Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 70-76).


CHAPITRE XVII


Nous nous dirigeâmes vers la rue où demeurait madame Laurent. En attendant, chers lecteurs, permettez que je cesse un instant de parler de moi, pour vous présenter mon ami Monsieur Margot dont toutes les aventures me furent racontées plus tard en détail par mistress Green qui n’avait pas sa langue dans sa poche.

À l’heure convenue, il frappa à la porte de ma blonde compatriote, et fut introduit avec précaution. Il était vêtu d’une robe de chambre vert de mer, en soie ; et avec son corps long, maigre, efflanqué, il avait plutôt l’air d’un brochet mort d’inanition, que d’un être humain.

« Madame, dit-il d’un air solennel, permettez que je vous offre mes remercîments les plus sincères pour l’honneur que vous m’avez fait. Vous me voyez à vos pieds. » Et ce disant le maigre amoureux mit gravement un genou à terre.

« Relevez-vous, Monsieur, lui dit mistress Green. J’avoue que vous avez su toucher mon cœur ; mais ce n’est pas tout. Vous venez de me montrer que vous étiez digne de la bonne opinion que j’ai conçue de vous. Ce n’est pas, monsieur Margot, votre personne qui me touche. Non ! ce sont vos sentiments nobles et chevaleresques. Prouvez-moi qu’ils sont sincères, et vous pourrez tout attendre de mon admiration.

— Quelle preuve vous faut-il, madame ? dit M. Margot en se relevant et en ramenant avec grâce les plis de sa robe de chambre vert de mer autour de sa taille.

— Par votre courage, votre dévouement et votre galanterie ! je n’en demande qu’une preuve, et vous pouvez me la donner à l’instant. Vous vous souvenez, Monsieur, qu’un jour, dans les temps romanesques, une dame lança son gant dans la cage d’un lion, et dit à son amant de le lui rapporter. Monsieur Margot, l’épreuve à laquelle je veux vous soumettre est moins sévère, regardez (et mistress Green ouvrit la fenêtre). Regardez, je lance mon gant dans la rue, descendez me le chercher.

— Vos ordres sont des lois pour moi, dit le romanesque Margot, j’y cours à l’instant. » À ces mots, il se dirigea vers la porte.

« Arrêtez, monsieur ! dit la dame, ce n’est pas ainsi que vous devez descendre, il faut que vous sortiez par le même chemin que mon gant, par la fenêtre.

— Par la fenêtre, madame ! dit M. Margot, avec un étonnement solennel, c’est impossible ; cet appartement est au troisième étage, et je me briserais en mille pièces.

— Pas le moins du monde, répondit la dame. Dans le coin de cette chambre il y a un panier auquel (assurée d’avance de votre résolution) j’ai eu le soin d’attacher une corde ; c’est dans ce panier que vous descendrez. Voyez, monsieur, quels expédients peut suggérer un amour plein de prévoyance !

— H-e-m ! dit lentement M. Margot, qui ne goûtait pas du tout cette façon de descendre, mais la corde peut se rompre, ou bien votre main peut la laisser échapper.

— Touchez la corde, pour lever vos doutes ; et puis, pouvez-vous croire que mon affection ne me fera pas prendre deux fois plus de soin de votre personne que je n’en prendrais de moi-même ? Fi ! ingrat Monsieur Margot, fi ! »

Le mélancolique chevalier jeta un regard rechigné sur le panier. « Madame, dit-il, j’avoue que j’éprouve une certaine aversion pour le plan que vous me proposez : permettez que je prenne l’escalier, qui est le chemin le plus usité ; votre gant sera tout aussi bien ramassé par votre amant, qu’il sorte par la porte ou par… la fenêtre. C’est seulement, madame, lorsque les moyens ordinaires nous font défaut que nous devons recourir aux moyens extraordinaires.

— Sortez, Monsieur ! s’écria mistress Green, sortez ! je vois clairement que toute votre chevalerie n’est que vantardise ! Sotte que j’étais, de vous aimer comme je le faisais ! sotte que j’étais de croire trouver un héros là où je ne vois maintenant qu’un…

— Arrêtez, madame, je vais vous obéir, mon cœur est ferme, faites bien attention à la corde !

— Galant Monsieur Margot ! » s’écria la dame, et elle alla dans sa chambre à coucher appeler sa femme de chambre à son aide. La corde était d’une grosseur très-rassurante et le panier avait des dimensions énormes. On le fixa à la corde par un fort crochet et l’on commença à le descendre.

« J’y vais, madame, dit M. Margot en prenant la corde, mais c’est réellement là un exploit fort dangereux.

— Allez, monsieur, et que saint Louis vous protège !

— Arrêtez ! dit M. Margot, laissez-moi mettre mon habit ; la nuit est froide et ma robe de chambre est très-légère.

— Nenni, nenni, mon chevalier, reprit la dame. Je vous aime ainsi vêtu ! Cela vous donne un air de grâce et de dignité tout à fait enchanteur !

— Oui, mais je mourrai de froid, madame, dit M. Margot vivement.

— Bast ! répondit l’Anglaise, quel est le chevalier qui a jamais craint d’attraper un rhume ? Du reste, vous vous trompez ; la nuit est chaude, et puis vous êtes si bien en robe de chambre !

— Dites-vous vrai ? s’écria le vaniteux Margot avec un air de satisfaction indicible ; si cela est ainsi, n’y pensons plus ; mais je pourrai rentrer par la porte ?

— Oui, répondit la dame ; vous voyez que je n’en demande pas trop à votre dévouement ; allons, entrez !

— Tenez ! m’y voilà ! » dit le maître de français, en introduisant son corps dans le panier qui commença aussitôt à descendre.

À cette heure avancée, la rue était vide et il n’y avait point de ronde de police. Le mouchoir de la dame s’agitait en signe d’encouragement et de triomphe. Lorsque le panier fut arrivé à une vingtaine de pieds du sol, mistress Green cria à son amant qui n’avait cessé de tenir tourné vers elle son visage sérieux et doucement mélancolique :

« Voyez, voyez, monsieur, là, tout près de vous. »

L’amant se retourna aussi rapidement que le permettait la solennité de ses manières. À cet instant la fenêtre se referma, la lumière s’éteignit, et le panier resta immobile. Voilà donc M. Margot debout dans son panier, et le panier suspendu immobile dans les airs.

Quelles furent exactement les réflexions de M. Margot dans cette situation, c’est ce que je ne saurais dire, attendu qu’il ne m’en a jamais fait confidence. Mais au bout d’une heure environ, Vincent et moi qui nous étions attardés en route, nous vîmes en arrivant dans la rue, à la lueur d’un réverbère, un corps opaque accolé au mur de la maison de Madame Laurent, à une hauteur d’environ vingt pieds au-dessus du sol.

Nous pressions le pas pour voir ce que c’était, lorsqu’une voix triste et monotone, que je connaissais bien, nous interpella en ces termes :

« Pour l’amour de Dieu, messieurs, venez à mon secours. Je suis victime de la méchanceté d’une femme perfide, et je m’attends à tout moment à être précipité sur le sol.

— Grands dieux ! dis-je, mais ce ne peut être que la voix de M. Margot. Que faites-vous donc là ?

— Je gèle, répondit M. Margot d’un ton dolent et en grelotant.

— Mais dans quoi êtes-vous là ? car je ne vois qu’une masse noire.

— Je suis dans un panier, répliqua M. Margot, et je vous serais bien obligé si vous m’aidiez à en sortir.

— Bien volontiers, dit Vincent (car pour moi j’avais une envie de rire qui me coupait la parole). Vous avez mis là votre château Margot dans un cellier bien froid. Mais vous voulez qu’on vous délivre, c’est plus aisé à dire qu’à faire. Comment ferons-nous pour vous décrocher de là ?

— Ah ! répliqua M. Margot, en effet, comment faire ? Il y a pour sûr, dans la loge du portier, une échelle assez longue pour atteindre jusqu’ici ; seulement, pensez quelles gorges chaudes ce portier fera de moi. Cela va se savoir, je serai tympanisé, messieurs, je serai tympanisé et ce qui est pis, je perdrai mes élèves !

— Mon bon ami, lui dis-je, il vaut mieux pour vous perdre vos élèves que la vie. D’ailleurs le jour ne tardera pas à paraître, et alors, au lieu d’être un objet de risée pour votre portier seulement, vous deviendrez un objet de risée pour toute la rue. »

M. Margot poussa un gémissement. « Allons, mes amis, dit-il, apportez l’échelle. Oh ! la diablesse ! Comment ai-je pu être assez sot ? »

Tandis que M. Margot exhalait son chagrin en plaintes inarticulées, nous entrâmes dans la loge, nous fîmes lever le portier, nous le mîmes au courant de l’accident, et nous revînmes avec l’échelle. Cependant un œil vigilant avait observé nos démarches ; la fenêtre s’était rouverte si doucement que personne ne s’en était aperçu. Le portier qui était un joyeux compère, avec une bonne figure, se tint en bas avec sa lanterne tandis que nous dressions l’échelle qui arrivait juste à la hauteur du panier.

Le chevalier nous regardait faire avec beaucoup d’attention, et nous pûmes alors, à la lueur de la lanterne, voir en plein sa ridicule figure. Ses dents claquaient, et le froid, joint à l’inquiétude, donnait à sa figure desséchée quelque chose de sévère et de solennel. La nuit était froide, et, à chaque instant, un courant d’air glacé s’engouffrait dans la robe de chambre vert de mer, la retroussait et la relevait, comme par dérision, par-dessus la tête du misérable. À chaque instant la brise moqueuse jouait avec la robe de chambre ; le panier était d’un accès difficile ; le contenu du panier s’agitait beaucoup sans arriver à grand’chose. Pour toutes ces raisons, le sauvetage de M. Margot fut un travail long et difficile, quand il fallut le transborder du panier à l’échelle. À la fin il parvint à allonger une longue jambe toute tremblante.

« Dieu soit loué ! » s’écria le pieux professeur, mais il se hâtait trop de chanter victoire. M. Margot stupéfait sentit le panier s’élever à cinq pieds au-dessus de l’échelle, emportant son prisonnier une jambe en l’air ; on eût dit un ballon avec son drapeau.

L’ascension avait été si rapide que M. Margot n’avait pas eu le temps de pousser une exclamation. Quand il put réfléchir aux conséquences de ce nouvel incident, il dit d’un ton lamentable et plein de pensers amers : « A-t-on jamais vu chose pareille ? c’est bien désagréable, — encore si je pouvais rentrer ma jambe dans le panier ou en sortir mon corps ! »

Nous nous tordions de rire ; il nous était impossible de faire aucun commentaire sur l’ascension imprévue du langoureux M. Margot, lorsque subitement le panier redescendit avec tant de force que du coup la lanterne tomba des mains du portier. En même temps le professeur fut précipité à terre si lourdement qu’on entendit craquer ses os.

« Mon Dieu ! dit-il, c’est fait de moi ! Je vous prends à témoin qu’on m’assassine. »

Nous le tirâmes du panier et nous le conduisîmes dans la loge du portier. Mais les malheurs de M. Margot n’étaient pas finis. La chambre était remplie de monde. Il y avait madame Laurent, le comte allemand, à qui le professeur apprenait le français, le vicomte français à qui il apprenait l’allemand ; il y avait là tous les pensionnaires de la maison, les dames aux dépens desquelles il se vantait, les hommes à qui il se vantait. Don Juan, en enfer, n’est pas exposé à faire de plus fâcheuses rencontres, parmi ses anciennes connaissances !

« Quoi ! s’écrièrent-ils tous ensemble, Monsieur Margot, est-ce vous qui nous avez ainsi effrayés ? nous croyions la maison attaquée. Le général russe est en train de charger ses pistolets ; c’est bien heureux pour vous que vous n’ayez pas jugé à propos de rester plus longtemps dans cette situation. Dites-nous, monsieur, s’il vous plaît, qu’est-ce qui a pu vous donner l’idée de vous montrer ainsi en public, vêtu d’une simple robe de chambre, par une nuit si froide ? n’avez-vous pas de honte ?… »

On en jeta bien d’autres à la tête du pauvre professeur, qui se tenait là, tout transi. Il tournait ses yeux à droite et à gauche, les portant de l’un à l’autre, à mesure qu’une exclamation partait d’un des points de la chambre.

« Je vous assure, dit-il à la fin….

— Non ! non ! cria-t-on, toute explication est inutile.

Mais, Messieurs, reprit le malheureux Margot, d’un ton plaintif.

— Taisez-vous, s’écria Mme Laurent, vous avez déconsidéré ma maison !

Mais, madame, écoutez-moi !

— Non ! non ! disait l’Allemand, nous vous avons vu, nous vous avons vu !

Mais, monsieur le comte.

— Fi ! fi ! disait le Français.

Mais, monsieur le vicomte. »

À ce moment toutes les bouches s’ouvrirent à la fois, et, la patience de M. Margot étant poussée à bout, il entra dans une violente colore. Ses bourreaux feignirent une égale indignation, si bien qu’il s’élança hors de la chambre aussi vite que le permettaient ses pauvres os disloqués. À ses trousses, toute la bande criait, hurlait, grondait, et riait à qui mieux mieux.

Le lendemain matin je dus me passer de ma leçon de français ; c’était assez naturel ; mais le surlendemain et le jour suivant se passèrent sans que M. Margot vînt s’excuser. Alors je fus inquiet de ce pauvre homme. J’allai donc trouver madame Laurent pour m’informer de lui ; jugez de ma surprise : il avait, dès le lendemain de sa mésaventure, quitté son logement, avec le mince bagage de ses livres et de ses effets ; il avait laissé une lettre pour madame Laurent avec le montant de ce qu’il lui devait, et depuis, on n’avait plus entendu parler de lui.

Je ne l’ai jamais revu. Le pauvre professeur perdit le peu d’argent qu’on lui devait pour ses leçons ; tant il est vrai que pour un homme du caractère de M. Margot, l’intérêt est toujours subordonné à la passion de la vanité.