Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 80-93).


CHAPITRE LXVII


Les réflexions qui terminent le chapitre précédent indiquent que je n’étais pas d’humeur à faire un convive très-aimable ni très-sociable, quand je me rendis pour dîner chez lord Guloseton. Mais dans ce monde, peu importent les dispositions intérieures de notre esprit, le masque cache les rides du front et la contraction des lèvres.

Guloseton était étendu sur son sofa, les yeux attachés sur une belle Vénus placée au-dessus de sa cheminée. « Soyez le bienvenu, Pelham, me dit-il, vous me voyez en train d’adorer ma divinité domestique. »

Je me jetai à la renverse à l’autre extrémité du sofa, et je fis à mon classique Épicurien je ne sais quelle réponse qui nous égaya fort. Nous parlâmes ensuite tableaux, peintres, poètes, antiquité, et enfin nous nous entretînmes de l’ouvrage du Dr Henderson sur les vins.

Nous nous abandonnâmes sans contrainte à la fascination enchanteresse de ce dernier sujet, et remplis d’un enthousiasme qui ne fit que rendre plus étroite notre sympathie naturelle, nous descendîmes à la salle à manger, aussi satisfaits l’un de l’autre que doivent être deux bons compagnons de plaisir.

« À la bonne heure ! dis-je en jetant un regard sur la table bien servie, et sur les bouteilles de champagne frappées à la glace, voilà un vrai dîner d’ami. Je me fie bien rarement à l’hospitalité, miserum est alienâ vivere quadrâ. Un dîner d’ami, une réunion de famille, sont choses pour lesquelles j’ai une aversion que je ne cherche pas à dissimuler. C’est terrible qu’en Angleterre on ne puisse pas avoir un ami sans courir le risque d’être tué d’un coup de pistolet ou d’être empoisonné. Si votre ami vous fait une invitation et que vous la refusiez, il se figure que vous voulez l’insulter et vous dit quelque mauvaise parole qui vous met dans la nécessité de le provoquer. Si vous acceptez, vous mourez d’une indigestion de ragoût de mouton ou de navets, ou encore…

— Mon cher ami, me dit Guloseton, la bouche pleine, tout cela est parfaitement vrai, mais ce n’est pas le moment de parler, mangeons. »

Je reconnus la justesse de son observation, et nous n’échangeâmes plus un seul mot à part les exclamations que nous arrachaient la surprise, le plaisir, l’admiration ou le mécontentement, à mesure que les mets se succédaient. Enfin le dessert arriva et nous fûmes seuls.

Lorsque je jugeai que mon hôte avait assez fait honneur à son vin, je me mis en devoir de renouveler mes attaques. Je l’avais déjà précédemment misa l’épreuve du côté de la vanité en lui parlant du pouvoir, de la considération, mais en vain ; j’essayai d’une autre batterie.

« Combien il y a peu de personnes, lui dis-je, qui soient capables de donner un dîner passable, et combien il y en a pourtant qui savent payer un juste tribut de louanges à un dîner bien entendu ! Je ne crois pas qu’il pût y avoir de plus grand triomphe pour un Épicurien ambitieux que de voir à sa table les premières et les plus considérables personnes de l’État s’incliner avec respect devant la profondeur, la variété, la pureté et la magnificence de son goût. Quel honneur que de leur faire oublier dans l’extase que procurent les jouissances pures du palais, les plus audacieux et les grands projets qui occupent d’ordinaire toutes leurs pensées. Je les vois d’ici ceux que l’Angleterre tout entière poursuit de sollicitations et de demandes de places, devenus à leur tour solliciteurs et postulants empressés pour obtenir une place à une table distinguée. Je ris en pensant que tous les grands mouvements des ministères, seraient conçus et exécutés sous l’influence du suc nourrissant des viandes savamment apprêtées et de l’excitation que font naître les vins généreux. Sous l’influence d’une cuisse de chevreuil comme celle que nous venons de déguster, quelles nobles et puissantes mesures politiques doivent s’engendrer ! Quelle délicatesse, quelle subtilité, quelle finesse doit produire un sauté de foie ! Quelles divines améliorations dans l’assiette des impôts peut inspirer un ragoût à la financière ! Oh ! si ma bonne étoile voulait que je fusse cet homme-là, je n’envierais ni la fortune de Napoléon ni le génie de S. »

Guloseton se mit à rire : « L’ardeur de votre enthousiasme fait tort à votre jugement, mon cher Pelham ; vous êtes comme Montesquieu, la vivacité de votre imagination vous fait avancer des paradoxes que la froide raison vous ferait rejeter. Par exemple vous conviendrez que si l’on avait à sa table toutes ces personnes distinguées, on serait forcé de parler davantage et par conséquent de manger moins. Bien plus, de deux choses l’une, ou vous seriez excité par votre triomphe ou vous ne le seriez pas ; cela est incontestable : si vous n’êtes pas excité, vous vous ennuyez sans profit ; si vous êtes excité vous faites tort à votre digestion ; il n’y a rien de préjudiciable à l’estomac comme l’inquiétude fébrile que donnent les passions. Toutes les philosophies recommandent le calme comme le το καλον de leur code ; vous voyez donc bien qu’en suivant votre système, si l’on risque de gagner d’un côté on risque de l’autre d’être mortifié ! La mortification ! mot terrible ; combien d’apoplexies dérivent de cette source ! Non, Pelham, arrière l’ambition ; emplissez votre verre et apprenez enfin le secret de la vraie philosophie ! »

Que le ciel confonde cet homme, anathème sur lui, me dis-je en moi-même ; mais je criai tout haut : « Vive le Salomon des sautés !

— Il y a quelque chose, me dit Guloseton, dans votre physionomie et dans vos manières, de si franc, de si honnête, que non-seulement on se sent bien disposé d’abord en votre faveur, mais que l’on désire même devenir votre ami aussi. Je vous dirai, en confidence, que rien ne m’amuse comme de voir la cour que me font tous les partis. Je me ris des conflits insensés et passionnés où je vois les autres engagés, et j’aimerais autant songer à me faire chevalier errant comme Don Quichotte, ou à attaquer les ennemis invisibles de cet échappé de Bedlam, que de me mêler aux luttes acharnées de la politique. En restant comme je fais, éloigné de ce combat furieux, je puis m’en moquer ; mais si je m’engageais dans la mêlée, j’en sortirais blessé et meurtri. Je suis le philosophe qui rit, je n’ai pas envie de devenir le philosophe qui pleure. Je dors bien, je n’ai pas envie de mal dormir. Je mange bien ! pourquoi voulez-vous que j’aille m’exposer à perdre l’appétit ?

« Je ne suis ni troublé ni attaqué dans les paisibles jouissances où je mets mon bonheur, pourquoi irais-je affronter les injures des journalistes et les plaisanteries acérées des pamphlétaires ? Je puis inviter qui il me plaît, pourquoi me mettrais-je dans la nécessité d’inviter des gens qui ne me plaisent pas ? Enfin, mon bon Pelham, pourquoi irais-je aigrir mon caractère, raccourcir ma vie, livrer ma verte vieillesse à la flanelle et aux médecins, et du plus heureux des sages, devenir le plus misérable des fous ? L’ambition me rappelle ce que Bacon dit de la colère : Elle est comme la pluie, elle se brise contre l’objet sur lequel elle tombe. Pelham, mon enfant, goûtez-moi de ce Château Margot. »

Quoique ma vanité fût blessée du peu de succès de mon entreprise, je ne pus m’empêcher de sourire de plaisir, en entendant mon hôte développer ses préceptes de sagesse. Pourtant il s’agissait de mon honneur diplomatique, et je voulais à tout prix en venir à mes fins ; lorsque plus tard je renouvelai mes tentatives de séduction, ce fut par une tout autre méthode. Je n’avais pourtant pas perdu mon temps ; lorsque je quittai ce moderne Apicius, il m’avait ouvert un nouvel horizon, montré une page nouvelle dans le livre de l’humanité. Je savais désormais qu’il n’y a pas de vertu qui puisse égaler le sensualisme pour faire d’un homme un parfait philosophe. Il n’y a point de contentement pareil à celui d’un épicurien, pas de code de morale aussi difficile à attaquer que son inertie et son indolence ; l’épicurien est le seul être au monde pour qui le présent ait plus de charmes que l’avenir.

Mon cabriolet m’eut bientôt transporté chez lady Roseville. La première personne que je vis en entrant au salon, ce fut Hélène. Elle leva sur moi ses yeux avec douceur comme elle avait coutume de faire à mon approche. C’est la sœur d’un assassin ! me cria durement une voix intérieure ; je la saluai de loin et passai outre.

J’abordai Vincent. Il paraissait abattu et découragé. Il voyait clairement que son parti était vaincu ; ce qui le mettait surtout en fureur c’est qu’on faisait circuler le nom de la personne désignée pour le poste qu’il avait ambitionné pour lui-même. Cet homme était précisément le pendant de Sa Seigneurie : un érudit toujours prêt à faire des citations, dont l’instruction ne le cédait pas à celle de Vincent et qui avait autant d’esprit de saillies que lui… mais ce personnage est encore aujourd’hui aux affaires, et je n’en veux pas dire davantage de peur d’avoir l’air de le flatter.

Revenons à notre sujet. On a remarqué sans doute que lord Vincent recourait moins depuis quelque temps à ce genre d’esprit un peu pédantesque dont il faisait parade autrefois. Le fait est qu’il jouait un autre jeu : il essayait de laver sa réputation de ce reproche de fatuité littéraire dont elle était entachée. Il voyait combien il est nécessaire, dans la vie politique, d’avoir l’air d’un homme du monde plutôt que d’un savant ; et quoiqu’il ne dédaignât pas de montrer ses connaissances classiques et son érudition, pourtant il eût préféré qu’elles lui valussent la réputation d’un homme sérieux et grave, plutôt que celle d’un homme agréable, mais original. Combien il y a peu de gens qui conservent, passé un certain âge, leur caractère natif. Nous finissons tous pour ainsi dire par avoir une seconde peau ; les petites faiblesses, les penchants, les excentricités auxquels nous nous livrions d’abord par pure affectation, s’agglomèrent, se condensent, et nous forment une enveloppe qui finit par faire partie de nous-mêmes.

« Pelham, me dit Vincent avec un sourire glacé, la victoire sera pour vous. La bataille ne sera pas gagnée par les plus forts. Les Whigs triompheront.


Fugêre pudor, verumque, fidesque ;
In quorum subiêre locum fraudesque dolique,
Insidiæque, et vis, et amor sceleratus habendi.


— Voilà une petite citation assez modeste, lui dis-je. Vous avouerez, du moins, que l’amor sceleratus habendi se cachait peut-être bien à l’ombre de cette pudor et de cette fides qui caractérisent votre parti. Autrement je ne saurais comment m’expliquer la violence des efforts auxquels nous avons eu l’honneur de résister.

— Ne craignez rien, me répondit Vincent, je ne veux pas vous réfuter ; ce n’est pas à nous, c’est-à-dire aux vaincus, à argumenter contre vous, nos vainqueurs. Mais dites-moi je vous prie, ajouta Vincent avec un sourire qui ne me plut pas, quel est, dans ce partage des fruits du beau jardin d’Hespérie, la petite pomme qui vous est tombée en partage ?

— Mon bon Vincent, n’anticipons pas sur les évènements ; s’il tombe une pomme dans mon giron, que ce ne soit point une pomme de discorde entre nous.

— Qui parle de discorde ? demanda lady Roseville en venant à nous.

— Lord Vincent, lui dis-je, s’imagine que le fruit célèbre dont on a dit detur pulchriori (qu’il soit donné à la plus belle), c’est lui-même ; souffrez, en conséquence, que j’offre mon ami à Votre Seigneurie. »

Vincent murmura quelque chose que, en raison de l’amitié et de l’estime que j’avais pour lui, je ne voulus pas entendre. Je me dirigeai vers une autre partie du salon où j’aperçus lady Dawton. C’était une grande belle femme aussi fière qu’il appartient à la femme d’un libéral. Elle me reçut avec une grâce tout inusitée et je m’assis près d’elle. Il y avait trois douairières et un vieux beau de l’ancienne école qui faisaient la conversation avec la superbe comtesse. On parlait de la société en général.

« Non, disait le vieux beau qui s’appelait M. Clarendon, la société est bien différente aujourd’hui de ce qu’elle était dans ma jeunesse. Vous vous rappelez, lady Paulet, les délicieuses soirées de l’hôtel D*** ? Où trouverons-nous jamais rien de semblable ? quelle aisance, quel monde, et quel mélange piquant ! Si l’on se trouvait assis par hasard à côté d’un bourgeois, on pouvait être sûr que c’était un homme distingué par son esprit ou son talent. On ne tolérait pas, comme aujourd’hui, les gens seulement pour leur richesse.

— C’est vrai, s’écria lady Dawton, c’est l’introduction des gens de rien qui gâte la société d’aujourd’hui. » Et les trois douairières soupirèrent amen à cette remarque.

« Pourtant, répliquai-je, puisque l’on peut dire cela ici en toute sécurité sans être accusé de faire une fâcheuse personnalité sans forme de compliment, ne pensez-vous pas que, sans ce mélange nous formerions une société un peu monotone ? Ne trouvez-vous pas que les dîners les plus gais et les soirées les plus amusantes sont ceux où l’on voit un ministre à côté d’un faiseur de calembours, un poëte à côté d’un prince et un fat comme moi près d’une beauté comme lady Dawton ? Plus il y a de variété dans la conversation, plus on y trouve d’agrément.

— C’est très-juste, répondit M. Clarendon, mais c’est précisément parce que cette variété me plaît, que je n’aime pas une société mélangée. Si l’on ne connaît pas la personne à côté de laquelle on a l’avantage d’être assis, on ne saurait traiter aucun sujet sans se tenir sur ses gardes. Je laisse de côté la politique, parce que, grâce à l’esprit de parti, il est rare que nous rencontrions des personnes avec lesquelles nous soyons en opposition formelle. Mais si le malheur veut que nous riions des méthodistes, il peut se faire justement que notre voisin soit un des saints de cette secte ; si nous disons du mal d’un livre nouveau, c’est peut-être lui qui l’a écrit ; si nous faisons l’observation que le piano est mauvais, il se peut que ce soit son père qui l’ait fabriqué ; si nous nous plaignons du peu de sûreté qu’offrent les placements de fonds dans le commerce, il est possible que justement son oncle soit tombé en faillite la semaine précédente. Je ne parle même pas des cas exceptionnels : je ne fais que rapporter des circonstances très-ordinaires qui puissent s’appliquer à des individus comme chacun de nous en rencontre tous les jours. Ainsi, vous voyez que la variété des sujets de conversation est interdite dans ces sociétés métis, parce qu’il n’y a pas moyen, même en changeant de sujet, de ne pas blesser quelqu’un. »

Voyant que nous l’écoutions avec attention, sir Clarendon continua ainsi : « Ce n’est là qu’une des moindres objections qu’on puisse faire à la promiscuité qui tend à se produire chez nous, il y en a une beaucoup plus forte, c’est l’imitation universelle qui en résulte. Depuis que les salons sont envahis par le flot des gens du commun, il y a des sociétés qui, pour éviter le contact et la souillure, se réduisent à de petites coteries. Vivant entre elles seulement et n’admettant point d’étranger dans leur familiarité, quoiqu’elles ne puissent se dispenser de rendre de nombreuses visites, ces personnes s’imprègnent pour ainsi dire d’un certain air, adoptent certaines modes, certains mots, voire même une sorte d’accent ou une prononciation particulière qui n’appartiennent qu’à elles. Quiconque n’a point comme elles ces petites excentricités est condamné par cela même comme vulgaire et mal élevé. Comme l’exclusivisme de ces sortes de gens les rend d’un accès difficile, même pour les personnes dont la position sociale est réellement supérieure à la leur, ces supérieurs eux-mêmes, par suite d’un sentiment commun à tous les hommes et qui nous porte à priser les choses rares lors même qu’elles sont sans valeur, sont les premiers à solliciter l’honneur de faire leur connaissance. Ils tiennent à montrer qu’ils y sont arrivés, en imitant à dessein ces bizarreries qui sont comme les hiéroglyphes de cette caste sacrée. Les gens placés au-dessous gagnent cette maladie et imitent ceux qu’ils considèrent comme les mieux placés pour être au courant du mot d’ordre de la mode. Ces manières, qui ne sont convenables pour personne, se transmettent de seconde, de troisième, de quatrième main, jusqu’à ce qu’elles dégénèrent en quelque chose qui est pis que l’absence absolue de manières. Voilà pourquoi vous voyez tout le monde timide, roide, emprunté et mal à l’aise ; les gens sont habillés d’un habit qui ne va point à leur taille, auquel ils n’ont point été accoutumés, et dans lequel ils sont aussi mal à leur aise qu’un sauvage de l’Inde dans les bottes et les vêtements d’un Européen civilisé.

— C’est de là aussi, ajoutai-je, que naît cette vulgarité d’idées et de manières qui gagne la société tout entière, car il n’y a rien de si plébéien que l’imitation.

— C’est une vérité évidente, dit Clarendon, mais ce que je déplore le plus, c’est la méthode peu judicieuse qu’emploient certaines personnes pour remédier à ce mal, et diminuer les désagréments de ce mélange. Je me souviens que, lors de l’ouverture des salons d’Almack, on avait l’intention d’éloigner les riches roturiers, de ce lieu dont le ton devait être si contraire au leur. On institua dans cette intention des dames patronnesses, en même temps on eut soin de fixer le prix d’admission à un taux très-bas et d’éviter tout ce qui pouvait ressembler à du luxe et à de l’ostentation dans le service. C’était une admirable institution pour servir les intérêts de la petite oligarchie qui l’avait fondée ; eh bien, cela n’a fait qu’augmenter encore la manie de l’imitation et la vulgarité. Peut-être les annales de ce cercle renferment-elles des choses plus fâcheuses pour l’aristocratie anglaise que l’histoire de l’Europe entière n’en pourrait fournir. Et comment les Messieurs et Mesdames Jourdain auraient-ils pu manquer de suivre servilement l’exemple ridicule de Monseigneur le Duc et Pair.

— C’est une chose étrange, dit une des douairières, que de tous les romans qui se donnent pour des tableaux de la société, et dont nous sommes inondés chaque année, il n’y en ait presque pas un qui en présente une description passable !

— Cela n’est pas étrange, dit Clarendon en souriant ; pour peu que Votre Seigneurie veuille bien y réfléchir, elle sera de mon avis. La plupart des historiens de notre petit grand monde n’y ont jamais mis les pieds. C’est tout au plus s’ils ont eu la chance de pouvoir se trouver accidentellement sur le chemin de B… et de C…, personnages de seconde ou même de troisième catégorie. Il y en a quelques-uns, il est vrai, qui sont gentilshommes, mais des gentilshommes qui ne savent pas écrire, sont d’aussi mauvais historiens de nos mœurs que les écrivains qui ne sont pas gentilshommes. Dans un ouvrage que je ne veux pas nommer, parce qu’il est très-populaire, les dialogues sont d’une roideur et d’un collet-monté tout à fait ridicules. L’auteur nous représente des comtesses dont la conversation ne roule que sur leur famille, et des comtes qui ne savent que citer des titres. Il n’y est question que de rang, de dignité, de préséance, comme si les plus grands d’entre nous n’étaient pas trop absorbés par les petites affaires de ce bas-monde pour avoir le temps de s’occuper de ces vanités-là ! Il n’y a qu’un moyen, pour un homme d’esprit, de bien crayonner le beau monde, c’est de se persuader que les ducs, les lords et les nobles princes, boivent, mangent, parlent, et marchent absolument comme tous les autres êtres civilisés, à quelque classe qu’ils appartiennent. Il faut qu’il sache que les sujets de conversation sont le plus souvent les mêmes dans toutes les sociétés, avec cette différence seulement que, chez nous, on se parle avec plus de familiarité et d’aisance que dans les sociétés qui sont au-dessous de la nôtre et où l’on se figure que les personnes de haut rang doivent être majestueuses, que les affaires de l’État se traitent avec solennité, comme cela se voit dans les tragédies, que nous nous donnons sans cesse du monseigneur les uns aux autres, que nous nous moquons des bourgeois et que nous faisons nos papillotes avec des feuillets du livre de Debrett sur la pairie. »

Nous accueillîmes par un rire approbateur ce discours plein de vérité.

« Il n’y a rien, dit lady Dawton, qui m’amuse comme de voir la distinction que les romanciers cherchent à établir entre les gens titrés et ceux qui ne le sont pas. Ils semblent ignorer tout à fait qu’un bourgeois d’une famille ancienne et d’une grande fortune est parfois d’un rang plus élevé en réalité, jouit de plus d’estime et a même plus de poids dans ce qu’ils appellent la fashion que bien des membres de la chambre haute. Ce qui m’amuse le plus, c’est qu’ils ne veulent voir aucune différence entre tous les gens titrés : pour eux, lord A…., le petit baron, a exactement la même valeur que lord Z…, le grand marquis ; ils leur prêtent la même hauteur et la même importance.

— Mais, mon Dieu, dit un petit comte français qui venait de s’approcher de nous, comment se fait-il que vous regrettiez de ne pas trouver une description intéressante de la société quand la société est elle-même si ennuyeuse ? Plus le portrait serait ressemblant, plus il serait assommant. Votre manière de vous amuser consiste à vous tenir sur un escalier où l’on s’étouffe et à vous plaindre de votre sort.

L’on s’accoutume difficilement à une vie qui se passe sur l’escalier.

— C’est vrai, dit Clarendon, nous avons tort en cela. Nous sommes un peuple plein de sens, d’intelligence, de bravoure, de sagacité, de générosité ; nous sommes industrieux, enfin nous avons l’âme bien placée ; mais il faut avouer que nous sommes terriblement ennuyeux pour nous-mêmes et pour le reste du monde. Lady Paulet, puisque vous voulez absolument partir sitôt, faites-moi l’honneur d’accepter mon bras.

— Vous voulez dire, votre main : dit le Français.

— Je vous demande pardon, répondit le galant vieillard, je dis comme votre brave compatriote qui avait perdu ses jambes à la bataille, à une belle dame comme celle qui est en ce moment à mon côté. Elle lui demandait s’il n’aurait pas mieux aimé perdre les deux bras ? Non, madame (et c’est la réponse à votre observation, monsieur le comte), j’ai besoin de mes mains pour garantir mon cœur. »

La déroute s’étant mise dans notre petite réunion, je me dirigeai vers une autre partie du salon où se tenaient Vincent, lady Roseville, Hélène et deux ou trois autres personnes réunies autour d’une table couverte de livres et de gravures. Hélène était assise à la droite de lady Roseville ; il y avait un siège vacant à côté d’elle, je fis semblant de ne pas m’en apercevoir et j’allai m’asseoir de l’autre côté, à la gauche de lady Roseville.

« Oserai-je demander à miss Glanville, dit lord Vincent en prenant sur la table un petit volume, si elle admire beaucoup les poésies de cette dame ?

— Sont-ce les poésies de mistress Hemans ? demanda Hélène, oh ! j’en suis enchantée, plus que je ne saurais dire ; si c’est le Sanctuaire de la forêt que vous tenez là, je suis sûre, qu’en y jetant les yeux, vous partagerez mon admiration. »

Vincent tourna les feuillets avec le calme et l’indifférence d’un homme fort blasé sur les livres ; mais à peine en avait-il parcouru deux pages que sa physionomie s’anima : « C’est très-beau, dit-il, vraiment et complètement beau. Quelle chose singulière qu’un pareil livre ne soit pas plus connu ! Je ne l’avais jamais vu. Mais de qui sont ces notes au crayon ?

— De moi, je crois, » dit Hélène d’un air modeste.

Lady Roseville mit la conversation sur Byron.

« Je dois avouer que, pour ma part, dit lord Edward Neville (auteur assez connu et de beaucoup de mérite), je suis fatigué de tous ces chants plaintifs dont on nous gratifie depuis tant d’années. Lord Byron ne s’est pas plus tôt déclaré malheureux, que tous les jeunes gens à face pâle et à cheveux noirs se sont plantés devant leur miroir et ont pris une mine lamentable ; après quoi, ils ont composé des odes au Désespoir. Quiconque s’est senti capable d’aligner quelques vers s’est mis à faire rimer « âme flétrie et mélancolie. » Jamais on ne vit pareil penchant pour le genre triste.

— Il serait assez intéressant, dit Vincent, de rechercher l’origine de cette manie douloureuse. On en fait remonter à tort la responsabilité à ce pauvre lord Byron. Cela nous est venu certainement de l’Allemagne ; peut-être Werther est-il le premier héros de cette école ?

— Il y a, dis-je, un préjugé inexplicable et très-répandu, d’après lequel tout ce qui est sombre est réputé profond, et tout ce qui est gai déclaré futile. On a habillé cette pauvre philosophie en grand deuil, et on lui a donné un cercueil pour pupitre avec un crâne pour écritoire.

— Oh ! s’écria Vincent, je me rappelle quelques vers qui se rapportent si bien à votre observation que je vous demande la permission de vous interrompre pour les citer. Madame de Staël a dit, dans un de ses ouvrages, que la mélancolie était la mère de la perfection. À quoi mon auteur répond :


Une femme nous dit et nous prouve en effet,
Qu’avant quelque mille ans l’homme sera parfait,
Qu’il devra cet état à la mélancolie.
On sait que la tristesse annonce le génie ;
Nous avons déjà fait des progrès étonnants ;
Que de tristes écrits ! que de tristes romans !
Des plus noires horreurs nous sommes idolâtres,
Et la mélancolie a gagné nos théâtres.


— Ah ! m’écriai-je, je ne savais pas que vous connussiez si bien mon livre favori[1].

— Le vôtre ? dit vivement Vincent. Dieux ! quelle sympathie ! j’en ai fait pendant longtemps mes délices, mais,


Dis-nous qui peut donner à César aujourd’hui
Cet air sombre et chagrin, ce front chargé d’ennui ! »


Mes yeux allaient se fixer sur le visage de Vincent pour y chercher l’explication de cette phrase, lorsqu’ils se rencontrèrent avec ceux de Glanville qui venait d’entrer à l’instant. J’aurais dû deviner qu’il était attendu, en voyant lady Roseville jeter des regards inquiets du côté de la porte, chaque fois qu’elle se fermait ou s’ouvrait. On ne se trompe pas à de pareils signes ; cette agitation, cette rêverie, trahissent une femme qui aime.

Glanville me parut plus pâle, et peut-être aussi plus triste que de coutume ; mais il n’était ni distrait ni absorbé ; il ne m’eut pas plus tôt aperçu qu’il s’approcha de moi et me tendit la main avec une grande cordialité. Sa main ! me dis-je, et je ne pus me décider à la toucher ; je ne fis que lui adresser un salut ordinaire. Il me regarda d’un œil fixe et inquisiteur, puis se détourna brusquement. Lady Roseville s’était levée, elle le suivait des yeux. Il s’était jeté sur un canapé près de la fenêtre. Elle alla s’asseoir à côté de lui. Je détournai les yeux. J’avais les joues en feu, mon cœur battait vivement, je me trouvais, à présent, à côté d’Hélène Glanville ; elle avait les yeux baissés, et elle paraissait regarder des gravures, mais je crus voir sa main trembler.

Il y eut un moment de silence. Vincent causait avec les autres personnes qui étaient assises autour de la table : en pareille circonstance une femme prend toujours la première la parole.

« Nous ne vous avons pas vu depuis votre retour à Londres, monsieur Pelham, me dit Hélène.

— J’ai été très-malade, » lui répondis-je ; je sentis que ma voix faiblissait. Hélène me considéra avec anxiété ; je ne pus soutenir l’éclat de ces grands yeux, si tendres, si profonds, et ce fut à mon tour de paraître occupé à considérer les gravures.

« Vous êtes pâle, » me dit-elle d’une voix douce. Je n’osais parler. Quelque habitué que je fusse à la dissimulation, je me sentais tremblant comme un enfant coupable, en présence de la femme que j’aimais. Il y eut un autre silence ; enfin, Hélène me dit : « Comment trouvez-vous mon frère ce soir ? »

Je tressaillis : oui, c’était bien son frère ; cette pensée me ramena à moi-même. Je répondis avec tant de froideur, tant de hauteur, qu’Hélène rougit et me dit, en se levant d’un air digne, qu’elle allait retrouver lady Roseville. Je la saluai légèrement, et elle se dirigea vers la comtesse. Je pris mon chapeau et je partis, mais je n’étais pas seul, j’emportais le livre annoté de la main d’Hélène ; pendant bien des jours amers et des nuits sans sommeil, ce livre m’a tenu compagnie : je l’ai, en ce moment, devant moi ; il est ouvert à une page qui porte encore les traces de mes larmes !



  1. La Gastronomie de Berchoux.