Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 162-180).


CHAPITRE LXXV


« Grâce au ciel, la partie la plus pénible de mon histoire est terminée. Vous pourrez maintenant vous expliquer notre rencontre au cimetière. Je m’assurai un logement dans une chaumière non loin du lieu qui contenait les restes de Gertrude. Toutes les nuits j’errais dans cet endroit solitaire, et je soupirais après une place de repos à côté de la dormeuse dont j’enviais la couche dans l’égoïsme de mon âme. Je me prosternais sur le tertre qui la recouvrait : je ne rougissais pas de verser des larmes. Dans le débordement douloureux de mon cœur j’oubliais les orageuses passions qu’il avait juré de satisfaire ; vengeance, haine, tout s’évanouissait. Je levais la tête vers les cieux pour implorer leur pitié : j’adressais des exclamations à l’air silencieux et tranquille ; et quand je ramenais mes regards sur ce tertre insensible, je ne pensais à rien qu’à la douceur de nos jeunes amours, à l’amertume de sa mort prématurée. Ce fut dans de tels moments que vos pas vinrent interrompre ma douleur : dès l’instant que d’autres m’avaient vu, que d’autres yeux avaient pénétré dans le sanctuaire de mes regrets, dès cet instant, ce qu’il y avait encore de tendresse et de sentiments pieux et saints dans les ténèbres de mon esprit sembla s’évanouir comme un songe confus. Je revins au souvenir cruel, inexorable, qui devait être désormais la clef et le pivot de mon existence. Je me rappelai la dernière nuit de la vie de Gertrude ; je frissonnai en pensant à ces mots, murmurés à voix basse, dont le sens terrible avait brisé mon âme. Je sentis encore la froide et terrible étreinte de ses doigts amaigris et mourants ; je retrempai de nouveau mon cœur dans une volonté de fer, et jurai une profonde, une éternelle, une implacable vengeance.

« Le lendemain du jour où vous m’aviez vu, je quittai ma demeure. J’allai à Londres et j’essayai de mettre en ordre ces plans de vengeance. La première chose à découvrir était la demeure actuelle de Tyrrell. J’appris, par hasard, qu’il était à Paris, et, deux heures après en avoir reçu l’avis, je partis pour cette ville. Lorsque j’arrivai là, ses habitudes de joueur le découvrirent bientôt à mes recherches. Je le vis un soir dans une maison de jeu. Il était évidemment dans une position embarrassée, et la fortune du tapis vert était contre lui. Sans qu’il m’aperçût, je délectais mes yeux de l’altération progressive de sa physionomie, à mesure que ces péripéties mortelles, poignantes, qui ne se rencontrent qu’à la table de jeu, se peignaient dans ses traits. Tandis que je l’examinais, une pensée de vengeance plus exquise et plus raffinée que jamais vint illuminer mon esprit ; tout entier à la méditation de cette conception infernale, j’allai dans la pièce voisine qui était presque vide. Là je m’assis, pour essayer de développer avec plus de détails et de perfection l’ébauche informe de mon plan.

« L’archi-tentateur me favorisa d’un fidèle allié dans mes projets. J’étais perdu dans mes rêveries quand je m’entendis appeler par mon nom. Je levai la tête, et vis un homme que j’avais souvent rencontré avec Tyrrell, tant à Spa qu’à l’établissement de bains où, en compagnie de Gertrude, j’avais rencontré Tyrrell. C’était un individu de basse naissance et de caractère plus bas encore : ce qui ne l’empêchait pas, grâce à sa grosse gaieté et à son assurance vulgaire, de passer pour un homme d’infiniment d’esprit, une sorte d’Yorick auprès des gens en rapport de goûts avec Tyrrell. Cette réputation bien peu justifiée, et l’habitude du jeu qui met de niveau tous les rangs, l’avait élevé, dans certaines sociétés, bien au-dessus du sien. Ai-je besoin de vous dire que cet homme était Thornton ? Je ne le connaissais que fort légèrement ; cependant il m’accosta avec cordialité et s’efforça d’entrer avec moi en conversation. « Avez-vous vu Tyrrell ? dit-il ; il y est retourné ; qui a bu, boira…, vous savez. » Je me tournai tout pâle en entendant prononcer le nom de Tyrrell, et je répondis très-laconiquement, je ne sais plus quoi. « Ah ! ah ! répliqua Thornton, m’examinant avec un air d’impertinente familiarité, je vois que vous ne lui avez pas pardonné ; il est vrai qu’il vous a joué un vilain tour à *** ; il a séduit votre maîtresse, ou quelque chose comme cela. Il m’a conté toute l’affaire : comment, je vous prie, se porte maintenant la pauvre fille ? »

« Je ne fis pas de réponse ; je m’affaissai sur moi-même : j’étais suffoqué. Tout ce que j’avais souffert ne me semblait rien auprès de l’indignité que j’endurais alors. Elle, elle ! qui autrefois avait été mon orgueil, mon honneur, ma vie, voilà comme on parlait d’elle. Je ne pouvais m’appesantir sur cette idée. Je me levai à la hâte, et jetant sur Thornton un coup d’œil qui aurait couvert de confusion un homme moins impudent et moins endurci que lui, je quittai la pièce.

« Cette nuit, pendant que je m’agitais dans l’insomnie de la fièvre sur mon lit d’épines, je me dis que Thornton pouvait m’être utile pour l’exécution du plan que j’avais formé. Dès le lendemain matin je me mis à sa recherche. J’achetai (ce n’était pas très-difficile) à la fois sa discrétion et son aide. Mon plan de vengeance, aux yeux d’un homme qui n’aurait pas étudié comme vous les variétés de la nature humaine, pourrait paraître bien subtil et bien recherché ; car pendant que les gens superficiels sont disposés à admettre comme toute naturelle l’excentricité dans le calme et le sang-froid de la vie ordinaire, ils ne veulent pas reconnaître qu’elle puisse exister dans la fougue des passions. Comme si, en de pareils moments, on pouvait regarder comme absurde aucun des moyens qui peuvent conduire au but. Si l’on pouvait mettre à nu les secrets d’un cœur agité par la passion et ses palpitations désordonnées, il s’y trouverait beaucoup plus de romanesque que dans toutes les fables dont nous nous détournons avec incrédulité et que nous traitons avec dédain, comme des exagérations hyperboliques.

« Parmi les mille plans de punition qui s’étaient succédé dans mon esprit, la mort de ma victime n’était que l’objet final. Car la mort, la crise d’un moment ne me paraissait qu’une trop faible réparation pour la vie d’angoisse, de langueur, de désespoir, à laquelle m’avait condamné sa trahison. Mais enfin, ma peine à moi, ma cruelle peine, j’aurais pu la lui pardonner. C’était le sort de cette créature innocente, immolée, qui irritait l’aiguillon et nourrissait le venin de ma vengeance. Cette vengeance ne pouvait être satisfaite par un châtiment ordinaire. Si le fanatisme ne peut être rassasié que par la torture et les flammes, vous pouvez facilement supposer une furie non moins inexorable à une haine aussi mortelle, aussi concentrée, aussi juste que la mienne. Si le fanatisme peut se persuader alors qu’il est une vertu, ma haine se le persuadait aussi.

« Mon plan était d’attacher Tyrrell de plus en plus à la table de jeu, d’être témoin de son entêtement, de délecter mes yeux de la fiévreuse anxiété de son esprit en suspens, de le mener pas à pas aux plus profonds abîmes de la pauvreté, de rassasier mon âme de l’abjection et de l’humiliation de sa pénurie ; de le dépouiller de tout secours, de toute consolation, de toute sympathie, de toute amitié ; de le suivre, sans être vu, à son misérable et sale logis ; d’observer les combats de la nature en proie à la nécessité contre les dégoûts de l’orgueil, enfin d’être aux aguets pour voir sa constitution s’user, ses yeux se creuser, ses lèvres devenir livides, et tous les terribles et douloureux progrès du besoin dévorant, jusqu’aux dernières angoisses de la faim. Alors, dans ce dernier état, mais seulement alors, je pourrais me révéler ; me tenir debout auprès du lit de mort où il serait étendu sans espoir et sans secours ; crier à son oreille frappée de vertige un nom qui pourrait tripler les horreurs de ses souvenirs ; arracher à sa conscience dans la lutte de l’agonie, la dernière planche, la dernière paille, auxquelles, dans sa rage, elle pourrait s’accrocher ; je pourrais enfin épaissir les ombres qui environnent le départ de la vie, en ouvrant devant son esprit frissonnant de terreur les portes béantes de l’enfer impatient qui le réclame.

« Poussé par la fièvre de ces projets impies, je ne pensai plus qu’à les accomplir. J’employai Thornton, qui restait lié avec Tyrrell, à l’attirer de plus en plus à la maison de jeu, et comme, au gré de mon impatience, les chances inégales de la table publique n’étaient pas assez rapides dans leurs résultats pour consommer la ruine d’un joueur, même aussi véhément et aussi impétueux que Tyrrell, Thornton saisissait toutes les occasions de l’engager dans quelque jeu particulier et d’accélérer la crise par les artifices illicites dans lesquels il était passé maître. Mon ennemi avançait chaque jour vers les derniers degrés de la ruine ; de proches parents il n’en avait aucun ; tous ses parents éloignés, il les avait désobligés ; tous ses amis et même ses simples connaissances, il les avait fatigués de ses importunités ou dégoûtés par sa conduite. Dans le monde entier il semblait ne pas avoir un être qui voulût lui tendre une main secourable pour le sauver de la misère la plus absolue. Tout ce qu’il avait pu sauver des débris de son ancienne fortune, tout ce qu’il avait pu mendier auprès de ses anciens amis, avait été immédiatement risqué à la maison de jeu, et perdu aussitôt.

« Peut-être cela ne fût pas arrivé si vite, si Thornton n’eût pas habilement nourri et soutenu ses espérances. Il avait été longtemps employé par Tyrrell en qualité d’agent d’affaires ; il connaissait bien toutes celles du joueur ; et quand il promettait, au pis aller, de trouver quelque expédient pour les relever, Tyrrell adoptait facilement une assurance aussi flatteuse.

« Sur ces entrefaites, j’avais pris le nom et le déguisement sous lesquels vous m’avez rencontré à Paris. Thornton m’avait présenté à Tyrrell comme un jeune Anglais d’une grande richesse et d’une inexpérience plus grande encore. Le joueur alla vivement au devant d’une connaissance dont Thornton lui persuada facilement qu’il pourrait tirer si grand parti. Je pus ainsi noter, jour par jour, que mon projet réussissait, que ma vengeance marchait rapidement à son triomphe,

« Ce n’est pas tout. J’ai dit qu’il n’y avait pas dans le monde entier un être qui voulût sauver Tyrrell du sort qu’il avait mérité et qu’il allait bientôt subir. Pourtant, il y en avait un que l’affection lui attachait encore et pour lequel il semblait conserver quelques-uns des sentiments plus purs des jours d’autrefois où il était moins dégradé et moins coupable. Cette personne, (vous devinerez aisément que c’était une femme) je n’eus pas de repos que je ne l’eusse enlevée à ma victime. Je ne voulais pas lui laisser une consolation, à lui qui ne m’en avait laissé aucune. J’usai de tous les moyens de séduction pour le ruiner dans son affection. Tout ce que les promesses et les serments pouvaient faire, fut essayé ; enfin, ce ne fut pas sans succès ; je triomphai. La femme devint mon esclave. C’est elle qui, toutes les fois que Tyrrell hésitait dans sa course vers la destruction, combattait ses scrupules et triomphait de sa répugnance. C’est elle qui m’informait en détail du pitoyable état des finances de ce misérable et qui aida, de tout son pouvoir, à en accélérer la ruine. La trahison plus cruelle encore de l’abandonner dans son plus extrême besoin, je la réservai pour une occasion meilleure. J’en jouissais d’avance avec une joie sauvage.

« Je fus gêné dans mon plan par deux circonstances ; d’abord par votre connaissance avec Thornton, et secondement par une somme très-inattendue de deux cents livres sterling que Tyrrell reçut vers cette époque en retour de son renoncement à toute réclamation ultérieure contre les acquéreurs de son bien. Quant à la première, comme elle pouvait contrarier mes desseins, ou me mettre en évidence, vous devez me pardonner d’y avoir promptement mis un terme ; la seconde me jeta dans une grande consternation car la première idée de Tyrrell fut de renoncer au jeu et de s’efforcer de vivre de cette maigre pitance qu’il venait de recevoir, aussi longtemps que la stricte économie le lui permettrait.

« Cette idée, Marguerite, la femme dont j’ai parlé, suivant mes instructions, la combattit avec tant d’art et de succès que Tyrrell céda à son penchant naturel et retourna de nouveau à la table de jeu. Cependant j’étais poursuivi sans cesse par mon impatience de voir finir cette partie préliminaire de ma vengeance ; aussi, Thornton et moi nous convînmes qu’il donnerait à Tyrrell le conseil de risquer tout, contre moi, tout, jusqu’à son dernier liard, dans une partie. Tyrrell, qui comptait bien, pour se refaire, sur mon inexpérience au jeu, tomba aisément dans le piège ; et la seconde nuit de notre partie il avait perdu non-seulement le reste de son petit avoir, mais il avait signé des billets pour une somme bien trop importante, pour s’en acquitter jamais.

« Enorgueilli, enflammé presque fou de mon triomphe, je cédai à la joie du moment. Je ne savais pas que vous fussiez si près. Je me découvris ; vous vous rappelez la scène. Je rentrai joyeux chez moi ; et pour la première fois depuis la mort de Gertrude, je fus heureux. Là seulement je m’imaginais qu’allait commencer ma vengeance ; je me réjouissais dans l’espoir brûlant de contempler la faim et toutes ses horreurs. Le jour suivant, quand Tyrrell se tourna dans son désespoir vers celle qu’il croyait son amie fidèle, sa dernière amie sur la terre le railla et s’éloigna de lui.

« Remarquez bien, Pelham, que j’étais là tout près et que j’entendis tout.

« Mais là devait finir brusquement ma vengeance. Au moment où ma soif ne demandait qu’à se satisfaire, tout à coup la coupe est arrachée de mes lèvres. Tyrrell disparut ; personne ne savait où il était. Je mis Thornton en campagne. Une semaine après il m’envoya dire que Tyrrell était mort dans le dernier dénûment, de faim et de désespoir. Croiriez-vous qu’en apprenant cette nouvelle, mes premiers sentiments furent seulement de la rage et du désappointement ! C’est vrai, il était mort, mort dans toute la misère que mon cœur pouvait lui souhaiter, mais je ne l’avais pas vu mourir.

« Je ne sais pas encore aujourd’hui, quoique souvent je l’aie questionné, quel intérêt Thornton avait à me tromper par ce conte. Pour ma part je crois qu’il était trompé lui-même ; il est certain, (car je m’en suis informé) qu’une personne, répondant parfaitement au signalement de Tyrrell, avait péri dans l’état indiqué par Thornton ; et c’est là sans doute ce qui l’avait jeté dans l’erreur.

« Je quittai Paris, et je retournai en Normandie, de là en Angleterre (où je restai quelques semaines) ; là je vous rencontrai de nouveau, mais je pense que ce ne fut qu’après avoir été persécuté par les insolences et les importunités de Thornton. Les instruments de nos passions sont à deux tranchants ; comme ces monarques, qui employaient des animaux monstrueux dans leurs armées, nous découvrons que nos perfides alliés sont moins pernicieux pour les autres que pour nous-mêmes. Mais je n’étais pas d’un caractère à souffrir patiemment les railleries et la domination d’une de mes créatures. J’avais eu assez de peine à endurer sa familiarité, quand j’avais absolument besoin de ses services. Ce n’était pas pour supporter son indiscrétion quand ces services, non d’amitié mais d’intérêt, n’étaient plus désormais nécessaires. Thornton, comme tous les drôles de son espèce, avait un bas orgueil que je blessais sans cesse. Il s’était trouvé sur un pied de familiarité avec des gens qui étaient plus que mes égaux par le rang ; et il ne pouvait souffrir la hauteur avec laquelle mon dégoût pour son caractère me forçait de le traiter. Il est vrai que la profusion de mes libéralités était telle, qu’elle faisait digérer au malheureux les affronts dont il était si largement payé ; cependant, avec la haine rusée et malicieuse qui lui était naturelle, il savait bien me les rendre en nature. Tout en m’aidant, il affectait de tourner ma vengeance en ridicule ; et quoiqu’il vît bientôt qu’il ne pouvait oser, sans péril pour sa vie, souffler un mot contre Gertrude, ou contre sa mémoire, cependant il essayait par des remarques générales et des insinuations perfides de me piquer au vif sur les points mêmes les plus délicats. De là une profonde et cordiale antipathie qui naquit entre nous, grandit, se fortifia, jusqu’à ce que, je crois, semblable aux Furies dans les enfers, notre haine mutuelle devînt notre commun châtiment.

« À peine fus-je retourné en Angleterre, que je l’y trouvai, attendant mon arrivée. Il me favorisa de nombreuses visites et de fréquentes demandes d’argent. Quoiqu’il ne fût en possession d’aucun secret qui intéressât véritablement mon honneur, il savait bien qu’il en possédait un qui importait à ma tranquillité ; et il en profitait habilement. À la fin cependant, il me lassa. Je découvris qu’il s’enfonçait de plus en plus dans la lie et le rebut de la société, et je ne pus supporter plus longtemps l’idée d’endurer sa familiarité et d’entretenir ses vices.

« Je passe les détails de mes propres sentiments aussi bien que l’histoire de ma vie extérieure dans le monde. Il s’était fait dans mon esprit un grand changement ; je n’étais plus déchiré par des passions violentes et contraires ; sur la mer tumultueuse une morte et pesante torpeur s’était abattue, les vents même, nécessaires à la santé, avaient cessé.

« Je dormais sur l’abîme sans vagues. Une passion violente et qui nous absorbe entièrement est peut-être la pire de toutes les immoralités, car elle laisse l’esprit trop stagnant et trop épuisé pour l’activité et l’énergie qui font partie de nos devoirs réels. Cependant, maintenant qu’était écarté le sentiment qui régnait en tyran dans mon esprit, j’essayais de secouer l’apathie qu’il avait produite pour revenir aux occupations et aux affaires diverses de la vie. Tout ce qui pouvait me détourner de mes sombres souvenirs, ou donner un mouvement momentané à l’apathie de mon esprit, je m’y accrochais avec la passion et l’ardeur d’un enfant. Ainsi vous m’avez trouvé entouré de toutes les jouissances du luxe dont je me dégoûtais aussitôt que la nouveauté en était passée ; tantôt soupirant après les vanités de la gloire littéraire, tantôt après les vains hochets plus futiles encore que donne la richesse. Il fut un temps où je m’enfermais dans mon cabinet, pour m’appesantir sur les dogmes des savants et sur les erreurs des sages ; d’autres fois, je me plongeais dans les occupations plus entraînantes et plus actives de la foule vivante qui roulait autour de moi, et je me flattais qu’au milieu des applaudissements des sénateurs, et du tourbillon des affaires, je pourrais endormir les voix du passé et le spectre des morts.

« Si ces espérances se réalisèrent, et, si je ne livrai pas là un combat inutile, vous n’avez, pour le savoir, qu’à regarder cette figure égarée, ce corps tous les jours penché davantage vers l’ombre du tombeau ? Mais je vous ai promis de ne pas m’étendre sur cette partie de mon histoire ; aussi bien n’est-ce pas nécessaire. Il y a pourtant une chose, une seule chose, qui ne se rattache pas précisément à mes confessions, et dont il est juste que je parle pour l’amour d’un être sensible et innocent.

« Dans le monde froid et indifférent que je fréquentais, il y avait un cœur qui depuis des années s’était entièrement donné à moi. Dans ce temps-là, j’ignorais le don que je méritais si peu, ou bien (car c’était avant que je connusse Gertrude) j’aurais pu le payer de retour et éviter des années de crime et d’angoisses. Depuis lors, la personne à laquelle je fais allusion s’était mariée, et, par la mort de son mari, elle était redevenue libre une seconde fois. Intimement liée avec ma famille et plus particulièrement avec ma sœur, elle me rencontrait alors constamment. Sa compassion pour le changement qu’elle remarquait en moi était plus forte même que sa réserve, et c’est la seule raison pour laquelle je parle d’un attachement qu’autrement j’aurais dû cacher. Je crois que vous avez déjà compris de qui je veux parler, et puisque vous avez découvert sa faiblesse, il est juste que vous connaissiez aussi sa vertu ; il est juste que vous appreniez qu’en elle ce ne fut pas le caprice ou la passion d’un moment, mais un amour long et caché ; ce fut par pitié, et non par un mépris de l’opinion peu fait pour son sexe, qu’elle ne craignit pas de hasarder quelques imprudences. Enfin elle est, en ce moment, innocente de toute chose, hormis peut-être de la folie de m’aimer.

« Je passe au temps où je découvris que, soit exprès soit sans intention, j’avais été trompé, et que mon ennemi vivait encore ! qu’il vivait honoré, prospère, entouré des faveurs du monde. Toutes les pensées orageuses, les sentiments, les passions, depuis longtemps calmées, se précipitèrent de nouveau dans une mêlée terrible et tumultueuse. Le lit tranquille où s’était reposé mon esprit fut balayé bien loin ; tout sembla naufrage, convulsion des éléments luttant les uns contre les autres ; mais ce n’est là qu’une description banale et inerte de mes sentiments ; les mots ne peuvent être que des lieux communs pour exprimer la révulsion que j’éprouvais. Cependant au milieu de tout il y avait une pensée dominante et suprême auprès de laquelle le reste était comme des atomes dans l’immensité, la pensée de la vengeance ? mais comment l’assouvir ?

« Placé comme Tyrrell l’était alors dans l’échelle sociale, toute autre réparation que celle que j’avais rejetée d’abord, semblait désormais impossible. Ce fut donc à celle-là, toute faible, toute miséricordieuse qu’elle me parût, que j’eus recours. Vous avez bien voulu vous charger de mon cartel pour Tyrrell, vous vous rappelez sa conduite. Une mauvaise conscience ne peut jamais faire de nous que des lâches ! La lettre enfermée pour moi dans celle qu’il vous adressa ne contenait que ce banal argument employé si souvent par ceux qui nous ont fait outrage, c’est-à-dire le refus d’attenter à notre vie après avoir ruiné notre bonheur. Quand j’appris qu’il avait quitté Londres, ma rage ne connut plus de bornes ; j’étais complètement fou d’indignation ; la terre vacillait devant mes yeux ; j’étais presque suffoqué par la violence, par le tourbillon de mes émotions. Je ne me donnai pas le temps de réfléchir, et je quittai la ville pour courir après mon ennemi.

« Je découvris que toujours attaché, quoique moins follement, je crois, que par le passé, à ses anciens amusements, il était dans le voisinage de Newmarket, attendant les courses qui devaient bientôt y avoir lieu. À peine eus-je appris son adresse que je lui écrivis un autre défi rédigé avec plus de force encore et d’un style plus insultant que celui dont vous vous étiez chargé. Dans celui-ci je lui disais que son refus ne lui servirait de rien ; que j’avais juré que ma vengeance l’atteindrait ; et que, tôt ou tard, à la face du ciel et en dépit de l’enfer, mon serment serait rempli. Souvenez-vous de ces paroles, Pelham, j’y reviendrai plus tard.

« La réponse de Tyrrell fut brève et dédaigneuse ; il affectait de me traiter comme un fou. Peut-être (et je confesse que l’incohérence de ma lettre autorisait ce soupçon), croyait-il que je l’étais réellement. Il terminait en disant que s’il recevait encore de mes lettres, il se mettrait à l’abri de mes attaques sous la protection des lois.

« Au reçu de cette réponse, une résolution inflexible, opiniâtre, une volonté de fer pénétra dans mon sein. Je ne trahis mon agitation par aucune marque extérieure ; je m’assis en silence, je plaçai cette lettre et le portrait de Gertrude devant moi. Là, silencieux et sans mouvement, je demeurai des heures. Je me souviens que je fus éveillé de ma sombre rêverie par l’horloge qui sonnait la première heure du matin. À ce son solitaire et sinistre les souvenirs d’effroi romanesque que les fables de notre enfance y ont attachés se précipitèrent froids et lugubres dans mon esprit ; des gouttes glacées tombaient de mon front ; le sang se figeait dans mes veines. À ce moment je tombai à genoux et proférai le frénétique et terrible serment, dont maintenant je n’oserais répéter les mots, qu’avant trois jours expirés, l’enfer ne serait plus privé de sa proie. Je me levai, je me jetai sur mon lit, et je dormis.

« Le lendemain je quittai ma demeure, j’achetai un cheval vigoureux et rapide, et, me dissimulant de la tête aux pieds sous un long manteau de cavalier, je m’en allai seul, renfermant dans mon cœur la calme et froide conviction que mon serment serait tenu. Je plaçai, cachés dans mes vêtements, deux pistolets ; mon intention était de suivre Tyrrell partout où il irait, jusqu’au moment où nous nous trouverions seuls et sans crainte d’aucun dérangement. Alors j’étais déterminé à le forcer au combat, et, pour qu’aucun tremblement de la main, aucune erreur de la vue troublée ne pût trahir mon but, à nous placer pied contre pied, et la bouche de chaque pistolet à la tempe de chaque antagoniste, et je ne fus pas détourné un moment de cette résolution en songeant que ma propre mort devait être aussi certaine que celle de ma victime. Au contraire, cette manière de mourir et de déjouer ainsi la mort plus lente, mais non moins sûre qui me minait de jour en jour, je l’envisageais avec la même joie farouche, fiévreuse, avec laquelle tant d’hommes se sont précipités au combat et ont cherché une mort qui leur était moins cruelle que la vie.

« Pendant deux jours, quoique chaque jour je visse Tyrrell, le destin ne m’offrit aucune occasion d’exécuter mon dessein. Le surlendemain arriva, Tyrrel était sur le champ de courses ; certain qu’il y resterait quelques heures, je mis mon cheval fatigué à l’écurie dans la ville, et, m’asseyant dans un coin obscur de la course, je me contentai de le surveiller de loin, comme le serpent fait sa victime. Peut-être vous souvenez-vous d’avoir passé devant un homme assis à terre dans un manteau de cavalier. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’était moi. Je vous vis galoper près de moi, mais dès que vous fûtes parti j’oubliai cet incident : car je contemplais la foule qui roulait au loin, comme un enfant observe les figures de la fantasmagorie, sachant à peine si mes yeux ne me trompaient pas, me sentant envahi par une sorte de sensation de stupeur et d’effroi, et caressant la conviction que ma vie ne ressemblait pas à celle des créatures qui passaient devant moi.

« Le jour décroissait, je retournai chercher mon cheval, je revins aux courses, et, me tenant assez loin pour ne point exciter de soupçons, je suivis les mouvements de Tyrrell. Il rebroussa chemin vers la ville, s’y reposa, se rendit à une maison de jeu, y resta peu de temps, retourna à son hôtel et demanda son cheval.

« Dans tous ces mouvements je ne perdais pas de vue l’objet de ma poursuite ; et mon cœur bondit de joie quand, enfin, je le vis sortir seul. Je le suivis jusqu’à ce qu’il laissât la grande route. Alors je pensai que le moment pour moi était arrivé. Je doublai le pas, et je l’avais presque atteint, lorsque quelques cavaliers venant à paraître me forcèrent à ralentir ma course. D’autres interruptions pareilles vinrent encore retarder l’exécution de mon projet. Enfin tout fut tranquille. J’éperonnai mon cheval, j’étais déjà sur les talons de mon ennemi, quand je le vis joindre un autre homme. Cet homme, c’était vous. Je serrai les dents et repris haleine, en me retirant de nouveau à distance. Bientôt deux hommes me dépassèrent, et je reconnus que quelque accident de voyage les avait arrêtés près de vous pour vous assister. Il paraît, d’après votre témoignage sur un événement ultérieur, que ces hommes étaient Thornton et son ami Dawson. À ce moment ils passèrent trop rapidement, et j’étais trop occupé de mes propres pensées pour les observer : je n’avais d’yeux que pour Tyrrell et vous, parfois saisissant le contour de vos figures à la clarté de la lune, parfois (avec le sens subtil de l’impatience) distinguant seulement le bruit aigu des sabots de vos chevaux sur les cailloux du chemin. Enfin une lourde averse survint ; imaginez ma joie, quand Tyrrell vous quitta et s’éloigna seul !

« Je vous dépassai et je suivis mon ennemi de toute la vitesse de mon cheval ; mais il n’égalait pas celui de Tyrrell, qui courait au grand galop. Quoi qu’il en soit, j’arrivai enfin à une descente raide et presque à pic. Je fus forcé d’avancer lentement et avec prudence ; cependant je ne m’en préoccupais pas le moins du monde, j’étais convaincu que Tyrrell était obligé de prendre les mêmes précautions. Ma main était sur mon pistolet que je venais de saisir pour ma vengeance préméditée, quand un cri aigu, perçant, solitaire, vint éclater à mon oreille.

« Aucun bruit ne suivit, tout redevint silencieux. J’approchais justement du bas de la descente, lorsqu’un cheval sans cavalier passa devant moi. L’averse avait cessé et la lune depuis quelques minutes s’était échappée de derrière les nuages ; à sa clarté je reconnus le cheval monté par Tyrrell. « Peut-être, pensai-je, il a désarçonné son maître et maintenant ma victime ne peut plus m’échapper ! » Je poussai en avant à la hâte, quoique la côte fût encore rapide. J’arrivai en un lieu d’une singulière désolation, c’était une vaste friche avec un étang sur la droite et un arbre flétri bien reconnaissable, qui suspendait au-dessus ses rameaux. Je me précipitai en avant. Dieu clément ! mon ennemi avait échappé à mon bras, il était là gisant, devant moi, dans tout le calme de la mort !

— Quoi ! m’écriai-je, interrompant Glanville, car je ne pus me contenir plus longtemps, ce n’est pas par vous que Tyrrell est tombé ? » À ces mots, je saisis sa main, et surexcité comme je l’avais été par le pénible et émouvant intérêt de son récit, je fondis en pleurs de reconnaissance et de joie. Réginald Glanville était innocent. Hélène n’était pas la sœur d’un assassin !

Après une courte pause Glanville continua :

« Je contemplai fixement son visage tourné en l’air et bouleversé, dans un profond et morne silence ; une terreur sombre et vague se glissa dans mon cœur ; j’étais là debout sous la voûte solennelle et sacrée des cieux, et je sentais que la main de Dieu était étendue sur moi, qu’un mystérieux et redoutable arrêt venait d’être rendu, que ma colère téméraire et impie, au fort même de sa furie, avait été brisée, comme le vain emportement d’un enfant, que le plan que j’avais concerté dans la folle sagesse de mon cœur, avait été suivi, pas à pas, par un œil qui voit tout, et déjoué au moment de son succès présumé, par un impénétrable et terrible jugement. J’avais souhaité la mort de mon ennemi, eh bien ! mon souhait était accompli. Comment ? je ne pouvais le savoir ni le deviner ; là, un morceau d’argile inerte et insensible, incapable de faire ou de souffrir une injure était gisant à mes pieds. Il semblait que, au moment où mon bras s’était levé, le Divin Vengeur eût réclamé sa prérogative, que l’ange qui avait frappé l’Assyrien, eût immolé encore cette vulgaire victime, et qu’en punissant la faute d’un mortel coupable, il l’eût soustrait par une barrière éternelle à la vengeance d’un ennemi mortel !

« Descendant de cheval, je me penchai sur l’homme ainsi frappé d’une mort inattendue. Je tirai de mon sein la miniature qui ne me quittait jamais et je trempai l’image de Gertrude dans le sang du traître qui l’avait abusée. À peine avais-je fini que mon oreille entendit un bruit de pas ; je rejetai, à la hâte, je le crus du moins, la miniature dans mon sein, et remontant à cheval je me sauvai précipitamment. À cette heure, et pendant plusieurs autres qui lui succédèrent, je crois que tout sentiment fut suspendu en moi. J’étais comme un homme assailli par un rêve qui dirige ses pas errants, ou comme le possédé pour lequel le monde vivant, le monde de l’activité et des affaires n’est qu’une terre habitée par des figures imaginaires, des ombres flottantes, et pleine des monstres enfantés par les ténèbres et les terreurs de la tombe.

« Ce ne fut que le jour suivant que je m’aperçus que le portrait me manquait, je retournai sur les lieux, je le cherchai avec le plus grand soin, mais en vain, je ne pus le retrouver ; je revins à la ville, et bientôt après les journaux m’informèrent de ce qui était arrivé ensuite. Je vis avec épouvante que toutes les apparences me désignaient comme le coupable, et que les officiers de police étaient occupés en ce moment de mon manteau et de la couleur de mon cheval qui semblaient les mettre sur la voie. Ma mystérieuse poursuite sur les pas de Tyrrell, le déguisement que j’avais pris, mon apparition devant vous sur la route et ma fuite à votre approche, valaient des volumes de témoignages contre moi. Un indice plus fort restait encore et il était réservé à Thornton de le révéler. À ce moment ma vie était entre ses mains. Peu de temps après mon retour à la ville, il força l’entrée de ma chambre, ferma la porte, mit le verrou, et, dès que nous fûmes seuls, me dit avec une sauvage expression de triomphe et de défi : « Sir Réginald Glanville, vous m’avez plusieurs fois, souvent même, insulté par votre orgueil et plus encore par vos dons. Maintenant c’est à mon tour de vous insulter et de triompher de vous, sachez qu’un mot de moi pourrait vous envoyer au gibet !

« Il récapitula alors en détail les indices qui existaient contre moi, et tira de sa poche la lettre menaçante que j’avais écrite la dernière fois à Tyrrell. Vous vous rappelez que dans cette lettre je disais que ma vengeance était déchaînée contre lui, et que, tôt ou tard, elle l’atteindrait.

« Joignez, dit Thornton froidement, en remettant la lettre dans sa poche, joignez ces mots aux preuves qui existent déjà contre vous, et je ne donnerais pas un farthing de votre vie. »

« Comment Thornton s’était-il procuré ce papier si important pour ma sûreté, je n’en sais rien : mais quand il le lut je tressaillis du danger auquel je me voyais exposé. Un coup d’œil suffit pour me montrer que j’étais entièrement à la merci du scélérat qui se tenait devant moi : il vit mon embarras et jouit de mon trouble.

« Maintenant, dit-il, nous nous connaissons tous les deux ; pour le moment j’ai besoin de mille livres sterling ; vous ne me les refuserez pas, j’en suis sûr ; quand elles seront finies, je reviendrai ; jusque-là vous pouvez vous passer de moi. Je lui jetai un mandat de cette somme et il partit.

« Vous pouvez concevoir la mortification que je souffris dans ce sacrifice de l’orgueil à la prudence, mais ce n’étaient pas des motifs ordinaires qui m’engageaient à m’y soumettre. Comme je marchais rapidement vers la tombe, il m’importait peu que ce fût une mort violente qui vînt abréger une vie dont la limite était déjà fixée et que j’étais bien loin de vouloir prolonger ; mais je ne pouvais endurer la pensée de déverser sur ma mère et ma sœur le malheur et la honte. Quand j’embrassai d’un coup d’œil toutes les circonstances qui se dressaient contre moi, mon orgueil semblait souffrir encore moins d’humiliation à prendre ce parti, qu’à l’idée de voir s’ouvrir pour moi le cachot du criminel, de comparaître en meurtrier devant un tribunal, d’entendre les huées et les imprécations, de la populace, d’affronter la mort de l’assassin, et de laisser dans la postérité cette tache à mon nom.

« Mais au-dessus de ces motifs il faut compter encore mon éloignement et mon antipathique aversion pour tout ce qui devait, selon toute apparence, révéler la secrète histoire du passé. Je défaillais à la pensée que le nom et le sort de Gertrude seraient dévoilés aux yeux du vulgaire, exposés aux commentaires, aux censures, aux risées du public désœuvré et curieux. Il me sembla donc qu’il ne fallait pas un grand effort de philosophie pour vaincre mes sentiments d’humiliation devant l’insolence et le triomphe de Thornton, et me consoler en me disant, que le peu de mois que j’avais à vivre m’auraient bientôt délivré à la fois de ses extorsions et de l’existence.

« Cependant, depuis peu, les persécutions et les exigences de Thornton se sont élevées à ce point, que j’ai eu toutes les peines du monde à me contraindre et à subir sa loi. La lutte est trop forte pour ma constitution ; elle précipite le plus terrible et le dernier combat que j’aurai à livrer « avant que le scélérat cesse de me persécuter ; avant que la victime harassée trouve enfin le repos. » Depuis quelques jours j’en suis venu à une résolution que je suis maintenant sur le point d’exécuter ; c’est de quitter ce pays et de chercher un refuge sur le continent. Là je me soustrairai aux poursuites de Thornton et au danger dont elles me menacent ; là, inconnu et tranquille, j’attendrai la fin de mon mal.

« Mais deux devoirs me restaient à remplir avant mon départ ; je les ai maintenant accomplis tous les deux. L’un était envers l’être au cœur ardent et noble qui m’a honoré de son intérêt et de son affection, l’autre envers vous. Je suis allé hier chez elle, je lui ai esquissé cette histoire que je viens de vous raconter en détail. Je lui ai fait voir à nu les ravages de mon cœur, je lui ai parlé du mal qui me consume. Oh ! la belle chose que l’amour d’une femme ! Elle voulait me suivre au bout du monde ; recevoir mon dernier soupir, me voir enfin couché dans le repos qui doit finir mes peines ; et cela sans une espérance, sans une pensée de récompense, même de la part de mon indigne amour.

« Mais en voilà assez ! — Je lui ai fait mes adieux. Vos soupçons, je les avais vus et pardonnés, ils étaient si naturels ; je me devais de les dissiper ; je sens que j’y ai réussi ; mais j’avais encore une autre raison pour vous faire mes confessions. J’ai usé le roman de mon cœur, et maintenant je n’ai aucune indulgence pour les petites délicatesses et les petits scrupules qui souvent viennent embarrasser la route de notre bonheur réel. J’ai remarqué vos premières intentions sur Hélène, et avec, beaucoup de joie, je l’avoue ; car je reconnais, au milieu de toute votre ambition mondaine, de toute l’expression artificielle de votre extérieur compassé, que votre cœur n’en est pas moins un cœur ardent et généreux ; votre esprit, une intelligence d’élite ; et ma sœur fût-elle dix fois plus parfaite que je ne le crois, je ne lui souhaiterais pas sur la terre un mari plus digne d’elle. J’ai vu dans ces derniers temps votre éloignement pour Hélène, et, en même temps que j’en devinais la cause, j’ai senti, quoi qu’il dût m’en coûter, que je devais la détruire. Elle vous aime… quoique, peut-être, vous ne le sachiez pas ; elle vous aime beaucoup et véritablement ; et puisque ma vie jusqu’ici s’est passée dans une inaction qui n’a profité à personne, je voudrais au moins être utile à deux êtres que j’aime si chèrement, et pouvoir espérer que leur bonheur commencera à ma mort.

« Et maintenant, Pelham, j’ai fini ; je suis faible et épuisé, je ne puis supporter plus longtemps, même votre société. Pensez à ce que je viens de vous dire, et permettez-moi de vous revoir demain ; car après-demain je quitte l’Angleterre pour toujours. »