Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 81-83).


CHAPITRE XIX


Je dînai le lendemain aux Frères Provençaux (un excellent restaurant, par parenthèse), où l’on vous sert du gibier irréprochable, et où l’on rencontre peu d’Anglais. Après dîner, je me mis à courir les tripots dont le Palais-Royal est rempli.

Dans une de ces maisons, la foule et la chaleur étaient telles, que je me serais retiré immédiatement si je n’avais été frappé de l’expression d’intérêt puissant peinte sur le visage de l’un des spectateurs, à une table de rouge et noire. C’était un homme d’environ quarante ans, au teint blême ; ses traits étaient bien accentués et de ceux que l’on appelle généralement : beaux traits. Mais il y avait dans ses yeux et dans sa bouche une expression sinistre, qui donnait à sa physionomie un air plutôt désagréable qu’engageant. À peu de distance de lui, et jouant, avec un air d’insouciance et de nonchalance qui faisait un remarquable contraste avec l’anxiété douloureuse de l’autre, était assis M. Thornton.

À première vue, on s’apercevait qu’ils étaient, avec moi, les seuls Anglais présents dans cet endroit. J’étais encore plus frappé de l’attitude du premier de ces personnages que de la présence en ce lieu de M. Thornton : il y avait dans l’air de cet étranger quelque chose de distingué qui jurait avec le milieu où il semblait s’être fourvoyé. Au contraire, les allures et le costume de mon ci-devant second s’y trouvaient mieux à leur place.

« Quoi ! un autre Anglais, » me dis-je comme je me retournais, en apercevant une grande redingote d’un drap épais et grossier, qui certainement ne recouvrait pas des épaules continentales. Celui qui la portait se tenait juste en face de l’étranger au visage pâle, de l’autre côté de la table. Son chapeau était rabattu sur ses yeux. Je manœuvrai de façon à pouvoir distinguer ses traits. C’était précisément la personne que j’avais vue avec Thornton le jour précédent. Je n’oublierai jamais le regard dur et féroce qu’il dirigeait sur le visage agité et anxieux du joueur qui était en face de lui. Ce n’était ni le plaisir, ni la haine, ni le mépris, qui faisaient étinceler ses yeux et se montraient aux plis de sa bouche, non, c’était un mélange diabolique de ces trois passions fondues ensemble.

Cet homme ne jouait, ne parlait, ni ne bougeait. Il paraissait complètement étranger aux sentiments de ceux qui l’entouraient. Il était là, debout, enseveli dans ses pensées sombres et impénétrables ; et ses yeux ne quittaient pas un seul instant la figure du joueur qui ne voyait pas ce regard, cette expression diabolique et d’une fixité effrayante. Je ne pouvais m’arracher de ce lieu. Je me sentais enchaîné par un intérêt mystérieux et indéfinissable ; mon attention fut tout à coup attirée dans une autre direction par une longue exclamation que poussa le joueur au teint pâle. C’était la première fois que cela lui arrivait, malgré son anxiété. L’accent déchirant de ce cri excita en moi une vive sympathie pour celui dont les sentiments longtemps contenus venaient de faire ainsi explosion.

D’une main tremblante, il prit dans une vieille bourse les quelques napoléons qui lui restaient. Il les mit tous sur la rouge ; puis il se pencha sur la table, la bouche ouverte, les mains croisées et crispées ; ses nerfs semblaient tordus comme dans les dernières convulsions de l’agonie. Je m’aventurai à porter mes yeux sur l’homme au regard fixe, il était là toujours immobile, ne perdant pas de vue le joueur. Seulement il avait une expression de joie plus marquée que tout à l’heure. Même cette joie était si maligne, si haineuse, que j’eusse été moins effrayé par un regard de colère ou de haine franche. Je baissai les yeux et redoublai d’attention au jeu : en un moment la fortune tourna en faveur de la noire. L’étranger avait perdu. Il ne laissa pas échapper un seul mot. Il regarda d’un œil vague le long râteau qui entraînait sa dernière espérance avec son dernier écu ; il se leva, quitta la salle, et disparut.

L’autre Anglais ne tarda pas à le suivre. Il laissa échapper un petit rire sourd, qui ne fut entendu peut-être que de moi seul ; et, sortant de l’atmosphère de jurons et d’exclamations grossières qu’on respirait dans ce pandœmonium, il se dirigea rapidement vers la porte. Quand je le perdis de vue, je sentis comme si l’on m’enlevait un poids de sur le cœur.