Paul Lacomblez (p. 72-83).

ACTE V



Scène I

Un appartement dans le château.
On découvre Arkël, Golaud et le médecin dans un coin de la chambre. Mélisande est étendue sur son lit.
LE MÉDECIN.

Ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle peut mourir ; un oiseau n’en serait pas mort… ce n’est donc pas vous qui l’avez tuée, mon bon seigneur ; ne vous désolez pas ainsi… Et puis, il n’est pas dit que nous ne la sauverons pas…

ARKËL.

Non, non ; il me semble que nous nous taisons trop, malgré nous, dans sa chambre… Ce n’est pas un bon signe… Regardez comme elle dort… lentement, lentement… on dirait que son âme a froid pour toujours…

GOLAUD.

J’ai tué sans raison ! Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres !… Ils s’étaient embrassés comme des petits enfants… Ils étaient frère et sœur… Et moi, moi tout de suite !… Je l’ai fait malgré moi, voyez-vous… Je l’ai fait malgré moi…

LE MÉDECIN.

Attention ; je crois qu’elle s’éveille…

MÉLISANDE.

Ouvrez la fenêtre… ouvrez la fenêtre…

ARKËL.

Veux-tu que j’ouvre celle-ci, Mélisande ?

MÉLISANDE.

Non, non ; la grande fenêtre… c’est pour voir…

ARKËL.

Est-ce que l’air de la mer n’est pas trop froid ce soir ?

LE MÉDECIN.

Faites, faites…

MÉLISANDE.

Merci… Est-ce le soleil qui se couche ?

ARKËL.

Oui ; c’est le soleil qui se couche sur la mer ; il est tard. — Comment te trouves-tu, Mélisande ?

MÉLISANDE.

Bien, bien. — Pourquoi demandez-vous cela ? Je n’ai jamais été mieux portante. — Il me semble cependant que je sais quelque chose…

ARKËL.

Que dis-tu ? — Je ne te comprends pas…

MÉLISANDE.

Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous… Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais… Je ne dis plus ce que je veux…

ARKËL.

Mais si, mais si… Je suis tout heureux de t’entendre parler ainsi ; tu as eu un peu de délire ces jours-ci, et l’on ne te comprenait plus… Mais maintenant, tout cela est bien loin…

MÉLISANDE.

Je ne sais pas… — Êtes-vous tout seul dans la chambre, grand-père ?

ARKËL.

Non ; il y a encore le médecin qui t’a guérie…

MÉLISANDE.

Ah…

ARKËL.

Et puis il y a encore quelqu’un…

MÉLISANDE.

Qui est-ce ?

ARKËL.

C’est… il ne faut pas t’effrayer… Il ne te veut pas le moindre mal, sois-en sûre… Si tu as peur, il s’en ira… Il est très malheureux…

MÉLISANDE.

Qui est-ce !

ARKËL.

C’est… c’est ton mari… c’est Golaud…

MÉLISANDE.

Golaud est ici ? Pourquoi ne vient-il pas près de moi ?

GOLAUD, se traînant vers le lit.

Mélisande… Mélisande…

MÉLISANDE.

Est-ce vous, Golaud ? Je ne vous reconnaissais presque plus… C’est que j’ai le soleil du soir dans les yeux… Pourquoi regardez-vous les murs ? Vous avez maigri et vieilli… Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus ?

GOLAUD, à Arkël et au médecin.

Voulez-vous vous éloigner un instant, mes pauvres amis… Je laisserai la porte grande ouverte… Un instant seulement… Je voudrais lui dire quelque chose ; sans cela je ne pourrais pas mourir… Voulez-vous ? — Vous pouvez revenir tout de suite… Ne me refusez pas cela… Je suis un malheureux… Sortent Arkël et le médecin. — Mélisande, as-tu pitié de moi, comme j’ai pitié de toi ?… Mélisande ?… Me pardonnes-tu, Mélisande ?…

MÉLISANDE.

Oui, oui, je te pardonne… Que faut-il pardonner ?

GOLAUD.

Je t’ai fait tant de mal, Mélisande… Je ne puis pas te dire le mal que je t’ai fait… Mais je le vois, je le vois si clairement aujourd’hui… depuis le premier jour… Et tout est de ma faute, tout ce qui est arrivé, tout ce qui va arriver… Si je pouvais le dire, tu verrais comme je le vois !… Je vois tout, je vois tout !… Mais je t’aimais tant !… Je t’aimais tant !… Mais maintenant, quelqu’un va mourir… C’est moi qui vais mourir… Et je voudrais savoir… Je voudrais te demander… Tu ne m’en voudras pas ?… Il faut dire la vérité à quelqu’un qui va mourir… Il faut qu’il sache la vérité, sans cela il ne pourrait pas dormir… Me jures-tu de dire la vérité ?

MÉLISANDE.

Oui.

GOLAUD.

As-tu aimé Pelléas ?

MÉLISANDE.

Mais oui ; je l’ai aimé. Où est-il ?

GOLAUD.

Tu ne me comprends pas ? — Tu ne veux pas me comprendre ? — Il me semble… Il me semble… Eh bien, voici : Je te demande si tu l’as aimé d’un amour défendu ?… As-tu… avez-vous été coupables ? Dis, dis, oui, oui, oui ?

MÉLISANDE.

Non, non ; nous n’avons pas été coupables. — Pourquoi demandez-vous cela ?

GOLAUD.

Mélisande !… dis-moi la vérité pour l’amour de Dieu !

MÉLISANDE.

Pourquoi n’ai-je pas dit la vérité ?

GOLAUD.

Ne mens plus ainsi, au moment de mourir !

MÉLISANDE.

Qui est-ce qui va mourir ? — Est-ce moi ?

GOLAUD.

Toi, toi ! et moi, moi aussi, après toi !… Et il nous faut la vérité… Il nous faut enfin la vérité, entends-tu !… Dis-moi tout ! Dis-moi tout ! Je te pardonne tout !…

MÉLISANDE.

Pourquoi vais-je mourir. — Je ne le savais pas…

GOLAUD.

Tu le sais maintenant !… Il est temps ! Il est temps !… Vite ! vite !… La vérité ! la vérité !…


MÉLISANDE.

La vérité… la vérité…

GOLAUD.

Où es-tu ? — Mélisande ! — Où es-tu ? — Ce n’est pas naturel ! Mélisande ! Où es-tu ? Apercevant Arkël et le médecin à la porte de la chambre. — Oui, oui ; vous pouvez rentrer… Je ne sais rien ; c’est inutile… Elle est déjà trop loin de nous… Je ne saurai jamais !… Je vais mourir ici comme un aveugle !…

ARKËL.

Qu’avez-vous fait ? Vous allez la tuer…

GOLAUD.

Je l’ai déjà tuée…

ARKËL.

Mélisande…

MÉLISANDE.

Est-ce vous, grand-père ?

ARKËL.

Oui, ma fille… Que veux-tu que je fasse ?

MÉLISANDE.

Est-il vrai que l’hiver commence ?

ARKËL.

Pourquoi demandes-tu cela ?

MÉLISANDE.

Parce qu’il fait froid et qu’il n’y a plus de feuilles…

ARKËL.

Tu as froid ? — Veux-tu qu’on ferme les fenêtres ?

MÉLISANDE.

Non, non… jusqu’à ce que le soleil soit au fond de la mer. — Il descend lentement, alors c’est l’hiver qui commence ?

ARKËL.

Oui. — Tu n’aimes pas l’hiver ?

MÉLISANDE.

Oh ! non. J’ai peur du froid. — Ah ! J’ai peur des grands froids…

ARKËL.

Te sens-tu mieux ?

MÉLISANDE.

Oui, oui ; je n’ai plus toutes ces inquiétudes…

ARKËL.

Veux-tu voir ton enfant ?

MÉLISANDE.

Quel enfant ?

ARKËL.

Ton enfant, ta petite fille…

MÉLISANDE.

Où est-elle ?

ARKËL.

Ici…

MÉLISANDE.

C’est étrange… je ne puis pas lever les bras pour la prendre…

ARKËL.

C’est que tu es encore très faible… Je la tiendrai moi-même ; regarde…

MÉLISANDE.

Elle ne rit pas… Elle est petite… Elle va pleurer aussi… J’ai pitié d’elle…

La chambre est envahie, peu à peu, par les servantes du château,
qui se rangent en silence le long des murs et attendent.
GOLAUD, se levant brusquement.

Qu’y a-t-il ? — Qu’est-ce que toutes ces femmes viennent faire ici ?

LE MÉDECIN.

Ce sont les servantes…

ARKËL.

Qui est-ce qui les a appelées ?

LE MÉDECIN.

Ce n’est pas moi…

GOLAUD.

Pourquoi venez-vous ici ? — Personne ne vous a demandées… Que venez-vous faire ici ? — mais qu’est-ce que donc ! Répondez !…

Les servantes ne répondent pas.
ARKËL.

Ne parlez pas trop fort… Elle va dormir ; elle a fermé les yeux…

GOLAUD.

Ce n’est pas ?…

LE MÉDECIN.

Non, non ; voyez, elle respire…

ARKËL.

Ses yeux sont pleins de larmes. — Maintenant c’est son âme qui pleure… Pourquoi étend-elle ainsi les bras ? Que veut-elle ?

LE MÉDECIN.

C’est vers l’enfant sans doute. C’est la lutte de la mère contre la mort…

GOLAUD.

En ce moment ? — En ce moment ? — Il faut le dire, dites ! dites !

LE MÉDECIN.

Peut-être…

GOLAUD.

Tout de suite ?… Oh ! Oh ! Il faut que je lui dise… — Mélisande ! Mélisande !… Laissez-moi seul ! laissez-moi seul avec elle !…

ARKËL.

Non, non ; n’approchez pas… Ne la troublez pas… Ne lui parlez plus… Vous ne savez pas ce que c’est que l’âme…

GOLAUD.

Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute !

ARKËL.

Attention… Attention… Il faut parler à voix basse. — Il ne faut plus l’inquiéter… L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule… Elle souffre si timidement… Mais la tristesse, Golaud… mais la tristesse de tout ce que l’on voit !… Oh ! oh ! oh !…

En ce moment, toutes les servantes tombent subitement à genoux
au fond de la chambre.
GOLAUD, se tournant.

Qu’y a-t-il ?

LE MÉDECIN, s’approchant du lit et tâtant le corps.

Elles ont raison…

Un long silence.
ARKËL.

Je n’ai rien vu. — Êtes-vous sûr ?…

LE MÉDECIN.

Oui, oui.

ARKËL.

Je n’ai rien entendu… Si vite, si vite… Tout à coup… Elle s’en va sans rien dire…

GOLAUD, sanglotant.

Oh ! oh ! oh !…

ARKËL.

Ne restez pas ici, Golaud… Il lui faut le silence, maintenant… Venez, venez… C’est terrible, mais ce n’est pas votre faute… C’était un petit être si tranquille, si timide et si silencieux… C’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde… Elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant… — Venez ; il ne faut pas que l’enfant reste ici dans cette chambre… Il faut qu’il vive, maintenant, à sa place… C’est au tour de la pauvre petite…

Ils sortent en silence.




FIN.