Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 63-69).


CHAPITRE LXV


C’est une chose terrible, même pour un homme qui n’est point dépourvu de hardiesse, de se retrouver tout d’un coup seul avec un mort. Mais combien cette situation n’est-elle pas plus émouvante lorsqu’un instant avant nous avons vu, touché, plein de chaleur et de vie, ce pauvre corps qui maintenant gît à terre comme une masse inerte.

C’était là cet homme dont je venais de prendre congé avec froideur, avec colère, pour un mot, une vétille. Je pris sa main glacée ; elle retomba, et en ce moment je crus voir comme un mouvement s’opérer sur sa face livide. Je m’étais trompé, c’était un nuage transparent qui passait devant la lune ; le nuage passé, la lumière douce et pure éclaira de nouveau cette scène de sang et d’horreur, rendant plus sauvage et plus horrible encore l’éternel contraste de la terre et du ciel, de l’homme et du créateur, de la passion et du calme immuable, de la mort et de la vie éternelle.

Mais ce n’était pas le moment de philosopher ; un millier de pensées m’assaillirent en un instant, se succédant confusément les unes aux autres sans que je pusse m’arrêter à une seule. Un voile épais s’étendait sur mes facultés, mon esprit était un véritable chaos. Il y avait plusieurs minutes que j’étais là devant ce cadavre, lorsque par un vigoureux effort je sortis de la stupeur où j’étais plongé pour songer enfin à ce que j’avais à faire dans cette triste circonstance.

Je savais que la maison que j’avais remarquée le matin n’était qu’à quelques minutes du lieu où je me trouvais, mais elle appartenait à Dawson sur qui s’étaient portés d’abord mes soupçons. Je me rappelais la mauvaise réputation de cet homme, et celle de son compagnon Thornton encore plus endurci et plus mal famé que lui. Je me souvenais de la répugnance que ce malheureux homme assassiné avait montrée à accepter leur compagnie, et les raisons trop bien motivées sur lesquelles il se fondait pour cela. Mes soupçons acquirent enfin un tel degré de certitude que je résolus d’aller à Chester Park pour y donner l’alarme, plutôt que de courir le risque inutile d’affronter les meurtriers au sein même de leur repaire. Et pourtant, me disais-je, en reprenant lentement ma route, si ce sont eux qui ont commis le crime, comment expliquer l’apparition et la fuite de ce cavalier déguisé ?

Je me rappelai alors tout ce que Tyrrell m’avait dit de la poursuite à laquelle il avait été en butte de la part de ce mystérieux personnage, et cette circonstance singulière, qu’il avait précisément passé auprès de moi presque aussitôt après que Tyrrell m’eut quitté. Mes réflexions associaient cette circonstance à un nom que je n’osais me dire même tout bas à moi-même, et cependant je trouvais malgré moi dans ce nom une explication à cette poursuite et même à cette mort. Tout cela me rendit indécis, et me fit rejeter complètement la condamnation que j’avais d’abord prononcée contre Thornton et son ami. Aussi lorsque j’arrivai à la porte blanche et à la petite avenue qui conduisait à la maison de Dawson, je résolus, à tout évènement, de faire halte à cette habitation isolée et d’observer l’effet que produirait ma communication.

J’eus peur un moment pour ma propre sûreté, mais ce sentiment disparut presque aussitôt. En effet, en supposant même que ces gens fussent coupables, ils n’auraient eu aucune raison pour faire une victime de plus en renouvelant sur moi leur attentat. Je me sentais d’ailleurs capable de commander à mon visage et de ne laisser rien passer dans mes manières, des soupçons que je pouvais concevoir.

Au premier étage brillait une lumière qu’aucun souffle n’agitait. Quel contraste entre le calme de la vie et le silence forcé et effrayant de la scène de mort à laquelle je venais d’assister. Je frappai deux coups à la porte ; personne ne vint à mon appel, seulement je vis aller et venir la lumière du premier étage.

Ils viennent, me dis-je ; mais non, une fenêtre s’ouvrit et je vis, non sans une grande joie et un grand soulagement, un canon de fusil sortir de la fenêtre et se braquer sur moi ; je me mis à l’abri derrière le mur en grande hâte.

« Passez votre chemin, gredin, me dit une voix rude mais tremblante, sinon je vous fais sauter la cervelle.

— Mon bon monsieur, dis-je, sans quitter ma position, je viens pour affaire urgente, et je voudrais parler à M. Thornton ou à M. Dawson ; et vous feriez bien, en conséquence, si cela ne vous contrarie pas, d’attendre pour m’adresser les compliments que vous me prodiguez, que j’aie remis mon message.

— Monsieur, notre maître et M. Thornton ne sont pas revenus de Newmarket et nous ne pouvons laisser entrer personne avant leur retour, » me répondit la voix sur un ton qui s’était un peu radouci, grâce sans doute à mon raisonnement persuasif. Tandis que je réfléchissais à la réponse que je devais faire, une grosse tête rouge qui ressemblait à celle de l’acteur Liston, apparut en dehors de la fenêtre, protégée par le fusil et sembla examiner ma personne et mon cheval. Puis une autre tête plus civilisée et ornée d’un bonnet à fleurs se glissa par-dessus l’épaule de mon premier interlocuteur. Le résultat de ce double examen me fut favorable et les deux têtes parurent rassurées.

« Monsieur, me dit la dame, mon mari et M. Thornton ne sont pas de retour, et nous avons été si alarmés par une attaque qui a été tentée récemment contre notre maison, que je ne puis admettre personne ici avant le retour de ces messieurs.

— Madame, lui répondis-je en me découvrant respectueusement, je ne veux pas vous alarmer par le récit de l’événement dont je devais entretenir M. Dawson ; mais ayez la bonté de lui dire, à son retour, d’aller visiter les environs de la mare, sur la lande ; il fera alors ce qu’il jugera convenable. »

À ce discours qui, j’en conviens, n’avait rien de très-rassurant, le fusil se mit à trembler si fort que je jugeai qu’il y aurait le plus grand danger à demeurer plus longtemps dans le voisinage. En conséquence, je sortis de l’avenue et repris ma route vers Chester Park.

J’arrivai enfin au château ; ces messieurs étaient encore à table. Je fis prier lord Chester de me parler, et je lui racontai la scène dont j’avais été témoin et la cause de mon retard.

« Quoi ! Brown Bob est boiteux ? me dit-il, et Tyrrell, pauvre pauvre garçon ! c’est déplorable ! Il faut que nous sortions à l’instant. Ici, John ! Tom ! Wilson ! » Et Sa Seigneurie se mit à crier et à tirer la sonnette avec une agitation extraordinaire.

Le majordome en second apparut et lord Chester lui dit : « Mon premier valet de chambre ! — Sir John Tyrrell est assassiné. — Une affreuse entorse à la jambe. — Préparez des lanternes, il faut aller avec M. Pelham. — Pauvre homme ! — Qu’on envoie chercher de suite le docteur Physicon. — M. Pelham vous dira tout ce qu’il faut faire. — Brown Bob ! — Le cou coupé d’une oreille à l’autre ! — Qu’est-ce qu’il faut faire ? » Et après cette harangue aussi claire que péremptoire, le marquis se laissa tomber dans son fauteuil, en proie à une sorte d’attaque de nerfs.

Le maître-d’hôtel en second le regardait avec une profonde stupéfaction. « Venez, lui dis-je, je vais vous expliquer ce que Sa Seigneurie désire. » Et, faisant sortir cet homme de la chambre, je lui donnai brièvement les instructions nécessaires. Je commandai un cheval frais pour moi, et quatre hommes à cheval pour m’accompagner. Pendant qu’on faisait les préparatifs, la nouvelle se répandit rapidement et je fus bientôt entouré de toute la maison. Plusieurs de ces messieurs désirèrent m’accompagner et lord Chester, qui avait fini par sortir de sa stupeur, voulut conduire lui-même la marche. Nous sortîmes au nombre de huit et nous arrivâmes bientôt à la maison de Dawson. La lumière brillait toujours au premier étage. Nous sonnâmes, et au bout de peu d’instants, Thornton vint lui-même nous ouvrir la porte. Il paraissait pâle et agité.

« Quelle abomination ! dit-il aussitôt, nous arrivons à l’instant même de la lande !

— Accompagnez-nous, monsieur Thornton, lui dis-je d’une voix ferme en fixant mes yeux sur les siens.

— Certainement, me répondit-il aussitôt, sans faire paraître la moindre confusion. Je vais mettre mon chapeau. »

Il resta un instant dans la maison.

« Ne soupçonnez-vous pas ces gens-là ? me dit à l’oreille lord Chester.

— Je n’ai pas précisément des soupçons, lui dis-je, mais des doutes. »

Nous reprîmes l’avenue. « Où est M. Dawson ? dis-je à Thornton.

— Oh ! il est à la maison, me répondit Thornton. Voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Allez-y, » répondis-je.

Thornton resta absent pendant quelques minutes ; il reparut suivi de Dawson. « Pauvre garçon, me dit-il à voix basse, il a été tellement frappé de ce spectacle qu’il en est encore tout bouleversé ; du reste, comme vous verrez, il est à moitié ivre. »

Je ne répondis pas, mais je regardai attentivement Dawson ; il était évident, ainsi que le disait Thornton, qu’il était ivre ; il avait les yeux hagards et il vacillait sur ses jambes ; mais il y avait dans son état quelque chose de plus que de l’ivresse ; il était agité et tremblait de tout son corps. Mais cela pouvait être la conséquence naturelle (et par conséquent innocente) de l’effroi que lui avait causé la vue du cadavre ; aussi, n’y attachai-je pas beaucoup d’importance.

Nous arrivâmes au lieu de l’évènement ; le corps semblait n’avoir point été changé de place. « Mais, dis-je à Thornton, en le prenant à part, pendant que tout le monde, saisi d’effroi, entourait le cadavre, pourquoi ne l’avez-vous pas fait porter à la maison ?

— J’allais revenir ici avec le domestique dans cette intention, me répondit le joueur, car ce pauvre Dawson était trop gris et trop ému pour pouvoir nous aider.

— Et comment se fait-il, lui dis-je en cherchant à lire dans ses yeux, que votre ami et vous ne fussiez pas de retour à la maison quand j’y ai passé, car enfin vous étiez bien en avance sur moi, et je ne vous ai pas rencontrés depuis que vous m’aviez quitté ? »

Thornton me répondit sans aucune hésitation : « C’est parce que pendant le plus fort de l’orage nous nous sommes mis à l’abri sous un vieux hangar que nous nous sommes rappelés dans les environs, et que nous y sommes restés jusqu’à ce que la pluie eût cessé. »

Il est probable, me dis-je, qu’ils sont innocents, et je revins considérer le cadavre que nos compagnons avaient relevé. Il avait à la tête une large plaie contuse produite vraisemblablement par un instrument pesant avec lequel on l’avait assommé. Les doigts de la main droite avaient de profondes entailles ; il y en avait un qui était entièrement séparé : le malheureux homme avait probablement voulu saisir l’arme tranchante avec laquelle avaient été faites les autres blessures, l’une au cou, l’autre au côté, toutes deux suffisantes pour donner la mort.

En le déshabillant, on découvrit une autre blessure mais d’une nature moins grave, et en soulevant le corps on trouva à terre la lame cassée d’une arme tranchante qui parut être un long couteau-poignard. Le chirurgien qui examina le corps peu de temps après exprima l’opinion que le poignard s’était cassé sur une côte : il expliquait ainsi le peu de profondeur de la blessure dont je viens de parler. Je regardai avec attention dans l’herbe haute et épaisse, pour voir si je ne trouverais pas quelque autre trace du meurtrier ; Thornton m’aidait dans cette recherche. À une distance de quelques pieds du cadavre, il me sembla voir un objet brillant, je courus, et ramassai vivement cet objet : c’était une miniature. J’allais crier, quand Thornton me dit tout bas : « Silence ! je connais ce portrait, c’est bien ce que je soupçonnais. »

Je ressentis au cœur une douleur poignante. D’une main désespérée et tremblante, j’essuyai le portrait qui était couvert de sang quoiqu’il fût placé à une assez grande distance du corps. Je considérai les traits de la personne qui y était représentée ; c’était une jeune femme d’une singulière beauté ; je ne l’avais jamais vue. En retournant cet objet, je vis derrière deux boucles de cheveux entrelacées ; dans l’une on reconnaissait facilement les longs cheveux noirs et soyeux d’une femme ; l’autre était une boucle de cheveux châtains. Il y avait autour quatre initiales, que je regardai avec une vivo anxiété. « Je n’y vois plus clair, dis-je à voix basse à Thornton, et je ne peux pas lire ces initiales.

— Moi je les vois bien, me répondit-il en parlant bas, mais avec une sorte de joie sauvage qui me glaça le cœur : voici quelles sont ces lettres : G. D. R. G., ce sont les initiales de Gertrude Douglas et de Réginald Glanville. »

Je le regardai ; nos yeux se rencontrèrent, je lui saisis vivement la main. Il me comprit, « Gardez-le, me dit-il, nous n’en dirons rien. » Tout cela prend du temps à raconter, mais ce fut l’affaire d’un instant.

« Avez-vous trouvé là quelque chose, Pelham ? me cria l’un de nos compagnons.

— Non, » lui dis-je en cachant le portrait sur ma poitrine, et je marchai vers le groupe, d’un air insouciant.

Nous transportâmes le corps à la maison de Dawson. La pauvre dame eut une attaque de nerfs : nous entendîmes ses cris lorsque nous déposâmes le corps sur une table, dans le parloir.

« Qu’allons-nous faire maintenant ? dit lord Chestcr.

— Rien, » telle fut la réponse générale. Il n’y a pas de drame, si intéressant qu’il soit, qui puisse lutter contre la crainte d’un rhume de cerveau.

— Allons à la maison, alors, et envoyons chercher le magistrat le plus proche, » s’écria notre hôte. On ne se le fit pas dire deux fois.

Lorsque nous fûmes en route, lord Chester me dit : « Ce drôle de Dawson avait l’air bien mal à l’aise, avez-vous quelque soupçon contre lui et son ami ?

— Non, » lui répondis-je avec énergie.