Peintures de M. Chassériau à Saint-Roch

Peintures de M. Chassériau à Saint-Roch
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 430-432).

précède la réunion définitive. « Tous deux, dit-il, le roi et le cardinal, s’enorgueillirent de leur succès; ils avaient tort cependant. Un siècle entier devait s’écouler pendant lequel la Lorraine et ses princes devaient encore résister énergiquement et traverser ensemble beaucoup de bons et de mauvais jours avant d’accomplir leur inévitable destinée. »

Un seul épisode a peut-être suffi pour donner une idée de l’intérêt qui s’attache au livre de M. d’Haussonville. Nous n’ajouterons rien à nos citations, à cette rapide analyse que suivra quelque jour une appréciation plus étendue. Ce qui nous paraît désirable, c’est que de tels travaux ne restent pas isolés. L’histoire de nos provinces ainsi comprise étend singulièrement l’horizon de l’histoire générale, et M. d’Haussonville, en reprenant, pour en montrer l’importance, un sujet abandonné jusqu’ici à l’érudition locale, a indiqué à la science historique un terrain où il lui reste encore plus d’une conquête à faire.

V. DE MARS.


PEINTURES DE M. CHASSERIAU A SAINT-ROCH.

La peinture monumentale n’est plus aujourd’hui ni une exception, ni un accident. L’usage d’incorporer les ouvrages du pinceau aux pierres mêmes des édifices tend, à se généraliser de plus en plus. Il est fâcheux que ce progrès nous ait laissés jusqu’ici à peu près indifférens, et que nous nous obstinions à ne pas voir les spécimens de la peinture historique ou religieuse là où ils se trouvent réellement. La presse même, qui a pour fonction d’avertir l’opinion et de la guider, garde trop souvent le silence sur les productions exposées en dehors du salon, et on pourrait citer tel ouvrage de longue haleine, telle peinture murale dont elle s’est beaucoup moins occupée que du moindre petit tableau admis dans ce prétendu sanctuaire de l’art. Est-ce juste ? bien plus, est-ce prudent ? Il semble assez douteux que ces toiles auxquelles nous accordons aujourd’hui une attention exclusive comparaissent en fort grand nombre devant la postérité, et cela diminue jusqu’à un certain point notre part de responsabilité future; mais les peintures monumentales, en raison même de leurs conditions matérielles, resteront infailliblement pour honorer ou accuser l’art du XIXe siècle. Comment dès lors ne pas s’intéresser avant tout aux œuvres qui engagent à ce point la gloire de notre école et qui peuvent la compromettre dans l’avenir ?

Rassurons-nous cependant. Beaucoup de ces peintures que nous oublions presque de regarder rendront bon témoignage de l’art contemporain. Sans parler des œuvres magistrales de M. Ingres, des brillantes fantaisies de M. Delacroix, des pieuses et chastes compositions de M. Flandrin, on pourrait citer parmi les travaux les plus récens bien des productions dignes d’estime, plus d’une entreprise menée à fin, sinon avec un éclatant succès, du moins avec une habileté remarquable et une honorable sincérité. Les peintures que M, Chassériau vient de terminer à Saint-Roch appartiennent à cette classe d’ouvrages empreints en même temps de force et de modestie. Louer ainsi un talent dont la qualité habituelle n’est pas, on le sait de reste, la retenue, c’est peut-être s’exposer à rencontrer plus d’un incrédule : il faut donc expliquer des éloges qui, s’ils étaient trop brièvement formulés, ressembleraient fort à un paradoxe ou tout au moins à une imprudence.

Les phases successives qu’a traversées déjà le talent de M. Chassériau résument assez bien l’histoire même des transformations de notre école moderne, sous les influences diverses de ses chefs. Il y a un peu moins de vingt ans, au moment où, les premiers accès de fièvre romantique une fois calmés, on sentit le besoin de restaurer des forces qui commençaient à s’user dans une agitation stérile, l’école presque tout entière se mit au régime prescrit par le noble peintre d’Homère et de Saint Symphorien, régime sévère, admirablement approprié à l’organisation de quelques-uns, mais trop peu substantiel pour la plupart des autres, parce qu’il n’alimentait que d’antidotes, pour ainsi dire, des esprits jeunes et affamés. Ce qui avait paru un moyen assuré de salut ne tarda donc pas à être envisagé comme un nouveau péril, et si l’admiration pour les œuvres et le génie propre du maître resta, au fond, tout aussi respectueuse, on osa bientôt se soustraire à l’autorité de ses enseignemens. M. Chassériau, l’un des premiers, et avec plus de hardiesse que qui que ce soit, passa de cet état de soumission absolue à la révolte ouverte. Après avoir, au début, procédé formellement des doctrines de M. Ingres, il les renia pour la foi contraire, pour les doctrines de M. Delacroix. Jamais émancipation ne fut plus manifeste, jamais peintre ne démentit plus résolument son origine, et lorsque M. Chassériau décorait il y a quelques années l’escalier de la Cour des Comptes, à coup sûr il ne craignait guère de mettre en oubli les leçons de son premier maître. La mémoire lui est revenue depuis lors. Tout en cherchant à profiter des exemples de M. Delacroix, il s’est souvenu aussi des principes puisés dans l’atelier de M. Ingres, et, ses instincts personnels aidant, il a su se créer une manière, non sans imperfections assurément, mais où le sentiment de la vie se combine souvent avec l’élévation du style. Compromis naguère dans des essais moins vigoureux que véhémens, ce talent, de haute race pourtant, courait grand risque de se fourvoyer et d’aboutir, contrairement aux espérances qu’il avait fait naître, à je ne sais quelles habitudes d’incorrections fougueuses, à un parti pris d’agressions et de défis; tel qu’il apparaît aujourd’hui, moins confiant en soi et plus sobre, il n’a rien perdu de sa force native, et il la fait d’autant mieux sentir qu’il hésite davantage à la montrer.

La chapelle du Baptême, à Saint-Roch, atteste ce progrès. Plus clairement encore que le Tepidarium, — l’un des tableaux les plus remarquables d’ailleurs du salon dernier, — elle laisse voir le désir assez nouveau chez le peintre de s’interroger à fond et de ne pas prendre les suggestions du caprice pour les conseils réfléchis de la pensée. Sans doute on pourrait noter dans plusieurs parties quelques indices de précipitation, quelques négligences de dessin qui accusent, selon la coutume, une volonté trop prompte à se satisfaire. Ainsi certaine figure d’ange placée à côté du saint Philippe, le saint lui-même, rappellent, par le caractère douteux des intentions et de la forme, ce goût pour l’à-peu-près, auquel M. Chassériau obéissait avec une facilité regrettable; mais en général l’effort est ici plus consciencieux, le pinceau a beaucoup moins de hâte que par le passé, et le sentiment, en se réglant, s’est détendu et non affaibli. Voyez par exemple dans ce même Saint Philippe baptisant l’eunuque de la reine d’Ethiopie le char où se groupent des femmes et des jeunes gens en regardant la scène avec une sorte de curiosité nonchalante et de surprise puérile. Ce mélange de langueur et d’animation est senti et rendu dans une juste mesure; moins discrètement exprimé, il aurait nui à la majesté de l’ensemble, tandis qu’il complète à merveille le sujet et achève d’en déterminer le sens. C’est ce qu’on peut dire aussi et avec plus d’à-propos encore des figures qui entourent le personnage principal dans la composition faisant face au Saint Philippe, — Saint François-Xavier donnant le baptême à des Indiens et à des Japonais. Tous ces sauvages agenouillés autour de l’apôtre apportent dans la confession de leurs croyances nouvelles leurs habitudes d’idolâtrie, et semblent confondre dans le même culte le Dieu qu’on leur enseigne et l’homme qui parle en son nom. Ils rampent en quelque sorte aux pieds de celui-ci, ils effleurent ses vêtemens de la main et des lèvres, comme pour s’initier à la vérité spirituelle par le témoignage des sens. Une figure de guerrier, entre autres, respire pleinement cette soumission à demi raisonnée, à demi instinctive, cette ferveur qu’on dirait née surtout de la fascination; la tête du saint et celle du jeune acolyte qui présente l’eau du baptême expriment au contraire une foi tout intelligente et la clairvoyance de la charité. Il y a là quelque chose de trouvé, de vrai, de caractéristique sans excès, qui suffirait pour donner au travail de M. Chassériau une valeur réelle et un intérêt sérieux. Ajoutons que l’ensemble de la composition se recommande par une ordonnance large et la tranquillité des lignes. Le coloris même, la touche, n’ont plus de ces violences qui choquaient ailleurs, et qui, au lieu d’accentuer la vie, n’arrivaient trop souvent qu’à la faire grimacer ou à parodier la puissance. Point de formes surchargées ni de tons prétentieux; partout ou presque partout, les traces d’un sentiment qui se consulte et qui ne se défie plus de l’étude.

En continuant à s’observer ainsi, le talent de M. Chassériau peut s’élever à un tout autre rang que celui qu’il a occupé jusqu’ici. Personne sans doute ne songe à contester les belles qualités qui le distinguent, mais bien des gens encore restent offensés, effrayés au moins de ses écarts. Que M. Chassériau achève de les rassurer; qu’il ne garde de son ancienne manière que ce vif instinct de la grandeur, cette ampleur de sentiment que révèlent même ses œuvres les plus imparfaites; en un mot qu’il confirme, dans des travaux plus châtiés encore, le progrès qu’annonce la chapelle du Baptême, et l’on ne se croira plus le droit d’accuser des erreurs dont il aura lui-même si hautement fait justice.


HENRI DELABORDE.


V. DE MARS.