révolution nationale.

Nul plus que Rossi n’avait senti la gravité de l’élection pontificale de 1846. Il n’y mettait nulle finesse ; il disait simplement et résolument partout que la France n’avait point de choix à dicter, que c’était avant tout une question pour l’église, dont les intérêts temporels et peut-être les intérêts spirituels eux-mêmes étaient engagés ; il cherchait à répandre cette conviction que l’occasion était unique, qu’on pouvait tout sauver ou tout perdre. Et dès ses premiers entretiens avec Pie IX, comme le nouveau pape, plein d’ailleurs d’intentions généreuses et élu par une sorte d’inspiration, lui disait que tout irait bien, mais qu’il fallait un peu de temps pour voir, pour examiner, il répondait aussitôt : « Rien de plus naturel et de plus juste. Loin de s’en plaindre, on doit y voir une garantie. Votre sainteté d’ailleurs sait mieux que personne ce que vaut en politique l’opportunité, et si j’osais émettre cette idée en présence du saint-père, j’ajouterais que lorsque certains faits sont réellement généraux, permanens et sans tendances immorales, il faut bien y reconnaître un décret de la Providence. — Oui, elle les veut, ou du moins elle les permet, » disait le pape avec un gracieux sourire. C’était la même pensée ; seulement le pape et l’ambassadeur entendaient-ils de même et en tiraient-ils les mêmes conséquences pour l’avenir comme pour le présent ? Avaient-ils un sentiment également vif, également net, de l’irrésistible puissance des choses ? L’un comprenait qu’il fallait se hâter de mettre la main à l’œuvre, que tous les instans étaient précieux dans une situation où tout était à faire ; l’autre avait la bonne volonté sans se rendre bien compte de ce qu’on attendait de lui. C’est alors que commençait ce prodigieux malentendu, voilé d’acclamations et de fêtes, mais profond, plein de dramatiques péripéties, entre un peuple qui voulait absolument son pape réformateur et national et un pape qui, au lieu de diriger le mouvement, se laissait entraîner par lui. En quelques mois, tout avait changé par ce seul fait d’une pensée indécise et molle s’abandonnant au centre d’un mouvement qui grandissait chaque jour, qui se compliquait en se prolongeant. Rossi se faisait de cette situation, de ses incertitudes et de ses périls, une idée dont l’expression éclaire tout, jusqu’aux événemens actuels.


« 28 juillet 1847.

« Je ne me charge pas, écrivait-il, de décider si le pape se rendit bien compte de toutes les conséquences de ce magnifique exorde de son pontificat. Ce qui est certain, c’est que l’amnistie fut sa pensée propre, immédiate, un acte absolument spontané. Le matin même de son exaltation, dans la chapelle de l’élection, lorsque le pape, inondé de larmes, recevait encore les premiers hommages et les premières félicitations, le cardinal Ferretti, son ami de cœur, son confident intime, m’assura qu’on aurait sous peu de jours une amnistie générale, et si elle ne fut publiée qu’un mois plus tard, s’il fallut même prier le pape de ne pas retarder davantage l’accomplissement d’une promesse désormais publique, il faut l’attribuer à cette lenteur qui lui est naturelle en toutes choses.

« Le public ne fut pas lent à juger l’amnistie. Dans ce fait éclatant et spontané, il vit une réponse décisive aux deux questions qu’il se faisait. L’amnistie lui parut à la fois une condamnation formelle du système grégorien et une revendication d’indépendance. Les uns en conclurent qu’ils auraient un pape réformateur ; les autres, plus hardis et devançant le temps, espérèrent un pape activement italien. Au même moment commencèrent pour le pape les difficultés de la situation.

« Que votre excellence me permette d’exprimer toute ma pensée. Le parti national en Italie ne s’est pas seulement étendu, il s’est profondément modifié. En 1815 et même en 1820 et en 1821, il n’était encore qu’un parti qu’on pourrait appeler philosophique, une imitation de 1789, conçue par les classes lettrées et une partie de la noblesse. Il n’était guère national dans le sens propre du mot… Je crois qu’il en est autrement aujourd’hui. À côté de ce parti impuissant qui est surtout représenté par les émigrés, il s’est formé dans le pays un parti national moins impatient, mais actif et irrité, qui, soit conviction, soit calcul, au lieu de fronder l’église, l’honore et en recherche l’appui. Sans doute le haut clergé et le clergé qu’on appelle jésuitique, et qui est assez nombreux, lui est toujours hostile, mais tout le reste des gens d’église se place et tend à se placer dans ses rangs. On se tromperait en croyant que les Ventura, les Lorini, les Mazzani, les Gavazzi et autres ecclésiastiques, qui prêchent ouvertement la liberté et l’italianité considérées dans leur rapport avec le catholicisme, ne sont que des accidens, des excentricités individuelles. Ils sont par leurs doctrines un symptôme et par leurs paroles une révélation, précoce sans doute, exagérée peut-être, mais vraie au fond, du travail qui se fait dans les consciences, au sein et avec l’aide de l’église.

« J’ai voulu voir de mes yeux, entendre de mes oreilles, ce qui se passait à Sant’Andréa della Valle lorsque le père Ventura y a récité une oraison funèbre d’O’Connell, qu’il a dû diviser en deux séances, tellement il avait, avec une grande hardiesse de pensée et d’expression, développé sa double thèse, à savoir que la religion a besoin de liberté pour prospérer et que la liberté grandit et se fortifie par la religion. Quel concours de toutes les classes ! Que leur attention était persévérante et émue ! On ne pouvait surprendre un sourire ni le moindre indice d’ironie sur les figures si mobiles, si expressives de ces hommes d’ailleurs si enclins à la moquerie et à l’épigramme.

« Dans les écrits (il en pleut aujourd’hui) les plus hardis, les plus violens, il n’y a pas un mot contre l’église ; les jésuites seuls sont attaqués. La distinction est donc faite dans le langage comme dans les sentimens. Pour signaler un ecclésiastique qu’on soupçonne d’aimer les abus et de s’appuyer sur l’Autriche, on le qualifie de jésuite. Tous ceux qui échappent à cet anathème sont rangés sans détour dans le parti national. Je laisse à considérer l’impulsion qu’ont donnée à ce parti et aux membres du clergé qui étaient enclins à le seconder l’avènement de Pie IX et la publication toute spontanée de l’amnistie.

« Cela fait, ce me semble, une situation toute nouvelle et digne d’attention. Les faits ont prouvé que le parti réformateur et le parti national tournaient en effet également leurs regards vers le pape. Le premier, plein de confiance et ne doutant nullement de lui, le priait ouvertement de mettre fin aux abus et d’octroyer à ses sujets un gouvernement raisonnable ; le second, en ne se dissimulant pas la gravité de ses projets, lui faisait sentir avec plus de ménagement et de secret combien il lui serait glorieux de se mettre à la tête d’une confédération ou ligue italienne, combien la voix du pontife serait puissante sur les princes et sur les peuples pour l’organiser en Italie et la faire accepter par l’Europe, car je dois ajouter en passant et pour tout dire que la pensée nationale en Italie est revenue aujourd’hui à la forme fédérative. Les unitaires y sont rares, surtout hors du parti que j’ai appelé philosophique et qui n’a pas d’influence. Les fédéralistes, au lieu de songer abstraitement aux avantages d’une unité telle que notre admirable unité française, considèrent une ligue comme la seule forme qui soit compatible avec les conditions de l’Italie, et qui puisse être acceptée sans trop de répugnance par l’Europe[1].

« Dans cette situation, que devait faire le gouvernement de Pie IX ? Deux choses, ce me semble, également nécessaires, et qu’il fallait faire nettement, résolument, promptement :

« 1° Donner dans les états pontificaux satisfaction au parti réformateur, une satisfaction large et loyale, qui en aurait fait sur-le-champ un parti conservateur nombreux, éclairé et dévoué, et nullement enclin à se mêler aux partis aventureux et téméraires qui dans leur ardeur tentent des luttes prématurées et rêvent des victoires impossibles.

« 2° Éclairer et contenir le parti national en lui faisant comprendre que l’impatience pouvait le perdre, et que le seul moyen honnête et efficace de travailler au progrès de ses idées était de se borner aujourd’hui à demander par les voies légales la réforme des abus dans chaque état italien, à y répandre l’instruction et l’aisance, à le rappeler à l’activité, à l’industrie, à y organiser, comme dans les états du pape, un parti conservateur éclairé, intelligent, progressif ; faire sentir que le pape rendait à la cause italienne un immense service, par cela seul que, chef.de l’église, il donnait dans ses états l’exemple de larges et loyales réformes, que le surplus, que l’avenir, il fallait le laisser à la Providence.

« Ce double travail me paraissait facile au pape, dont on n’attendait que des réformes modérées et désormais pratiquées dans presque tous les états européens, constitutionnels ou non, au pape, qui peut s’adresser avec autorité même aux consciences dans ses états et hors de ses états par des voies dont ne dispose pas un prince laïque, — honnête en soi et utile à l’Italie, qui, plus développée sans doute qu’elle ne l’était il y a vingt-cinq ans, n’est pas en état cependant de tenter de grandes et périlleuses aventures. Elle a devant elle deux voies, dont l’une, couverte de pièges et d’écueils, borde un abîme, dont l’autre, longue il est vrai, mais facile, paraît conduire infailliblement au but. Qu’importe s’il n’est pas atteint de notre vivant ?

« Parlons sans détours : ou je me trompe fort, ou d’année en année la situation de l’Italie deviendra plus forte vis-à-vis de l’Autriche, tandis que celle de l’Autriche s’affaiblira relativement, et de tout ce que gagnera l’Italie en bons gouvernemens, en instruction, en aisance, en sentimens nationaux, et de tout ce qui paraît se développer en Allemagne de contraire à la politique autrichienne. Un mouvement italien serait en ce moment un service rendu à l’Autriche, qui pourrait encore, à moins que la France et l’Angleterre ne voulussent l’en empêcher au prix d’une guerre générale, étouffer violemment le progrès qu’elle est condamnée à respecter, qu’elle ne peut en aucune façon arrêter, tant qu’il s’opère successivement, régulièrement, avec le concours des pouvoirs établis, sur l’exemple du chef de l’église et à l’aide d’une partie du clergé. Dans dix ans, dans vingt ans, je n’en sais rien, il n’y aura pas dans les états italiens un homme, une femme (c’est par les femmes que le clergé influe même sur les hommes de faible croyance), un fonctionnaire, un magistrat, un moine, un soldat qui ne soit avant tout national. Comment en douter en voyant les conquêtes que le principe de la nationalité a faites dans la péninsule depuis trente ans malgré la toute-puissance autrichienne, l’opposition des pontifes, la réaction de 1822, les fameux congrès, les efforts de la congrégation, etc. ? Pourquoi ne pas se confier aux influences incessantes et certaines de la France, de sa tribune, de sa presse, de ses idées, aux influences non moins efficaces, et dans une certaine classe plus efficaces encore, du nouveau pontife et de ses réformes, et à l’action que l’Autriche peut sans doute soupçonner, mais qu’elle ne peut arrêter même dans ses possessions, des prêtres, moines, confesseurs catholiques et nationaux ? Il y a là un travail qui est loin d’être mûr ; mais en troubler la maturité serait une vraie démence.

« Maintenant que devait faire le pape dans ses états pour satisfaire le parti réformateur ?

« Au premier moment, la répression énergique des abus les plus crians aurait déjà été regardée comme un immense bienfait ; les discussions politiques n’avaient pas encore pris naissance et n’agitaient pas les esprits. Le moment était précieux à saisir ; il fallait donc :

« 1° Renvoyer d’une main ferme et résolue tous les fonctionnaires et employés haïs, décriés, dont la présence aux affaires publiques soulevait le cœur des populations irritées. Disons-le : l’espoir de faire marcher le nouveau pontificat, le pontificat de l’amnistie, avec les vieux instrumens, à l’aide de ces hommes qui, par leurs méfaits ou leur ineptie, avaient provoqué les révoltes, et poursuivi, persécuté, torturé, condamné, les révoltés aujourd’hui amnistiés, n’était pas une pensée d’homme d’état…

« 2° Créer et organiser un véritable ministère, un conseil. « Que votre sainteté (me permettais-je de dire au pape) commence par le commencement. Pour agir avec efficacité, il faut un bon instrument. Cet instrument ne peut être un seul homme avec des commis. Le cabinet doit avoir un chef, mais pas un maître ; le maître est le souverain. Aujourd’hui il faut que le public sache que vos affaires sont librement discutées par des hommes éclairés et égaux en droits. » Si cette mesure n’avait pas souffert de retard, le public l’aurait acceptée avec reconnaissance, lors même que tous les ministres eussent été ecclésiastiques. Il aurait suffi de placer des laïques au second plan dans les directions générales.

« 3° Placer à côté du conseil des ministres, pour l’aider dans la préparation des lois, dans l’élaboration du budget, dans les questions de conflit administratif, un conseil d’état, consulte ou congrégation (peu importait le nom…)

« 4° Réformer et vivifier la congrégation de révision existante, en faire une véritable cour des comptes, et publier ses rapports annuels…

« 5° Établir l’uniformité dans l’administration des provinces. Aujourd’hui les unes ont des cardinaux légats, les autres de simples délégats. À Rome, un cardinal est un prince ; dans les provinces, un pacha. Si c’est une faveur de l’avoir pour gouverneur, toutes doivent en jouir ; si c’est une charge et un péril, toutes doivent en être exemptés…

« 6° Améliorer et vivifier dans les provinces surtout, au moyen d’un système électif sincère, et fonder dans la ville de Rome le régime municipal. L’édit du 5 juillet 1831 est insuffisant, et encore a-t-il été, comme toute chose, faussé dans la pratique.

« 7° Les conseils provinciaux institués en 1831, il faut également les améliorer. Aujourd’hui on ne daigne pas même y intervenir, ainsi que me le disait le cardinal Bafondi, de ceux de sa légation.

« 8° J’arrive aux points plus essentiels encore, aux besoins les plus urgens, je veux parler de la justice… Il y a tout à faire, et avant tout il faut établir ces maximes : séparation complète du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, suppression de toute juridiction ecclésiastique, du moins pour tout ce qui ne concerne pas l’église et les ministres.

« 9° Refonte complète des lois civiles et criminelles.

« 10° Nouvelle organisation judiciaire, procédure orale et publique pour toutes les affaires criminelles…

«… C’est là, à mon avis, ce qui était dès l’abord nécessaire et suffisant. Ce qui a manqué, c’est la résolution, l’énergie, peut-être aussi les lumières et l’expérience des affaires…

« Notre rôle à nous était délicat… Intervenir directement, impérativement, nous ne le pouvions pas, et, ce me semble, nous ne le devions pas… Nous n’avons cependant manqué à rien de ce que nous imposaient une amitié et un intérêt sincères. Une fois, dix fois, vingt fois, l’ambassadeur du roi, et avec le secrétaire d’état, et avec les autres membres du cabinet, et avec toutes les personnes influentes, et avec le saint-père lui-même, tout en y mettant la mesure et les ménagemens que la situation nous commandait, l’ambassadeur du roi a insisté sur la nécessité d’organiser fortement un gouvernement réel, de faire promptement les concessions que le saint-père voulait faire, sur les dangers du retard, sur les périls de la situation… Qu’avons-nous obtenu ? — On a, je crois, nettement accompli la première partie de mon programme. Les suggestions du parti national ont été repoussées, et je crois qu’on lui a fait suffisamment sentir la vérité sur la situation et son avenir ; mais dans le gouvernement du pays, pour l’apaisement du parti réformateur, tout a été tâtonnement et lenteur. On a nommé force commissions, tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme je le disais au pape : « Le gouvernement pontifical a perdu l’autorité traditionnelle d’un vieux gouvernement sans acquérir la vigueur d’un gouvernement nouveau. » C’était pour moi comme pour tous les amis du saint-siège le supplice de Tantale, d’autant plus cruel que rien ne me paraissait plus facile que l’accomplissement de l’œuvre désirée. On a gaspillé une situation unique. Jamais prince ne s’est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu’il aurait fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C’est pour cela que je disais : Fixez donc les limites que vous voulez ; mais, au nom de Dieu, fixez-les et exécutez sans retard votre pensée… »


Tout s’enchaîne ici. C’est là en réalité le point de départ d’une situation irréparablement perdue dans son germe, et on n’aurait, ce me semble, qu’à presser cet exposé pour voir, à ces traits de lumière, se dérouler tout un ordre de choses, l’Italie mise en mouvement par l’exaltation d’un pontife, le sentiment national grandissant d’abord avec Pie IX, puis sans lui et contre lui, un travail de réformes mal conduit, mal dirigé, allant glisser de faiblesse en faiblesse dans une révolution pour revenir à une immobilité désormais impossible, la papauté en un mot compromise par ce qui aurait dû la sauver. Tout était tâtonnement, disait Rossi ; chaque jour l’œuvre était à recommencer. Les secrétaires d’état se succédaient, Ferretti après Gizzi. Les édits, les motu proprio se multipliaient confus, tardifs et impuissans. Ce qu’on faisait attendre par inertie, on l’accordait sous la pression d’une manifestation populaire : tantôt un conseil des ministres ou la consulte, tantôt la réforme des codes ou la garde civique, et chaque nouveau pas dans cette voie aggravait le péril. L’attente agrandissait les prétentions et les espérances. Et qu’en résultait-il ? C’est qu’en peu de temps, sous l’apparence d’un règne triomphal, avec un pape aimant le bien, mais l’aimant d’un amour irrésolu et stérile, environné d’une popularité inouïe, mais toute personnelle, c’était le pouvoir temporel lui-même qui périssait, qui s’en allait au courant des choses. Rossi ne s’y méprenait pas ; il suivait d’un regard perçant et assuré ce mouvement singulier, s’animant lui-même au feu de ces luttes, s’intéressant à tout, tirant hardiment les conséquences des actes qu’il voyait s’accomplir et qu’il n’eût pas osé conseiller quelquefois, parce qu’il en sentait la portée, aimant le pape, mais réduit à croire à son cœur plus qu’à son intelligence politique, et mesurant l’abîme qui s’ouvrait. Après avoir cru à la possibilité de tout faire grandement et librement, il en venait à redire chaque jour : « Ce qui était possible il y a quelque temps ne l’est plus maintenant,… la position n’est plus entière,… il faut agrandir le programme. »

Le jour où l’on créait la garde civique, Rossi écrivait : « Cette concession, à laquelle personne ne songeait il y a huit mois, et qui est à mes yeux plus considérable que toutes celles qu’on désirait alors et dont on se serait contenté, n’est qu’une conséquence forcée de toutes ces lenteurs que nous n’avons cessé de représenter comme dangereuses. Je me trompe peut-être ; mais c’est là, ce me semble, l’institution qui, si elle se développe et prend racine dans le pays, ouvrira nécessairement aux laïques une large porte dans le gouvernement. Lorsque le pays laïque aura senti toute la puissance de son intervention dans une partie aussi essentielle que la force nationale, il sera difficile de lui persuader qu’il doit demeurer étranger à tout le reste. Le gouvernement pontifical se trouvera ainsi avoir fait ce qu’il ne voulait pas faire, ou, pour mieux due, le contraire de ce qu’il voulait faire. Au surplus ce n’est pas à nous, je crois, de nous en affliger (8 juillet 1847). » Le jour où une fête populaire promise par le pape pour l’anniversaire de l’amnistie menaçait de mettre Rome en feu et trouvait le gouvernement annulé, la secrétairerie d’état en interrègne, la police absente, la force publique flottante et ne sachant plus où était le devoir, Rossi disait au cardinal Gizzi : « Songez bien que c’est ainsi que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s’annoncent. » Et il écrivait le lendemain au gouvernement français : « J’espère que ce mot de révolution est encore trop gros pour la situation, et que nous ne serons pas forcés de nous en servir. Cependant j’ai cru devoir m’en servir hier ad terrorem. Je me rendis à la secrétairerie d’état. Je trouvai Mgr Corboli assez ému ; je lui dis sans détour que je ne voulais pas revenir sur le passé, que je ne voulais pas rechercher s’il n’eût pas été facile de prévenir ce qui arrive, qu’alors on avait devant soi des mois, qu’on n’avait plus que des jours, des heures peut-être ; que la révolution était commencée, qu’il ne s’agissait plus de la prévenir, mais de la gouverner, de la circonscrire ; que si on y apportait les mêmes lenteurs, de bénigne qu’elle était, elle s’envenimerait bientôt ; qu’ils devaient se persuader qu’en fait de révolutions nous en savions plus qu’eux, qu’ils devaient croire à des experts qui étaient en même temps leurs amis sincères et désintéressés ; qu’il fallait absolument faire sans le moindre délai deux choses : réaliser les promesses et fonder un gouvernement réel et solide… — Il entra pleinement dans ces idées, et il m’indiqua comme la mesure la plus urgente et la plus décisive l’appel des délégués des provinces. — Soit, lui dis-je, je crois en effet la mesure fort bonne, si elle est bien conduite, s’il y a en même temps un gouvernement actif qui sache rallier les forces du pays ; mais, encore une fois, la perte, d’un moment peut être irréparable. » Et le jour enfin où ces délégués des provinces se réunissaient à Rome, où la consulte, le cardinal Antonelli en tête, se rendait avec un appareil extraordinaire au Vatican pour entendre une allocution inquiète et agitée de Pie IX, Rossi, témoin de cette scène, disait en sortant à un de ses amis ce mot qui résumait tout un travail de décomposition : « Vous voyez cela ? Nous venons d’assister aux funérailles du pouvoir temporel des prêtres conduites par un cardinal avec l’absoute d’un pape ! »

Ainsi se déroulait cette situation à Rome et en Italie, hier encore pleine de promesses et d’espérances, aujourd’hui compromise, passant d’un adoucissement désirable du régime ecclésiastique à une dépossession temporelle de l’église, arrivant enfin, à travers la consulte, les manifestations patriotiques et la garde civique, à une véritable excitation nationale et au gouvernement constitutionnel. C’était toujours le même problème, mais aggravé de tous les périls que faisait naître une question de nationalité devenue la passion des esprits et de la difficulté d’organiser un régime constitutionnel dans les États-Romains. Le caractère des mouvemens italiens, ce caractère à la fois patriotique et libéral, éclatait partout, à Turin et à Naples comme à Florence et à Rome. Rossi sondait cette situation avec une indépendante clairvoyance, ayant, comme représentant de la politique française, à contenir l’esprit italien, à décourager l’instinct d’aventure, et en même temps ne dissimulant rien de la gravité croissante des événemens dans les états pontificaux. Ce qu’il en pensait, il le disait dans une lettre des premiers mois d’une année qui allait voir tous ces problèmes se résoudre en une lutte redoutable.


« 17 février 1848

« L’ordre matériel et le calme extérieur continuent dans les états pontificaux ; mais ce serait une illusion de croire que les esprits ne sont pas agités et profondément troublés par la longue attente, par les événemens de Naples et de Piémont, et par les efforts incessans du parti radical, puissamment secondé par cette fraction ardente du parti national qui, sans partager ses principes sociaux et politiques, n’est pas moins impatiente de vider la question de nationalité. C’est sur ce terrain que se joignent aux radicaux des hommes qui en seraient à cent lieues par leurs doctrines et leur position sociale. C’est là aussi la vraie, l’unique cause de leur colère et de leurs violentes déclamations contre le gouvernement du roi. Ils ne lui reprochent pas, comme les radicaux, son éloignement pour les bouleverseraens révolutionnaires dans l’intérieur des états. Comme lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par l’accord du souverain et du peuple, fussent-elles moins larges que celles que pourrait amener une révolution ; mais ils ne lui pardonnent pas son amour de la paix, son respect pour les traités à l’endroit de la question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le veto de la France leur est un puissant obstacle, même borné à l’inaction, à un refus de concours. Quand ils nous accusent d’être les alliés dévoués de l’Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune précaution pour empêcher l’Autriche de les envahir, de les opprimer, de travailler à réorganiser contre eux une sainte-alliance, ils ne disent pas exactement ce qu’ils pensent. C’est une manière de se plaindre d’une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce qu’elle ne va pas jusqu’à leur offrir cent mille hommes… La presse libre italienne, lue et comprise de tout le monde, va maintenant déborder sur la péninsule comme un torrent ; la question nationale sera son thème de prédilection, et sur ce thème, quels que soient ses écarts, elle ne trouvera ni un gouvernement pour la contenir ni un juge pour la réprimer. Dans cette situation si tendue, il est impossible de ne pas craindre un de ces accidens, une de ces collisions qui peuvent devenir très graves, sans que personne, sans qu’aucun gouvernement du moins, l’ait voulu de propos délibéré… C’est aux frontières du Piémont et des états du pape que pourrait surtout avoir lieu un choc qui mettrait en feu l’Italie entière… En attendant, la commission nommée par le pape et chargée de proposer les institutions propres à concilier les devoirs du pontificat avec les nécessités des temps modernes continue ses travaux. J’espère qu’on a enfin compris que la patience du public n’a plus que des bornes fort étroites… La nécessité d’un gouvernement représentatif, constitutionnel, peu importe le nom qu’on lui donnera, est désormais reconnue ici par tout le monde. Quelqu’un se montrait avec moi surpris de l’adhésion que donnaient à cette idée même les hommes qui y paraissaient tout récemment encore le plus opposés. « Ils n’ont pas changé, répondis-je ; c’est toujours le même sentiment : ils avaient peur de la constitution, aujourd’hui ils ont peur de ceux qui veulent une constitution. » Bref, le gouvernement temporel des états pontificaux ne peut pas ne pas devenir un gouvernement moderne, un gouvernement de publicité et de discussion.

« Cette profonde transformation peut s’opérer de deux manières, soit en appliquant nos formes au gouvernement de l’état par l’église, soit en détachant de l’église le gouvernement purement, strictement temporel, et en le sécularisant. Un certain nombre de laïques pourraient être associés aux ecclésiastiques dans le premier cas, comme des ecclésiastiques pourraient l’être dans le second. Cette association modifierait le principe sans l’annuler. Dans le premier cas, ce serait toujours l’église qui gouvernerait et administrerait l’état ; dans le second, l’administration temporelle serait laïque, et l’église ne se retrouverait jure proprio qu’au sommet, dans la personne du souverain ; l’église serait le roi, mais elle ne serait que le roi. L’empereur Napoléon était roi d’Italie ; sans doute il n’oubliait jamais, même en sanctionnant les lois italiennes, qu’il était avant tout empereur des Français ; sans doute il pouvait consulter ses conseillers de France : toujours est-il que le gouvernement et l’administration du royaume étaient réservés presque exclusivement aux Italiens.

« C’est dans la voie du premier système qu’avaient marché les réformes de Pie IX jusqu’aux derniers événemens de Naples, du Piémont, de la Toscane. Faut-il persévérer dans la même voie aujourd’hui qu’un gouvernement de publicité et de discussion est devenu d’un commun aveu nécessaire ? Au premier aperçu, on peut croire que des ecclésiastiques n’hésiteront pas à se décider pour l’affirmative. Il y a longtemps que j’entends parler par des gens d’église, par des théologiens, du collège des cardinaux se constituant en chambre haute. C’est là le couronnement du système. On pourrait s’arrêter à cette donnée pour l’apprécier et la juger ;… mais j’ose à peine continuer… Peut-on se représenter sans terreur l’église descendant dans l’arène politique et s’y livrant à tout le feu de la bataille, aux attaques, aux violences, aux intrigues, aux passions de parti, se divisant en majorité et opposition, travaillant à renverser le cabinet pontifical, à le remplacer malgré le pape ?… l’église mise tous les matins sur la sellette par les journaux pour son administration temporelle, livrée aux ridicules, aux outrages ? Et ce même corps devrait en même temps représenter ce qu’il y a de plus vénérable et de plus sacré aux yeux de deux cent millions de catholiques ! Et, couvert de la poussière, quelquefois de la boue de l’arène politique et mondaine, il espérerait que ses décisions théologiques seraient reçues par le monde catholique, par tous les épiscopats le front par terre !…

« Ces considérations prennent à mes yeux une force extrême, appliquées au sacré collège. Le collège des électeurs et des éligibles à la papauté, les administrateurs de l’état pendant le règne, les souverains dans les interrègnes transformés en chambre politique,… grand Dieu ! Et s’il arrive un choc entre les deux chambres et que les collèges électoraux s’obstinent, que fera le roi de Rome ? Nommera-t-il tout à coup vingt cardinaux pour changer une majorité ? vingt électeurs du pape ! vingt éligibles à la papauté ! Cette chambre tout ecclésiastique aux prises avec une chambre populaire laïque, au lieu de le faire cesser, ne ferait que rendre plus violent l’antagonisme des deux castes. Le pape meurt ; le conclave se forme. C’est l’assemblée politique qui endosse un autre costume et va donner un pape à la chrétienté. Que répondra-t-elle au monde catholique qui lui crierait : « C’est un roi de Rome que la majorité a nommé, un homme de sa couleur politique, dans des vues et des intérêts politiques, et nullement un pape en vue des intérêts sacrés de la religion et de l’église ? » Excellent moyen pour ruiner le pontificat et préparer un schisme ! Quel serait le rôle des cardinaux étrangers dans cette combinaison ? Que deviendrait le sacré-collège dans l’inter-règne ? Serait-il à la fois souverain et chambre haute ?

« L’autre système ne me paraît pas soulever de graves objections. Tout consiste à nettement délimiter le champ des affaires temporelles. Il y a sans doute là des difficultés de détail à cause des matières mixtes,… et c’est à propos de ces matières que je disais qu’il faudrait faire pencher un peu la balance en faveur de la papauté. Les laïques devraient se montrer faciles, et je suis convaincu qu’aujourd’hui encore ils sont disposés à l’être. Une fois le champ des affaires temporelles déterminé, on peut sans inconvénient lui appliquer telle forme de gouvernement qu’on voudra. Votre excellence sait mieux que moi que pendant des siècles les papes ne se sont pas mêlés des affaires à Rome, et ils étaient cependant les maîtres du monde plus qu’ils ne le sont de nos jours et qu’ils ne le seront jamais. L’église gagnera en dignité et en influence morale plus qu’elle ne perdrait en pouvoir temporel, et rien n’empêchera d’ailleurs ceux des ecclésiastiques qui se sentent une vocation politique de la suivre comme individus. »


La révolution italienne, dans sa marche agitée jusqu’en 1848, a compté bien des hommes qui l’ont servie par l’action ou par l’esprit ; à côté d’eux était un observateur, un juge, un conseiller, cet émigré ambassadeur, et nul n’a saisi plus distinctement que lui dès la première heure la puissance de ce mouvement, nul ne l’a vu avec plus de clarté, nul ne l’a décrit d’un trait plus net et plus sympathique. Rossi est à cette époque comme une personnification de l’alliance de la France et de l’Italie, — d’une France libérale, modérée, pacifique, allant jusqu’à la garantie d’un développement régulier dans la limite des traités, mais n’allant pas au-delà, et d’une Italie s’essayant déjà à la vie, agitée, enivrée peut-être du sentiment de sa force morale. Dirai-je toute ma pensée ? L’ambassadeur, je crois, allait bien plus loin que la politique qu’il représentait. Ce n’est pas qu’il ne remplît fidèlement son devoir. « J’attendrai vos instructions avec une entière soumission d’esprit, » disait-il. Et en effet il ne manquait pas à son rôle : il conseillait, il modérait, il décourageait même parfois ; mais en même temps il était au fond plus Italien que cette politique. Il frémissait lui-même de cette exaspération des âmes qu’il était forcé de rappeler au respect des traités ; il entrevoyait un ordre de choses où un choc décisif éclaterait, qu’il vînt de l’Autriche ou de l’Italie, et où la France aurait un rôle plus actif. Il voyait surtout ce qu’on voyait peut-être moins que lui, que dans un pays comme l’Italie, où l’absolutisme vivait par la domination étrangère, travailler à un mouvement libéral, c’était préparer un mouvement d’indépendance, que la liberté elle-même conduisait à une revendication de nationalité. « Sans doute, disait-il, les réformes contribueront à développer le sentiment d’indépendance. Qu’y faire ? A moins qu’on ne prétende exterminer l’Italie et en faire une terre d’ilotes, il faut bien se résigner à ce qu’un avenir plus ou moins lointain recèle. » A mesure que les événemens se développaient, Rossi comprenait et sentait plus vivement la puissance d’un réveil national et libéral qui remuait en lui une vieille fibre. Sans doute il était modéré, et il voulait la paix, parce qu’il croyait que la paix et la modération étaient les plus sûrs auxiliaires de l’Italie ; au fond, dans le secret de sa pensée, le but était marqué : c’était l’indépendance nationale, et c’est là que le patriote perçait sous l’ambassadeur, si bien que, lorsque la révolution de février éclatait en France, imprimant à l’Europe et à la péninsule une commotion électrique, mettant le feu à tant d’élémens inflammables, Rossi n’avait vraiment rien à faire pour redevenir, pour rester Italien. La révolution de 1848, en le dépouillant de son titre, en le dégageant de tous ses liens avec la France, le rendait à une patrie dont il était occupé depuis deux ans à compter les mystérieuses et vibrantes pulsations.

Ce fut peut-être un coup de foudre sans être une surprise pour Rossi. Ce mouvement qu’il avait vu naître en Italie, dont il avait signalé les progrès jour par jour, qu’il eût voulu sans doute plus mesuré et plus lent, mais qui avait été déjà prodigieusement précipité « par l’aveugle obstination du roi de Naples, par la mollesse du gouvernement toscan, par les lenteurs et les tergiversations de Rome, » ce mouvement éclatait maintenant dans une crise de transition, dans un moment où rien n’était encore organisé au-delà des Alpes, et sous le coup d’une révolution qui, en le favorisant, pouvait aussi l’altérer profondément. En peu de jours, l’insurrection, victorieuse à Milan et à Venise, rejetait l’Autriche dans un camp sur l’Adige. Le Piémont, entraîné et conduit par Charles-Albert, portait en Lombardie le drapeau de l’indépendance. La Toscane ne pouvait refuser ses soldats, l’Italie entière envoyait ses volontaires, et le roi de Naples lui-même était réduit à céder à une passion irrésistible. Ce qu’il y avait de prématuré et de périlleux dans cette explosion italienne qui suivait de si près la révolution, de février ne pouvait échapper à l’esprit de Rossi ; mais l’occasion était unique, plus inattendue et plus belle qu’on ne pouvait la désirer : l’ardeur d’une nationalité renaissante suppléait à la force, à l’organisation militaire, et le vieux patriote se retrouvait tout entier en présence de cette émouvante résurrection d’un peuple. Fixé à Rome, où il n’était plus rien qu’un Italien partageant les émotions, les espérances, les anxiétés de tous les Italiens, Rossi restait toujours un inspirateur plein de feu, un conseiller net et prompt auquel on s’adressait dans les heures de crise. Pour le moment, son regard était tourné vers la Lombardie, où il envoyait un de ses fils combattre pour l’indépendance. Il écrivait aussi, dans le printemps de 1848, trois essais, trois fragmens qui n’ont pas vu le jour, et auxquels il donnait le nom de Lettres d’un dilettante de la politique sur l’Allemagne, la France et l’Italie. Chose étrange, cet homme qui affectait l’impassibilité et la froideur, qui était d’une nature dédaigneuse et avait le sentiment du vide des choses, qui se gardait des illusions comme d’un péril, cet homme avait des mouvemens de passion et des élans de poète quand il parlait de son pays. « Vous souvenez-vous, disait-il en commençant ses Lettres sur l’Italie, adressées à une femme anglaise, vous souvenez-vous des vers de votre poète sur le cadavre de la Grèce ? Eh bien ! pour vous, pour moi, pour quiconque a l’amour de la poésie, de la science, de la civilisation, la Grèce et l’Italie sont deux sœurs diverses d’âge, égales de beauté et de gloire. Elles étaient mortes l’une et l’autre ; mais depuis que la première est presque ressuscitée, vous ne pouviez me réciter ces beaux vers sans que notre pensée se tournât douloureusement sur celle qui gisait encore, toujours belle, mais inanimée et froide. Dieu béni ! nous avons donc vu ce sein se gonfler de nouveau du souffle de la vie, ces joues se colorer et ce bras se lever. Et la première action a été un combat, une victoire, un prodige ! Vous femme, vous en avez pleuré d’admiration et de joie ; moi homme, en rira qui voudra, j’en ai pleuré comme vous. »

Ces lettres n’étaient pas cependant l’œuvre d’un poète ; elles étaient l’œuvre d’un politique qui avait l’œil fixé sur les événemens. La pensée de Rossi, c’était de retracer dans sa vérité la situation extraordinaire de la péninsule, de dégager l’idée nationale et libérale, de mettre les Italiens en garde contre les divisions, les discordes, les utopies révolutionnaires, et de concentrer leurs efforts dans l’entreprise unique de l’indépendance. « Tout est aujourd’hui sous la tente de Charles-Albert, disait-il ; rattacher, à la couronne du roi la Lombardie, la Vénétie, Parme et Modène, créer ainsi un fort royaume défenseur, des frontières de l’Italie ; bouclier contre les agressions autrichiennes, vaste et solide base des opérations militaires que l’indépendance nationale réclamé, en cela, et en cela seulement, je vois aujourd’hui le salut de l’Italie septentrionale, la sûreté de l’Italie centrale. Être désunis, divisés de tendances, début, en face de l’ennemi, est une folie. C’est une vérité malheureusement trop vraie ; le canon autrichien l’a mise en pleine lumière à Vicence. : » Que faisait la papauté, et que devait-elle faire dans cette crise ? Rossi résumait l’histoire de ces quelques mois en peu de mots. « Deux partis, disait-il, s’offraient au pape : l’intervention pacifique et la guerre. Grands et glorieux partis, simples et clairs l’un et l’autre ! le premier, qui était plus d’un pape, le second plus d’un roi italien. De ces deux partis, qui, pour être efficaces, devaient être adoptés franchement, sans tergiversation, et appuyés de la menace de recourir au second si le premier était infructueux, ni l’un ni l’autre ne fut résolument choisi. La guerre déplaisait : elle ne fut ni déclarée ni empêchée. Le pays fit un peu de guerre, le pape fit la paix. L’intervention, vous la connaissez : une lettre, une exhortation tardive, insuffisante, peut-être même inopportune. » Rossi peignait d’un trait plus vif et plus coloré la situation du pape un jour où on le consultait sur ce qu’il y aurait à faire, sur la participation des États-Romains à la guerre. « Le mouvement national ressemble à une épée : ou Pie IX prendra résolument cette épée dans sa main, ou la révolution s’en emparera pour la tourner contre lui. » Le pape ne prit pas cette épée, il fit l’encyclique du 29 avril pour la désavouer bientôt en apparence en subissant un ministère démocratique, et la papauté se trouva un peu plus compromise vis-à-vis de l’Italie, flottante au milieu d’un mouvement national qu’on lui faisait un crime de trahir, engagée dans un travail de réorganisation constitutionnelle qui restait en suspens, qu’on l’accusait de ne pas vouloir sincèrement.

C’est alors, après six mois de doutes et d’incertitudes, que Rossi devenait comme une ressource suprême pour la papauté en détresse. Jusque-là, il avait écrit, conseillé, inspiré ; il n’avait point été appelé à un rôle actif. Il avait été nommé député sur plusieurs points de la péninsule, notamment à Carrare, sa ville natale, qui l’envoyait au parlement toscan ; il n’avait point accepté. C’était un Italien qui hésitait sur le choix d’une patrie plus locale et qui restait en quelque sorte à la disposition des événemens, lorsque le pape levait tous ses doutes en lui demandant de prendre le ministère à Rome. Rossi peignait lui-même sa situation d’esprit dans une lettre qu’il écrivait à un de ses amis à la veille de cette entrée au pouvoir : « Il faut un corps de fer, disait-il, pour ne pas tomber malade dans ce malheureux temps, et je comprends que l’ami Giordani ait pris le chemin de l’autre monde. Je ne le plains pas, lui, mais nous… J’étais résolu et je le suis encore à rester dans ma patrie. Les malheurs de l’Italie ne me font pas changer d’avis, ils me confirment au contraire dans mon dessein ; mais je ne suis pas moins résolu à ne point redevenir un sujet modenais et à ne point vouloir habiter une terre soumise aux baïonnettes autrichiennes. J’ai quitté pour cela l’Italie il y a trente ans ; j’ai accepté le sort du proscrit. À mon âge, on ne recommence pas ce jeu. Je veux redevenir Italien, non émigré… Le pape a levé tous mes doutes. Sa sainteté a daigné pour la seconde fois faire appel à mon concours pour la formation d’un ministère… J’ai adhéré aux désirs de sa sainteté. Je reste Italien, mais à Rome, et avec l’espérance que mon concours ne sera pas inutile à l’Italie et à ses institutions nouvelles… Je sais quelle difficile entreprise j’accepte ; je sais que je trouverai des obstacles et des empêchemens là où je devrais trouver encouragement et secours. Je ferai néanmoins ce que je pourrai pour satisfaire ma conscience d’homme, de citoyen et d’Italien, laissant, comme j’ai toujours fait, les misérables et les fous s’agiter et clabauder à leur aise. » L’entreprise n’était ni facile ni sans péril en effet à ce moment où Rossi acceptait résolument le ministère, aux premiers jours de septembre.

Qu’on se représente ce qu’était devenue la situation de l’Italie : les premières victoires de la guerre de l’indépendance s’étaient changées en désastres. L’armée piémontaise, battue, décomposée, avait été réduite à accepter un pénible armistice avec les Autrichiens, et l’esprit révolutionnaire, exalté par les défaites, s’agitait partout, excepté à Naples, où la réaction avait triomphé. La papauté, réduite à subir un ministère démocratique, n’était pas moins suspecte et haïe pour son abandon de la cause nationale, pour ses secrètes hostilités contre les institutions libérales. Il s’agissait de reprendre une de ces transactions dont Rossi avait eu la pensée au commencement du pontificat de Pie IX. Il s’agissait de tenter encore une fois, quoique dans des conditions bien aggravées, de raffermir la papauté en la réconciliant avec l’Italie et en lui donnant la force nouvelle d’un régime libéral régulièrement organisé. C’était une pensée faite pour enflammer un esprit tel que Rossi. Malheureusement il avait tous les obstacles à vaincre. Il trouvait devant lui des ennemis de toute sorte, les uns violens, exaspérés, rêvant des agitations indéfinies, pleins de haine contre celui qui venait tenir tête à la révolution ; les autres, partisans du vieux régime pontifical et redoutant un réformateur modéré, habile et résolu, bien plus qu’un révolutionnaire. Rétrogrades et factieux sentaient un maître et lui vouaient une haine peut-être égale. Ce n’était pas tout encore. L’obstacle venait même du dehors, et la république française faisait presque une querelle à Pie IX de l’avènement de Rossi au pouvoir. L’ambassadeur de France à Rome reçut un jour cette singulière dépêche : « Si l’on persistait dans ce dessein, vous feriez connaître au gouvernement pontifical que nous serions aussi surpris que mécontens, que nous ne pourrions voir là qu’une façon d’agir tout à fait contraire, non-seulement aux relations amicales qui doivent exister entre la France et le saint-siège, mais encore aux égards ordinaires que les gouvernemens se doivent entre eux, et que, si la cour de Rome répondait de la sorte aux témoignages de bienveillance dont nous lui donnons des preuves, nous n’aurions plus nous-mêmes qu’à régler notre conduite en conséquence. » Le pape ne tint compte des avis de cette république qui avait une si brillante politique en Italie, et Rossi fut ministre à Rome.

Il avait, disais-je, à réconcilier la papauté avec le sentiment national, et il ne désespérait pas d’y réussir en reprenant cette idée d’une confédération qui avait été depuis un an si souvent agitée. Il avait lui-même écrit, il est vrai, dans une lettre sur l’Italie, pendant l’été de 1848 : « La ligue est tardive comme remède, et comme organisation elle est prématurée ; » mais alors il n’y avait qu’une question, celle de la guerre. Maintenant les hostilités étaient suspendues, il y avait même une médiation européenne, et une ligue de tous les états de la péninsule apparaissait à Rossi non-seulement comme la combinaison la plus propre à sauver l’idée du mouvement national, mais encore comme un moyen de relever l’ascendant de la papauté en Italie. Il sentait surtout que c’était la seule forme sous laquelle le pape pût entrer dans une guerre d’indépendance le jour où elle éclaterait de nouveau. Il essaya de faire prévaloir cette idée, et il trouva dans le Piémont une résistance invincible, qu’il ne fit qu’accroître peut-être par une polémique agressive et mordante ; Il restait le domaine de la politique intérieure, et ici le nouveau ministre de Pie IX se mettait à l’œuvre, avec une indomptable vigueur. Il avait appelé auprès de lui un vieux patriote, le général Zucchi, et lui-même il se chargeait de l’administration et des finances. Il voulait avoir une force publique qui assurât un peu d’ordre et lui permît de réaliser sa pensée, qui était de réorganiser l’état tout entier, de restaurer le crédit et les finances, même en imposant des contributions au clergé, de créer un régime légal, d’ouvrir à tous les intérêts des voies nouvelles. Il pensait arriver ainsi, avec une œuvre à demi accomplie, devant le parlement qui devait s’ouvrir à Rome le 15 novembre. Deux mois de ministère avaient fait sentir partout une main aussi ferme que sûre. Malheureusement, dans la situation brûlante et désordonnée de l’Italie, cette audace tranquille et impérieuse d’un homme tenant seul tête à la révolution ne pouvait qu’attirer sur lui toutes les haines. Rossi pouvait compter peut-être, dans les provinces encore plus qu’à Rome, sur l’appui peu actif de bien des hommes paisibles qui n’aspiraient qu’à un régime légal ; mais en même temps il exaspérait réellement par sa supériorité, par sa vigueur comme par ses dédains, tous les partis qu’il froissait, de telle sorte qu’il se trouvait bientôt entre les révolutionnaires qui le poursuivaient d’une haine furieuse, qui le dévouaient déjà à la mort, et les rétrogrades, les amis du pape, qui auraient dû le soutenir, mais qui le livraient à la fureur de ses ennemis. L’exaspération était telle et déchaînée à ce point que plusieurs jours avant l’ouverture du parlement les desseins les plus sinistrés ne se cachaient même plus. La pensée d’un crime était dans l’air et troublait tous les esprits. Rossi soupçonnait bien qu’il se tramait quelque chose contre lui, mais il se fiait à la force publique, qu’il croyait fidèle. Le matin du jour où le parlement, s’ouvrait, il reçut de toutes parts des avertissemens ; on le prévenait qu’il devait être assassiné, et il répondait avec dédain : « Ils n’oseront. » Avant de se rendre aux chambres, il alla auprès du pape, qui était lui-même agité de pressentimens pénibles, et qui lui fit part de tous les bruits sinistres répandus dans Rome. Rossi répondit par un sourire et partit avec confiance. Lorsqu’il arriva au palais législatif, il fut reçu dans un certain désordre ; on l’entoura, et au moment où il gravissait l’escalier qui conduisait à la chambre, il sentit une main qui se posait sur son épaule ; il voulut se tourner, lançant un regard hautain, et aussitôt un coup de stylet le frappait à la gorge. La mort était presque instantanée. On sait maintenant ce que firent ces députés réunis dans une chambre au seuil de laquelle on venait d’égorger le premier ministre du pape : ils ne firent rien, ils se turent, et « pas une voix, dit un des plus remarquables Italiens de nos jours, M. Farini, pas une voix ne s’éleva pour demander pardon à Dieu et aux hommes d’un si grand forfait !! » C’est là ce que Balbo appelait justement un des crimes de 1848. C’était un poignard aiguisé par les passions révolutionnaires qui avait frappé Rossi, qui avait atteint en lui le plus grand, peut-être le seul obstacle vivant à la révolution ; mais il faut dire aussi que les rétrogrades romains, les partisans du vieux régime pontifical restèrent indifférens : ils se sentirent délivrés, et c’est ainsi qu’entre ces passions extrêmes se dénouait dans le sang la dernière tentative possible pour concilier la papauté temporelle avec l’Italie et l’esprit moderne.

Vivant, Rossi eût été débordé sans doute par la révolution d’abord, puis par la réaction ; mort, il a laissé après lui un doute qui s’élève naturellement aujourd’hui. Qu’eût-il fait, qu’eût-il pensé au milieu des événemens qui ont emporté l’Italie depuis quelques années ? Ce doute, il me semble, s’éclaire déjà d’un seul fait. Les révolutionnaires l’ont tué, la réaction, redevenue bientôt puissante dans les États-Romains, l’a oublié : elle a effacé jusqu’aux plus légères traces de son œuvre, et l’Italie nouvelle se montre affectueuse pour sa mémoire ; mais le secret de ce qu’il eût fait sans doute, de ce qu’il eût pensé, est bien plus encore dans toute sa vie, dans les tendances de son esprit, dans le libre et hardi mouvement de ses opinions. Ce qu’il eût pensé en présence d’une lutte nouvelle de l’Italie contre l’ordre de 1815, d’une victoire de l’esprit de nationalité, il l’écrivait en 1848. « Le congrès de Vienne, disait-il, ne voulut tenir aucun compte du saint et immortel principe de la nationalité ; il méconnut, méprisa tout, foula tout aux pieds : l’histoire, la géographie, la langue, les mœurs, les usages, les traditions ; il ordonna aux Italiens d’être des Autrichiens, aux Belges de se confondre avec des Hollandais… Et ces sages croyaient faire une œuvre solide et durable ! Ils ne prenaient pas la peine de songer que les peuples offensés seraient toujours provoqués aux nouveautés. Et les hommes d’état ont donc aussi leurs chimères et leurs romans ! » Celui qui pensait ainsi n’eût point hésité sans doute, le moment venu, à sceller l’alliance de la France et de l’Italie, et il eût cru servir encore ses deux patries, sa patrie d’adoption aussi bien que son ancienne patrie.

Ce problème du pouvoir temporel de la papauté, qui est venu de nouveau s’imposer, n’était pas fait pour le surprendre ; il l’avait sondé plus d’une fois. Avant de le retrouver dans des crises toutes contemporaines, il l’avait vu dans l’histoire, et en parlant un jour des tentatives de Napoléon il l’avait abordé avec une netteté vive et tranchante. « On pouvait, disait-il, s’en tenir au concordat, et s’en remettre pour le reste à l’action lente, mais certaine, du temps et de l’exemple. Entourée de gouvernemens nouveaux, de nouvelles institutions, de peuples imbus de nouvelles doctrines sociales et politiques, réduite à l’impossibilité d’empêcher l’entrée de ces doctrines dans ses états, que pouvait Rome ? Le pouvoir temporel serait un jour tombé de ses faibles mains, sans effort, sans combat, comme cela est arrivé hier, comme cela arrivera demain, si demain l’étranger lui retire son appui… Livrée à elle-même, à ses propres forces, aux chances des choses humaines comme royauté, honorée, respectée, vénérée comme suprême pontificat, Rome aurait enfin compris que si la religion, le catholicisme, la papauté sont choses saintes, indestructibles, les conquêtes progressives de l’humanité ne le sont pas moins… L’autre parti possible peut-être, mais plus dangereux, était de proclamer hautement comme principe la destruction du pouvoir temporel du pape, d’en retracer les inconvéniens et les abus, d’en appeler à l’opinion des peuples, de leur faire sentir que les ennemis de leur émancipation n’étaient point les vicaires du Christ, mais les princes temporels de Rome, que c’était comme principauté que Rome avait déserté la cause de la liberté pour celle du privilège, celle de l’intelligence pour le pouvoir, et mis au service de toutes les oligarchies l’inquisition et l’index. Dans ce système, il fallait avant tout éviter toute discussion religieuse, entourer la religion, les institutions, les ministres d’un respect profond et sincère… Il fallait réunir le royaume d’Italie à Rome, ou bien permettre à l’état du pape de se donner un gouvernement national… »

Celui qui pensait ainsi avait évidemment l’esprit préparé à tout. Sur ces deux points, la question de nationalité et l’existence temporelle de la papauté en Italie, quels sont donc les faits qui auraient pu surprendre, déconcerter cet esprit hardi ou le rencontrer comme ennemi ? L’unité même de l’Italie, telle qu’elle tend à se réaliser, avait été sa première pensée en 1815. L’irrésistible essor du sentiment national, il l’avait entrevu et suivi ; la nécessité pour le pontificat temporel de se transformer par le libéralisme, il l’avait rendue palpable par une pressante éloquence en apercevant au bout la possibilité d’une transformation plus complète qui ramènerait la papauté à n’être désormais qu’une grande institution religieuse et morale. Comme politique, il pouvait admettre des alternatives, accepter des faits et se dévouer même pour tenter une suprême réconciliation ; comme publiciste, il allait jusqu’au bout de ses idées, et s’il y a une logique dans l’esprit des hommes, il est évident que le patriote, le libéral de 1848, désavoué bientôt par la réaction qui a suivi, eût été naturellement rejeté dans le courant d’idées et d’événemens que nous avons vu se dérouler. Rossi disait un jour avant 1848 : « La papauté est la dernière grandeur vivante de l’Italie. » En allant au-devant des assassine qu’il bravait, il disait encore : « Qu’importe ? la cause du pape est la cause de Dieu ; » mais ces mots brillans ou héroïques n’excluaient dans sa pensée ni le droit de l’Italie, ni la cause de toutes les idées modernes, et le jour où le poignard du sectaire l’arrêtait au seuil du parlement romain, il recevait la mort, l’esprit plein de pitié et de dédain pour ceux qui le tuaient aussi bien que pour ceux qui lui avaient suscité des obstacles, l’âme pleine de la pensée de la patrie.


CHARLES DE MAZADE.

  1. J’ai sous les yeux l’ébauche de cette dépêche, qui en résume bien d’autres, tracée d’un trait rapide, en phrases brusques et à peine achevées quelquefois, de la main même de Rossi, et il est curieux de voir sur ce point particulier sa pensée dans son premier jet, avant qu’elle n’ait passé par la rédaction officielle : « Je dois ajouter pour tout dire, écrit-il, que la forme que prend maintenant en Italie la pensée nationale me paraît la forme fédérative. C’est sous cette forme qu’elle a été présentée au pape. Certes il n’y a rien là de bien séduisant à mes yeux. J’ai connu la Suisse… et j’adore notre unité française ; mais en fait je crois que les unitaires sont peu nombreux et peu influens en Italie. Peut-être aussi les fédéralistes ont-ils raison en ce sens que leur pensée serait la plus facile à réaliser aujourd’hui et celle que la France et les autres puissances accepteraient avec moins de répugnance… » Celui qui écrit ainsi dans la liberté de sa pensée ne me paraît pas le partisan bien enthousiaste d’une confédération ; il l’accepte comme un fait le plus aisément réalisable, non comme le dernier mot. Au fond, c’est l’unitaire qui perce et reconnaît une nécessité.