Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 227-230).


CHAPITRE XLVII


La saison n’était guère avancée, et déjà j’étais dégoûté de tous ces ennuis que la société décore du sobriquet de plaisirs. J’en arrivai rapidement à me renfermer dans un cercle étroit d’où je sortais rarement. Je m’étais déjà acquis une certaine réputation d’excentricité, de fashion, et ce qui m’étonna le plus, de talent. Ma vanité était satisfaite de voir que j’étais universellement recherché, tandis que je m’abandonnais à mes goûts en devenant aussi rare que possible. Je voyais beaucoup Vincent dont les connaissances variées et le grand talent devenaient de plus en plus évidents pour moi, à mesure que nos relations devenaient plus intimes et que les événements politiques dont cette année était remplie, lui donnaient l’occasion de les faire briller dans la pratique. J’allais parfois chez lady Roseville qui me traitait plutôt comme un ami de longue date que comme une connaissance ordinaire. Je sentais tout le prix de cette distinction, car elle avait le mérite de donner à sa maison toute la splendeur et tout l’agrément possible, et de justifier admirablement le rang distingué qu’elle occupait dans la société.

J’aurais été sans doute fort assidu aux séances de la chambre des Communes sans un léger accident, qui ne vaut guère la peine qu’on en parle et que je vais raconter en peu de mots, pour ne pas renouveler mon chagrin. J’étais à peine entré en possession de mon siège, que je fus forcé de l’abandonner. M. Lufton, mon compétiteur malheureux, fit faire une pétition contre moi, m’accusant de manœuvres déloyales, c’était son expression. Dieu sait ce qu’il voulait dire. Je suis sûr que la chambre n’en sut pas davantage, lorsqu’elle cassa mon élection, et déclara monsieur Lufton dûment élu.

Il n’y avait jamais eu pareille émotion jusque-là dans la famille Glenmorris. Mon oncle en eut une attaque de goutte remontée et ma mère s’enferma pendant une semaine tout entière. Quant à moi, quoique je fusse blessé au cœur, je supportai ce malheur avec assez de philosophie, en apparence du moins. Je ne cessai pas pour cela de m’occuper des affaires politiques.

Quelle fut mon adresse et quels succès j’obtins dans les tentatives que je fis pour réparer le tort que me faisait la perte de mon influence parlementaire, c’est ce que le lecteur verra en temps et lieu par la suite de cette histoire.

Je voyais Glanville continuellement. Lorsqu’il était d’une humeur passable, c’était un compagnon dont la conversation était pleine d’intérêt, quoiqu’il ne fût jamais tout à fait ouvert ni communicatif. Sa parole était vive, mais sans saillie, il était sarcastique sans amertume, sa conversation était pleine de réflexions philosophiques et de maximes instructives, ou du moins prêtant à des discussions intéressantes. C’était un esprit vaste, profond, brillant, mais d’une imagination sombre ; son éducation était très-variée mais un peu désordonnée. Il aimait les paradoxes et savait les soutenir avec une subtilité et une force d’intelligence telles que Vincent, qui était un de ses grands admirateurs, disait qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Il était sujet de temps en temps à des accès de tristesse et de désespoir qui ressemblaient tout à fait à de la folie. Dans ces moments-là il restait silencieux, oubliait ma présence et tout ce qui l’entourait. Ce n’était qu’au sortir de ces crises, alors que le jeu de sa physionomie s’était arrêté pour faire place au calme et à l’immobilité, qu’on pouvait voir dans toute leur étendue les signes de sa décadence prématurée. Ses joues étaient creuses et pâles, ses yeux éteints avaient cet aspect vitreux et égaré qu’on ne voit que chez les gens atteints d’une grave maladie du corps ou de l’esprit et qui indiquent, dans les superstitions de certains pays, une mystérieuse communion de l’âme avec les habitants d’un autre monde. Parfois il sortait brusquement de son extase et reprenait la conversation où il l’avait laissée, sans paraître soupçonner le long temps qui s’était écoulé pendant sa rêverie. D’autres fois il se levait lentement et se retirait dans son appartement qu’il ne quittait plus de toute la journée.

Il faut bien que le lecteur sache qu’il n’y avait rien d’affecté ni d’artificiel dans ces absences, quelle qu’en fût la nature. Il n’y avait rien là qui ressemblât à ces effets dramatiques et à ces tressaillements subits dont font un si fréquent usage les jeunes gens amoureux de Lara et de lord Byron. Personne n’était plus éloigné que lui de l’afféterie. L’ouvrage qu’il avait publié et qui était une histoire singulière, sauvage, mélange de passion et de raison, était trop original ou du moins trop abstrait pour avoir beaucoup de succès auprès des lecteurs ordinaires de romans.

Le livre n’eut donc que peu de popularité par lui-même, mais il valut à son auteur une grande réputation. Tous ceux qui l’avaient lu se sentaient pris d’un désir vague et indéfinissable de voir et de connaître l’homme qui avait composé un si singulier ouvrage.

Il était le premier à rire de l’intérêt qu’il inspirait et à dérouter ses admirateurs. Il fuyait les manifestations enthousiastes et sympathiques. Quand il se voyait entouré d’un cercle de gens avides de recueillir les paroles tombées d’une si belle bouche, et d’entrer en communication avec un esprit si bizarre et si rempli d’imagination, il prenait plaisir à exprimer des sentiments tout à fait différents de ceux qu’il avait montrés dans son livre, et à détruire ainsi lui-même l’effet qu’il avait produit. Mais il ne s’exposait que rarement à ces « épreuves d’un auteur. » Il ne se montrait guère que chez lady Roseville ; encore se passait-il parfois une semaine sans qu’il y parût. Solitaire, bizarre dans ses habitudes et son caractère, il vivait au milieu du monde comme un homme occupé d’un objet qui n’intéresse que lui ; et son existence n’avait rien de commun avec celle de ses semblables. Il affichait un grand luxe qui n’était point dans ses goûts. Sa table gémissait sous le poids d’une magnifique vaisselle plate trop belle même pour l’ordinaire d’un prince, mais cette vue ne lui causait aucun plaisir. Ses vins, ses mets, étaient exquis, mais il y goûtait à peine ; et, ce qui paraîtra une singulière inconséquence, il avait horreur de l’ostentation. Il admettait peu de gens dans son intimité, et nul n’y avait pénétré plus avant que moi. Je ne vis jamais plus de trois personnes à sa table. Son goût pour les arts, son amour de la littérature, ses efforts pour arriver à la réputation ne semblaient être, comme il le disait lui-même, que les distractions d’un homme qui cherche à oublier et dont l’esprit est sans cesse assiégé par un souvenir qui l’obsède.

« Je plains cet homme encore plus que je ne l’admire, me dit Vincent un soir que nous revenions de chez Glanville. Il est atteint de la maladie nullâ medicabilis herbâ. Que ce soit le passé ou le présent qui l’afflige, que ce soit le souvenir des maux passés, ou la satiété des biens présents, toujours est-il qu’il a adopté la plus triste de toutes les philosophies. Il ne rejette point les agréments de la vie, il s’en entoure même, mais comme une pierre qui se couvre de mousse, et qui reste sèche, dure, insensible à la fraîcheur de la douce verdure qui l’entoure. De même qu’un cercle ne peut toucher un autre cercle qu’en un seul point, ainsi chaque chose qui s’offre à lui de quelque côté qu’elle vienne et à quelque partie de son âme qu’elle s’adresse, ne le touche que par un côté, qui est la blessure de son chagrin. Que ce soit l’oblivio ou l’otium qu’il cherche, partout il trouve qu’il lui manque un trésor : — Nec gemmis neque purpura venale nec auro. »