Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 3-7).


CHAPITRE II


À dix ans j’allai à Eton. J’avais été élevé jusqu’alors par ma mère qui, en sa qualité de parente éloignée de lord *** (celui qui a publié des « Pensées sur l’art culinaire » ), se croyait en possession d’un droit héréditaire au mérite littéraire. L’histoire était son fort ; en effet elle avait lu tous les romans historiques du jour, aussi mon éducation fut-elle particulièrement soignée au point de vue de l’histoire.

Il me semble en ce moment encore voir ma mère près de moi, couchée sur un sopha et me répétant des histoires sur la reine Élisabeth et lord Essex, puis me parlant d’une voix languissante, renversée en arrière, dans une pose pénible, des avantages du goût en matière littéraire, et m’avertissant que je ne devais jamais lire plus d’une demi-heure de suite, de peur d’attraper mal à la tête.

J’allai donc à Eton, et dès le second jour de mon arrivée je fus à moitié assommé pour avoir refusé, avec tout l’orgueil d’un Pelham, de rincer les tasses à thé. Je fus sauvé des griffes de mon tyran par un enfant qui n’était guère plus âgé que moi, mais qui, en raison de sa taille, était réputé le plus redoutable champion de toute l’école. Son nom était Réginald Glanville ; à partir de ce moment nous devînmes inséparables, et notre amitié dura pendant tout le temps qu’il resta à Eton, c’est-à-dire jusqu’à l’année qui précéda mon départ pour Cambridge.

Son père était un baronnet, d’une famille très-ancienne et très-riche ; sa mère avait du mérite et encore plus d’ambition. Elle faisait de sa maison l’une des plus attrayantes de Londres. Se montrant rarement dans les grandes réunions, elle n’en était que plus vivement recherchée dans ces soirées choisies où l’on ne reçoit que l’élite du beau monde. Sa fortune, quoique considérable, n’était qu’un élément accessoire parmi les charmes qu’offrait sa maison. On n’y voyait ni ostentation inutile, ni fierté de mauvais goût, ni bassesse, ni cette condescendance et ce patronage que quelques-uns ont toujours au service des petites gens. Enfin les journaux du dimanche eux-mêmes, n’avaient pas trouvé de mal à en dire, et les femmes de cadets, si difficiles à contenter, en étaient réduites à ricaner en silence.

« C’est une excellente liaison, me dit ma mère, quand je lui parlai de mes relations d’amitié avec Réginald Glanville, elle vous sera plus utile que d’autres qui pourraient paraître d’une plus grande importance. Rappelez-vous, mon cher, que dans tous les amis que vous faites à présent, vous devez considérer les avantages que vous en pourrez retirer plus tard ; c’est là ce que nous appelons connaître le monde, et c’est pour acquérir la connaissance du monde que vous avez été envoyé dans une école publique. »

Je pense, néanmoins, à ma honte, que, malgré les instructions de ma mère, il se mêlait très-peu de considérations intéressées à mon amitié pour Réginald Glanville. Je l’aimais avec une chaleur d’attachement qui m’a depuis surpris moi-même.

C’était un garçon d’un caractère singulier. Il avait l’habitude, dans les belles journées d’été, alors que tous les autres jouaient, de se promener sur le bord de la rivière, seul, sans autre compagnie que ses pensées qui avaient déjà, quoiqu’il ne fût encore qu’un enfant, une teinte de mélancolie sombre et passionnée. L’extrême réserve de ses manières le faisait soupçonner de froideur ou d’orgueil, et cette réputation lui avait attiré l’antipathie de tout le monde. Pourtant personne n’avait plus de franchise et de chaleur au service de ses amitiés, plus d’attention à obliger les autres et plus d’indifférence pour ses propres intérêts. Une absence complète d’égoïsme et une bienveillance active et empressée formaient les traits distinctifs de son caractère. Je l’ai vu endurer avec une patience et une bonté sans égale, les provocations les plus injurieuses de la part de camarades plus faibles que lui. Mais que moi ou quelque autre de ses amis intimes, nous vinssions à être injuriés ou attaqués, sa colère était implacable. Quoiqu’il fût d’une complexion délicate, il était arrivé, par un exercice précoce, à donner de la force à ses muscles et de l’agilité à ses membres. Il avait de plus du courage et une volonté ferme, et par là il conquit toujours, en dépit de sa réserve et de son impopularité, le premier rang parmi nous, dans les exercices où nous faisions, encore enfants, l’essai des qualités qui contribuent puissamment plus tard, lorsqu’on est devenu homme, à vous assurer une bonne situation dans le monde.

Tel était, autant qu’une ébauche imparfaite peut en donner l’idée, le caractère de Réginald Glanville, celui de tous mes jeunes compagnons qui différait le plus de moi, mais aussi celui que j’aimais le plus et dont la destinée devait être par la suite le plus étroitement enlacée à la mienne.

J’étais dans la première classe lorsque je quittai Eton. Comme je passais pour un enfant remarquablement bien élevé, il ne sera peut-être pas sans intérêt pour les admirateurs du système actuel d’éducation, de faire ici une pause et d’apprendre quelle était alors l’étendue de mes connaissances. — J’étais en état de faire cinquante vers latins en une demi-heure ; je pouvais expliquer, sans me servir d’une traduction anglaise, tous les auteurs latins faciles, et, à l’aide d’une traduction, quelques-uns des auteurs difficiles. — Je lisais couramment le grec et je pouvais même le traduire, à l’aide de la traduction interlinéaire, qu’on appelle communément un guide-âne[1]. On me considérait comme un sujet excessivement distingué, parce que je n’avais mis que huit années à acquérir toutes ces belles connaissances, dont il ne me restait plus rien, vous pouvez bien le croire, à l’âge de vingt-cinq ans, attendu que l’occasion d’en faire usage ne se présente jamais dans le monde. Comme je n’avais pas appris un mot d’anglais pendant tout ce temps ; comme je m’étais attiré les railleries de mes camarades et l’épithète de piocheur pour avoir voulu un jour, en dehors des heures de classe, lire les poésies de Pope ; comme ma mère, depuis mon entrée au collège, avait cessé de me donner des leçons, et comme, malgré ce qu’en peuvent dire les maîtres, on n’apprend rien aujourd’hui d’inspiration, il s’en suivait que, pour ce qui concerne la littérature anglaise, les lois anglaises et l’histoire d’Angleterre (à part les susdites histoires de la reine Élisabeth et de lord Essex), vous avez également le droit de supposer que j’étais, à dix-huit ans, quand je quittai Eton, dans la plus profonde ignorance.

C’est à cet âge que je fus transplanté à Cambridge, où je fleuris pendant deux ans dans la robe bleu et argent de Fellow-commoner de Trinity-Collége. Au bout de ce temps (comme j’étais de sang royal) j’obtins de droit le grade honoraire. Je suppose que le grade honoraire a été inventé par opposition au grade honorable qui n’est obtenu que par des hommes au visage pâle, portant lunettes et bas de coton, au bout de trente-six mois d’une application infatigable.

Je ne me rappelle pas très-bien comment je passais mon temps à Cambridge. J’avais un piano dans ma chambre, et une salle de billard à moi, dans un village à deux milles de la ville. Grâce à ces deux ressources, je trouvai moyen d’exercer mon esprit plus qu’on n’eût pu raisonnablement s’y attendre. À dire vrai, tout Cambridge exhalait un parfum de goûts et d’habitudes des plus vulgaires. Les hommes y buvaient de la bière par barils, et y mangeaient du fromage par quintaux ; ils étaient mis comme des jockeys, parlaient argot comme des filous, couraient pour des paris, juraient quand ils avaient perdu, fumaient au nez des gens et crachaient sur le parquet. Ils n’étaient jamais plus glorieux que lorsqu’ils avaient pu conduire la malle ; leur plus bel exploit était de se battre avec les cochers, et leur amour le plus délicat consistait à lancer des œillades aux servantes de cabaret.

On peut croire que je quittai sans trop de regrets de tels compagnons. Lorsque j’allai prendre congé du tutor de notre collége, il me dit, en me tenant affectueusement la main : « M. Pelham, votre conduite a été exemplaire ; vous n’avez pas marché étourdiment sur les parterres de gazon du collège, ni lancé votre chien sur le proctor, ni conduit votre équipage en tandem pendant le jour, ni cassé les réverbères pendant la nuit ; vous n’êtes jamais venu étaler votre ivresse à la chapelle et vous n’êtes pas allé faire la caricature de vos maîtres dans les salles de cours : c’est là la conduite que tiennent ici d’ordinaire les jeunes gens riches et de bonne famille, mais telle n’a pas été la vôtre, Monsieur, vous avez été l’honneur de notre collége. »

Ainsi finit ma carrière académique. Quiconque se refusera à convenir qu’elle fut honorable pour mes maîtres, profitable à moi-même et utile au reste du monde, je le déclare petit esprit, illettré, et incapable de rien comprendre aux avantages de l’éducation moderne.



  1. La justice me fait un devoir de reconnaître que, depuis la publication de ce livre, notre système d’éducation dans les écoles publiques s’est singulièrement amélioré. À considérer ces grandes pépinières dans leur ensemble, on peut douter qu’il y ait au monde des établissements mieux raisonnés en théorie pour concilier leurs études classiques avec les habitudes viriles et les sentiments honorables, dont l’union forme le caractère distinctif du gentleman anglais.