Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 105-114).


CHAPITRE LXIX


L’anxiété et les incertitudes de mes projets politiques, la fatigue d’une vie passée au milieu du tourbillon des affaires, et surtout le déplorable état de ma passion, altéraient ma santé : je perdis l’appétit, le sommeil, et mes belles couleurs. Ma mère déclara qu’avec une pareille mine, je ne pouvais pas espérer captiver une héritière. Cela me donna à réfléchir et je me dirigeai un matin vers Hampton-Court dans l’intention de respirer l’air de la campagne. C’est une chose qui a bien son charme que de tourner le dos à la grande cité alors que l’animation des plaisirs y est à son comble. La misanthropie est un sentiment qui n’est point à dédaigner, pourvu qu’on n’en abuse pas ; on éprouve une satisfaction mêlée d’une douce mélancolie à parcourir à pas lents la campagne, en maudissant la ville. Je m’arrêtai à un joli petit cottage, à un mille environ de Londres. De la fenêtre de mon salon je jouissais de la perspective luxuriante de trois cochons, d’une vache et d’une bauge de paille ; je pouvais en cinq minutes gagner le bord de la Tamise, en prenant un petit chemin qui passait à travers la cour d’un four à chaux. On ne rencontre pas tous les jours une aussi belle occasion de jouir des beautés de la nature ; vous devez penser si j’en profitai de mon mieux. Je me levais de bon matin, je faisais une promenade avant le déjeuner, pour ma santé, et je rentrais au logis avec une migraine des mieux conditionnées, pour ma peine. Je lisais ensuite pendant trois heures, après quoi je faisais une nouvelle promenade de deux heures en pensant à Abernethy, à la dyspepsie, aux pilules bleues, jusqu’au dîner. J’avais complètement oublié lord Dawton, l’ambition, Guloseton, l’épicuréisme, tout enfin, excepté… lecteur tu sais sans doute qui était excepté… la dame de mes pensées.

Un jour, séduit par la beauté du ciel, je laissai là mon livre une heure plus tôt que de coutume, et je m’élançai dehors avec une légèreté d’allure et une allégresse d’esprit auxquelles je n’étais plus accoutumé depuis longtemps. Je venais de sauter par-dessus une barrière placée à l’entrée d’un de ces sentiers ombreux et frais, pour l’amour desquels, nos vieux poètes, je suppose, ont surnommé notre île la joyeuse Angleterre, quand je fus arrêté par un aboiement rapide et bref. Cet aboiement partait d’une haie qui bordait la route ; je me retournai et vis, assis dans le fossé, un homme qui avait l’air d’un colporteur. Devant lui était une grande boîte ouverte ; çà et là étaient épars des articles de lingerie, et des objets pour la toilette des femmes. L’homme paraissait fort occupé à examiner les profondeurs cachées de son magasin ambulant. Un petit terrier noir s’avança vers moi avec un grognement peu amical. À bas ! criai-je. Tous les étrangers ne sont pas des ennemis quoique en général les Anglais soient disposés à le croire.

Là-dessus, l’homme leva la tête ; peut-être avait-il été frappé de la singularité de mon apostrophe à son camarade, car mettant poliment la main à son chapeau, il me dit :

« Monsieur, le chien n’est pas méchant, en vous donnant l’alarme il voulait me la donner à moi. Les chiens, voyez-vous, ont une certaine connaissance de la nature humaine ; ils savent que les meilleurs d’entre nous peuvent ne pas éviter toujours de se laisser surprendre. »

Étonné à mon tour d’une pareille remarque venant d’un tel homme : « Vous êtes un moraliste, lui dis-je : je ne m’attendais pas à tomber précisément sur un philosophe. Avez-vous dans votre boîte quelques objets qui puissent me convenir ? si cela est je serai enchanté de faire aller le commerce d’un marchand si plein de bonnes maximes.

— Non, monsieur, me dit le prétendu colporteur, et en même temps, remettant ses étoffes dans la boîte et la fermant à clef, non, monsieur, dit-il, je ne fais que porter le bien d’autrui ; je n’ai qu’une chose qui m’appartienne, ce sont mes maximes et je les vendrai ce que vous m’en donnerez.

— Vous êtes modeste, mon ami, lui dis-je, et votre franchise seule est d’un prix inestimable à une époque de tromperie, et sur cette terre natale de l’hypocrisie.

— Ah, monsieur, me dit ma nouvelle connaissance, je vois bien que vous êtes une de ces personnes qui voient le mauvais côté des choses. Pour ma part, je regarde notre époque comme la meilleure qui ait jamais existé et notre pays comme le plus vertueux de l’Europe.

— Je vous félicite de votre opinion, monsieur l’optimiste, lui dis-je, mais votre observation me porte à penser que vous êtes à la fois historien et voyageur ! ai-je raison ?

— Oh ! répondit le porte-balle, j’ai quelque peu feuilleté les livres et je n’ai pas peu fréquenté mes semblables. J’arrive d’Allemagne et je vais rejoindre mes amis à Londres. Je suis chargé de cette boîte d’effets : je demande au ciel la grâce de pouvoir la remettre à destination en bon état !

— Amen, dis-je, acceptez mes vœux, et prenez ceci par-dessus le marché, maintenant je vous souhaite le bonjour.

— Je vous remercie mille fois, monsieur, de l’un et de l’autre, me dit l’homme, mais voudriez-vous me faire encore la faveur de m’enseigner le plus court chemin pour aller à…

— Je vais justement moi-même dans cette direction, si vous voulez que nous fassions une partie de la route ensemble, vous ne risquerez plus ensuite de vous égarer.

— Votre Honneur a trop de bonté, repartit l’homme à la boîte en se levant et en chargeant son fardeau sur ses épaules, il y a bien peu de gentlemen de votre rang qui voulussent consentir à faire trois pas en compagnie d’un gentleman de mon espèce. Vous riez, monsieur, peut-être pensez-vous que je ne pourrais pas me regarder moi-même comme un gentleman. Pourtant j’ai autant de droit à ce titre que la plupart de ceux qui le prennent. Je ne fais pas le commerce. Je n’ai pas d’état : j’erre où je veux, et je m’arrête où il me plaît ; en un mot je ne reconnais d’autre occupation que mon indolence, d’autre loi que mon caprice. Maintenant, monsieur, ne conviendrez-vous pas que je peux me dire gentleman ?

— À coup sûr, lui répondis-je, vous m’avez l’air de tenir le milieu entre un capitaine à demi-solde et le roi des Bohémiens.

— Vous l’avez dit, monsieur, » reprit mon compagnon en souriant. En ce moment il était à côté de moi et, tout en marchant, je pouvais l’examiner à mon aise. C’était un homme de taille moyenne, d’une structure athlétique, paraissant avoir trente-huit ans. Il portait un frac bleu foncé qui n’était ni usé ni neuf, mais qui était mal fait et beaucoup trop long et trop large pour sa taille : son gilet était de velours fané et avait été autrefois comme la tunique de l’ambassadeur de Perse, « rougissant d’écarlate et ruisselant d’or » ; pour le moment on l’eût échangé avantageusement à Monmouth-Street pour la somme légale de deux shellings neuf pence. Sous ce gilet, on en découvrait un autre, en cachemire, qui semblait beaucoup trop neuf pour le reste du costume. Quoique sa chemise fût d’une couleur qui indiquait qu’elle n’avait pas été blanchie depuis longtemps, je remarquai non sans quelque défiance, qu’elle était d’une finesse très-respectable ; une épingle ornée d’une pierre qui était peut-être fausse, mais qui pouvait être tout aussi bien un vrai diamant, brillait au bas d’une sale cravate en poil de chèvre, comme l’œil de la bohémienne à travers ses cheveux épais.

Son pantalon était gris-clair, et la justice de la Providence ou au moins de son tailleur s’était récupérée sur sa culotte de la prodigalité déployée dans la longueur de son habit, car les canons en étaient beaucoup trop étroits pour les membres musculeux qu’ils recelaient, et remontant bien au-dessus de la cheville, étalaient à l’œil de l’observation dans tout son développement une grosse botte à la Wellington, portrait véritable de l’Italie sur la carte.

La figure de l’homme était vulgaire et commune : une de ces têtes qu’on voit grouiller par centaines dans Fleet Street ou à la Bourse. Les traits en étaient petits, irréguliers, assez plats. Cependant, quand vous aviez jeté deux ou trois fois les yeux sur sa physionomie, vous y trouviez dans l’expression quelque chose de singulier et d’accentué qui compensait la vulgarité de ses traits. L’œil droit tournait le dos à l’œil gauche, et formait ce genre de loucherie effrayante qu’on ne saurait mieux comparer pour la forme qu’à ces fusils irlandais fabriqués pour tirer en côté. Ses sourcils étaient larges et velus : on aurait dit des broussailles où ses yeux de renard étaient allés se terrer. Autour de ce gîte on voyait un vrai labyrinthe sans fin de ces rides vulgairement appelées la patte d’oie, profondes, embrouillées, emmêlées ; elles rappelaient aux plaideurs ces toiles d’araignées qui ont envahi les dossiers d’un procès à la Chancellerie. Le reste de sa physionomie, non moins étrange d’ailleurs, était parfaitement uni et insignifiant. Les lignes mêmes, ordinairement si fortement accusées chez les hommes de son âge, des narines au coin de la bouche, n’étaient pas plus apparentes que chez un jeune garçon de dix-huit ans.

Son sourire était franc ; sa voix claire et animée ; son abord ouvert et bien supérieur à sa position sociale ; c’était celui d’un homme qui se sent votre égal, sans pourtant se méconnaître. Mais, malgré toutes ces considérations qui militaient en sa faveur, il y avait une telle expression de malice et de ruse dans cet œil vigilant et obstiné, ainsi que dans le réseau de rides qui formait ses dépendances, que je ne pouvais me défendre de me défier de lui, tout en prenant goût à sa compagnie. Peut-être cela tenait-il à ce qu’il était en effet trop franc, trop familier, trop dégagé pour être tout-à-fait naturel. L’expérience donne bientôt à l’honnête homme plus de réserve. Il n’est rien de tel que les coquins pour être ouverts et communicatifs ; la confiance et le sans-gêne ne leur coûtent rien. Pour en finir avec le portrait de ma nouvelle connaissance, je dois ajouter que je fus frappé de lui trouver dans la physionomie quelque chose qui ne m’était pas tout-à-fait inconnu, ce quelque chose que, selon toute probabilité, nous n’avons pourtant jamais vu, mais, qu’en raison même de sa vulgarité, nous imaginons avoir déjà rencontré plus de cent fois.

Nous marchions d’un bon pas, et cependant il faisait chaud. Le fait est que l’air était si pur, l’herbe si verte, l’atmosphère de midi si pleine du bourdonnement, du mouvement, de la vie de la création qu’on se sentait plutôt fortifié et rafraîchi qu’énervé par la chaleur.

« Nous avons là, monsieur, un magnifique pays, me dit mon héros porte-balle. En sortant des tristes et stériles parages du continent, on se croit transporté dans un véritable paradis. Un cœur vertueux est toujours patriote, monsieur. Pour ma part, il me prend à chaque instant des élans de reconnaissance pour remercier la Providence, quand je considère ses œuvres, et je ressemble aux vallées du psaume qui sont prêtes « à rire et à chanter. »

— Comment donc, mais vous n’êtes pas seulement philosophe, vous êtes de plus enthousiaste ! Encore un peu et, si je me trompe, je vais découvrir que j’ai l’honneur de saluer aussi en vous un poète.

— Mais, monsieur, répliqua notre homme, j’ai fait quelques vers dans ma vie ; d’ailleurs j’ai fait un peu de tout, car j’ai toujours été grand amateur de la variété : mais, si Votre Honneur veut bien me permettre de lui renvoyer sa question : ne seriez-vous pas vous-même un favori des muses ?

— Je ne peux pas me flatter de cela. Je poux tout au plus parler de mon bon sens, l’antipode du génie, vous savez, s’il faut en croire l’opinion reçue.

— Le bon sens ! répéta mon compagnon avec un sourire singulier et fort expressif, accompagné d’un clignement plein de malice dans l’œil gauche. Le bon sens ! ah ! pour cela, ce n’est pas mon fort, monsieur. Vous êtes alors à ce que je puis croire un de ces gentlemen qu’il n’est pas facile d’attraper et qui ne se laissent pas aisément tromper par les actes ou les apparences ; moi, au contraire, j’ai été dupe toute ma vie. Un enfant m’en ferait accroire. Je suis la personne du monde la moins défiante.

— Oui, me dis-je en moi-même, et trop ingénu de moitié. Il faut que cet homme-là soit un fripon ; mais qu’est-ce que cela me fait ? C’est la première et la dernière fois que je l’aurai vu : et, fidèle à mon habitude de ne jamais perdre une occasion d’étudier les caractères individuels, je me dis qu’on pourrait tirer grand parti d’une pareille connaissance, surtout dans le commerce. Aussi trouvais-je que c’était grand dommage que mon compagnon m’eût déclaré qu’il n’exerçait aucun métier.

— Mais, monsieur, me dit-il, j’ai de temps en temps un état, ma profession nominale est le courtage. J’achète des châles et des mouchoirs de pauvres comtesses, et je les revends à de riches bourgeoises. Je monte de linge les nouveaux ménages à des conditions plus modérées que dans les magasins, et je fournis au fiancé ses cadeaux de noces et ses bijoux à quarante pour cent au-dessous du prix des joailliers. J’aime même autant une intrigue qu’un mariage, et à défaut de joyaux, je vends volontiers, dans ce cas, mes bons offices. Un joli garçon comme Votre Honneur peut bien avoir quelque affaire secrète : vous pourriez alors compter sur ma discrétion et mon zèle. Bref, vous voyez en moi un brave garçon, bien innocent, bien bon enfant, incapable de faire du mal à personne pour rien au monde, et disposé à faire plaisir à qui que ce soit pour quelque chose.

— Je vous fais mon compliment de vos talents, et, quand j’aurai besoin d’un tiers entre Vénus et moi, je ne manquerai pas de vous employer. Avez-vous toujours exercé cette profession peu laborieuse, ou ne vous en a-t-on pas donné d’abord une autre ?

— On avait d’abord voulu faire de moi un orfèvre, répondit notre ami, mais la Providence en a décidé autrement. Comme on m’avait appris dès mon enfance à répéter « Notre père, qui êtes aux cieux… » notre père m’a entendu et il m’a délivré de la tentation… le fait est qu’elle est terriblement séduisante, quand elle se présente sous la figure d’une cuiller d’argent.

— Ma foi ! vous êtes bien le plus honnête coquin que j’aie jamais rencontré et en vérité on vous confierait volontiers sa bourse rien que pour la franchise avec laquelle vous avouez que vous seriez disposé à la voler. Mais, faites-moi donc le plaisir de me dire s’il ne serait pas possible que j’aie déjà eu le bonheur de vous voir. Je ne peux pas m’ôter cela de l’idée, et pourtant, comme je n’ai jamais été en prison, ni au violon, ni à Old Bailey, ma raison me dit qu’il faut bien que je me trompe.

— Point du tout, monsieur, vous ne vous trompez pas, répliqua ce digne monsieur. Je me souviens de vous à merveille, et je n’ai jamais vu une figure comme la vôtre sans m’en souvenir. J’ai eu l’honneur de vider quelques petits verres de liqueurs britanniques, dans la même salle où vous étiez un soir, en compagnie de mon ami M. Gordon.

— Hé ! lui dis-je, je vous remercie de ce détail, cela me rappelle à présent qu’il me dit même que vous étiez l’homme le plus ingénieux de toute l’Angleterre, et que vous aviez l’heureuse faculté de prendre le bien d’autrui pour le vôtre. Je suis charmé d’avoir fait votre précieuse connaissance. »

Mon nouvel ami, qui n’était autre que M. Job Jonson, sourit avec sa béatitude ordinaire et me fit une profonde révérence de remerciement avant de reprendre :

« M. Gordon ne vous a pas trompé, monsieur. Je me flatte qu’il y a en effet peu de gentlemen qui entendent mieux que moi l’art de l’expropriation. D’ailleurs je ne l’avouerais pas, que tout le monde le dirait pour moi : ma réputation est faite. Vous saurez, monsieur, que j’ai toujours eu la fortune contre moi, et que je n’ai trouvé que deux remèdes à ce mal, deux vertus, monsieur, la persévérance et le savoir-faire. Pour vous donner une idée de ma mauvaise fortune, je vous dirai que j’ai été arrêté vingt-trois fois, pour suspicion. Vous jugerez de ma persévérance, quand vous saurez que j’ai été vingt-trois fois arrêté justement, et de mon savoir-faire, si vous voulez bien vous rappeler que j’ai été relâché vingt-trois fois faute de trouver un témoignage légal contre moi.

— Je suis plein de vénération pour vos mérites, M. Jonson, répliquai-je, puisque vous voulez bien prendre ce nom, quoique je soupçonne qu’à l’instar des divinités païennes, vous ne manquiez pas d’autres titres à prendre, dont les uns chatouillent plus agréablement vos oreilles que les autres.

— Non, répondit l’homme aux deux vertus, je ne rougis jamais de mon nom, et en vérité, je n’ai jamais rien fait pour le déshonorer. Jamais je n’ai fréquenté une mauvaise compagnie, jamais je ne me suis livré à une crapuleuse débauche ; tout ce que j’ai exécuté en vertu de ma profession, je l’ai fait d’une manière supérieure, en véritable artiste, et non en truand comme tant d’autres aventuriers. De plus, j’ai toujours eu du goût pour la littérature polie, et je me suis même mis quelque temps en apprentissage chez un libraire, uniquement pour lire les ouvrages qu’il publiait, avant qu’ils fussent en vente. En un mot je n’ai négligé aucune occasion de développer mon esprit, et le pis qu’on puisse dire contre moi, c’est que je me suis trop bien rappelé mon catéchisme ; je me suis donné tout le mal possible « pour apprendre à travailler sérieusement de manière à gagner ma vie et faire mon devoir dans la position où il a plu à la Providence de m’appeler en ce monde. »

— J’avais souvent entendu dire, répondis-je, qu’il y a de l’honneur parmi les voleurs, mais je suis bien aise d’apprendre de votre bouche qu’ils ont aussi de la religion : vos parrain et marraine doivent être fiers d’avoir tenu sur les fonts un filleul qui a si bien profité du baptême.

— Ils doivent l’être en effet, monsieur, car c’est par eux que j’ai commencé mes tours d’adresse. L’histoire en est un peu longue, mais, si jamais vous désirez l’entendre, je me ferai un plaisir de vous la raconter.

— Merci, merci ! en attendant, il faut que je vous souhaite le bonjour. Voici votre chemin à droite. Je vous renouvelle mes remerciements d’avoir bien voulu condescendre à accompagner un individu aussi ordinaire que mon humble personne.

— Oh ! ne parlez pas de cela, Votre Honneur. Je serai toujours trop heureux de faire route avec un gentleman de bon sens comme vous. Adieu, monsieur, au plaisir de vous revoir ! »

Là-dessus M. Jonson prit son chemin et nous nous séparâmes.

Je m’en revins à la maison, en rêvant à mon aventure, charmé de mon aventurier. Je n’étais plus qu’à trois pas de ma porte, quand je fus accosté, sur le ton le plus lamentable, par un pauvre vieux mendiant, qui paraissait réduit à la plus profonde misère et dans un état de santé déplorable. Malgré mes principes en fait de charité, je me laissai émouvoir par ce spectacle déchirant jusqu’à lui faire l’aumône. Je mis la main à la poche ; plus de bourse. Je cherche de l’autre côté, et voilà que mon mouchoir, mon portefeuille, un médaillon en or qui avait appartenu à Mme Danville avaient disparu de compagnie.

Ce qui prouve qu’il ne faut pas faire société avec ces messieurs à double vertu, et qu’on leur paie bien les compliments qu’ils vous font sur votre bon sens.

Le mendiant continuait de m’importuner.

« Voulez-vous lui faire servir à manger et lui donner un petit écu », dis-je à mon hôtelière.

Deux heures après, elle vient à moi toute troublée : « Ah ! monsieur, ma théière d’argent… c’est ce gueux de mendiant ! »

Un trait de lumière vint m’éclairer… « Ah ! M. Job Jonson ! m’écriai-je dans une rage indescriptible. Laissez-moi tranquille, madame ; laissez-moi. » Je ne pus en dire davantage, j’étais hors de moi. Et qu’on ne vienne pas me dire que la honte est la compagne de la faute. Le scélérat qui a fait le mal n’est jamais aussi honteux de lui-même que l’innocent qu’il a trompé.