Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 93-97).


CHAPITRE XXII


J’étais assis, seul, le matin, un jour ou deux après cette aventure, quand Bedos, mon valet de chambre, entra et m’annonça une dame.

Cette dame était une grande et belle personne, habillée comme une gravure de modes. Elle s’assit d’elle-même, releva son voile, et après quelques instants de silence, elle me demanda si j’étais content de mon appartement.

« Très-content, lui dis-je, quelque peu surpris de cette espèce d’interrogation.

— Vous voudriez peut-être qu’on y changeât quelque chose ? reprit la dame.

— Non, mille remercîments, lui dis-je. Vous êtes vraiment trop bonne de vous intéresser ainsi à mon établissement.

— Ces rideaux auraient besoin d’être arrangés, et ce sofa d’être remplacé par un autre plus élégant, continua mon nouvel intendant.

— Réellement, lui dis-je, je suis très-flatté, peut-être madame veut-elle avoir mon appartement ; si cela est, qu’elle ne se fasse aucun scrupule de le dire.

— Oh ! non, répliqua la dame, je ne m’oppose pas du tout à ce que vous restiez ici.

— Vous êtes trop bonne, » répliquai-je en m’inclinant profondément.

Il y eut ici une pause de quelques instants ; j’en profitai pour dire : « Je pense, Madame, que j’ai l’honneur de parler à… « la maîtresse de l’hôtel, » me dit tranquillement la dame. Je suis venue simplement vous faire une petite visite pour vous demander comment vous vous trouviez, et pour voir s’il ne manquait rien à votre installation. »

C’est un peu tard, pensai-je, puisqu’il y a déjà six semaines que je suis dans la maison ; en même temps, je repassais dans ma tête les différents rapports que l’on m’avait faits sur les dispositions de mon hôtesse à la galanterie. Voyant que je ne pouvais faire autrement, je me résignai, avec la patience d’un martyr, au sort qui m’attendait. Je me levai, je m’approchai de sa chaise, je pris sa main (qui était rude et maigre) et la serrai affectueusement en manière de remercîment.

« J’ai vu beaucoup d’Anglais, me dit la dame, en s’exprimant pour la première fois dans notre langue.

— Ah ! » lui dis-je, avec un nouveau serrement de main.

À ce moment, Bedos entra et vint me dire, à l’oreille, que madame d’Anville était dans l’antichambre.

« Grands Dieux ! m’écriai-je, connaissant ses dispositions à la jalousie ! Qu’est-ce qu’il faut faire ? Rendez-moi un service, madame, et en même temps je pris par la main la malheureuse maîtresse d’hôtel, et ouvrant une porte de derrière : « Par là, lui dis-je, vous pouvez facilement vous échapper. Bonjour ! »

À peine avais-je fermé la porte et mis la clef dans ma poche, que madame d’Anville entra.

« Est-ce par votre ordre que votre domestique me fait attendre dans l’antichambre ? » me dit-elle avec hauteur.

Je m’efforçai de faire ma paix, mais tous mes frais d’amabilité furent en pure perte, elle était jalouse de mon intimité avec la duchesse de Perpignan, et elle était bien aise d’avoir un prétexte pour me faire une scène. Heureusement elle allait au Luxembourg ; en raccompagnant jusque-là, j’avais chance d’apaiser sa colère.

Nous sortîmes donc pour aller au Luxembourg. Je fis, en partant, à Bedos, différentes petites recommandations, et lui donnai congé jusqu’au soir. Une heure ne s’était pas passée que la mauvaise humeur de madame d’Anville m’avait donné un prétexte pour affecter moi-même des dispositions semblables. Mortellement ennuyé d’elle, et aspirant à ma délivrance, je le pris sur un ton élevé, me plaignis de son mauvais caractère, de sa froideur ; tout cela fut dit rapidement et, sans lui donner le temps de me répondre, je la laissai dans le Luxembourg, et je me dirigeai du côté de Galignani, comme un homme à qui l’on vient d’enlever la camisole de force.

Je trouvai Lord Vincent chez Galignani, lisant avec attention un choix d’extraits des meilleurs auteurs anglais.

« Ah ! mon ami, me dit-il, je suis enchanté de vous voir. J’ai eu aujourd’hui un mot superbe. Les jeunes Bennington étaient en train de noyer un pauvre diable de petit chien ; le plus jeune des enfants (celui à qui appartenait la mère de la victime) assista à la noyade d’un air attentif et impassible, jusqu’à ce que la bête eut rendu le dernier soupir. Alors il se mit à fondre en larmes. « Pourquoi pleurez-vous ? lui dis-je. — C’est que, me répond le jeune Cynophile, nous avons été si cruels de noyer ainsi ce pauvre petit chien ! — Peuh ! dis-je. Quid juvat errores mersâ jam puppe fateri[1] ? » N’est-ce pas que c’était assez bon ? Vous vous rappelez bien ces vers de Claudien. Pelham ! jugez de l’effet qu’a dû faire cette citation sur ces lourdauds qui ne sont pas forts en latin. Eh bien ! avez-vous eu des nouvelles de M. Thornton ?

— Non, lui dis-je, mais je suis déterminé à avoir bientôt le plaisir de le voir.

— Faites comme il vous plaira, dit Vincent ; seulement je vous préviens que vous êtes comme un enfant qui veut jouer avec un couteau.

— Je ne suis pas un enfant, lui dis-je ; ainsi le rapprochement ne vaut rien. Il faudra que ce soit le diable en personne, à moins toutefois qu’il ne soit Écossais, s’il parvient à me mettre dedans. »

Vincent secoua la tête. « Venez dîner avec moi au Rocher de Cancale, me dit-il, nous serons six, tous gens d’esprit !

Volontiers ; mais nous pouvons, avant, faire un tour aux Tuileries, à moins que vous n’ayez autre chose à faire,

— Bien, » me dit Vincent en passant son bras sous le mien.

Nous nous fîmes conduire chez Vincent. Là il se trouva que son valet de chambre était sorti et avait emporté la clef.

Nous voilà roulant vers le Rocher de Cancale, et nous faisons notre entrée dans le célèbre restaurant de la rue Montorgueil.

La fin du dîner fut très-gaie. Vincent faisait des jeux de mots et des citations plaisantes, et nous de rire et d’applaudir ensemble. Le bourgogne circulait avec un entrain que chaque mot venait accroître.

Après le café, nous fûmes si enchantés les uns des autres que nous résolûmes de ne pas nous quitter ; en conséquence nous nous acheminâmes tous vers mon appartement, pour puiser de nouvelles inspirations et une gaîté encore plus brillante, dans un bol de punch au curaçao.

Nous entrâmes dans mon salon avec fracas ; et Bedos fut aussitôt mis à l’œuvre pour la confection du punch.

Nous eûmes bientôt allumé un feu splendide et nos esprits s’enflammèrent en proportion.

« Nunc est bibendum, » dit Vincent, lorsque Bedos plaça le punch sur la table.

Tout à coup, l’on entendit dans le couloir comme une plainte étouffée. On se précipite, et on trouve l’hôtesse que j’avais enfermée par mégarde.

Quand elle vit tant de monde réuni, elle prit le parti de s’évanouir. On s’empressa autour d’elle, on la plaça sur le sofa, où Dartmore lui administra une grande tasse de punch au curaçao. Peu à peu elle revint à elle, poussa trois soupirs plaintifs, puis elle se releva et lança un regard sauvage autour d’elle.

La moitié d’entre nous riaient et moi, malheureux, j’étais du nombre ; l’hôtesse hors d’elle-même n’eût pas plus tôt vu cela qu’elle s’imagina qu’on l’avait rendue victime d’une mystification préméditée. Ses lèvres tremblèrent de fureur, elle proféra les imprécations les plus terribles et si je ne m’étais pas retiré dans un coin, elle aurait été capable, rien qu’avec les armes dont la nature avait pourvu ses mains, de flétrir à tout jamais les amours et les grâces qui habitaient sur le visage d’Henry Pelham.

À la fin, quand elle vit qu’elle n’avait pour le moment aucune chance de réussir dans ses attaques, elle se redressa, appliqua un soufflet retentissant sur la joue de ce pauvre Bedos, parce qu’il faisait une grimace, et sortit de la chambre à grands pas.

Nous nous ralliâmes alors autour de la table, plus disposés que jamais à pétiller d’esprit, et ce fut, jusqu’au petit jour, un feu roulant de bons mots sur l’héroïne du couloir.

  1. Puppy en anglais veut dire petit chien ; l’auteur joue sur les mots puppy et puppe.