Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 207-211).


CHAPITRE XLIII


Deux jours après ma longue conversation avec Tyrrell, je voulus de nouveau rendre visite à ce digne personnage. À ma grande surprise j’appris qu’il avait quitté Cheltenham. Je me rendis alors chez Vincent que je trouvai couché selon son habitude, sur son sofa, et entouré de livres et de papiers.

« Entrez, Pelham ! me dit-il comme j’hésitais sur le seuil de sa porte, entrez. Je me suis amusé avec Platon toute la matinée. Je ne comprends pas pourquoi les anciens ont tant de charme pour nous. Je serais porté à croire avec Schlegel que c’est à cause de cet air de repos parfait, de ce calme de l’âme que respirent tous leurs écrits. Tout ce qui chez nous n’aurait l’air que de lieux communs acquiert chez eux je ne sais quelle élévation et quel pathétique. La trivialité chez eux paraît de la profondeur, la hardiesse extravagante semble l’élan d’une imagination luxuriante. Le fait est, qu’en dépit de tous leurs défauts, vous y trouvez partout des traces d’une grande originalité de pensée ; il y a je ne sais quelle grandeur contemplative dans leurs idées qui n’a rien d’emprunté dans la forme. Prenez, par exemple, ces fragments de Mimnermus sur la brièveté de la vie ; y a-t-il un sujet qui paraisse plus commun ? y a-t-il rien de moins saisissant que les sentiments qu’il exprime ? Et cependant on y trouve à chaque ligne une profondeur de mélancolie douce et tendre qu’il est impossible de définir. De tous les écrivains anglais qui possèdent le mieux cet art de donner de l’intérêt et de la force à ces sentiments ou à ces sujets qui n’ont pour eux ni la nouveauté de l’invention ni l’élégance des ornements, je n’en connais aucun qui égale lord Byron ; c’est là certainement le mérite principal de ce poète extraordinaire. Examinez Childe-Harold avec soin, et vous serez surpris de découvrir combien il y a peu de profondeur réelle ou de piquante nouveauté dans les réflexions qui semblent les plus profondes et les plus neuves. Vous êtes enchaîné par la beauté vague mais puissante du style, et par le cachet profond d’originalité qui y est partout imprimé. Semblable à l’oracle de Dodone, il fait des forêts ses tablettes, et il écrit ses inspirations sur des feuilles que l’arbre a laissé tomber de ses branches, mais vous ne sauriez dire où est la source de cette inspiration ; ce n’est ni la vérité ni la beauté de ses idées que vous admirez, même quand vous vous y laissez prendre ; non, c’est seulement le mystère dont il les accompagne.

— Pardon, lui dis-je, ne croyez-vous pas qu’une des causes de cette inspiration dont vous parlez et qui ne paraît être autre chose qu’une méthode rêveuse d’exprimer les choses, même les plus indifférentes, c’est l’isolement dans lequel vivaient les poètes et les philosophes de l’antiquité ? Je pense (quoique je n’aie pas votre talent de citation) que Cicéron appelle la contemplation de la nature, la pâture de l’esprit ; en effet l’esprit confiné par le fait de la solitude, dans la contemplation d’un petit nombre d’objets, médite plus profondément sur ceux qu’il embrasse. L’habitude de cette méditation pénètre et transforme tout le système, et tout ce qui en émane ensuite prend cette teinte contemplative et rêveuse dont vous parliez tout à l’heure.

— C’est merveilleux ! s’écria Vincent, et depuis quand avez-vous appris à lire Cicéron et à disserter sur l’esprit ?

— Ah ! dis-je, je suis peut-être moins ignorant que je ne fais semblant de le paraître ; il entre dans mes vues d’être aujourd’hui un dandy, plus tard qui sait si je n’aspirerai pas à être un orateur, un bel esprit, un savant, ou un Vincent. Vous verrez alors qu’il y a eu dans ma vie par ci par là quelques quarts d’heure employés d’une manière plus profitable que vous ne croyez. »

Vincent se leva en proie à une excitation nerveuse, puis se rasseyant, fixa sur moi pendant quelques instants avec attention ses yeux noirs et brillants ; l’ensemble de sa personne prit subitement un air de grandeur et de gravité que je ne lui avais jamais vu.

« Pelham, me dit-il enfin, c’est pour jouir de ces rares élans de votre nature généreuse que j’ai recherché votre société et votre amitié. Moi non plus je ne suis pas tout à fait ce que je parais. Le monde verra un jour qu’Halifax n’est pas le seul homme d’État que l’étude de la littérature ait rendu plus propre au grand travail des affaires. En attendant, laissez-moi passer pour un pédant et un bibliophile. Je dirai comme cet aventurier plus hardi que je ne suis, je sais mon heure. Pelham, cette session sera rude. Vous y préparez-vous ? — Oh ! répondis-je en retombant dans mon affectation habituelle de langueur, j’aurai trop à faire avec Stultz, Nugec, et Tattersall et Bantz et cent autres accapareurs de mes loisirs. Rappelez-vous que c’est la première fois que je viens passer la saison à Londres depuis ma majorité. »

Vincent saisit son journal d’un air chagrin ; pourtant il se piquait trop d’être homme du monde, pour faire paraître son déplaisir : a Parr, Parr, toujours Parr, dit-il, les journaux sont bourrés de ce nom-là. Dieu sait que je respecte l’instruction autant que personne ; mais je la respecte pour l’usage qu’on en fait et non pour elle-même. Néanmoins, je ne veux pas prendre à partie sa réputation, cela ne durera qu’un jour. Les littérateurs qui ne lèguent que leur nom à la postérité n’ont qu’un court crépuscule de réputation posthume. À propos, connaissez-vous mon calembour sur Parr et le major ?

— Non, dis-je.

— Voici : Parr et moi, avec deux ou trois autres, nous dînions chez ce pauvre T. M., l’auteur de l’Antiquité de l’Inde ; le Major…, grand voyageur, entama une discussion avec Parr sur Babylone ; le docteur s’échauffa et fit pleuvoir sur son malheureux antagoniste une telle grêle de citations, que celui-ci étonné par tout ce bruit, et terrifié par les auteurs grecs que débitait le docteur, se vit obligé de s’avouer vaincu. Parr alors se tourna vers moi d’un air triomphant et me dit : quelle est votre opinion, mylord ? qui de nous deux a raison ?

Adversis Major, Par secundis, lui répondis-je.

— Vincent, lui dis-je après avoir payé mon petit tribut d’admiration à son calembour, Vincent, je commence à me fatiguer de ce genre de vie, je veux m’emballer avec mes livres, et aller aux eaux de Malvern pour y vivre tranquille en attendant qu’il me faille aller à Londres. Ainsi, à partir d’aujourd’hui, vous ne me verrez plus.

— Je ne puis, me répondit Vincent, combattre une résolution aussi louable, quoique j’y perde beaucoup ; » et après quelques instants de conversation à bâtons rompus, je le laissai jouir tranquillement de la société de Platon. Le soir même j’allai à Malvern, et j’y menai une existence monotone, partageant mon temps en deux parts égales, l’une pour l’esprit, l’autre pour le corps, et prenant cette habitude de réflexion contemplative que Vincent admirait tant dans les écrits des auteurs de l’antiquité.

Au moment où j’allais quitter ma retraite, je reçus la nouvelle d’un événement qui compromettait singulièrement mon avenir. Mon oncle, qui avait atteint l’âge raisonnable de cinquante ans sans avoir jamais manifesté l’intention de se marier, était subitement tombé amoureux d’une dame de son voisinage, et l’avait épousée après une cour qui n’avait duré que trois semaines.

« Je me serais très-peu occupée de ce mariage, me disait avec beaucoup de générosité ma pauvre mère dans une lettre que je reçus plus tard, si la dame n’avait pas jugé à propos d’augmenter la famille, chose que je considérerai toujours comme un empiétement inexcusable sur vos droits. »

Je confesse qu’à la première nouvelle de cet événement, j’éprouvai un chagrin amer ; mais la raison me fit considérer ensuite, que j’avais eu de tout temps de grandes obligations à mon oncle, et je compris qu’il y aurait de ma part injustice et mauvaise grâce à me montrer irrité d’une conduite que je n’avais point qualité pour contrôler, ou mortifié de la perte de prétentions telles que les miennes, c’est-à-dire fort équivoques en bonne justice. Un homme de cinquante ans a peut-être bien le droit de consulter les intérêts de son propre bonheur, tout autant qu’un homme de trente ans ; et s’il s’attire par le choix qu’il fait, la risée des gens qu’il n’a jamais obligés, c’est du moins chez ceux qu’il a obligés, qu’il doit s’attendre à trouver tout appui et toute déférence.

La tête pleine de ces idées, j’écrivis à mon oncle une lettre de félicitation sincère et affectueuse. Sa réponse fut, comme lui-même, bienveillante, tendre et généreuse ; il m’informait qu’il m’assurait définitivement ma pension de mille livres sterling, et que, dans le cas où il aurait un fils, il me laisserait, après sa mort, un revenu de deux mille livres. Il finissait en m’assurant que son seul regret, en épousant une dame qui était, à tous égards, la femme la plus capable de le rendre heureux, c’était la répugnance sincère qu’il avait à me priver d’une position que non-seulement (il le disait avec plaisir) j’avais méritée, mais à laquelle je ne pouvais que faire honneur.

En recevant cette lettre, je fus touché de la bonté de mon oncle ; et loin de me plaindre du parti qu’il avait pris, je lui souhaitai, du fond du cœur, tous les bonheurs possibles, même un héritier, ce qui me priverait, hélas ! du titre de lord Glenmorris.

Je prolongeai mon séjour à Malvern de quelques semaines. L’événement, qui venait d’apporter un si grand changement à ma fortune, n’en opéra pas moins dans mon caractère. Je pris une ambition plus sérieuse et plus solide. Au lieu de gaspiller mon temps en de vains regrets sur la situation que je venais de perdre, je pris la résolution d’en conquérir une plus brillante et plus glorieuse, par moi-même. Je me décidai à mettre en œuvre, pour atteindre ce but, le peu d’habileté et de talent que je possédais ; et quoique l’accroissement de mon revenu, grâce à la générosité de mon oncle, suffît à me mettre au-dessus de tous les besoins et me permît un certain luxe, je me dis que cela ne devait pas m’encourager à m’abandonner à mon indolence.

C’est dans cette humeur et cette disposition d’esprit que je me rendis à Londres.