Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 122-128).


CHAPITRE LXXI


La première personne que je vis chez le duc de ***, fut M. Mivart, il faisait l’office de gentleman huissier : la seconde fut ma mère ; elle était, comme d’habitude, entourée d’hommes, « ombres des héros qui avaient été, » restes des anciens jours, où elle aurait pu rivaliser dans l’art de la danse, même avec la gracieuse duchesse de B***. Sur les dandies de son temps elle avait conservé son ancien empire ; et il était assez amusant d’entendre les discours amoureux de chaque ci-devant jeune homme qui continuait, par habitude, les compliments que trente ans auparavant il avait commencés par admiration.

Ma mère était véritablement ce que le monde appelle une charmante femme. Peu de personnes avaient plus de succès dans la société : ses manières étaient la perfection même, son sourire, un charme ; elle vivait, se mouvait, respirait, seulement en vue du monde, et le monde lui tenait compte de la persévérance de son zèle. Cependant, si ses lettres ont donné à mes lecteurs quelque idée de son caractère, ils auront pu voir que ce même désir de suprématie dans le ton donnait (le ciel me pardonne mon impiété filiale !) une sorte de demi-vulgarité à ses idées ; car ceux qui vivent exclusivement pour l’opinion des autres, manquent toujours de cette dignité personnelle qui seule peut donner de l’élévation aux sentiments. Les plus réellement irréprochables aux yeux de la mode sont souvent ceux à qui manque l’aristocratie franche et naturelle de l’esprit.

Je rejoignis le cercle de ma mère et bientôt lady Frances trouva l’occasion de murmurer à mon oreille : « Vous avez bonne mine et vous êtes un fort joli homme ; je vous déclare que vous me ressemblez un peu, surtout par les yeux. Je viens d’entendre dire que miss Glanville va être une riche héritière, car le pauvre sir Réginald ne peut vivre longtemps encore. Elle est ici ce soir ; ne perdez pas cette occasion, je vous prie. »

Mes joues brûlèrent comme du feu à ce discours. Ma mère me fit observer tranquillement que j’avais de belles couleurs, et qu’il fallait en profiter pour chercher immédiatement à rencontrer miss Glanville de peur qu’elles ne vinssent à se passer si j’y mettais le moindre retard ; et elle me laissa là pour parler d’un déjeuner public qui devait se donner bientôt. Je passai dans le salon de danse ; là je trouvai Vincent ; je ne l’avais jamais vu plus en train.

« Eh bien ! dit-il, en ricanant, vous n’occupez pas encore votre siège. Je suppose que le représentant de lord Dawton dont vous devez prendre la place est comme Thésée, sedet æternumque sedebit. C’est bien dommage que vous ne puissiez pas entrer avant la semaine prochaine ; car nous allons avoir de brûlantes motions dans la Chambre basse, à ce que disent les astrologues. »

Je souris. « Ah, mon cher ! lui dis-je, Sparte a beaucoup de fils plus dignes que moi ! Cependant comment vont les nobles lords Lesborough et Lincoln ? Avouez qu’on n’a jamais vu une pareille paire d’amis formés exprès par la nature.

— Peuh ! fit Vincent assez brusquement, ils iront leur petit bonhomme de chemin, avant que vous fassiez le vôtre. Oubliez-les, mais ne vous oubliez pas, souvenez-vous que César joue le rôle d’ingrat. »

Vincent me quitta ; mes yeux étaient rivés à terre ; la belle lady *** passa près de moi : « Quoi ! vous, rêveur ! dit-elle en riant ; il ne manque plus que de voir notre hôte lui-même tourner à la mélancolie !

— Dam ! lui dis-je, comment voulez-vous qu’on soit joyeux en votre absence ? Pourtant, si la mythologie de Moore est vraie, la beauté n’en aime que mieux la folie quand elle emprunte quelque chose à la raison ; mais, venez, ce n’est pas ici la place des discours graves, c’est plutôt celle des étourdis. Joignons-nous aux valseurs.

— Je suis engagée.

— Je le sais ! croyez-vous que je voulusse danser avec une femme qui ne le fût pas ? Le beau triomphe pour la vanité en ce cas ! Allons, il faut que vous me préfériez à un engagement ; » et en parlant ainsi j’entraînai ma conquête.

Son partner projeté était M. V*** ; juste au moment où nous venions de nous joindre aux danseurs, il nous découvrit et s’approcha avec son long, sérieux et respectueux visage. La musique commença et le moment d’ensuite le pauvre V*** fut près d’être culbuté. Plein du plus politique dépit, je pirouettai droit contre lui, m’excusai avec mon sourire le plus caressant, et le laissant essuyer sa bouche et se frotter l’épaule, il présentait au naturel l’espérance déconfite.

Bientôt je me lassai de ma danseuse, et, l’abandonnant au destin, j’allai rôder dans une autre pièce. Là, assise seule, se tenait lady Roseville. Je me plaçai près d’elle ; il existait une espèce de franc-maçonnerie entre elle et moi ; chacun de nous en savait sur l’autre plus que le monde n’en connaissait, et nous avions pour lire dans nos cœurs des signes plus sûrs que les mots. Je vis bientôt qu’elle n’était pas de bonne humeur : tant mieux, c’était une compagnie qui n’en convenait que mieux à un aspirant éconduit comme moi.

La chambre où nous nous tenions était presque déserte ; nous n’avions pas d’interruption à craindre et notre conversation prit une teinte sentimentale.

« Combien la foule, dit lady Roseville, sait peu de chose des individus qui la composent : de même que les couleurs les plus opposées peuvent se fondre en une seule, perdre leur nuance particulière et se voir ainsi classées sous un seul nom, ainsi chacun des invités va s’en retourner chez lui en parlant de la gaieté de la fête, sans songer un seul moment que cette gaieté générale ne se compose que de douleurs particulières.

— J’ai souvent pensé, lui dis-je, que nous sommes bien sévères dans nos jugements envers les autres, que souvent nous accusons d’être mondains les gens qui n’ont que le tort de le paraître aux yeux du monde. Vous, par exemple, quand on vous a vue dans vos moments les plus brillants, on ne vous supposerait jamais capable de faire l’aveu qui vient de vous échapper.

— Je ne voudrais pas le faire à beaucoup d’autres que vous, répondit lady Roseville. Non, vous n’avez pas besoin de me remercier. J’ai quelques années de plus que vous ; j’ai vécu plus longtemps dans le monde, j’ai vu beaucoup de ses divers caractères ; et mon expérience m’a appris à apprécier un caractère comme le vôtre. Vous paraissez frivole à la superficie, mais je sais que vous avez un esprit, non-seulement capable des plus sérieuses et des plus importantes affaires, mais habitué à les approfondir avec réflexion. Vous paraissez efféminé, mais je sais que personne n’est plus hardi ; indolent, et nul n’a une ambition plus active ; égoïste achevé, et je sais qu’aucun intérêt terrestre ne pourrait obtenir de vous une bassesse ou une injustice, non, pas même un abandon vénal de vos principes. C’est parce que je vous connais ce caractère-là que je suis franche et ouverte avec vous. D’ailleurs, je reconnais dans cet orgueil jaloux, avec lequel vous cachez vos sentiments les plus élevés et les plus profonds, quelque chose qui ressemble au mobile le plus puissant qui anime mon esprit. Tout cela m’intéresse chaudement à votre sort ; puisse-t-il être aussi brillant que mes pressentiments me l’ont fait voir ! »

Je contemplais la figure de la belle causeuse quand elle finit par ce souhait : peut-être en ce moment de solitude mon cœur fut-il infidèle à Hélène ; mais c’est une infidélité qui s’effaça aussi vite que le souffle de mon haleine sur le miroir. Tout fat que j’étais, je savais parfaitement que l’intérêt que l’on me montrait était désintéressé de toute passion. Tout coureur que j’avais été, je savais aussi combien peut être pure l’amitié d’une femme, pourvu qu’elle en aime un autre !

Je remerciai chaudement lady Roseville de la bonne opinion qu’elle avait de moi. « Peut-être, ajoutai-je, si j’osais solliciter votre avis, ne me trouveriez-vous pas tout à fait indigne de votre estime.

— Mon avis, répondit lady Roseville, serait en vérité pire qu’inutile, s’il n’était pas dirigé par une certaine connaissance que peut-être vous ne possédez pas. Vous paraissez surpris. Eh bien ! écoutez-moi, n’êtes-vous pas assez lié avec lord Dawton ? N’attendez-vous pas de lui quelque chose de digne de votre rang et de votre mérite ?

— En vérité, lui dis-je, vous me surprenez. Quelque intimes que puissent être mes rapports avec lord Dawton, je les croyais beaucoup plus secrets qu’ils ne paraissent l’être. Néanmoins, je reconnais que je suis en droit d’attendre de lord Dawton, non, peut-être, la récompense d’un service, mais au moins l’accomplissement d’une promesse : et je commence à croire que je serai trompé dans cette attente.

— Vous le serez, répondit lady Roseville. Baissez la tête davantage, les murs ont des oreilles. Vous avez un ami, un infatigable et ardent ami parmi ceux qui sont maintenant au pouvoir ; dès qu’il eut appris que l’on promettait à M. V*** le bourg qu’il savait vous être promis depuis longtemps, il alla droit à lord Dawton. Il le trouva avec lord Clandonald ; ce qui ne l’empêcha pas de rompre la glace immédiatement. Il parla très-chaudement de vos droits ; il fit plus, il les confondit avec les siens, qui ne sont pas de médiocre importance, et ne demanda d’autre récompense pour lui-même que l’accomplissement de la promesse qui vous est faite depuis longtemps. Dawton était extrêmement confus, et lord Clandonald répliqua pour lui, que certainement l’on ne pouvait nier votre talent, qu’il était fort grand, que vous aviez sans nul doute rendu d’éminents services à leur parti, et que, par conséquent, il était de bonne politique de vous attacher à leurs intérêts ; mais qu’il y avait en vous une certaine fierté, une prétention, et il pouvait le dire (remarquez la gradation), une indépendance véritablement des plus déplaisantes dans un homme aussi jeune ; que d’ailleurs il était impossible de se fier à vous, que vous ne vous engagiez à aucun parti, que vous ne parliez seulement que de clauses et de conditions, que vous traitiez la proposition de votre entrée au Parlement plutôt comme une grâce de votre part que comme une faveur de lord Dawton, qu’en un mot, l’on ne pouvait compter sur vous. Lord Dawton alors reprit courage et parla dans le même sens en faisant un long panégyrique de V***, un long récit de ce qu’on lui devait, et du zèle de sa famille ; ajoutant que dans une crise comme celle qui se présentait, il était absolument nécessaire d’engager plutôt un allié certain qu’un appui douteux et indécis ; que pour sa part, s’il vous plaçait dans le Parlement, il n’était pas plus sûr d’y faire entrer un ami qu’un ennemi ; que grâce au mariage de votre oncle, vos espérances n’étaient nullement proportionnées à vos prétentions, et que le même talent qui vous recommandait à la faveur en qualité d’allié, rendait aussi périlleux de vous placer dans un poste où vous pouviez devenir un ennemi fort incommode. Toutes ces raisons, et d’autres encore du même genre furent poussées avec vigueur par le digne couple ; et votre ami fut obligé de prendre congé, parfaitement convaincu que, à moins que vous ne prissiez une humeur complaisante, ou que vous ne fussiez disposé à donner des gages plus assurés au nouveau ministère, vous n’aviez rien à en attendre au moins pour le présent. Le fait est, qu’il a trop grand’peur de vous et qu’il aimerait mieux vous tenir en dehors de la Chambre que de contribuer le moins du monde à vous y obtenir un siège. Vous pouvez compter là-dessus, comme je vous le dis.

— Je vous remercie de tout mon cœur, dis-je avec chaleur, en saisissant et en serrant la main de lady Roseville. Vous me confirmez ce que je soupçonnais depuis longtemps. Maintenant je suis sur mes gardes, et ils verront que je ne suis pas moins fort sur l’attaque que sur la parade. Mais ce n’est pas le moment de me vanter ; ayez l’obligeance de me dire le nom de mon ami inconnu ; je n’aurais jamais cru qu’il y eût une créature au monde qui voulût se déranger d’un pas pour Henry Pelham.

— Cet ami, reprit lady Roseville d’une voix hésitante et en rougissant, c’était sir Réginald Glanville.

— Quoi ! m’écriai-je, répétez-moi le nom ou… je m’arrêtai et me remis. Sir Réginald Glanville, repris-je avec hauteur, est beaucoup trop gracieux de s’occuper de mes affaires. Il faut que je sois étrangement changé si j’ai besoin du zèle officieux de personne pour me servir de redresseur de torts.

— Non, M. Pelham, se hâta de dire la comtesse, vous êtes injuste envers Glanville, envers vous-même. Quant à lui, il ne se passe pas un jour qu’il ne fasse mention de vous avec les plus grands éloges et la considération la plus affectueuse. Il disait dernièrement que vous avez changé à son égard, mais qu’il n’est pas surpris de ce changement ; quant à la cause il n’en parle jamais. Si ce n’est pas trop d’indiscrétion souffrez que je m’en enquière ; peut-être (oh ! combien cela me rendrait heureuse) me serait-il possible de vous réconcilier. Si vous connaissiez, si seulement vous pouviez deviner la moitié du caractère noble et élevé de Réginald Glanville, vous ne permettriez pas à de légers différends de vous séparer.

— Ce ne sont pas de légers différends, lui dis-je en me levant, et il ne m’est pas permis d’en faire connaître la cause. Cependant, Dieu vous bénisse, très-chère lady Roseville, et préserve ce bon et généreux cœur de pires assauts que ceux de l’ambition désappointée ou de la confiance trahie. »

Lady Roseville tenait ses yeux fixés à terre, son sein se soulevait avec violence, elle avait compris le sens de mes paroles. Je la quittai pour retourner chez moi.