Peintres modernes de la France - Hippolyte Flandrin

Peintres modernes de la France - Hippolyte Flandrin
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 819-856).
PEINTRES MODERNES
DE LA FRANCE

HIPPOLYTE FLANDRIN.

En apprenant, il y a quelques semaines, qu’Hippolyte Flandrin n’était plus, qui de nous, amis ou non, n’a mesuré aussitôt l’étendue d’une pareille perte? qui n’en a ressenti profondément l’amertume, entrevu tout d’abord la portée? C’est que la vie d’Hippolyte Flandrin n’intéressait pas seulement les progrès de notre art national; elle était aussi un bon conseil, une leçon pour tout le monde, depuis les jeunes artistes, auxquels elle enseignait le dévouement passionné au devoir, jusqu’aux artistes plus avancés dans la carrière, qu’elle pouvait rappeler à la bienveillance envers les rivaux, à la générosité envers les adversaires, et quelquefois au respect de leur propre indépendance.

Dieu sait cependant si le digne maître songeait à se proposer en exemple à personne! Jamais peintre n’eut moins que celui-là le goût, la pensée même de la domination; jamais homme n’exigea de soi davantage et ne demanda moins à autrui. Aussi sincèrement modeste qu’il était justement renommé, illustre en quelque sorte malgré lui, il semblait, dans ses rapports avec chacun, s’étonner des respects auxquels il avait droit, s’en effrayer presque, et s’excuser de sa gloire bien plutôt qu’en recueillir les fruits. Oui, mais que cet homme si prompt à s’effacer là où il n’y a en jeu que les intérêts de son amour-propre, que cet humble de cœur, s’il en fut, entre en lutte avec les plus graves difficultés de l’art et de la vie, qu’il ait dans sa jeunesse à vaincre la misère par le travail, quel qu’il soit, dans son âge mûr à s’acquitter de tâches d’autant plus hautes que son talent lui-même s’est élevé en proportion des tâches accomplies, — plus de timidités ni d’incertitudes. Chaque entreprise résolument tentée est conduite et surveillée avec une sévérité impitoyable; chaque jour amène un ardent effort vers le mieux, chaque heure qui s’écoule dans l’atelier ou sur les échafaudages d’une église est un hommage rendu par le chrétien convaincu à la vérité évangélique et par le peintre à la dignité de son art.

En racontant la vie d’Hippolyte Flandrin, nous voudrions faire ressortir ce contraste entre l’obscurité voulue, l’extrême simplicité d’une existence qui s’est dérobée presque tout entière au monde et l’éclatant succès des travaux qui l’ont remplie. Hélas! nous n’avons plus à garder maintenant la réserve qui nous était imposée à une autre époque[1]. La mort nous donne le droit d’écarter des voiles que nous avions d’abord à peine osé soulever, et de louer tout haut des mérites que récemment encore il eût été indiscret d’ébruiter. Je me trompe : même aujourd’hui, ce n’est pas du bruit qu’il faut essayer de faire autour d’une aussi chaste mémoire. On la profanerait presque en l’abordant avec trop de zèle, en s’interposant entre cette vie même et l’éloquence des enseignemens qu’elle nous lègue. Le mieux sera de la raconter sans commentaires ou plutôt de la laisser se raconter elle-même, de la laisser parler. Puisse ce fra Angelico de notre âge, par la candeur de l’âme et des mœurs comme par le caractère des inspirations, apparaître dans sa force paisible, dans le doux rayonnement de ses vertus, et demeurer à l’avenir environné de la double auréole qui couronne dès à présent pour nous les souvenirs d’une vie invariablement pure et d’un admirable talent !


I.

Jean-Hippolyte Flandrin, né à Lyon le 23 mai 1809, était le second de trois frères qui tous s’adonnèrent à la peinture, et le quatrième de sept enfans, dont le seul qui survive aujourd’hui est M. Paul Flandrin, un de nos paysagistes les plus justement estimés. Son père, après quelques essais pour prendre rang parmi les peintres d’histoire ou de genre qui composaient ce qu’on appelait alors l’école de Lyon, avait dû renoncer même à l’ambition modeste d’entrer un jour en rivalité avec les Richard et les Révoil. Pour vivre et pour faire vivre les siens, il s’était réduit à la profession de peintre en miniature : heureux encore lorsque la besogne ne venait pas à manquer, et qu’au souvenir de ses espérances déçues ne s’ajoutaient pas dans le présent des préoccupations d’un ordre tout matériel !

Cependant ses fils grandissaient. Tout en acceptant pour son propre compte une vie difficile et sacrifiée, le pauvre miniaturiste se reprenait à rêver pour chacun d’eux l’avenir qu’il s’était autrefois promis. Déjà l’aîné commençait à faire acte de peintre[2], et la mère de famille elle-même, un peu rassurée par les encouragemens qui avaient au dehors accueilli ces débuts, s’était résignée à le voir s’engager dans une carrière dont elle avait d’abord essayé de le détourner; mais, lorsqu’il fut question de laisser ses deux autres enfans s’y aventurer à leur tour, elle répondit cette fois par un refus formel. N’était-ce pas assez d’un peintre dans la famille? A quoi bon multiplier pour celle-ci les chances incertaines, demander aux hasards de l’art et du talent ce que la pratique d’un métier pouvait si sûrement procurer? Au lieu de faire entrer Hippolyte dans l’atelier d’un artiste, c’était dans une manufacture de soierie qu’il convenait de le mettre en apprentissage. Là du moins il gagnerait dès à présent le pain de chaque journée, en attendant que de la condition d’apprenti il fut élevé à l’emploi d’ouvrier, qui sait? peut-être un jour aux fonctions de commis. Quant à Paul, il apprendrait l’état de tailleur, et déjà la boutique avait été choisie où il devait être placé.

En indiquant quelque chose des premiers obstacles suscités à la vocation d’Hippolyte Flandrin, nous n’avons garde d’y chercher un prétexte pour renouveler ces lamentations banales sur l’aveuglement ou les préjugés des parens à qui le ciel a donné un enfant promis à la gloire. Rien de plus naturel et pourtant rien de moins juste que de porter ainsi des accusations après coup. Il est certain que si, dans l’humble maison où était né Hippolyte Flandrin, les inquiétudes maternelles eussent prévalu, la France ne compterait pas aujourd’hui un grand peintre de plus. Suit-il de là que ces inquiétudes fussent déraisonnables et ces craintes mal fondées ? Dans un pareil milieu, à un pareil moment, elles semblaient au contraire parfaitement légitimes, et si plus tard l’événement les a hautement démenties, la misère et les rudes épreuves ne devaient d’abord que trop bien les justifier. La mère de Flandrin a assez vécu pour être, presque jusqu’au bout, témoin des succès de son fils. Elle en a joui, sans avoir à se repentir pour cela des anciennes méfiances de sa tendresse, sans pouvoir se reprocher une erreur où elle avait lu autrefois son devoir, et dont ce fils, pieux et juste envers elle, ne s’est jamais vengé d’ailleurs que par un surcroît de respect.

On se méprendrait fort au surplus si l’on attribuait aux premiers essais de Flandrin une signification en rapport avec les caractères des travaux qui ont suivi. En condamnant au métier d’ouvrier en soie le futur peintre des grandes scènes évangéliques, il semblait qu’on ne courait le risque de supprimer en germe que le talent d’un dessinateur de vignettes, d’un imitateur d’Horace Vernet et de Charlet. Pendant toute son enfance en effet et même dans les premières années de sa jeunesse, Hippolyte Flandrin ne manifesta guère d’autre inclination pittoresque qu’un goût très vif pour les uniformes, pour les épisodes de la vie du soldat en campagne ou en garnison. Les heures que les enfans de son âge passaient sur les bancs d’une école, il les donnait tout entières, lui et son frère Paul, à la contemplation des régimens en marche ou réunis pour la parade, à l’étude ingénument zélée de tout ce que pouvait enseigner la caserne ou le champ de manœuvre ; puis, le soir venu, tous deux, s’aidant mutuellement de leurs souvenirs, s’appliquaient à retracer sur le papier les belles choses qu’ils avaient vues, à moins que quelque lithographie, expédiée de Paris et tombée par hasard entre leurs mains, ne devînt pour eux un modèle plus précieux encore et plus attentivement consulté. Les scènes militaires, tantôt graves, tantôt héroï-comiques, où l’expression d’une certaine originalité enfantine se combinait ainsi avec l’imitation des maîtres du genre, n’avaient pas tardé à procurer aux « petits Flandrin » un commencement de notoriété : le tout à la grande joie du père de famille, dont ces modestes succès semblaient déjà justifier les espérances. La mère des deux enfans en jugeait tout autrement, nous l’avons dit : aussi ne fallut-il pas moins, pour vaincre sa résistance, que l’intervention d’un artiste doublement recommandé à ses yeux par la situation qu’il occupait alors et par l’humilité du point d’où il était parti.

Le sculpteur de Spartacus, Foyatier, se trouvait à Lyon en 1821. Dix-huit ans auparavant, il avait reçu dans cette ville les premières leçons de son art, lorsque du village où il gardait les troupeaux il était venu s’offrir comme apprenti à un fabricant de statuettes pour les communautés religieuses. Établi maintenant à Paris, où il s’était fait un nom parmi les artistes et qu’il avait momentanément quitté pour se rendre en Italie, riche de quelques travaux à faire, Foyatier avait auprès de la famille Flandrin l’autorité de l’expérience personnelle et le prestige d’un homme arrivé. Il usa de son crédit pour mettre Hippolyte et son frère sur la route qu’il lui avait fallu autrefois s’ouvrir courageusement à lui-même. A force de citer son propre exemple, de se porter garant de l’avenir, il réussit à avoir raison des obstacles qu’on lui opposait. Bref, les deux enfans, dont l’aîné était alors âgé de douze ans, purent entrer, grâce à lui, dans un atelier que dirigeaient en commun un peintre nommé Magnin et un autre artiste aujourd’hui plus connu, le sculpteur Legendre-Héral.

Tout alla au mieux pendant quelque temps. Hippolyte ne trouvait pas seulement auprès de ses nouveaux maîtres l’occasion de s’initier à l’étude de l’antique et du modèle vivant; il recevait d’eux aussi des conseils dans le sens de ses ambitions les plus chères, des indications conformes à ce qu’il croyait être alors sa véritable vocation, et lorsqu’il leur soumettait les esquisses qu’il avait, au sortir de l’atelier, tracées en face de quelque corps de garde, il n’avait pas, tant s’en faut, à redouter des reproches sur un pareil emploi de son temps. Malheureusement l’école perdit bientôt l’un de ses deux chefs. Le départ pour l’Italie, puis la mort de Magnin rompirent l’association à l’abri de laquelle le talent de Flandrin avait fait ses premiers pas. Flandrin toutefois était en mesure de se produire maintenant sur une scène un peu plus haute et de poursuivre, au milieu de nombreux condisciples, le progrès commencé sous les regards seulement de quelques camarades. Il se présenta donc et fut admis à l’école de Saint-Pierre, qui, comme on sait, est l’école des beaux-arts à Lyon. Il y passa près de sept années, non sans ajouter à ses études officielles le supplément de quelques travaux de son choix, d’études d’après des animaux, par exemple, qu’il allait faire à certains momens de la journée dans un faubourg de la ville, le tout en vue de sa spécialité future et de cette renommée comme peintre de batailles qu’il comptait bien mériter un jour.

En attendant, il fallait vivre, et, si mince que fût le secours, alléger de son mieux les charges qui pesaient sur la famille. Il fallait de plus se préparer des ressources pour tenter un voyage à Paris, car n’était-ce pas à Paris que les deux frères verraient de leurs yeux tant de chefs-d’œuvre dont quelques-uns à peine étaient parvenus jusqu’à eux, traduits tant bien que mal par la gravure ou par la lithographie? N’était-ce pas là qu’ils trouveraient les enseignemens par excellence pour le genre qu’ils se proposaient de traiter, et, — comme le leur avait dit avec plus de bonne volonté d’ailleurs que de sagesse un officier supérieur qui s’intéressait à eux, — qu’ils pourraient « apprendre successivement les secrets du dessin chez Hersent, de la couleur chez Gros, de la perfection absolue chez Vernet ? » On juge des prodiges d’économie et de patience qu’il leur fallut accomplir, des privations de toute sorte qu’ils durent s’imposer pour arriver à la réalisation de leur projet. Enfin à force de menus travaux et d’épargnes accumulées sou à sou, à force de prélèvemens sur le produit de petites vignettes dessinées pour les marchands d’images, de rébus pour les confiseurs, de pierres qu’un éditeur de lithographies leur achetait au prix de quinze francs chacune lorsqu’ils y avaient tracé vingt sujets bien comptés, la somme à peu près nécessaire se trouva un beau jour complète : maigre trésor, il est vrai, qu’il importait de ménager avec autant de scrupules qu’il en avait fallu pour l’amasser, et dont la moitié déjà eût été absorbée par les frais de route, si les voyageurs ne s’étaient préalablement interdit le luxe de deux places dans une diligence. C’est à pied qu’ils avaient résolu de gagner Paris. Les voilà donc en marche sur ce chemin que, deux siècles auparavant, un autre apprenti de l’art, Nicolas Poussin, avait suivi dans un sens opposé. Six fois encore, dans le cours des années suivantes, Hippolyte refera à pied, pour venir embrasser ses parens, ces cent vingt lieues qu’il entreprend aujourd’hui de mettre entre lui et la maison paternelle. Quelle différence toutefois entre l’accueil qui alors le récompensera de ses fatigues et l’isolement où il va se trouver en arrivant à Paris ! Qui sait ce qui l’attend au terme du voyage, quels hasards pénibles, quelles dures épreuves viendront tourmenter sa vie ou embarrasser l’essor de son talent ? N’importe, il est prêt pour toutes les luttes, résigné à tous les sacrifices, pourvu qu’il étudie, qu’il s’instruise, qu’il reçoive et qu’il mette à profit les leçons d’un de ces chefs d’école dont il a pu jusqu’ici pressentir seulement l’habileté et s’approprier les exemples à distance. — Quelques extraits des lettres qu’il écrivait à ses parens dans les commencemens de son séjour à Paris en diront plus sur ses dispositions morales, sur ses premières impressions, sur l’arrangement même de sa vie que les paroles où nous essaierions de résumer ces détails familiers, ennoblis d’ailleurs par le caractère de celui qui les donne comme par la tendre sollicitude de ceux à qui ils sont adressés.

Après avoir, à Fontainebleau, « admiré le château, qui est magnifique, reconnu tout de suite la cour dans laquelle se passa la scène qu’Horace Vernet a si bien représentée (les adieux à la garde), » Flandrin, une fois à Paris, court « voir avant tout la colonne de la place Vendôme, » et en général les monumens ou les tableaux qui lui parlent de notre gloire militaire, de ces souvenirs héroïques qui ont enthousiasmé son enfance, et qu’il se sent moins que jamais d’humeur à répudier. Cependant il faut aviser aux moyens de s’installer et de vivre au meilleur marché qu’on pourra. « Plusieurs personnes, écrit Hippolyte, nous ont conseillé de louer une chambre non garnie. Nous en avons trouvé une qui nous coûte 140 francs par an. Tu vois, cher papa, que les loyers sont chers, car elle est très petite et au cinquième étage. Je vais te dire maintenant comment nous vivons. Levés à cinq heures, nous allons sentir le bon air au Luxembourg, qui n’est pas loin; à six heures, au travail. A huit ou neuf heures, nous déjeunons. Malheureusement le pain n’a jamais été aussi cher qu’il l’est à présent. Ensuite nous travaillons jusqu’à six heures... Tu me disais de ne pas contracter de dettes. Oh ! de ce côté-là tu peux être tranquille; j’aimerais mieux faire les plus grands sacrifices. Sois bien persuadé de l’amour de tes enfans. Malgré leur éloignement de toi, ils ne feront rien que tu puisses désapprouver, et ils tâcheront de te soulager. » Bien souvent toutefois le regret du cher foyer, de la famille, vient non pas décourager, mais attrister Flandrin au milieu de ses studieux efforts, et alors, de peur d’affliger son père, ce n’est plus à lui qu’il se confie, c’est à son frère Auguste. « Tu ne saurais croire avec quelle force je désirerais te voir et t’embrasser, ainsi que le papa et la maman. Presque toutes les nuits je me trouve transporté à Lyon, et hier j’étais vraiment fâché contre Paul pour m’avoir réveillé, car dans ce moment-là je croyais vous embrasser. Je pleurais de joie... Souviens-toi que tous les soirs nous sommes convenus de prier les uns pour les autres. C’est à quoi je ne manque jamais. Je suis bien sûr que notre pauvre maman n’y manque guère. Elle nous aime tant, et elle est si loin de nous! Pauvre père, bonne mère, vous n’avez plus auprès de vous tous vos enfans! » Enfin l’expression des sentimens de respect, et bientôt de dévouement passionné qu’inspirent à Hippolyte Flandrin ses premières relations avec M. Ingres vient, dans chacune de ces lettres, se mêler à l’expression de sa tendresse filiale ou au récit des petits événemens de la journée. C’est d’abord : « Nous sommes maintenant chez M. Ingres, à qui nous avons fait voir quelques-unes de nos compositions, dont il a été content; » puis : « M. Ingres nous encourage beaucoup, aussi nous travaillons avec la plus grande ardeur. » Survienne quelque circonstance où M. Ingres aura témoigné, avec un surcroît de bienveillance, l’intérêt qu’il porte à son jeune élève, et pour le coup le cœur de celui-ci déborde. « Que ne lui dois-je pas! écrit Flandrin à son frère. Que ne lui dois-je pas, à cet homme qui a déjà tant fait pour nous! Hier il m’a embrassé comme un père embrasse son fils... Je ne sais plus comment le nommer, mais je pleure en pensant à lui, et c’est de reconnaissance. »

Le nom d’Hippolyte Flandrin est, depuis bien des années déjà, si étroitement lié au nom de M. Ingres, l’influence du maître a été d’abord si pieusement acceptée par le disciple, et proclamée par lui en tout temps avec une si vive gratitude, qu’on croirait qu’une sympathie instinctive existait dès l’origine entre les deux artistes, et qu’en se rapprochant l’un de l’autre ils obéissaient sciemment à une sorte d’harmonie préétablie, à une force d’attraction naturelle. Rien de moins exact pourtant. A Lyon, Flandrin n’avait peut-être pas entendu parler une seule fois de M. Ingres, dont les principaux ouvrages d’ailleurs n’étaient à cette époque ni lithographies ni gravés. En tout cas, à son arrivée à Paris (1829), il songeait si peu à devenir l’élève du peintre de l’Apothéose d’Homère, qu’il se dirigeait déjà vers l’atelier d’Hersent, pour qui le directeur de l’école de Saint-Pierre, Révoil, lui avait donné une lettre de recommandation. Chemin faisant, il rencontre un jeune peintre, son compatriote, autrefois parti de Lyon, lui aussi, avec une lettre à la même adresse, mais qui, après avoir vu au salon les tableaux de M. Ingres, s’était décidé à le choisir pour maître[3]. Puisque Flandrin pouvait choisir à son tour, pourquoi hésiterait-il à suivre cet exemple? Pourquoi, au lieu d’aller chercher auprès d’Hersent une doctrine et des enseignemens équivoques, ne recourrait-il pas à l’autorité d’un artiste dont les principes étaient aussi sûrs que l’expérience même et le talent? Flandrin se laissa persuader. Moitié confiance dans la vérité qu’on lui révélait, moitié désir de se retrouver sous la même discipline que son ancien camarade, il prit le parti d’agir dans le sens que lui indiquait celui-ci. Au bout de quelques jours, il était, ainsi que son frère, installé dans l’école de M. Ingres, où un autre Lyonnais, M. Sébastien Cornu, les avait d’ailleurs précédés.

Qu’allait-il cependant advenir, dans ce nouveau milieu, des anciens projets d’Hippolyte et des habitudes pittoresques qu’il avait contractées à l’académie de Lyon? Il était au moins difficile de concilier avec la soumission aux sévères doctrines de M. Ingres la fidélité aux leçons de Révoil. L’accommodement pouvait-il mieux se faire entre les études actuelles et les arrière-pensées qui auraient eu encore pour objet la conquête d’une place parmi les peintres de batailles ? Flandrin ne tarda pas à comprendre qu’il lui fallait non-seulement oublier ce qu’il avait appris jusqu’alors, mais aussi proposer à son ambition un but tout différent de celui qu’il s’était promis d’atteindre. Il lui arrivera bien encore, pendant les premières années de son séjour à Paris, de se servir du crayon lithographique ou de l’aquarelle pour retracer quelque fait analogue à ceux qui l’avaient d’abord si vivement préoccupé, quelque petite scène relative aux travaux ou aux délassemens du soldat; il n’y aura plus ici toutefois qu’un calcul fort indépendant des entraînemens de l’imagination, l’emploi d’un moyen moins stérile qu’un autre pour subvenir à des besoins immédiats, aux plus urgentes nécessités de la vie. Désormais le goût, les espérances même sont ailleurs, et quelques mois venaient de s’écouler à peine depuis l’admission de Flandriti dans l’atelier de .M. Ingres, qu’il était devenu l’un de ses élèves les plus habiles, les plus dévoués, les plus profondément convaincus.

À cette docilité intelligente, à ce zèle pour la cause du maître, Flandrin joignait déjà ces mérites d’un autre ordre qui devaient, dans le cours de sa vie, inspirer tant d’affection autour de lui et commander si sûrement une respectueuse sympathie pour sa personne. Ceux qui l’ont connu à cette époque gardent le souvenir d’un jeune homme à la physionomie rêveuse et douce jusqu’à l’expression mystique, au langage invariablement réservé, aux coutumes d’esprit enfin et à l’aspect si noblement modestes qu’on se sentait dominé en quelque sorte par cette modestie même et attiré par cet air de bonté. C’était bien là le genre d’influence qu’il devait un peu plus tard exercer à Rome sur ceux qui l’entouraient, et que constatait, en la subissant à sa manière, une femme du peuple, modèle accoutumé des pensionnaires de l’académie. Elle s’échappait un jour en épigrammes d’une âpreté toute méridionale, en violentes plaisanteries sur la laideur de tel d’entre eux, sur les faux agrémens de tel autre. On lui demanda pourquoi elle épargnait Flandrin, dont le visage pourtant n’avait ni régularité dans les traits, ni beauté proprement dite : « Oh! quant à lui, dit-elle, beau ou non, il ressemble vraiment à la Madone, pare proprio la Madonna. » Ainsi autrefois le doux Virgile gagnait les cœurs de ceux-là mêmes qui ignoraient son génie et devait au seul dehors de ses vertus ce surnom de vierge dont on le saluait dans les faubourgs de Rome. — Mais revenons à l’atelier de M. Ingres et aux caractères de l’éducation nouvelle qu’y recevait Flandrin.

Nous avons déjà parlé de l’ardeur avec laquelle l’élève avait dès le début embrassé le parti du maître. Était-ce donc qu’il s’agît alors d’agressions à repousser ou d’une guerre à entreprendre? Dans la situation où se trouvaient les affaires générales de notre école, le rôle de M. Ingres et de ses disciples ne pouvait être celui-là. Il s’agissait bien plutôt de s’isoler des combats qu’on voyait se livrer autour de soi, de laisser les excès en tous sens s’user par leur violence même, et, sans se mêler aux querelles du jour, d’introduire à côté des œuvres et des questions en litige un progrès assez significatif pour que personne n’en méconnût l’autorité, assez conforme néanmoins aux traditions du passé et aux aspirations présentes pour donner satisfaction à chacun. Certes il serait aussi niais qu’injuste de ne voir dans l’éclatant succès obtenu par M. Ingres que le résultat d’une habile politique. Moins que qui que ce soit, nous serions tenté d’expliquer par l’adresse des calculs ou par les simples exigences du moment une gloire que justifient de reste la puissance des aptitudes personnelles et la grandeur des travaux accomplis. Ce que nous prétendons rappeler seulement, c’est que, il y a trente ans, par son talent et par les théories qu’il professait dans son école, M. Ingres n’attirait la réprobation formelle d’aucun des deux partis alors aux prises. Les souvenirs qu’il conservait des enseignemens de David, — bien qu’en matière de science et d’imitation de l’antique il remontât fort au-delà des traditions dont on avait nourri sa jeunesse, — ces souvenirs étaient un titre auprès de ceux qui faisaient de la pure résistance une question d’honneur pour eux-mêmes, et pour l’art national un moyen de salut. De leur côté, les novateurs se sentaient rassurés et jusqu’à un certain point secourus dans leurs prétentions par l’empressement de M. Ingres à rechercher et à exprimer les vérités caractéristiques, à réhabiliter l’étude immédiate de la nature, de la vie sans déguisement, du réel.

Par la conciliation de deux élémens en désaccord jusque-là, en divorce complet dans notre école, — la vraisemblance des types et la noblesse idéale du style, — M. Ingres avait donc à la fois fécondé la réforme accomplie jadis par David et consacré à sa manière quelques-unes des inclinations de l’art moderne. Il avait réussi à tirer le beau pittoresque des profondeurs mêmes de la nature, comme à vivifier l’imitation de l’antique par l’accent de l’inspiration personnelle et du sentiment. Là est son originalité véritable, son mérite principal. Tels étaient aussi les principes sur lesquels il fondait son enseignement, et que ses élèves acceptaient avec d’autant plus de confiance qu’une pareille doctrine avait à leurs yeux le double attrait d’une nouveauté dans le sens des idées progressives et d’une protestation, non moins nouvelle dans la forme, en faveur du passé.

L’empire exercé par M. Ingres sur les jeunes artistes qui se pressaient dans son atelier est un fait trop connu, trop bien attesté d’ailleurs par le nombre des talens éclos sous cette forte influence, pour qu’il soit besoin d’insister. En disant que le talent de Flandrin reçut, lui aussi, de la main du chef de l’école une impulsion décisive, nous répéterions ce que chacun sait et ce que le disciple, devenu maître à son tour, reconnaissait plus ouvertement et plus sincèrement que personne. Il est à propos seulement de faire remarquer quelle part, quelle large part, revient dans les heureux effets de cette action aux qualités particulières de celui qui la subissait.

Si fidèle que soit resté Flandrin aux leçons et aux exemples du grand artiste dont il aurait osé à peine se croire le lieutenant, il ne l’a pas été moins à ses propres tendances. Avec quelque bonne foi qu’il se regardât jusqu’à la fin comme « l’œuvre » absolue de M. Ingres, il aurait eu le droit d’attribuer aux ressources de son imagination, à l’élévation naturelle de son sentiment, certains mérites tout personnels en effet, et que révèlent assez clairement tant de peintures murales et de toiles où l’inspiration est au niveau de la science. Bien plus, à l’époque où Hippolyte Flandrin en était encore à s’essayer sous les regards du maître, à chercher le progrès dans la docilité matérielle du travail, dans la plus scrupuleuse abnégation, quelque chose se trahissait malgré lui de ce fonds d’onction et de tendre mélancolie qui devait pleinement apparaître plus tard et s’épancher sans contrainte, en raison de la dignité morale des sujets. Pour le moment, il ne s’agissait de peindre que des études d’après le modèle vivant, de simples académies où l’imitation de la nature, dans le sens prescrit par M. Ingres, semblait la seule condition à remplir. C’était effectivement vers ce but que tendaient tous les efforts de Flandrin, et ce qui subsiste aujourd’hui des travaux appartenant aux premières années de sa jeunesse nous montre avec quelle attention et quelle exactitude il adaptait les préceptes qu’il avait entendus à la traduction des réalités qu’il voyait ; mais cela prouve aussi qu’il possédait d’autres dons qu’une rare faculté d’assimilation. S’il était le premier entre ses condisciples par l’habileté et la science acquise, il l’emportait également sur eux par la sérénité naturelle du style, par la grâce instinctive des intentions. Pour peu que l’on examine à l’École des Beaux-Arts le tableau qui lui mérita le prix de Rome, on y retrouvera la promesse certaine des œuvres et des succès qui ont suivi. Il n’y a pas d’exagération à dire, malgré la différence des sujets et des conditions pittoresques imposées à chaque tâche, que les qualités dont nous voyons l’épanouissement sur les murs de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Vincent-de-Paul sont au moins en germe dans cette scène païenne : Thésée reconnu par son père au milieu d’un festin.

S’il fallait donc, à cette époque de la vie de Flandrin, surprendre un contraste entre ce qu’il était et ce qu’il allait bientôt devenir, ce n’est pas dans une opposition de ses œuvres les unes aux autres qu’il conviendrait de le chercher. En rapprochant au contraire des essais et des premiers succès du jeune peintre le souvenir des âpres difficultés matérielles, des circonstances tantôt inquiétantes, tantôt cruelles, au milieu desquelles ils se sont produits, on s’étonnerait à bon droit de la vitalité croissante, de l’énergie sereine de ce talent, en regard des privations et des souffrances qui auraient pu en décourager le zèle ou en compromettre le développement : souffrances soigneusement cachées d’ailleurs, supportées par Hippolyte Flandrin avec autant de fierté que de résignation, et dont nul n’avait le secret, hormis celui qui les partageait alors avec lui.

En arrivant à Paris, les deux frères, nous l’avons dit, s’étaient fiés à l’avenir, au produit futur de leur travail bien plutôt qu’aux chétives épargnes qu’ils avaient apportées de Lyon. Malgré tous leurs efforts d’économie, ils avaient vu bientôt celles-ci s’épuiser, sans réussir encore à s’assurer quelques ressources au-delà de la journée présente, si même, toute tâche venant à leur manquer, ils ne se trouvaient, ce jour-là, réduits à la nécessité de se coucher à jeun ou de tromper leur faim par un semblant de nourriture acheté Dieu sait où et à quel prix. Pour comble de malheur, le premier hiver qu’ils eurent à passer à Paris était ce rude hiver de 1829 à 1830 dont on se rappelle encore la rigueur et la durée exceptionnelles. Le moyen de résister au froid, dont tant d’autres se préservaient à peine au coin d’un bon feu, dans une mansarde ouverte à tous les vents, et de conserver, sinon la santé, au moins la vie, dans cette atmosphère où ne brillait d’autre flamme que la lueur d’une petite lampe allumée pour le travail, quand par bonheur quelque marchand avait commandé une lithographie ou un dessin ? Le plus souvent, pendant les longs mois de ce rude hiver, les deux pauvres jeunes gens, pour ne pas mourir de froid, se réfugiaient dès cinq heures du soir dans l’unique fit qu’ils possédaient. Là, s’ils se sentaient assez riches pour sacrifier à leurs plaisirs quelques gouttes de l’huile qui ne se consumait d’ordinaire qu’afin d’éclairer les travaux dont dépendait leur pain, ils se lisaient alternativement l’un à l’autre les livres qu’ils avaient pu se procurer, s’entr’aidant ainsi contre l’oisiveté, contre la souffrance physique, et tâchant d’acquérir l’instruction dont leur enfance avait été privée.

Ce fut à ces lectures, continuées ensuite à Rome avec plus d’application encore et plus de méthode, qu’Hippolyte Flandrin dut presque uniquement ce qu’il savait en dehors de l’art et des questions pittoresques. Or, si tardive qu’elle eût été, si incomplète même qu’elle fût demeurée à quelques égards, cette éducation toute personnelle avait, sur certains points, une profondeur et une sûreté que ne donnent pas toujours plusieurs années d’humanités dans les collèges. Sans doute, chez Flandrin, comme chez la plupart des peintres éminens, les instincts étaient par eux-mêmes assez forts pour embrasser plus d’un objet, assez souples pour se mouvoir dans le domaine des choses de l’esprit avec la même aisance que dans le cercle des vérités palpables ; mais l’étude et la réflexion avaient beaucoup ajouté à ces aptitudes innées, et converti en une rare délicatesse de goût ce qui n’était d’abord qu’à l’état de perception générale et de sentiment. Je doute par, exemple, qu’il soit possible de scruter les mystères de la pensée de Dante avec plus de pénétration que n’en montrait Flandrin, et qu’un lettré de profession apprécie mieux qu’il ne se les expliquait à lui-même les incomparables beautés de la forme dans la Divine Comédie.

Sans parler des livres saints, dont il alimentait chaque jour ses inspirations d’artiste et sa foi de chrétien, les poèmes antiques, qu’il avait commencé de connaître à l’âge où le plus souvent on les oublie, s’étaient si bien emparés de sa mémoire qu’ils y demeuraient comme un terme de comparaison, une fois admis, pour discerner partout ailleurs le vrai ou le faux, l’empreinte d’une imagination sincère ou le simulacre de la poésie. Et cependant Flandrin ne pouvait lire dans le texte ni Homère, ni Virgile. C’était seulement à des œuvres de seconde main qu’il lui avait fallu demander la clé du génie et de la littérature antiques. Qu’importe si le pressentiment et la voie détournée le guidaient en réalité vers le but que tant d’autres n’atteignent pas toujours aussi sûrement en l’envisageant face à face? Tel érudit qui n’ignore le sens d’aucun mot grec ou latin, tel paléographe rompu à toutes les difficultés grammaticales en saura peut-être beaucoup moins, quant aux caractères généraux et à l’expression morale des monumens directement étudiés par lui, qu’un artiste bien doué qui ne les aura consultés qu’à travers une traduction et, pour ainsi parler, à distance. Le peintre de l’Œdipe et de l’Apothéose d’Homère n’est rien moins qu’un helléniste. Qui mieux que lui pourtant a compris l’antiquité grecque, non-seulement dans ses formes extérieures, mais dans sa signification intime, dans ses coutumes intellectuelles, dans son génie? Flandrin, lui aussi, avait deviné ces secrets. Il reconstruisait dans sa pensée les vers de l’Iliade jusqu’en face de la prose de Bitaubé, comme, avant d’aller en Italie, il lui avait suffi de jeter les yeux sur les tristes gravures de Volpato et de Morghen pour entrevoir déjà les peintures des Stanze ou la Cène de Léonard.

La première œuvre publique du pinceau de Flandrin, le Thésée, exprime clairement ce don de seconde vue, cette faculté de démêler la vraie physionomie d’un fait ou d’une époque sans l’abus, sans le secours même des gloses et des dictionnaires. Nul pédantisme ici, nulle ostentation archaïque; rien non plus qui contredise par des apparences trop modernes l’impression qu’il s’agissait de produire ou qui rabaisse jusqu’à l’image d’une scène familière la représentation de ce sujet épique. En groupant autour d’une table les compagnons de Thésée, Flandrin n’a voulu ni juxtaposer des statues coloriées, ni représenter la vie sous des dehors vulgaires à force de vraisemblance. Son tableau a du caractère au double point de vue de l’histoire et du style, c’est-à-dire qu’en s’appropriant bien aux conditions particulières de la donnée, il définit franchement les réalités que le peintre a eues devant les yeux, les types qu’il lui a convenu de choisir, les formes, même irrégulières, qu’il a entendu retracer : mérite rare en général dans les œuvres des concurrens pour le prix de Rome, et dont on sut tout d’abord d’autant plus de gré à Flandrin qu’à cette expression d’audace relative se joignaient, il faut le redire, les témoignages d’une science déjà sûre, d’un sentiment assez profond pour présager quelque chose des inspirations prochaines et des nobles travaux qui les résumeraient.

Peu s’en était fallu toutefois que cet essai, qui intéressait tant l’avenir du jeune peintre, que ce tableau si justement récompensé, ne pût être ni achevé à temps ni même entrepris. Au moment de subir les épreuves qui précédaient alors le concours pour le prix de Rome, Flandrin se trouvait dans un tel état de gêne qu’il n’aurait su, en cas d’admission, comment faire face aux petites dépenses exigées par l’achat des couleurs et le salaire des modèles. Jusque-là, quelques lithographies vendues de loin en loin, quelques copies d’après les tableaux du Louvre acquises par son compatriote Orsel ou par le digne ami d’Orsel, M. Périn[4], un jour même, — insigne bonne fortune! — le portrait d’un gendarme peint à la si grande satisfaction du modèle que celui-ci avait généreusement augmenté de 5 francs le chiffre de 30 francs fixé d’avance pour la rémunération de l’œuvre, — ces expédiens, quelque rares ou quelque incertains qu’ils fussent, avaient à peu près suffi pour faire vivre Flandrin au jour le jour et lui procurer, sinon tout le nécessaire, au moins le plus indispensable. Comment aborder aujourd’hui une tâche non-seulement improductive, mais dispendieuse? comment consacrer à la poursuite d’un succès douteux trois mois durant lesquels il n’y aurait moyen ni de pourvoir à la subsistance quotidienne, ni de compter sur le lendemain pour le paiement des frais occasionnés par le travail? Faute de quelques écus, Flandrin se voyait forcé de céder la place à ses rivaux, et, comme autrefois Bartolini, de décliner la lutte à l’heure même où il avait le mieux le droit d’espérer la victoire. M. Ingres, plus sûr du talent de son élève que celui-ci n’osait l’être lui-même, s’était promis cette victoire prochaine, et il l’attendait avec une pleine confiance. Aussi, lorsqu’une fois, averti des empêchemens survenus, il lui fallut se résigner à voir Flandrin s’éloigner de la lice, ne put-il lui dissimuler combien la résignation lui coûtait. Flandrin ne résista pas à l’expression attendrie de ces regrets. Plus fort contre un surcroît de privations personnelles que contre le déplaisir qu’il causerait à son maître, il résolut de se présenter au concours, où il fut admis le cinquième. Restaient, en dehors de l’insuffisance ou de la nullité des ressources matérielles, d’autres obstacles plus difficiles encore à surmonter, mais dont il triompha pourtant à force de volonté, de patience et de courage.

On était au printemps de l’année 1832, c’est-à-dire à l’époque où le choléra sévissait pour la première fois à Paris. Atteint déjà par l’influence épidémique avant le moment de son entrée en loge, Flandrin était, bien peu après, tombé tout à fait malade. Bon gré, mal gré, il avait fallu interrompre la tâche à peine commencée, et sacrifier au soin d’une santé compromise d’ailleurs par une grave affection rhumatismale quelques-uns de ces jours comptés d’avance et destinés tout entiers au travail. Qui sait s’il sera possible de regagner le temps ainsi perdu? qui sait même si la mort n’achèvera pas d’immobiliser tout à l’heure ce corps à demi épuisé par les souffrances, comme elle vient de saisir un des concurrens pour le prix de Rome, foudroyé, en se rendant à l’école, par le fléau? Le médecin qui visitait Flandrin le menaçait d’un sort semblable pour peu qu’il essayât de quitter son lit, à plus forte raison de se remettre à l’œuvre. Il s’y remit pourtant, la continuant chaque fois et aussi longtemps qu’il le pouvait sans succomber littéralement à la fatigue, expiant par un repos forcé son énergie de la veille, sauf à recommencer l’épreuve le lendemain et à se traîner de nouveau, appuyé sur le bras de son frère, jusqu’au seuil de cette école d’où il devait, après tant de courageux efforts, sortir enfin vainqueur des autres comme de lui-même, et aussi bien aguerri par l’expérience contre les périls de l’art que contre les maux ou les difficultés de la vie.


II.

Le prix décerné à Flandrin était le premier qu’eût remporté un élève de M. Ingres, le premier succès public par conséquent d’une école bien récemment ouverte et malheureusement trop tôt fermée pour les progrès et pour l’honneur de l’art contemporain. Les deux années qui s’écoulèrent à partir de cette époque jusqu’au jour où M. Ingres quitta Paris pour aller remplir à Rome les fonctions de directeur de l’Académie de France devaient être marquées par d’autres faits, par des promesses successives ou des preuves de talent qui achèveraient de consacrer l’autorité du maître. En 1832 toutefois les heureux effets de cette influence avaient aux yeux des uns l’attrait de la nouveauté, aux yeux des autres la signification d’une double victoire sur le vieil idéalisme académique et sur l’esprit ouvertement révolutionnaire qui animait alors certains artistes. Aussi le nom du jeune lauréat acquit-il tout d’abord dans le monde des ateliers, et même dans le monde proprement dit, une notoriété que les débutans n’y obtiennent pas d’ordinaire. Il se trouva du jour au lendemain presque célèbre, moins peut-être parce qu’il personnifiait un talent déjà remarquable que parce qu’on en avait fait l’étiquette d’une doctrine et comme le mot de ralliement d’un parti.

Est-il besoin d’ajouter que Flandrin n’eut garde de se prévaloir, de s’émouvoir même de l’agitation causée par ce succès? Eût-il été tenté d’ailleurs d’exploiter sa bonne fortune au profit de son amour-propre, — c’est-à-dire eût-il été moralement le contraire de ce qu’il était, — l’indigence présente de sa vie, de ses habits même, serait devenue un empêchement assez grave pour refouler toute velléité de répondre aux avances d’autrui et de paraître[5]. Flandrin, lorsqu’il eut obtenu le prix, ne songea, ses lettres l’attestent, qu’au bonheur qu’en ressentiraient ses parens, à l’hommage indirect qu’on rendait ainsi à son maître. De tout le reste il ne vit rien, ne sut rien ou ne voulut rien savoir. Sans autre ambition qu’un ardent désir de mieux faire, il partit pour Rome après un séjour de quelques semaines à Lyon, où il s’était rendu à pied, comme de coutume, mais d’un pied bien leste, bien joyeux cette fois, puisqu’il rapportait aux siens la récompense d’un passé dont s’était alarmée leur tendresse et, quant à l’avenir, des gages assez sérieux pour achever de la rassurer.

Le voilà donc installé à l’Académie de France, délivré des soucis qui, dans le cours des années précédentes, avaient si cruellement pesé sur sa vie; le voilà maître enfin de se donner tout entier à l’art, d’en étudier sur place les plus nobles exemples, et, comme il le disait lui-même, de « causer face à face avec Raphaël et Phidias. » Un grand regret pourtant demeurait au fond de ce cœur si heureux de ses émotions nouvelles, et le possédait aussi continuellement que l’enthousiasme pour la nature italienne et pour les chefs-d’œuvre. C’était la première fois depuis vingt ans qu’Hippolyte Flandrin se trouvait séparé de ce frère avec lequel il avait vécu d’une seule vie, avec lequel il avait tout mis en commun, espérances, travaux, joies ou peines, actions ou pensées. Aussi, quelque large que soit la part des descriptions dans les lettres qu’il lui adresse, quelque effort qu’il semble faire pour ne lui rendre compte que de ses impressions d’artiste, un mot involontaire, un détail donné en passant vient à chaque instant trahir le secret qu’il prétendait garder et révéler quelque chose de la souffrance intime à celui dont il croyait avoir intéressé seulement la curiosité ou dérouté les appréhensions affectueuses. « Je viens, lui écrivait-il peu de jours après son arrivée à Rome, je viens de te parler de la ville et de ses beautés. Elles sont sublimes, mais l’esprit n’est pas toujours disposé à les sentir. Souvent je suis bien triste, les soirs par exemple. Lorsque le soleil est couché (je suis à ma fenêtre quelquefois), le ciel est magnifique; mais la nuit qui commence à tomber fait penser plus loin et plus profond que pendant le jour. Je regarde l’horizon pendant longtemps... Je referme ma fenêtre lorsque je vois les lumières s’allumer dans la ville, je lis Plutarque jusqu’à neuf heures à peu près, puis je me couche et je relis ta lettre, celle de M. Ingres. Ainsi je m’endors en pensant à toi et à lui. » Et ailleurs : « Mon Dieu, c’est donc bien vrai que j’ai quitté la rue Mazarine et l’atelier, le Pont-Royal et la Cité, dominée par les deux colosses de Notre-Dame ! Tout cela a son beau et son bon côté, que je sens encore mieux de loin que de près : le pays où je suis est admirable; mais il le sera bien autrement quand nous en jouirons ensemble. Allons, courage, travaillons. Les progrès que nous pourrons faire ajouteront encore à la joie que nous aurons de nous revoir. »

Une année, une longue année s’écoula avant que cette réunion, si ardemment désirée de part et d’autre, vînt rendre à Hippolyte Flandrin celui qui avait été, qui resterait jusqu’à la fin le témoin de son âme autant que le compagnon de sa vie. Quelques mois plus tard, M. Ingres succédait à Horace Vernet dans le poste de directeur de l’académie. Les pensionnaires eux-mêmes, sur lesquels, — un d’entre eux le disait récemment devant sa tombe, — Flandrin « exerçait une véritable fascination, la fascination de l’artiste supérieur et de l’homme de bien, » les pensionnaires lui avaient voué déjà cette amitié mélangée de respect qui devait, pour quelques-uns se fortifier encore par la consécration commune des succès et par la confraternité de l’Institut, pour tous survivre aux jours de la jeunesse et de la camaraderie. Ainsi entouré de ceux qu’il continuait ou qu’il commençait à aimer, ainsi encouragé au travail par la double influence du milieu d’affection où il se trouvait et des grandes leçons que lui fournissait Rome, Flandrin passa les années de son pensionnat dans des efforts de plus en plus féconds, dans des progrès de moins en moins douteux. Une figure d’étude, Polytès, fils de Priam, observant les mouvemens des Grecs, figure peinte en 1834, à une époque où, comme l’écrivait modestement Flandrin, il s’agissait encore pour lui « non pas de faire des tableaux, mais de se mettre en état d’en faire; » — Dante offrant des consolations aux mânes des envieux, — Saint Clair, premier évêque de Nantes, guérissant des aveugles, tableaux appartenant aujourd’hui, le premier au musée de Lyon, le second à la cathédrale de Nantes; — enfin en 1838 Jésus et les petits enfans, grande toile à laquelle la ville de Lisieux n’a, dit-on, accordé ni une hospitalité digne de l’œuvre, ni même les soins matériels qui en auraient assuré la conservation, — tels sont, sans compter d’autres tableaux et d’autres études, les principaux envois de Flandrin pendant son séjour à Rome.

Nous n’avons pas à entreprendre ici un examen détaillé de ces différens travaux, pas plus qu’il ne nous semblerait opportun d’insister sur les mérites isolés, sur la valeur particulière des tableaux ou des peintures murales que Flandrin a successivement exécutés depuis son retour de Rome. Ces mérites, bien appréciés par tous à l’apparition de chaque œuvre nouvelle, n’ont plus besoin d’être signalés. Il suffira de rappeler ce qu’il y avait alors de personnel, de relativement nouveau dans la conciliation qu’il venait de tenter entre l’austérité de la pensée religieuse et la grâce sereine, la facilité paisible de l’expression. Le Dante, le saint Clair, le Jésus et les petits enfans, ont une signification aussi contraire aux intentions négatives ou païennes de l’école de David qu’aux audaces purement pittoresques de l’école romantique ou au sentiment laborieux et voulu, à la piété pédantesque qu’accusaient déjà certains travaux imités de la manière allemande et des œuvres du moyen âge. En reprenant ainsi des thèmes usés en apparence ou innocemment profanés, en les rajeunissant par la sincérité des inspirations et par le charme des formes, Hippolyte Flandrin ne donnait pas seulement la mesure d’un talent qu’on pouvait, à partir de ce moment, compter parmi les mieux informés et les plus sûrs; il rouvrait à l’art religieux dans notre pays une voie que, depuis Lesueur, nul peintre n’avait osé suivre ni même aborder, ou si quelques-uns essayaient dès lors d’y rentrer avec lui, aucun d’eux ne devait la parcourir ensuite avec autant de persévérance et d’éclat.

Certes il y aurait de l’injustice à tenir peu de compte des efforts tentés, il y a trente ans, pour renouveler parmi nous le fond et les dehors de la peinture religieuse. On ne saurait sans ingratitude oublier les travaux par lesquels Orsel, M. Périn, M. Roger, d’autres artistes encore, entreprenaient de réformer l’imitation de l’antique en matière de sujets sacrés et, suivant le mot d’Orsel lui-même, « de baptiser l’art grec. » C’était à Flandrin toutefois qu’il appartenait d’opérer pleinement cette régénération, de consommer ce bienfaisant baptême. C’est lui qui nous renseigne, avec plus d’autorité que personne, sur les justes conditions de cette alliance entre l’orthodoxie des intentions morales et la vraisemblance ou la grâce des formes employées pour les traduire, entre le respect des plus sévères traditions du dogme chrétien et le souvenir des plus beaux exemples de l’art : tâche difficile, dont le noble artiste acceptait les deux termes avec les mêmes empressemens, la même foi, et qu’il poursuivait jusqu’au bout en se confirmant de plus en plus dans sa double croyance. Là où tant d’autres n’avaient fait, sous le règne de David, que remplir habilement un rôle, il se dévouait tout entier à une fonction, parce que chez lui le cœur était du même parti que l’intelligence. La piété ne le rendait pas plus rebelle aux émotions produites par le beau visible que le zèle de l’art ne le distrayait des contemplations métaphysiques, et lorsqu’au commencement de son séjour à Rome Flandrin écrivait à son frère pour lui demander « de l’outremer, des brosses et les Pensées de Pascal, » ne résumait-il pas ainsi sans y songer toutes les occupations, tous les désirs, toutes les passions de cette vie partagée entre le besoin de peindre les choses du ciel et le besoin aussi impérieux d’en méditer, d’en approfondir les mystères? Plus tard, en décorant Saint-Paul de Nîmes, il inscrivait, dans l’épaisseur d’un pli de la draperie du Christ et à la hauteur du cœur, les noms de son père et de sa mère, de ses frères, de sa femme et de ses enfans, de tous ceux qu’il avait perdus ou que Dieu lui avait laissés, de tous ceux qu’il avait aimés ou qu’il aimait. Était-ce donc pour afficher sa foi, pour en publier les tendresses? A la distance où la figure est placée, ces inscriptions sont absolument invisibles, et d’ailleurs Flandrin n’avait confié le fait qu’à une seule personne, en lui recommandant le secret. Non, un pareil ex-voto ne prétendait qu’au regard de Dieu et n’avait, sous la main qui le traçait, que le caractère sacré d’une prière. De notre temps peut-être assez de gens se rencontreront pour attribuer à quelque ressouvenir du moyen âge cet acte de piété naïve, plus d’un pourra s’en étonner comme d’une sorte d’anachronisme; mais personne assurément ne s’avisera de le blâmer, et, même parmi les incrédules les plus hautains, je défie qui que ce soit d’en sourire.

Les divers tableaux envoyés de Rome par Flandrin avaient été fort remarqués aux expositions à mesure qu’ils y avaient paru. Celui qu’il venait de rapporter pour le terminer à Paris, et qui allait à son tour figurer au Salon, le Jésus et les petits enfans, acheva. même avant le jour de l’exposition publique, de mettre en crédit le nom du peintre auprès des artistes placés alors à la tête de l’école française. Un de ceux-ci, dont la vie a été honorée par bien des traits de désintéressement et de rare équité, Ary Scheffer, n’hésita point à proclamer hautement l’estime où il fallait tenir ce talent et le respect dû aux doctrines qu’il représentait. Il était venu des premiers voir le Jésus dans l’atelier de Flandrin, et là, humiliant devant le jeune maître sa propre renommée, ses longs succès, tous les souvenirs de sa situation personnelle : « Ah! s’était-il écrié, que n’ai-je reçu, comme vous, les leçons de M. Ingres, ces leçons auxquelles il n’est plus temps pour moi de recourir! Vous savez, vous, et je ne sais pas. Mes tableaux ne laissent pressentir que des intentions et n’affirment rien; c’est ce que le vôtre me prouve bien par le contraste. » Il fit plus : à défaut des enseignemens radicaux qu’il ne se jugeait plus apte à recevoir, Scheffer voulut au moins, quant au perfectionnement de sa manière, mettre à profit les exemples que lui donnait Flandrin. Il étudia soigneusement ses ouvrages, rechercha ses conseils, et le traita jusqu’à la fin avec une déférence dont Flandrin d’ailleurs était homme à se troubler bien plutôt qu’à s’enorgueillir. Paul Delaroche, de son côté, ne lui marchanda pas davantage la justice et la sympathie ouverte. Enfin un artiste dont le nom, après celui de M. Ingres, se rattache de plus près qu’aucun autre au souvenir des premiers grands travaux et des succès de Flandrin, M. Gatteaux, s’entremit activement auprès de qui de droit afin d’obtenir pour un pareil talent les tâches les plus propres à en consacrer l’autorité et à en démontrer pleinement les mérites. C’est grâce à lui que le peintre de Saint Clair et de Jésus fut chargé d’orner la Chapelle de Saint-Jean, à Saint-Séverin, et, un peu plus tard, le chœur de Saint-Germain-des-Prés.

On sait les résultats de cette double entreprise, et comment, dans les autres travaux de décoration monumentale qui suivirent, dans les peintures de Saint-Paul de Nîmes et de l’église d’Ainay, à Lyon, Flandrin acheva de mettre en lumière les qualités de son imagination, la pureté de son goût, la certitude de sa manière. On sait surtout avec quel singulier mélange d’ampleur dans la composition et de chaste élégance dans le style, avec quelle incomparable finesse de sentiment et de, pensée, il a réussi, sur les murs de Saint-Vincent-de-Paul, à diversifier les apparences de la ferveur, à varier l’expression de la béatitude commune à tous les personnages représentés, sans compromettre l’unité de l’ordonnance prescrite par le sujet même aussi bien que par les conditions architectoniques du champ livré au pinceau. Jamais en France les lois de la peinture religieuse appliquée à la décoration d’un édifice n’avaient été aussi bien comprises ni aussi nettement définies. Dans les entreprises analogues tentées depuis le XVIIe siècle, jamais intentions plus justes ne s’étaient formulées sous des dehors mieux faits pour persuader. A quoi bon insister au surplus? En poursuivant de louanges banales, à force d’être méritées, une œuvre connue de tous et unanimement admirée, nous n’arriverions qu’à nous faire l’écho de nos propres paroles, ou, ce qui serait bien autrement superflu, l’écho des paroles prononcées, dès les premiers jours, par un juge dont on n’oublie pas les arrêts[6].

A ne considérer que le style et les caractères matériels de la pratique, les peintures de la frise de Saint-Vincent-de-Paul, comme celles de Saint-Paul à Nîmes, comme les peintures exécutées plus récemment dans la nef de Saint-Germain-des-Prés, — de tels travaux suffiraient pour assurer à la mémoire de celui qui les a faits le respect que commandent les témoignages d’une science magistrale, d’une expérience de l’art consommée. Le talent qu’ils attestent toutefois a des titres à la vénération plus considérables encore et des élémens d’influence plus puissans, car ce talent, si savant qu’il soit, résulte principalement d’une rare sincérité morale : il manifeste, avant tout, une âme. De là cette action pénétrante qu’il exerce même sur les esprits les moins enclins à la foi, de là cette infaillible sympathie qu’il suscite chez tous ceux qui en contemplent les preuves, ou, pour parler plus exactement, les aveux. On croit à l’autorité du maître et à son éloquence, parce que lui-même a cru aux choses dont son pinceau nous parle; on se sent ému de son émotion, atteint, comme d’une contagion bienfaisante, de cet attendrissement chrétien que respirent ses ouvrages, parce qu’il l’a éprouvé en face de chaque tâche, non par un effort de la volonté ou par un mouvement accidentel de l’intelligence, mais en vertu des élans accoutumés et des besoins innés de son cœur. Dans ces régions éthérées que le génie de fra Angelico avait autrefois visitées, la pensée de Flandrin volait à son tour d’une aile éprouvée et confiante. Lorsque la main du doux maître traçait sur les murs des églises le poème des miséricordes divines, lorsqu’elle célébrait en termes si purs la résignation et l’amour, elle semblait bien moins accomplir un travail qu’obéir à une vocation naturelle, et traduire, au lieu d’intentions calculées, des sentimens familiers ou des souvenirs.

Ce n’est pas d’ailleurs dans ses peintures monumentales seulement ou dans ses tableaux appartenant à un ordre de sujets expressément religieux que Flandrin nous révèle l’élévation de ses instincts et la suavité de sa manière. De même que Lesueur traitait les scènes mythologiques avec un goût si invariablement chaste, qu’on se souvient de Sainte Scolastique et de Saint Bruno jusqu’en face des toiles où le peintre a représenté la Naissance de l’Amour ou l’Enlèvement de Ganymède, de même les figures allégoriques peintes par Flandrin dans une des salles du château de Dampierre, à l’Ecole des Arts-et-Métiers, ou pour la décoration du berceau du prince impérial, rappellent et continuent cette expression d’inspiration mystique, ces délicatesses du sentiment chrétien qui distinguent ailleurs ses travaux. Objectera-t-on les portraits exécutés en si grand nombre par le maître, surtout pendant les dix dernières années de sa vie, et le haut talent dont il a fait preuve dans un genre de peinture où de pareilles qualités ne sauraient avoir, à proprement parler, ni le droit ni l’occasion de se produire? Certes la plupart des portraits de Flandrin sont des chefs-d’œuvre de vraisemblance, des images admirablement fidèles de la réalité. Suit-il de là qu’il n’y apparaisse rien de ce que le peintre a senti, non-seulement à propos des caractères extérieurs de ses modèles, mais à propos du rayon caché, de leur physionomie morale, de la vie de leur âme en un mot? Non, ici encore, maintenant comme toujours, Flandrin voyait bien au-delà du fait. Il l’acceptait avec une entière bonne foi, mais non pas avec un désintéressement tel qu’il oubliât d’en dégager la signification secrète, qu’il consentit à peindre des corps inhabités, et, pour ainsi dire, à supprimer l’idée de Dieu dans la représentation de ses créatures.

Loin de démentir les inclinations qu’accusent ses autres œuvres, chacun des portraits dus à ce pinceau achève donc de les expliquer, et les confirme. Quels que soient les travaux qui se succèdent et les conditions inhérentes aux sujets donnés, Flandrin garde en toute occasion une fidélité inaltérable aux principes qui avaient dirigé ses premiers efforts et persuadé de bonne heure sa conscience. Son talent a la même unité que sa vie : vie jeune jusqu’à la fin par la candeur des sentimens, par la générosité des désirs, par le dévouement aux choses et aux êtres aimés; vie limpide, sur laquelle le regard ne saurait se porter sans en découvrir le fond, et dont on pourra d’ailleurs suivre le cours, sans sinuosité comme sans mélange, dans une série de lettres qui sera prochainement publiée.

Et d’abord comment ne pas être touché de l’humilité si vraie, si constante, avec laquelle Flandrin n’acceptait sa réputation ou ce qu’il appelait son « honnête notoriété » que pour en faire hommage à la gloire de M. Ingres? Comment ne pas admirer cette attitude de disciple, « cette attitude inclinée et charmante, a très bien dit M. Beulé, dans laquelle il s’est tenu jusqu’à la dernière heure devant le maître qui l’avait formé? » M. Sainte-Beuve, racontant dans Port-Royal la vie de Le Nain de Tillemont, parle des sentimens de tendre reconnaissance voués par ce saint et savant homme à M. Walon de Beaupuis. «qu’il regardait comme son vrai père en Dieu. » Il nous dépeint comme le type du parfait élève, comme un modèle accompli de l’humilité enfantine, en toute circonstance et à tout âge, cet « élève fidèle, cet élève-vieillard, et toujours en robe de lin. » Hippolyte Flandrin, à son tour, a gardé dans les formes de sa gratitude envers son maître une modestie aussi obstinée, une virginité de respect que ni les succès personnels, ni les justes louanges, ni les séductions d’aucune sorte ne devaient un seul moment compromettre. Bien peu de jours avant sa mort il écrivait à M. Ingres ou il parlait de lui dans ses lettres à ses amis avec la même déférence et en employant les mêmes termes que lorsque, plus de trente ans auparavant, il rendait compte à son père et à sa mère des premiers enseignemens donnés par celui qu’il « ne pourrait jamais ni assez admirer, ni assez aimer. » Et tandis qu’il demeurait ainsi à ses propres yeux l’élève, l’élève seulement d’un grand artiste, tandis qu’il rabaissait si naturellement son rôle à celui d’un néophyte introduit dans le sanctuaire, où il ne serait pas entré spontanément, avec quel empressement, avec quelle simple bonne grâce n’élevait-il pas jusqu’à lui des talens cent fois inférieurs au sien ! Comme il savait, lui si peu confiant en lui-même, si timide en face d’un éloge à subir ou d’un impôt purement mondain à acquitter, comme il savait rassurer et convaincre quiconque avait besoin d’un avis, d’un encouragement, d’une marque de sympathie!

L’affectueuse égalité que Flandrin cherchait à établir entre lui et les hommes qui l’approchaient, cette bienveillance dont il honorait chacun sans distinction de mérite, de situation, d’âge même, cette charité enfin, dans le sens le plus chrétien du mot, a pu étonner quelquefois ceux qui n’en ont reçu les témoignages que de loin en loin. Qui sait? Peut-être n’en a-t-on pas toujours deviné les vraies causes et reconnu en toute occasion la parfaite sincérité. Nous ne pardonnons guère aux personnages éminens de nous rappeler trop volontiers, de marquer trop précisément la distance qui les sépare de nous : ne nous arrive-t-il pas de nous accommoder aussi mal de l’oubli qu’ils semblent en faire et d’attribuer encore à l’orgueil les efforts tentés par eux pour se mettre à notre niveau? Flandrin, dans ses rapports avec autrui, se sacrifiait si complètement, même vis-à-vis de ceux qu’il lui appartenait de traiter en protégés, il se comportait si bien comme s’il avait affaire à des supérieurs ou tout au moins à des rivaux, qu’il était difficile, j’en conviens, de ne pas soupçonner d’abord au fond de cette abnégation excessive un certain calcul d’amour-propre et un parti-pris ; mais, pour peu qu’on eût pratiqué cet homme si invariablement semblable à lui-même, le moyen de persister dans une pareille erreur? Soit dans les réunions officielles où s’agitaient les questions relatives à l’art contemporain, soit dans le cercle de ses amitiés, il avait le même éloignement pour tout ce qui pouvait le mettre en vue, la même crainte du premier rang, le même besoin de trouver partout des égaux et de se confondre dans la foule. Il fallait bien alors ajouter foi à une aussi opiniâtre modestie, et, — j’en appelle à ceux qui ont vu de près Flandrin à toutes les époques de sa vie, — ne reconnaître dans de telles habitudes qu’un exemple de la plus rare indulgence pour les autres et de la plus naïve injustice envers soi.

Qu’on ne se méprenne pas néanmoins sur l’étendue de cette indulgence, sur les caractères de ce désintéressement. Si bienveillant qu’il fût à l’égard des personnes, quelque inclination qu’il eût à s’effacer derrière ceux-là mêmes qu’il dépassait de beaucoup par l’importance acquise et par le mérite, Flandrin n’hésitait ni à s’élever contre les tentatives, ni à condamner les faits où il voyait une atteinte à ses convictions les plus chères, aux principes qu’il avait la mission de défendre, de maintenir ou de propager. Lorsque, il y a peu d’années, des restaurations imprudentes eurent compromis l’existence de quelques-uns des chefs-d’œuvre conservés dans le musée du Louvre, lorsque, après les tableaux de Rubens, de Cima da Conegliano, de Palma et de plusieurs autres maîtres, le Saint Michel de Raphaël lui-même eut subi les violences d’un nettoyage sans merci, Flandrin déplora ces irréparables malheurs avec une énergie d’autant plus remarquable qu’elle démentait mieux sa circonspection habituelle et les ménagemens dont il usait là où il n’y avait en cause que des affaires d’amour-propre ou des questions toutes personnelles. Il y a quelques mois à peine, non-seulement il refusait de s’associer à des mesures qu’il jugeait dangereuses, mais, avec un zèle qu’il n’aurait certainement pas apporté à la défense de ses propres intérêts, il travaillait à détourner au profit de tous, à conjurer autant qu’il se pourrait, les conséquences extrêmes des principes qui venaient de prévaloir. — Hélas! ces efforts pour signaler les erreurs où l’on était tombé, pour mettre à l’abri ce qui pouvait être sauvé encore, ces efforts ont été les derniers de sa vie. Encore quelques mots avant d’aborder cette période finale, et nous aurons achevé d’indiquer les traits qui nous semblent caractériser la physionomie morale de Flandrin, ou plutôt qui en résument les apparences générales, sans en définir pour cela toutes les délicatesses ni tous les charmes.

Que de détails en effet n’aurait-il pas fallu examiner de près et reproduire, s’il s’était agi de tracer ici, au lieu d’une esquisse, une image terminée, un portrait! Après avoir rappelé ce que Flandrin avait été comme fils et comme frère, ne devrait-on pas faire pressentir ce qu’il fut dans la seconde moitié de sa vie, lorsque Dieu lui eut accordé une nouvelle famille et imposé de nouveaux devoirs? Sans doute, l’austère jeunesse d’Hippolyte Flandrin répond des vertus et de la dignité de son âge mûr ; sans doute, on peut se fier à ce cœur si aimant, si dévoué, des tendres soins qu’il a dû prendre, du bonheur qu’il a reçu et donné. Qu’il nous soit permis de ne pas aller au-delà de ces élémens de certitude; nous ne saurions oublier qu’à ce foyer où l’on rechercherait les traces de l’homme éminent qui n’est plus, d’autres souvenirs subsistent qui n’appartiennent pas au public. À cette vie sur laquelle les regards auraient le droit de se porter, une autre vie a été trop étroitement unie pour qu’on n’en trahît pas les secrets, si l’on essayait de révéler ceux que la mort semble nous avoir livrés. Ce sera donc honorer encore la mémoire de Flandrin que de prolonger autour des êtres qu’il a le plus aimés l’ombre où il s’abritait avec eux et de rendre aujourd’hui à ce qui survit de lui-même l’hommage d’une sympathie discrète et d’un silencieux respect.

Depuis l’époque où il était revenu en France, après avoir passé cinq années à la villa Médicis, jusqu’au jour où il découvrait les peintures de la nef de Saint-Germain-des-Prés, Hippolyte Flandrin avait souvent formé le projet d’aller revoir Rome. A peine y arrivait-il, trente ans auparavant, qu’il parlait déjà dans ses lettres des regrets qu’il éprouverait au départ, et quand le moment fut venu de quitter cette Académie de France où il avait connu pour la première fois le travail exempt des inquiétudes matérielles et secouru par les plus beaux exemples de l’art, il écrivait encore, comme pour justifier ses anciens pressentimens : «Je viens de finir le temps de ma pension, et je t’avoue que, malgré la pensée de retrouver bientôt mon pays, mes parens, mes amis, ce n’est qu’avec regret, et avec un regret bien vif, que je vois disparaître ce temps, ce morceau de ma vie. J’aurais pu être plus heureux cependant, puisque dix-huit mois de fièvre ne sont pas propres à faire voir les choses en beau; mais j’ai trouvé ici tant de biens qu’on ne peut trouver ailleurs, et dont la privation me semble d’avance insupportable ! Qu’il m’en coûte d’avoir maintenant à abandonner tout cela ! Il est vrai que la perte est immédiate, et que les compensations sont encore loin : peut-être les apprécierai-je mieux de plus près. » On sait ce que furent pour lui ces dédommagemens et quels succès vinrent récompenser les témoignages de la science et des grandes doctrines dont il avait fait provision à Rome. Le désir ou plutôt la passion de retourner aux lieux dont le souvenir lui apparaissait comme celui d’une seconde patrie n’en occupait pas moins habituellement sa pensée; mais, retenu ici par des travaux qui ne souffraient, à mesure qu’ils lui étaient confiés, ni ajournement, ni interruption, Flandrin avait dû d’année en année différer son voyage et se résigner à attendre d’un avenir de plus en plus incertain quelques mois de liberté. Un jour arriva enfin où il put mettre à exécution ce dessein tant de fois abandonné et repris. Vers la fin du mois d’octobre 1863, il partait, accompagné des siens, pour cette ville à laquelle il avait demandé jadis ses premières inspirations, et qu’il allait interroger maintenant avec toute la sûreté d’un esprit mûri par l’expérience, avec tout l’enthousiasme d’un cœur plus épris du beau que jamais.

En se rendant à Rome, Flandrin ne se proposait pas seulement de retremper son talent aux sources vives où il avait puisé dans sa jeunesse : il allait y chercher aussi un repos devenu bien nécessaire après tant de tâches achevées coup sûr coup, après tant de courageux efforts pour lutter contre la maladie, contre les empêchemens ou les fatigues, contre les préoccupations de toute sorte que lui avaient imposées, successivement ou à la fois, ses travaux de peintre, ses fonctions de professeur à l’École des Beaux-Arts, ses démarches en faveur de gens, — et le nombre en était grand, — qui sollicitaient de lui, soit pour leurs œuvres le bienfait de ses conseils, soit pour leurs intérêts le secours de son crédit. Il semblait, à la distance où il se trouverait de Paris et dans une atmosphère toute de recueillement et d’étude, qu’il lui serait permis de vivre quelque temps débarrassé des soins, des devoirs difficiles attachés ici à sa haute situation. Ce fut le contraire qui arriva. Des faits dont il faut bien que nous parlions, puisqu’ils sont mêlés au souvenir des derniers actes de sa vie, de nouveaux soucis vinrent troubler les jours pour lesquels Flandrin avait espéré le calme, et distraire, attrister jusque sous le ciel de l’Italie, jusqu’en face des chefs-d’œuvre des maîtres, celui qui comptait bien, écrivait-il à l’un de ses amis, n’éprouver en pareil lieu que des sentimens d’admiration et « n’y rien faire d’autre qu’encenser sa chère Rome. »

L’année qui a précédé celle où nous sommes a été, on le sait, féconde en innovations administratives dans le domaine des beaux-arts. Nous n’avons pas à les récapituler ici. Plusieurs d’entre elles, et en particulier les mesures qui ont atteint l’Académie et l’École des Beaux-Arts, sont présentes à la mémoire de chacun, aussi bien que les difficultés, très naturelles d’ailleurs, très faciles à prévoir, qu’a rencontrées cet essai de réforme. Les membres de la quatrième classe de l’Institut dépossédés de leurs plus importans privilèges, les professeurs évincés, les élèves eux-mêmes, et, en dehors de l’Académie ou de l’École, des artistes diversement considérables, — nombre d’hommes compétens enfin ont exprimé assez haut leurs regrets ou présenté des objections assez publiques pour que l’opinion n’ait plus besoin à cet égard d’informations ni de conseils. Elle a jugé la cause, nous le croyons, quels que puissent être, entre les parties intéressées, les accommodemens sur des points de détail et certaines transactions que le début ne permettait guère de pressentir. Il serait donc assez oiseux, quant au fond même des choses et quant aux conséquences de celles-ci, de signaler une fois de plus les caractères de l’organisation nouvelle; mais il ne sera pas inutile de transcrire quelques-unes des considérations que Flandrin opposait aux principes sur lesquels on s’était fondé pour provoquer la mesure, parce qu’en achevant de nous éclairer sur les doctrines mêmes du maître, cette expression si nette de ses sentimens, dans le cas particulier dont il s’agit, honore à la fois la rectitude de son jugement et la loyauté de son caractère.

A la première nouvelle des actes administratifs qui plaçaient dans des conditions nouvelles l’enseignement de la peinture, Flandrin écrivait à l’un de ses plus chers amis, membre, comme lui, de l’Académie des Beaux-Arts :


« J’insiste sur le danger d’annuler l’Académie en la divisant, sur le danger de mettre en pratique des réformes qui, pour tout moyen de rénovation, nous proposent d’étudier quoi? les procédés, les moyens matériels ! Ainsi les professeurs seront des professeurs de peinture, de sculpture, etc. Voyez le rapport: il vous dira pourquoi. Procédés de peinture, de sculpture, d’architecture, procédés, toujours procédés! On ajoute, à propos de l’enseignement de la vieille école, qu’il ne consiste, à proprement parler, qu’en un cours de dessin. Eh bien! moi, je soutiens que l’école avait au moins le mérite de nous recommander, de nous montrer du doigt ce qui est l’art, l’art tout entier. Par le dessin en effet s’expriment la vie et la beauté, la sensibilité la plus exquise, la philosophie la plus vraie. Que reste-t-il après cela? Un vêtement que je ne méprise pas, tant s’en faut, mais qui est la conséquence nécessaire du vrai dessin dans le grand art[7].

« Puis on parle d’originalité, on la préconise, comme si elle pouvait s’enseigner. On veut, dans une école, organiser la liberté de l’enseignement, comme si le pour et le contre pouvaient engendrer autre chose que le doute! Je crois, moi, que, là comme ailleurs, on a le devoir de n’enseigner que des vérités incontestées ou au moins appuyées sur les plus beaux exemples et acceptées par les siècles. De ces nobles traditions, les élèves sortis des écoles feront la vérité de leur temps, soyez-en sûrs : vérité de bon aloi alors, car elle sera le produit d’une liberté réelle.

«C’est l’affirmation qui enseigne, ce n’est pas le doute. Aussi osez appeler le respect, la vénération sur les belles choses par la place que vous leur donnez, par les soins que vous en prenez. Faites reconnaître que c’est là ce qu’il faut aimer, honorer, admirer... Non, tout n’est pas également beau. Un chef-d’œuvre de Clodion et un chef-d’œuvre de Phidias ne peuvent être mis sur la même ligne. »


Lorsque le règlement qui devait assurer la régénération de l’École des Beaux-Arts eut été publié :


« Je pensais, écrivait encore Flandrin, je pensais bien qu’on ne pourrait le faire qu’en empruntant à la vieille organisation, sinon son esprit, au moins son mécanisme... En effet, pour l’école d’architecture, on cède et l’on conserve toute l’organisation ancienne. Aussi quel ordre, quelle progression, quelles garanties! On voit bien que le temps et l’expérience ont passé par là. Il n’est même plus question de ces professeurs spéciaux, de ces ateliers qui étaient la trouvaille vivifiante de l’entreprise. On a gardé ce trésor pour les peintres et pour les sculpteurs. Singulière logique! ce qu’un conseil ou jury de vingt-cinq professeurs ne pouvait faire que d’une manière partiale et suspecte, on le donne à faire à un seul homme, le chef d’atelier. Il admet ou repousse les élèves, il institue ou non des épreuves, il choisit les titres des élèves aux expositions publiques, aux récompenses, etc. Quant à ces concours qui ne servaient, disait-on, que la routine et la longue patience, on les rétablit. Ce n’est pas bien : pourquoi céder? »


Enfin, dans une lettre adressée à un autre de ses amis, Flandrin parlait de sa nomination à la place de chef de l’un des ateliers ouverts à l’École et du contre-coup que recevrait l’Académie de France à Rome des atteintes portées ici à « des institutions qui vivaient depuis deux cents ans... Pour moi, disait-il, je n’ai pas balancé un seul instant. J’ai compris le chaos dans lequel on allait entrer, et j’ai refusé d’y prendre part... Cette chère Académie de Rome, cette maison que j’avais revue avec attendrissement, elle aussi est frappée d’une manière mortelle. La réduction de la pension de cinq à quatre années, et surtout la faculté pour les pensionnaires de ne séjourner à Rome que deux ans, voilà ce qui doit l’ébranler, en amener un jour la suppression. Puissé-je me tromper! mais, je le répète, mon chagrin est d’autant plus grand que mon enthousiasme pour Rome avait pris, depuis mon retour ici, des racines plus profondes... Oui, Rome est un merveilleux séjour dont j’apprécie mieux que jamais l’utilité pour les artistes. » Il serait facile de multiplier les citations et de recueillir, dans bien d’autres lettres encore, la preuve des inquiétudes croissantes qu’inspiraient à Flandrin les théories nouvellement exposées et les moyens employés pour les mettre en pratique. Ce que nous venons de rapporter toutefois montre assez avec quelle chaleur d’âme et dans quel ferme langage cet homme, si réservé d’ordinaire, savait déclarer et soutenir ses opinions, là où il jugeait en péril des intérêts qu’à tous les titres il lui appartenait de défendre, ou des doctrines que dans sa pensée il ne séparait point de ses devoirs. Non content d’adresser presque chaque jour à ses confrères de l’Institut ou à ses amis l’expression des vives préoccupations qu’entretenaient en lui les incidens successifs et la marche de l’affaire, il avait entrepris et mené à fin, sur le fond même de la question, un travail qu’il se décida ensuite à ne pas publier, « parce que, disait-il, M. Ingres ayant parlé, il semblerait outrecuidant d’ajouter quelque chose aux paroles de celui à qui tous peuvent donner le nom de maître, et dont l’autorité devrait être décisive. »

Cette correspondance et ces études, si différentes de celles auxquelles Flandrin avait espéré se livrer à Rome, ne lui laissaient guère le loisir de peindre. L’état languissant de sa santé, aggravé par la rigueur d’un hiver exceptionnel, ne lui aurait pas permis d’ailleurs de s’appliquer avec quelque suite à ses travaux habituels[8]. Il fallut même, sous peine de succomber à de nouvelles fatigues, renoncer à la pensée d’un voyage dans le midi de l’Italie et attendre à Rome ou le retour des forces perdues ou le surcroît d’une crise qui achèverait d’épuiser le peu qui restait. Un passage de la dernière lettre écrite par Flandrin indique sa résignation à ce sujet et ressemble aujourd’hui à l’expression d’un funèbre pressentiment : « Nous attendions que le beau temps revînt pour aller faire une visite à Naples et à Pompéi. Il est venu, mais notre projet a dû céder devant la maladie, et maintenant tout est incertitude. » — L’incertitude fut de bien courte durée. Trois jours après celui où cette lettre partait pour la France, Hippolyte Flandrin, atteint de la petite vérole, se couchait pour ne plus se relever. Une autre semaine s’était écoulée à peine que déjà il avait cessé de vivre (21 mars), et, le mois suivant, l’église de Saint-Germain-des-Prés, dont les murs déjà embellis par lui attendaient de son pinceau de nouveaux chefs-d’œuvre, cette église où il devait rentrer pour se remettre au travail, ne s’ouvrait plus que pour recevoir sa dépouille mortelle. Elle abritait une dernière fois celui qui avait été si digne de faire son atelier du sanctuaire, et qui, après avoir tendu vers le beau et le divin d’un effort de plus en plus ardent, se reposait maintenant, au sein de l’idéal entrevu, dans la possession de ces clartés éternelles dont il avait su ici-bas deviner le foyer et s’approprier un reflet.


III.

La place qu’Hippolyte Flandrin doit occuper dans l’histoire de notre art national est, sinon une des plus éclatantes, au moins une des plus dignes de respect, car ce talent, issu d’une sensibilité exquise, a ses racines au plus profond de la conscience, sa sève, sa vie même dans la moralité intellectuelle de l’artiste et dans le développement continu de sa foi. L’expression de la sensibilité, voilà ce qui distingue les œuvres de Flandrin, à quelque ordre de sujets qu’elles appartiennent; c’est là ce qui en caractérise la physionomie et en détermine la valeur, bien plutôt que l’accent de la puissance, plutôt que l’empreinte de la force proprement dite. A ne considérer que l’originalité ou l’énergie dans l’invention, on ne saurait exhausser au niveau des maîtres souverains, comme Poussin, le peintre de la Chapelle de Saint-Jean, de la frise de Saint-Vincent-de-Paul, de tant d’autres compositions bien belles assurément, bien éloquentes, mais à l’éloquence desquelles la verve a une moindre part que l’onction de la pensée et du style. Poussin d’ailleurs représente dans l’art la raison absolue, l’esprit philosophique par excellence, et en même temps la fierté toute romaine, la mâle sobriété de son langage, rappellent ou annoncent certains chefs-d’œuvre littéraires dus à d’autres fermes esprits. Il est à la fois le Descartes et le Corneille de la peinture, tandis que s’il fallait, dans le domaine des lettres, chercher un analogue à la piété ingénue, au sentiment si tendre de Flandrin, c’est à un Lemaistre de Saci peut-être, mais à un Saci plus poète et plus châtié dans la forme, qu’il serait permis de songer.

Les droits de quelques hommes de génie une fois réservés, serait-on autorisé à mettre Hippolyte Flandrin au même rang que ces artistes à la volonté forte qui, comme Lebrun et David, s’emparent de leur époque, lui impriment le sceau de leur doctrine personnelle et régentent l’art contemporain tout entier, depuis les tâches les plus hautes jusqu’aux plus humbles entreprises? Flandrin n’a ni ces ambitions, ni cette influence. Il ne parle et n’agit qu’en son nom et à ses propres risques, pour exprimer ce qu’il a senti, pour traduire les pensées que son cœur lui suggère, non pour imposer aux autres des formules techniques ou pour étaler un système. Par les habitudes recueillies comme par les souvenirs qu’il résume, ce nom mériterait d’être rapproché de celui de Lesueur, et, tout en reconnaissant au peintre de la Descente de Croix et de la Mort de saint Bruno un don d’expression pathétique, des ressources d’imagination que le peintre moderne ne possède pas au même degré, il n’y aurait que justice à les honorer l’un et l’autre comme les représentans principaux, comme les seuls représentans même de la peinture religieuse en France.

Ce n’est pas, avons-nous besoin de le rappeler, que les tableaux sur des sujets sacrés aient, à aucune époque, fait défaut dans notre pays. Depuis le Jugement dernier peint par Jean Cousin jusqu’à la Sainte Geneviève de Doyen, assez de témoignages se sont succédé pendant les trois derniers siècles pour prouver à cet égard les coutumes traditionnelles et la fécondité de l’école; mais, dans cette multitude d’œuvres estimables souvent au point de vue du talent, très importantes quelquefois par la majesté de l’ordonnance ou par l’habileté de la pratique, combien en trouvera-t-on qui satisfassent aux conditions idéales du genre, qui expriment d’autres aspirations que la recherche de la vraisemblance, la dévotion plus ou moins scrupuleuse au fait purement humain? Les tableaux de Lesueur exceptés, et, — s’il est permis de classer Philippe de Champaigne parmi les maîtres appartenant à notre école, — sauf encore cet admirable ex-voto que Champaigne avait peint en mémoire de la guérison de sa fille, quels monumens citer où se manifestent l’émotion profonde de la pensée, la foi passionnée, l’amour et le pressentiment de l’élément surnaturel? L’art français dont personne ne contestera l’excellence dans la peinture d’histoire et dans le portrait, l’art français, en matière de peinture religieuse, soutiendrait beaucoup plus difficilement la comparaison avec les écoles étrangères. Son génie, si naturellement exact et méthodique, ses habitudes prudentes, lui interdisent en général les élans ou les spéculations du mysticisme. L’honneur est grand pour Flandrin d’avoir rajeuni à cet égard le souvenir d’une exception illustre et d’avoir renouvelé, à deux cents ans d’intervalle, quelque chose des exemples légués par Lesueur : avec cette différence toutefois que, si admirablement inspiré qu’il soit, le pinceau de Lesueur ne s’exerce que dans des cadres relativement restreints, qu’il ne nous a laissé que des tableaux, presque des esquisses, tandis que le peintre du XIXe siècle, en décorant de vastes murailles, a su donner à l’aspect de ses travaux l’ampleur exigée par la tâche même aussi bien qu’une correction achevée. Il a fait acte de peintre religieux et de peintre profondément savant dans des occasions où les artistes de notre école n’avaient pas coutume de déployer ce double caractère; pour la première fois enfin, il a réussi à concilier la piété des intentions avec la beauté des formes, là où Mignard, Lafosse et tant d’autres gens habiles s’étaient efforcés de suppléer à une émotion absente par des combinaisons toutes pittoresques ou par des artifices d’exécution.

Si nous cherchons maintenant à apprécier les travaux d’Hippolyte Flandrin, non plus par rapport au passé, mais en regard des œuvres contemporaines, nul doute que la comparaison ne tourne plus facilement encore au profit d’un talent dont les principes mêmes et les caractères démentent avec éclat l’humilité de nos inclinations présentes. Il faut bien l’avouer en effet, l’art contemporain tend de plus en plus à se désaccoutumer des hautes régions, ou, s’il lui arrive de les visiter encore, il s’efforce d’en approprier l’atmosphère aux délicatesses de sa complexion, de ses besoins, de ses habitudes. Il s’y aventure avec tant de précautions, il y apporte des mœurs si raffinées et si mondaines, qu’il semble plutôt se souvenir de la terre sur le chemin du ciel que poursuivre, dans la plénitude du désir, un pressentiment des horizons infinis. Parlons sans figures. Le goût, sinon le culte de ce que la langue des ateliers qualifie aujourd’hui de « distinction, » est devenu à peu près le fond de notre religion esthétique. De là, — j’entends même dans les essais les plus remarquables, — je ne sais quelle terreur du simple et du beau, je ne sais quelle recherche chétive de la vérité ou, comme on dit encore, de « l’expression artiste. » Sentiment artiste, sentiment distingué, que de gens se paient bonnement de ces deux mots où ils saluent la formule de l’idéal moderne, le résumé de tous les mérites! On croit avoir tout justifié quand on a expliqué en ces termes la raison d’être d’œuvres à l’épiderme plus ou moins attrayant, mais auxquelles manquent la sève, le sang et les muscles, les sains élémens de la vie. Œuvres « artistes, » soit, mais non pas œuvres de peintres, c’est-à-dire conformes aux strictes lois, aux vraies conditions de la peinture; œuvres d’esprits souples, mais sans vigueur naturelle, de critiques subtils et non de poètes ! Dans ces travaux où la prudence supplée à la force et l’adresse des calculs à la franchise des inspirations, tout est harmonieux, il est vrai, parce que tout s’exprime à demi-voix ; tout caresse le regard sans néanmoins s’emparer de la pensée, parce que chaque intention, chaque forme a des grâces vacillantes, un charme qui n’existe qu’à la condition d’être entrevu. Esquiver avec la nature les rencontres directes, procéder à l’égard du dessin, du modelé, de la couleur par voie d’éliminations ou de réticences, subordonner enfin, sacrifier même la vraisemblance des choses à une simplicité recherchée, à l’élégance ténue des apparences, — voilà le programme admis et pratiqué de nos jours par bon nombre de peintres : talens ingénieux sans nul doute, mais trop préoccupés du désir de se montrer tels et qui, à force de prétendre exprimer la finesse, n’arrivent souvent qu’à en formuler l’affectation ou à nous en faire présumer le néant.

Hippolyte Flandrin est un peintre de plus haute race, et, sous des dehors délicats, de plus robuste tempérament. Sa manière loyale, véridique, sans ruse comme sans pédantisme, son imagination sévèrement renseignée, n’ont rien de commun avec les purs tours d’adresse, avec les intentions ou la science à fleur de peau, qui trop souvent réussissent ailleurs à nous séduire. Là où d’autres s’évertuent, sous prétexte d’harmonie, à tout affadir, à diminuer, à supprimer presque le relief des formes ou à en égratigner le coloris, Flandrin cherche de bonne foi dans la réalité les élémens de l’effet, de l’illusion qu’il veut produire. Je m’explique : l’art certes, et un art très personnel, n’est pas absent de ces imitations, si fidèles qu’elles soient, si naïves qu’elles puissent paraître. Cette sincérité en face du fait n’exclut pas, tant s’en faut, chez le peintre le droit d’interpréter ce qu’il a vu, d’exprimer ce qu’il a senti à propos des modèles donnés; mais ces modèles, il en accepte franchement les caractères, il n’en récuse ni l’autorité matérielle, ni l’esprit: il s’assimile les propriétés de la nature qu’il analyse, au lieu de les éprouver si bien au creuset qu’elles s’évaporent en fumée ou se condensent en résultats inertes. De là l’incontestable beauté de ses portraits, cette expression de vie extérieure ou intime, cette signification si nette qu’ils présentent au premier coup d’œil.

)N’exagérons rien toutefois. Dans ces œuvres sans équivoque, il est vrai, peut-être faut-il admirer les témoignages d’une rare sagacité, le don et le talent de la persuasion, plutôt que l’éloquence à force ouverte. Peut-être le trait tout à fait déterminant et incisif, cette pointe d’exagération qui accentue les choses et en incruste le sens d’un seul coup dans l’esprit, font-ils un peu défaut là même où l’explication semble absolue et le style le plus irréprochable. Voilà pourquoi, si beaux qu’ils soient, les portraits qu’a laissés Flandrin ne sauraient être estimés à l’égal des portraits peints par M. Ingres. C’est pour cela aussi que, parmi ses nombreux ouvrages en ce genre, ceux qu’il a faits d’après des femmes nous semblent, en général, préférables aux toiles où il a représenté des hommes. Sans doute, dans ce dernier ordre de travaux, il a produit des morceaux d’une bien grande valeur, et, pour n’en citer que quelques-uns entre les plus récens, le portrait de l’empereur et celui du prince Napoléon, les portraits de MM. Marcotte-Genlis et de Rothschild, prouvent assez que son pinceau n’ignorait rien des variétés de la forme et de la physionomie viriles; mais ne savait-il pas mieux encore rendre la physionomie et les formes dont la traduction exige surtout des qualités en dehors de l’énergie? Tels portraits de femmes peints par Flandrin ont une grâce calme, une expression de gravité sereine qui semble résumer les inclinations les plus naturelles et les habitudes les plus chères de son talent. D’autres, par le charme un peu attristé des intentions et du style, sont de véritables élégies pittoresques, non pas à la façon de certains portraits contemporains aux apparences défaillantes et malingres jusqu’à l’effacement de la vie, mais dans le sens de cette poésie discrètement mélancolique que respirent quelquefois les toiles d’Andréa del Sarto. Est-il besoin d’ajouter que nulle part on ne surprendrait une arrière-pensée de madrigal, encore moins une concession à ces élégances de mauvais aloi qui accusent ailleurs les étranges complaisances ou les coquetteries intéressées des modèles? On l’a dit avec raison, personne mieux que Flandrin ne peignit les honnêtes femmes, et d’un pinceau plus chaste et plus réservé; nul même ne réussit aussi bien, de notre temps, à comprendre la grâce dans son acception la plus simple et la plus familière, à la définir sans demander secours aux moyens accessoires de séduction.

Hippolyte Flandrin se défie en toute occasion de ce qui pourrait impliquer la moindre idée de futilité, exprimer trop ouvertement la richesse, se présenter, à quelque titre que ce soit, sous une apparence un peu exceptionnelle. Je ne crois pas qu’il lui soit arrivé une seule fois de peindre une femme en habits de fête, ni de chercher à étonner le regard par le choix d’une pose ou d’un air de tête imprévu. Les femmes que son pinceau retrace portent le plus souvent des vêtemens noirs ou tout au moins de couleur sombre, presque toujours aussi elles nous apparaissent dans l’attitude la plus simple, la plus accoutumée, comme s’il s’agissait bien moins pour elles de se montrer que de se laisser voir. Et cependant quoi de plus éloigné de la monotonie que ce mode de représentation uniforme? Combien de nuances délicates, de différences intimes entre ces travaux appartenant au même ordre d’inspirations, mais à des inspirations vivifiées et rajeunies en raison des conditions spéciales et des exigences de chaque tâche! Sans doute, dans ses portraits comme ailleurs, Flandrin a une « manière, » c’est-à-dire une méthode qui lui est propre, une façon particulière de formuler ce qu’il a senti. Sans parler de certains procédés de composition ou d’effet, de la couleur presque invariable des fonds par exemple, les moyens qu’il emploie pour rendre les inflexions diverses de la ligne ou du modelé permettent de reconnaître chez l’artiste des habitudes une fois prises et des préférences une fois arrêtées. Où est le mal après tout? Qu’y a-t-il dans cette fidélité à soi-même que l’on ne puisse aussi convertir en un grief à l’adresse de la plupart des maîtres? L’essentiel en pareil cas est de savoir se garder de l’excès. Pourvu qu’il ne s’immobilise pas dans la convention et dans les redites, pourvu qu’au lieu de tailler toutes ses œuvres sur un patron consacré, il travaille seulement à les déduire les unes des autres, et, par cela même, à en renouveler l’esprit, un peintre a bien le droit, sinon le devoir, de se tenir à la doctrine qu’il a embrassée et à la pratique qui y est conforme. Ceux qui seraient tentés de reprocher à Flandrin la fixité apparente de sa manière ne feraient en réalité que rendre hommage à la fermeté de ses convictions. Peut-être, si elles venaient à se produire, de pareilles critiques tendraient-elles à augmenter l’estime pour la persévérance de ce talent, bien plutôt qu’à nous inspirer des doutes sur sa valeur secrète et sur ses ressources.

Il est deux autres objections toutefois qui pourraient avoir sur l’opinion une influence plus défavorable, et que l’on a répétées assez souvent pour que nous ne devions pas les laisser sans réponse. Tout en louant les mérites de Flandrin au point de vue du dessin et du style, on se contente en général si volontiers de cet éloge qu’il semble seul légitime, et que dans ces œuvres où le coloris et le pinceau ont leur rôle, dans ces œuvres peintes en un mot, rien ne se retrouve que le crayon n’eût pu aussi bien exprimer. Que de gens en outre sacrifient à la docilité de l’élève le talent personnel du peintre, et ne veulent voir dans les travaux de celui-ci que le souvenir le plus fidèle, l’imitation la plus rigoureuse des exemples de M. Ingres! Procéder ainsi, c’est demeurer fort en deçà de la justice, et, sans forcer nullement la vérité, sans contester ce qui manque à Flandrin pour être, à proprement parler, un coloriste, sans méconnaître ce qu’il doit aux leçons de son illustre maître, on a le droit de dire qu’il y a là un double préjugé.

Qu’on se figure en effet les peintures d’Hippolyte Flandrin réduites à l’apparence d’images monochromes, de simples dessins: ne perdraient-elles pas à cette transformation non-seulement la moitié de leur vraisemblance, mais encore une grande part de leur charme? Que resterait-il par exemple de l’habileté avec laquelle les touches superposées s’assouplissent et s’harmonisent entre elles, de ce faire si exactement approprié au moyen matériel qu’ils se complètent et s’expliquent l’un par l’autre, comme les développemens d’une phrase musicale correspondent aux conditions de sonorité particulières de l’instrument qui la traduit? Un compositeur ne se sert pas indistinctement des mêmes combinaisons pour faire chanter les violons et les orgues : un peintre aussi est tenu de varier les caractères de sa pratique, selon qu’il s’agit pour lui de décorer un mur ou de couvrir une toile, d’employer des couleurs à la cire ou des couleurs à l’huile. Or cette différence entre les ressources de chaque procédé est trop judicieusement observée dans les ouvrages de Flandrin, elle conseille la main de l’artiste avec une autorité respectée de trop près, pour qu’on puisse impunément séparer ici l’élément technique de la manière dont il est mis en œuvre, et la cause même du résultat.

Nous en dirons autant du coloris par rapport aux formes qu’il achève d’animer. Que la couleur, dans les peintures de Flandrin, n’ait ni l’éclat ni la richesse qu’on admire dans les tableaux vénitiens ou flamands, je le sais de reste, comme tout le monde; mais qu’il y ait là matière à un reproche ou même à un regret, voilà ce que je nie, attendu que, si cette couleur était autre, elle démentirait le dessin auquel elle se trouverait associée, sans aucun bénéfice d’ailleurs pour l’effet pittoresque, pour le relief de l’ensemble. Que de fois cependant n’a-t-on pas rêvé je ne sais quelle alliance impossible entre les principes les plus nécessairement ennemis! Qui de nous n’a entendu quelque honnête homme regretter gravement que les figures dessinées par Michel-Ange n’aient pu être coloriées par le Corrège, ou que de notre temps la palette d’Eugène Delacroix n’ait pas prêté ses ressources à la main d’un savant dessinateur? il n’y aurait qu’un malheur à ce jeu : c’est qu’au lieu de provoquer une heureuse réciprocité d’action, il neutraliserait absolument les qualités de part et d’autre. Emprisonnées dans des contours austères, les teintes, chères au coloriste, n’exprimeraient plus qu’une opulence dépaysée ou une grâce affadie par le contraste, tandis qu’en s’affublant de ces ornemens d’emprunt l’œuvre du dessinateur se désavouerait elle-même et cesserait, à vrai dire, d’exister. J’en appelle sur ce point à l’expérience de tous les peintres et surtout aux grands spécimens de l’art, à quelque époque qu’ils appartiennent. Il est sans exemple qu’un maître n’ait pas trouvé pour rendre sa pensée un coloris analogue aux caractères de son dessin, parce que, comme le dit Flandrin dans une lettre que nous avons citée, « le coloris est la conséquence nécessaire du vrai dessin dans le grand art. » Telles tendances à définir la forme dans un sens particulier impliquent infailliblement l’instinct des moyens les plus propres à confirmer par le ton l’intention qu’on a eue, l’effet qu’on a voulu produire. Les travaux qu’a laissés Flandrin sont un argument de plus à l’appui de cette vérité, et l’on aurait bien mauvaise grâce à blâmer comme un témoignage d’impuissance ce qui résulte en réalité de l’unité même des principes et de la nature du sentiment.

Quant à cette opinion assez générale que le talent de Flandrin n’a dû ses développemens, sa vie même, qu’à l’action exercée sur lui par M. Ingres, elle a ce double tort d’amoindrir très injustement le mérite de l’élève et de fausser les principes de notre gratitude envers le maître. Si Flandrin n’avait su qu’imiter le grand artiste de qui il avait reçu des leçons, où seraient pour la gloire de M. Ingres l’intérêt sérieux et le profit? N’est-il pas plus honorable pour David d’avoir dirigé, chacun dans sa voie, Gros, Gérard, Girodet et M. Ingres lui-même que d’avoir traîné à sa suite tel ou tel plagiaire de sa manière? C’est un honneur aussi pour le peintre de l’Apothéose d’Homère d’avoir formé le peintre de Saint-Vincent-de-Paul, et cet honneur est d’autant plus grand que les exemples fournis au disciple ont, en instruisant celui-ci, moins dénaturé son propre sentiment, moins compromis l’indépendance de sa pensée. M. Ingres a pu transmettre, et il a en effet révélé à Flandrin les secrets de l’ampleur et de la finesse dans l’exécution, d’une correction sévère dans les formes. Flandrin a dû à son maître, il a reçu de lui une fois pour toutes l’intelligence de certaines traditions pittoresques, la science de l’art en quelque sorte, c’est-à-dire les moyens pratiques d’exprimer à souhait ce que l’esprit a imaginé, — de même qu’il a su profiter des enseignemens que lui offraient les anciens monumens de la peinture, depuis les images hiératiques des catacombes jusqu’aux chefs-d’œuvre du Vatican; mais il ne doit qu’à lui-même et au développement naturel de ses facultés cette grâce émue, cette onction dont le moindre de ses travaux porte l’empreinte. On serait mal venu à prétendre retrouver dans l’école d’où Flandrin est sorti les exemples de qualités pareilles, et l’erreur nous paraîtrait étrange de ne voir dans le peintre le plus profondément chrétien de notre temps qu’un copiste du maître dont le génie a le plus de conformité avec celui des artistes grecs, dont le pinceau continue surtout les fières coutumes du style antique.

Dira-t-on que, par la nature de ses aspirations et par la doctrine qu’il représente, Hippolyte Flandrin n’a été dans notre époque qu’un grand talent dépaysé, un continuateur personnellement habile, mais inutilement zélé de principes qui ont fait leur temps, d’un art en désaccord avec nos besoins actuels, avec les progrès qu’il s’agit d’entreprendre ou de poursuivre? Nous ne voulons pas nier la légitimité de ces besoins, nous acceptons quelques-uns de ces progrès, mais à la condition de discerner entre les tentatives qui peuvent renouveler les formes de l’art et celles qui ne tendent qu’à en matérialiser l’esprit, entre les hardiesses sincères et les provocations systématiques. Les titres de Flandrin ne seraient contestables qu’autant qu’on oublierait de faire cette distinction nécessaire, ou que l’on consentirait à reléguer parmi les croyances surannées le culte de l’idéal et du beau. Sans doute il ne manque pas de gens aujourd’hui pour prêcher la régénération de l’art par l’imitation pure et simple de la réalité, ou pour proclamer, à l’exclusion du reste, les droits de la fantaisie. Ne nous effrayons pas néanmoins outre mesure du danger de ces vieilles nouveautés, de ces erreurs caduques qui se croient jeunes, de ces paradoxes usés qui tâchent par momens de rhabiller d’audace leur indigence ou leur vétusté. Que de fois déjà l’expérience et le sens commun n’en ont-ils pas fait justice! Valentin, malgré les succès obtenus, a-t-il empêché l’opinion au XVIIe siècle de donner raison à Poussin? Plus récemment, les jactances de Boucher et des siens ont-elles réussi dans notre école à discréditer sans retour le bon goût et la bonne foi? Les sophismes que nous voyons se produire n’auront, nous l’espérons bien, ni une meilleure ni une plus longue fortune. Ceux même d’entre nous qui en sont aujourd’hui les complices ou les dupes arriveront peut-être à s’en désabuser demain, tandis que les vérités saines où l’on aura cru reconnaître d’abord une sorte de défi au temps présent reprendront un empire d’autant plus sûr qu’elles auront momentanément donné lieu à quelques méprises. Cette autorité durable semble promise aux œuvres de Flandrin. Peut-être, à la courte distance qui nous sépare de l’époque où elles ont paru, n’avons-nous, pour en embrasser l’ensemble, ni la faculté de choisir le point de vue exact, ni le pouvoir de nous désintéresser suffisamment d’autres œuvres et d’autres succès; peut-être, au milieu des distractions qui résultent pour nous du bruit fait autour de certains noms, nous serait-il difficile d’accorder sinon aux travaux, du moins aux mérites d’Hippolyte Flandrin, toute l’attention, toute l’admiration réfléchie dont ils sont dignes. L’avenir, très probablement, leur sera plus favorable encore que le présent, parce qu’il jugera ces travaux en dehors des préoccupations auxquelles nous ne saurions absolument nous soustraire. Que ce ne soit pas une raison toutefois pour marchander la part de justice que le moment comporte, les hommages qu’il nous appartient de rendre à ce noble talent. Si récentes qu’en puissent paraître les reliques, ne sont-elles pas bien consacrées déjà par la grandeur des souvenirs? Puisqu’aux témoignages d’une aussi haute habileté s’ajoutent les exemples d’une vie sans reproche, sachons dès à présent honorer le tout avec la piété qui convient, et reconnaître une fois de plus, en face de ce double enseignement, la justesse comme la moralité du principe qu’affirmaient les anciens, lorsqu’ils se servaient du même mot pour qualifier les plus belles qualités de l’intelligence, le travail fécond et la vertu.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1859.
  2. Auguste Flandrin, mort à l’âge de trente-huit ans, en 1842. Parmi les tableaux de sa main qui ont figuré aux expositions publiques et qui y ont été justement remarqués, on peut citer une Prédication de Savonarole dans l’église de San-Miniato, aujourd’hui au musée de Lyon, — une Mère pleurant son enfant mort, au musée de Strasbourg, et un tableau représentant des Baigneuses, achevé par Auguste Flandrin peu de temps avant sa mort.
  3. M. Guichard, aujourd’hui professeur de peinture à l’école des beaux-arts de Lyon.
  4. M. Périn, le savant peintre de la Chapelle de l’Eucharistie dans l’église de Notre-Dame-de-Lorette, possède encore une copie de la main de Flandrin d’après la Visitation de Sébastien del Piombo, reproduction aussi intelligente que consciencieuse, digne du chef-d’œuvre original et non moins digne du nom, aujourd’hui illustre, dont l’élève de M. Ingres la signait il y a trente-trois ans.
  5. Un homme qui avait alors une très haute situation politique et littéraire souhaita connaître ce jeune homme dont l’opinion s’occupait. Il lui adressa une invitation à dîner que Flandrin dut refuser sous je ne sais quel prétexte, mais en réalité par ce motif qu’il ne possédait pour toute coiffure qu’une casquette, et qu’il n’avait pas assez d’argent pour acheter un chapeau.
  6. Voyez dans la Revue du 1er décembre 1853 les Peintures de Saint-Vincent-de-Paul, par M. Vitet.
  7. L’opinion qu’exprime ici Flandrin était aussi, — pour ne citer que ces deux grands maîtres, — celle de Léonard de Vinci et de Poussin. « Les jeunes gens, écrivait Léonard au commencement de son Traité de la Peinture, les jeunes gens désireux de faire un grand progrès dans la science qui enseigne à imiter et à représenter les œuvres de la nature doivent s’appliquer principalement au dessin. » Quant à Poussin, « à mesure, dit Félibien, qu’il se perfectionnait, il s’attachait de préférence aux belles formes et à la correction du dessin qu’il a si bien connu être la principale partie de la peinture, et pour laquelle les plus grands peintres ont comme abandonné les autres aussitôt qu’ils ont compris en quoi consiste l’excellence de leur art. »
  8. Les seuls travaux de peinture que Flandrin ait exécutés pendant ce dernier séjour à Rome, sont le portrait de son plus jeune fils, — portrait resté inachevé, — et deux études pour les compositions dont il devait décorer le porche de la nouvelle église de Saint-Augustin à Paris.