Peintres et sculpteurs modernes de la France/Henri Lehmann

Peintres et sculpteurs modernes de la France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 220-243).
PEINTRES
ET
SCULPTEURS CONTEMPORAINS

M. HENRI LEHMANN
PEINTURE DE LA SALLE DES ASSISES DANS LE PALAIS DE JUSTICE DE PARIS

Il y a parfois dans la carrière des artistes les plus applaudis au début certains temps d’arrêt apparens, certains momens durant lesquels l’attention semble se détourner de leurs noms et de leurs œuvres, comme si le tout ne se rattachait déjà plus qu’au passé. Est-ce donc qu’ils ont eux-mêmes démenti les premières promesses ? Leur habileté s’est-elle amoindrie, ou leur zèle s’est-il lassé ? Il se trouve au contraire que pour eux chaque année a été marquée par de nouveaux efforts, par des témoignages de talent de moins en moins équivoques. Loin de justifier la mobilité de l’opinion, occupée ou amusée ailleurs, ces témoignages, en se multipliant, s’élèvent en réalité contre elle. C’est là l’essentiel au surplus : sans parler des mâles joies de la conscience et des fiertés saines qui naissent du devoir accompli, le succès revient tôt ou tard à celui qui a su l’attendre, à celui qui a moins eu la passion de le conquérir que l’ambition de le mériter. Un jour arrive où nos distractions cessent, où nos froideurs se laissent vaincre par ces insistances patientes, par ces loyales sommations du talent. Alors, une fois en veine de justice rétrospective, mous acceptons sans difficulté tous les titres accumulés pendant la période d’indifférence, et l’oublié de la veille passe d’un consentement unanime à la situation d’un homme dont l’importance n’est plus à mettre en doute, ni la réputation à discuter. La vie de M. Lehmann offre un exemple de ces fortunes diverses. Peu d’artistes contemporains ont été d’abord plus favorablement accueillis que ne l’était, il y a près de trente-cinq ans, le jeune peintre du Départ de Tobie, de la Fille de Jephté, d’autres scènes encore dans lesquelles les souvenirs de la sévère discipline imposée par M. Ingres se conciliaient avec l’expression d’un certain romantisme pittoresque. Peu d’artistes aussi se sont vus, après quelques années de succès, sinon de vogue, plus facilement sacrifiés à la réputation des survenans. Séparé, non par sa faute, de son ancien maître, dont il ne devait recouvrer l’entière affection qu’assez tard, jugé superficiellement ou négligé par ces faux docteurs en matière de goût et de critique qui demandent au talent de se transformer d’année en année, M. Lehmann, à une certaine époque de sa vie, avait beau se raidir contre les injustices ou les méprises et s’obstiner courageusement à produire au grand jour les preuves de son savoir, de sa fécondité ; les tableaux qu’il envoyait au Salon, les vastes peintures dont il décorait les murs des monumens publics, ne réussissaient à lui procurer que l’estime fidèle de quelques bons juges. La popularité qui s’était attachée aux œuvres de sa jeunesse faisait défaut aux travaux, bien plus méritoires pourtant, de son âge mûr. Ses beaux portraits, par exemple, avaient le tort d’apparaître à côté de ceux de Flandrin, et les jugemens que provoquait la comparaison se ressentaient des habitudes d’admiration déjà prises. Rien d’ailleurs de moins surprenant. L’opinion consent malaisément dans notre pays à traiter avec une égale faveur deux artistes à la fois, surtout lorsque ces deux artistes se vouent à des travaux du même ordre. La part qu’elle attribue à l’un s’accroît de tout ce qu’elle dérobe involontairement à l’autre, et, pour peu que la mode s’en mêle, à quels dénis de justice n’arrive-t-on pas ! Combien de gens avons-nous vus qui ne savaient louer Delacroix qu’à la condition d’immoler Scheffer ou Delaroche, ou, pour rappeler des souvenirs moins récens, quel retard la gloire de David n’a-t-elle pas fait subir à la célébrité de Prud’hon !

Toute proportion gardée, quelque chose d’analogue s’est passé pour M. Lehmann. La réputation qu’il possède aujourd’hui a été pendant un assez longtemps ajournée et comme tenue en échec auprès du public par la renommée qui récompensait d’autres talens ; mais depuis les vides que la mort a faits coup sur coup dans les premiers rangs de notre école, on est revenu à lui comme à l’un des plus dignes de recueillir une part de l’héritage et d’être définitivement reconnu maître à son tour. Il n’y avait que justice en cela. De tous les élèves d’Ingres ayant survécu à Hippolyte Flandrin, M. Lehmann n’est pas seulement celui qui continue avec le plus de respect les nobles traditions de l’atelier dont il est sorti ; il est encore celui qui, tout en se souvenant des enseignemens reçus, sait le mieux s’interroger lui-même et concilier avec la fidélité aux principes le goût et le sentiment personnels. Que l’expression de ce sentiment manque parfois un peu d’abandon, qu’il y ait même en général dans la manière de M. Lehmann quelque chose de trop voulu, de scientifique, de recherché avec une application voisine de l’excès, c’est ce qu’il faut bien reconnaître. Toujours est-il que, si le style du peintre n’est pas exempt d’une certaine tension, les idées qu’il traduit émanent d’un esprit aussi élevé que convaincu. Difficile, trop difficile envers lui-même là où il s’agit de rendre les détails de ce qu’il a conçu ou d’analyser ce qu’il voit, M. Lehmann n’a ni ces hésitations ni ces inquiétudes en face des conditions générales de sa tâche et de la signification morale qu’elle comporte. Il peut par momens définir avec une rigueur un peu tourmentée la forme pittoresque et, pour ainsi dire, en exagérer la correction ; il ne lui arrive jamais de se méprendre sur le fond des choses, de n’attribuer à celles-ci qu’une beauté muette, encore moins un caractère banal, et de réduire la fonction de l’art à l’office d’une contrefaçon vulgaire ou d’un stérile amusement pour les yeux.

Les peintures que M. Lehmann a récemment terminées pour la décoration de la grande salle des assises dans le nouveau Palais de Justice témoignent une fois de plus de sa clairvoyance et de l’élévation de sa doctrine, comme elles achèveraient au besoin de justifier la réputation qu’il a reconquise depuis plusieurs années. Une œuvre aussi considérable à tous égards appelle l’examen ; mais il ne suffirait pas, pour la bien juger, de l’envisager isolément. Elle se rattache aux progrès successivement accomplis par celui qui l’a faite, elle procède directement des principes qui l’ont inspiré ailleurs. N’est-ce pas l’occasion dès lors de jeter un coup d’œil sur les travaux précédens de l’artiste et de demander le secret de son importance présente aux épreuves qu’a subies son talent ou aux phases qu’il a traversées ?


I

M. Lehmann, nous l’avons dit, connut le succès de très bonne heure, et se vit presque confondu avec les chefs d’école à l’âge où d’ordinaire on s’essaie à peine aux premières luttes dans un atelier d’élèves ou dans les concours académiques. Il n’avait pas vingt ans lorsqu’il exposait, en 1835, ce Départ de Tobie, signalé bientôt par la critique et unanimement accepté par le public comme une dès œuvres les plus remarquables du Salon. L’année suivante, une autre toile représentant la Fille de Jephté venait confirmer la réputation du jeune « maître, » — c’est le titre qu’on lui donnait déjà. Enfin, au Salon de 1837, une seconde scène de la vie de Tobie, les Fiançailles de Tobie et de Sarah, renouvelait, en l’accroissant encore, le succès deux fois obtenu.

Quels mérites particuliers distinguaient en réalité les œuvres auxquelles le nom de M. Lehmann devait une popularité si rapide ? Jusqu’à quel point la faveur qu’elles rencontraient était-elle indépendante de la nature des sujets choisis et du mouvement d’idées qui se poursuivait alors ? Sans doute ces tableaux se recommandaient par la précision déjà savante du faire aussi bien que par une véritable originalité dans l’ordonnance. Il y avait là, sinon l’expression achevée, au moins la promesse d’un talent supérieur aux menues habiletés et aux petites ruses ; mais il y avait aussi dans cette manière d’interpréter les sujets bibliques et de les rajeunir par une certaine vraisemblance ethnographique quelque chose de foncièrement conforme aux exigences du goût public à ce moment. C’était le temps où Decamps, Delacroix et Marilhat venaient de remettre l’Orient en crédit, ou plutôt d’appeler pour la première fois l’intérêt sur des races et sur des pays dont nous avions à peu près ignoré jusqu’alors les vrais caractères. En présence de ces révélations, le pinceau, pour figurer les scènes de l’Ancien-Testament, devait-il s’obstiner dans les pratiques conventionnelles, reproduire systématiquement les fantaisies ou les anachronismes qui, sous la main des vieux maîtres, avaient eu au moins l’ingénuité pour excuse ? Convenait-il d’autre part de prendre si fort à la lettre les renseignemens nouvellement fournis qu’on réduisît à une simple effigie du temps présent l’image des mœurs primitives, et qu’à l’exemple d’Horace Vernet on représentât délibérément les prophètes et les patriarches sous les traits et le costume des compagnons d’Abd-el-Kader ?

M. Lehmann sut tout d’abord se préserver de l’un et l’autre excès. Avec le tact d’un véritable peintre d’histoire, il comprit qu’il était impossible désormais de continuer la pure tradition académique sans s’immobiliser dans la routine, comme on ne pouvait, sans préjudice pour la signification morale et la dignité des sujets, vêtir ceux-ci en quelque sorte de formes textuellement empruntées à la réalité contemporaine. Nous n’avons pas d’ailleurs à insister sur les conditions prescrites à l’art en pareil cas. Un peintre, qui est en même temps un écrivain du goût le plus délicat, les a définies d’un mot. « Costumer la Bible, a dit M. Fromentin, c’est la détruire, comme habiller un demi-dieu, c’est en faire un homme. » M. Lehmann s’était conformé d’avance aux principes que résume cette judicieuse parole. Un des premiers en effet, il a réussi, dans la représentation des scènes bibliques, à concilier la vérité particulière avec l’expression de la vérité générale, à nous faire pressentir les mœurs et la physionomie de l’Orient sans nous en donner pour cela le portrait littéral, la simple ressemblance actuelle. On le voit, si bien secouru qu’il pût être par les circonstances au milieu desquelles il se produisait, M. Lehmann devait en bonne partie ses premiers succès à lui-même, à sa propre sagacité, aux prudentes inclinations de son esprit. Ajoutons qu’un travail assidu avait fortifié en lui ces dispositions naturelles, et que le peu d’années qu’il venait de passer en France avaient été employées de manière à le munir d’une solide instruction.

Né à Kiel en 1814, pendant un séjour momentané de sa famille dans cette petite ville, puis élevé à Hambourg, où son père exerçait la profession de peintre en miniature, M. Lehmann, jusqu’à l’âge de dix-sept ans, n’apprit de l’art que ce que pouvaient lui en enseigner les modestes exemples domestiques, quelques tableaux hollandais ou flamands conservés dans des collections particulières et quelques essais de peinture ou de dessin d’après nature accomplis dans l’un de ces humbles gymnases où l’on trouve, à défaut de professeurs, des modèles vivans et des camarades. Aussi, quelle qu’ait été la durée de cet apprentissage en Allemagne, quelque commencement même de sérieuse éducation pittoresque qu’aient procuré au jeune artiste plusieurs jours passés à Berlin ou plutôt au musée royal, ses études ne datent-elles, à vrai dire, que de l’époque où il vint se fixer à Paris pour se mettre sous la direction de M. Ingres. Je me trompe ; en arrivant ici, il n’avait encore sur le choix d’un maître aucune détermination arrêtée, et, comme Flandrin, qui un peu auparavant avait dû presque au hasard d’une rencontre l’indication de la discipline à suivre, M. Lehmann ne se décida que par déférence pour les avis d’un tiers. N’est-il pas étrange, soit dit en passant, que les deux élèves de M, Ingres qui ont le plus pieusement recueilli ses enseignemens aient obéi d’abord, en venant à lui, à un sentiment fort indépendant de l’enthousiasme, et qu’ils aient simplement recherché les leçons matérielles d’un expert, des leçons extérieures en quelque sorte, là où ils allaient se dévouer pour jamais à la cause d’un maître, au souvenir profond de ses exemples, à la défense passionnée de sa foi ?

Voilà donc M. Lehmann introduit auprès de M. Ingres, grâce à l’intervention affectueuse d’un autre artiste éminent, François Gérard, à qui un membre de la famille du nouveau-venu était allé demander conseil. M. Lehmann d’ailleurs avait, le jour même de son arrivée à Paris, rencontré chez M. Hittorff l’homme dont il était, à son insu, destiné à devenir l’élève, et, par un singulier surcroît de bonne fortune, il avait vu dans le même salon deux des peintres les plus célèbres de l’époque, Guérin et Léopold Robert. N’y avait-il pas dans cet heureux hasard, dans l’impression qu’il devait produire et les souvenirs qu’il devait laisser, quelque chose de définitivement profitable, et, pour emprunter la langue des contes de fées, tout un ensemble de « dons » engageant l’avenir ? Qui sait si la présence imprévue des trois maîtres, si les paroles échangées entre eux sur leurs travaux ou sur leur art n’ont pas eu, elles aussi, la vertu de douer une intelligence naissante en lui inspirant une fois pour toutes le respect de certains exemples, le culte de certaines traditions ? Sans parler de l’action dominante exercée par M. Ingres, il ne serait pas bien difficile peut-être de rattacher à ce premier concours d’influences les diverses œuvres de M. Lehmann et d’y reconnaître, sous d’autres formes, des intentions ou des arrière-pensées analogues aux préoccupations littéraires du peintre de Didon et d’Andromaque, aussi bien qu’une prédilection pour la grâce robuste renouvelée du peintre des Moissonneurs. Quoi qu’il en soit et quelque part que l’on veuille faire aux parrains donnés par le sort à ce talent, ses propres efforts, dès qu’il eut entrevu la route à suivre, suffisent pour expliquer la rapidité de ses progrès. Deux ans s’étaient écoulés à peine depuis que M. Lehmann avait pris place parmi les élèves de M. Ingres, et déjà il était devenu une des plus sûres espérances de l’école, tant ce court espace de temps avait été par lui studieusement rempli.

En dehors toutefois de ces coutumes laborieuses et du joyeux courage qu’il y puisait à mesure qu’il s’acheminait vers le mieux, en dehors des heures passées chaque jour dans cet atelier témoin de sa docilité et de son zèle, tout pour lui n’allait pas de soi ; tout ne s’arrangeait pas, tant s’en faut, pour lui faire dans le présent une vie facile. Nous ne parlons pas de ces cruelles privations qu’impose un manque absolu de ressources, de ces luttes contre le besoin auxquelles la jeunesse des artistes a été si souvent condamnée. Celle de M. Lehmann n’eut pas à subir des épreuves aussi dures ; mais, en échappant à la pauvreté, elle ne fut pas à l’abri de la gêne. Or cette gêne très positive se laissait si peu deviner, elle se dissimulait même sous des apparences si formellement contraires à la réalité, que les camarades du jeune peintre et son maître avec eux étaient tentés de croire à quelque vanité mondaine là où il n’y avait au fond qu’indépendance de caractère ou soumission délicate à certaines convenances. On pouvait s’y tromper, il est vrai. Le milieu dans lequel M. Lehmann vivait ou plutôt semblait vivre d’habitude, la situation brillante d’un proche parent qui l’avait accueilli à Paris et auprès de qui on le voyait souvent, tout, jusqu’à l’élégance naturelle de sa personne, tendait à donner le change sur les difficultés secrètes d’une existence dont les dehors n’étaient nullement apitoyans. Trop fier néanmoins pour accepter de ceux qui l’entouraient rien de plus que l’appui de leur affection, ce prétendu enfant gâté de la fortune recevait d’elle seulement le droit d’avoir sa place dans certains salons et s’accommodait, quant au reste, du plus austère régime. Nous ne voudrions ni exagérer le mérite de cette résignation, ni insister plus qu’il ne convient sur ces détails ; mais, puisqu’on les a en général ignorés, il n’était pas superflu d’en indiquer au moins quelque chose, comme il serait permis peut-être de rattacher d’autres faits biographiques plus récens au même fonds de dignité personnelle, à la même hauteur de sentiment.

Cependant le succès était venu et avec des empressemens si unanimes que celui qui en était l’objet aurait pu dès les premiers pas se croire arrivé au but. M. Lehmann n’eut garde de commettre cette méprise. Loin de s’immobiliser dans le présent en exploitant sur place la faveur qu’il venait d’obtenir, il voulut, au risque de se laisser momentanément oublier, assurer l’avenir de son talent par de nouvelles études, fortifier et compléter son éducation auprès des maîtres des grands siècles, en un mot se soustraire, par pur amour du progrès, à la notoriété actuelle et aux privilèges de plus d’un genre qu’elle semblait lui conférer : rare courage, surtout dans notre époque d’ambitions prématurées et de production hâtive, rare exemple de désintéressement en tout cas, et d’un désintéressement d’autant plus méritoire que celui qui sacrifiait ainsi des avantages prochains et faciles n’avait plus alors à s’occuper de lui seul. Il lui fallait aviser aux moyens de continuer auprès d’un jeune frère son double rôle de protecteur et de maître, et lorsque, riche d’une petite somme économisée à grand’peine sur le prix des premiers tableaux vendus, il partait pour l’Italie en 1837, il emmenait avec lui ce frère, cet élève, qui deux ans auparavant était venu le rejoindre à Paris[1].

Avant de se rendre à Rome, où tant de grands enseignemens l’attendaient et où il devait d’ailleurs retrouver M. Ingres, alors directeur de l’Académie de France, M. Lehmann avait jugé bon de consacrer quelque temps à un séjour en Allemagne. Le désir de revoir sa famille, dont il vivait éloigné depuis près de six ans., lui avait naturellement inspiré ce projet ; mais dans sa pensée il y avait là aussi, à la veille des études qu’il allait entreprendre, une période de recueillement nécessaire et comme une retraite pour s’ouvrir aux influences de l’esprit nouveau.

Certes, pour ce qui était des conditions extérieures de l’art, de la forme à la fois vraisemblable et choisie, les leçons reçues à Paris pouvaient amplement suffire. Qu’était-il besoin d’un supplément de réflexions ou de conseils pour apprendre à discerner dans les fresques du Vatican des perfections d’exécution et de style que les exemples de M. Ingres avaient d’avance expliquées et. jusqu’à un certain point reproduites ? En irait-il ainsi de ces autres beautés plus mystérieuses qui tiennent aux intentions morales elles-mêmes, à l’ordonnance d’une scène, à l’interprétation poétique d’un sujet ? Les secrets de la composition proprement dite n’étaient pas de ceux qu’on cherchait le plus habituellement à pénétrer dans l’école à laquelle appartenait M. Lehmann, et s’il était arrivé à celui-ci de laisser pressentir dès le début des inclinations assez contraires aux coutumes environnantes, le tout n’avait guère été encore qu’affaire de tempérament ou simple signe d’origine et de race. Restait pour l’élève de M. Ingres à développer ces facultés natives, à féconder par la science ces instincts, en envisageant l’art et ses ressources au point de vue des idées pures aussi attentivement qu’il venait, à Paris, d’en étudier la langue et les conditions techniques. Peut-être, il est vrai, M. Lehmann poussa-t-il en ce sens les scrupules un peu loin, puisqu’il ne consacra pas moins de huit grands mois à ses méditations devant les œuvres de la nouvelle école allemande, à Munich ; peut-être les peintures qu’ont signées Cornélius et M. Kaulbach n’exigeaient-elles, pour qu’on en appréciât suffisamment les mérites, ni une contemplation aussi fervente, ni un examen aussi long. Elles avaient en tout cas ce danger d’exagérer le rôle de l’élément abstrait dans l’image de la vie, et par là d’entraîner ceux qui les admireraient avec trop de confiance sur la pente d’un idéalisme quintessencié, d’une scolastique pittoresque plus métaphysique que de raison.

M. Lehmann ne réussit pas d’abord à se tirer du péril sans quelque dommage pour la franchise de ses inspirations et de sa manière. Même à Rome, même en face de la nature italienne et des chefs-d’œuvre du XVIe siècle, les souvenirs qu’il avait emportés d’Allemagne semblent avoir si bien occupé sa pensée, si habituellement guidé sa main, que, dans les tableaux peinte par lui à cette époque, les traces de toute autre influence, deviennent presque accidentelles ou équivoques. Qu’on se rappelle, par exemple, cette Sainte Catherine transportée par les anges, qui ne fait guère que reproduire avec quelques variantes la composition de M. Mucke sur le même sujet, — ou bien cette Flagellation, renouvelée, sinon pour l’ordonnance, au moins quant aux intentions, du mysticisme, tantôt un peu grêle, tantôt emphatique, avec lequel les néo-chrétiens de l’école allemande avaient représenté des scènes analogues. Ce n’est pas que ces tableaux, aussi bien que les premières peintures décoratives exécutées par M. Lehmann après son retour à Paris, accusent un pinceau hésitant ou rompu seulement à la pratique des procédés sommaires. Le tout atteste au contraire une habileté sûre, une science pénétrante du modelé qui fait défaut à la plupart des œuvres allemandes, et sous ce rapport technique la Flagellation en particulier mérite d’être citée parmi les tableaux les plus achevés qu’ait produits l’art de notre temps[2]. Toutefois, malgré la somme de talent dépensée, qu’y a-t-il là en définitive, sinon un morceau d’académie ou d’école ? On ne saurait guère mieux dessiner ni mieux peindre ; soit, cela suffit-il pour excuser l’absence de l’ingénuité dans le sentiment, dans l’invention, dans l’emploi de ces facultés maîtresses que Poussin, à qui l’on ne reprochera pas trop de partialité pour la fantaisie, appelait « le fond de la peinture et l’être même du peintre ? » Depuis l’expression de la résignation sur les traits de la victime divine jusqu’à la férocité des bourreaux, depuis l’équilibre des lignes jusqu’au choix des tons et de l’effet, tout est si mathématiquement calculé, si rigoureusement prémédité et défini, que l’impulsion du cœur se dérobe sous cette intraitable curiosité de l’esprit. Il semble qu’en retraçant cette scène de la Passion, comme en décorant un peu plus tard à Paris une chapelle dans l’église de Saint-Merry et la chapelle de l’Institution des jeunes aveugles, l’artiste ait entendu suppléer aux suggestions pieuses par les recherches savantes, et qu’il ait cru suffisant de combiner habilement des formules là où il importait surtout de traduire et de communiquer des émotions.

Pourquoi ne pas le dire ? le talent de M. Lehmann se prête peu en général à l’interprétation des sujets religieux. Ni le tableau représentant l’Adoration des Mages, qui figurait à l’exposition universelle de 1855, ni les peintures de la chapelle de la Vierge dans l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, ne montrent ce talent assez directement inspiré pour qu’on puisse le classer parmi ceux qui résument le mieux l’art chrétien de notre temps. Est-ce donc que la foi lui manque ou qu’il sacrifie toujours aux intentions purement érudites l’attendrissement personnel, l’onction de la pensée et du style ? S’il était permis de s’emparer d’un deuil intime et d’en interroger les souvenirs au risque d’en profaner la pudeur, on trouverait dans la maison même du peintre des témoignages tout contraires. On pourrait citer une bien touchante image de deux enfans, de deux anges, s’envolant dans l’attitude de la prière loin de ceux qui les ont aimés : doux hôtes du ciel dont les formes rappellent encore les apparences de la vie, mais d’une vie pour jamais voisine de Dieu, et qui, pareils à ces deux autres âmes fraternelles que Lesueur a figurées dans sa Vision de saint Benoit, ne nous parlent de la mort que pour la montrer vaincue par leur immortelle innocence et par les espérances qu’ils ont léguées.

Le jour où M. Lehmann épanchait ainsi sur la toile les secrets douloureux de son cœur, il produisait une œuvre d’autant plus expressive qu’il s’efforçait moins laborieusement d’en châtier l’exécution, et que, ne travaillant pas pour les regards d’autrui, il se sentait par cela même à peu près affranchi des traditions et des règles. Ailleurs, ces règles reprennent tout leur empire, et suscitent chez M de tels scrupules qu’à force d’éviter les écarts ou les aventures il lui arrive trop souvent de s’arrêter à moitié chemin. On dirait qu’en traitant des sujets religieux il limite absolument sa tâche à l’emploi du raisonnement, qu’il subordonne tout à la méthode, et que, dans sa défiance excessive de l’imagination, il se contente de disserter philosophiquement sur les thèmes dont il lui appartiendrait de faire ressortir la beauté naturelle ou de dégager la poésie.

Il n’en va pas ainsi, tant s’en faut, des scènes empruntées par M. Lehmann aux poèmes antiques ou modernes, soit qu’il traduise avec le pinceau le Prométhée enchaîné d’Eschyle et qu’il groupe les Océanides en pleurs au pied du rocher où le fils de Japet expie sa criminelle audace dans les tortures du désespoir, soit que dans deux types romantiques au meilleur sens du mot il personnifie, après Shakspeare, Hamlet et Ophélia. Suit-il de là qu’en abordant de pareils sujets M. Lehmann se départe de ses habitudes d’analyse ou qu’il se préoccupe moins de la correction ? Même application chez lui à rechercher la raison d’être et la rigoureuse signification des choses, même besoin d’en définir exactement les dehors. Seulement le genre de beauté que ces choses expriment semble bien plus conforme à ses aptitudes que l’élément idéal ou l’ordre de vérités contenu dans l’Évangile. Il y a là d’ailleurs pour le peintre un avantage plus direct, un parti plus sûr à tirer des souvenirs de son éducation première et des exemples transmis par M. Ingres. La part nécessairement faite au nu dans les sujets mythologiques, la prédominance en pareil cas de la forme vigoureuse et saine sur les apparences altérées de la vie, du calme extérieur sur l’image des secrètes inquiétudes de l’âme, tout concourt à faire revivre dans les œuvres de l’élève les fortes qualités et les enseignemens du maître. Néanmoins, en se souvenant ainsi, M. Lehmann n’a garde de pousser le respect des leçons reçues jusqu’au renoncement de soi-même et de se réduire, en désespoir d’invention, à la simple imitation d’une manière. S’il doit à M. Ingres le secret de certains procédés d’exécution et de style, s’il tient de lui par exemple cet art difficile d’assouplir le modelé sans l’arrondir et de noyer les détails dans la masse sans donner à celle-ci un aspect d’ampleur vide ou d’inertie, il ne doit qu’à ses propres facultés, aux instincts de son sentiment ou aux progrès de sa pensée, d’autres mérites tout aussi sérieux. Ainsi comment ne pas estimer à son prix l’habileté vraiment originale avec laquelle il a su, dans la plupart de ses figures de femmes, imprimera la grâce elle-même un caractère noble, sévère, presque tragique ?

Entreprend-il de représenter des Néréides, des Sirènes ou ces Océanides que nous rappelions tout à l’heure et que l’on voit aujourd’hui dans la galerie du palais du Luxembourg, la variété des lignes et des carnations, la diversité même des types, ne seront pour lui qu’un moyen d’exprimer l’unité d’intentions aussi austères que confondes aux conditions physiques de la beauté. Quoi de plus chaste que la nudité de ces filles de la mer au corps pâle, incessamment poli par le contact des flots, comme l’ivoire sous la main du tourneur ? Quoi de plus vraisemblable et de moins réel en même temps ? Dira-t-on que cette façon d’envisager et de rendre la beauté féminine n’est pas propre au peintre des Océanides, qu’on peut trouver dans d’autres œuvres contemporaines des exemples du même goût et de la même retenue ? Sans doute il n’est ni le premier ni le seul dont le pinceau ait marqué la différence entre la forme nue et la forme déshabillée, entre l’interprétation épique du fait et l’imitation grivoise ou vulgaire. Avant lui, et avec plus d’autorité que personne, l’illustre peintre de l’Odalisque, de la Vénus Anadyomène et de la Source avait montré comment le spectacle de la beauté sans voile peut avoir son innocence, et nous ne sommes pas plus tenté d’oublier les preuves faites par lui à cet égard que nous ne songerions, au point de vue pittoresque, à en confondre l’éclat incomparable avec la valeur des œuvres du même genre produites par M. Lehmann. Ce que nous voulons dire seulement, c’est que celles-ci, quelques précédens qu’on leur oppose, ont leur charme propre, leur caractère particulier. L’élégance ou la jeunesse des formes y sert de laisser-passer à l’expression pathétique, à des intentions d’autant plus graves, d’autant plus pénétrantes, que les apparences sont moins rudes et les moyens employés moins violens. Pour nous en tenir à un exemple qui résume bien d’ailleurs les procédés ordinaires et la poétique du peintre, la douleur des Océanides ne se traduit pas seulement par leurs attitudes désolées ou par les larmes que leurs yeux répandent : l’énergie calme, la sereine hardiesse du style prête à cette douleur un surcroît d’éloquence, comme la pleine lumière qu’affrontent ces beaux corps et qui les inonde leur donne je ne sais quelle splendeur sinistre aussi bien appropriée à la scène qu’aux justes exigences et aux ressources de l’art.

C’est encore ce mélange de force et de grâce, de dignité sans emphase et de mélancolie sans fadeur, qui distingue les types dans lesquels M. Lehmann a voulu personnifier la passion muette, et, sous l’inaction physique, la vie excessive ou les souffrances de la pensée. Malgré l’extrême différence des dehors matériels et des données, c’est par là que des figures comme celles d’Hamlet et d’Ophélia se rattachent même aux scènes tirées de l’Odyssée ou du Prométhée d’Eschyle. Rien qui rappelle moins que ces deux figures la rhétorique de Ducis ou les costumes de Talma, rien de moins classique, nous l’avons dit, à prendre le mot dans le sens un peu étroit qu’on lui attribuait au temps de David, et cependant ici nulle affectation d’un autre genre, nul excès naturaliste ou archaïque. Le désir de traduire littéralement Shakspeare, ou, comme on disait alors dans le langage de la nouvelle école, la recherche de la « couleur locale » n’entraîne pas si loin le peintre qu’il en vienne à méconnaître les lois nécessaires de l’art et du goût. Il y a de l’ordre, on dirait presque de la bienséance, jusque dans l’incohérence apparente des détails, jusque dans les accidens les plus propres à rompre les lignes ou à bouleverser l’aspect ; cette double image du découragement et de la folie intéresse surtout la raison, et les combinaisons de l’art ont dans l’émotion produite une part au moins égale à celle qu’on pourrait attribuer à la fantaisie de l’artiste ou aux audaces spontanées de son imagination.

Les sujets de l’ordre auquel appartiennent les tableaux d’Hamlet et d’Ophélia ont été au reste rarement traités par M. Lehmann. Sauf deux toiles exposées à plus de vingt ans d’intervalle et représentant l’une et l’autre, avec des variantes, le Pêcheur et l’Ondine de Goethe, sauf encore une suite de dessins sur les poésies de M. Victor Hugo, on ne trouverait guère dans l’ensemble de ses œuvres profanes que des compositions inspirées par la mythologie antique ou tout au moins des thèmes allégoriques développés par le peintre sans emprunt direct à la littérature moderne. Il semble que ses préférences, d’accord en cela avec les aptitudes principales de son talent, le portent surtout à la représentation de faits supérieurs aux mœurs spéciales d’un peuple ou aux caractères purement historiques d’une époque ; il semble enfin que les vérités générales aient plus de prix à ses yeux que les phénomènes individuels, et que sa main, en groupant des figures sans nom et sans histoire, se propose bien moins de nous donner les portraits de quelques hommes qu’une image de la vie ou des passions de l’humanité.

Les peintures décoratives exécutées, il y a un peu plus de quinze ans, dans la grande galerie de l’Hôtel de ville à Paris, sont un spécimen considérable de ces inclinations et de cette manière toute philosophique d’envisager la fonction de l’art. Combien d’autres pourtant, à la place de M. Lehmann, auraient eu de moins hautes visées ! Combien, en face des conditions qui lui étaient faites, se seraient contentés de tracer au hasard de la mémoire ou de la brosse une série d’honnêtes figures conformes aux patrons et aux usages consacrés en pareil cas ! Quels étaient en effet le champ et la destination du travail ? Il s’agissait de compléter par des ornemens de peinture quelconques la décoration des voûtes d’une salle de fête, de revêtir de couleurs, au-dessus de la corniche et pour l’amusement des regards qui pourraient atteindre jusque-là, cinquante-six espaces formés par des pendentifs et des pénétrations, — le tout ne représentant pas, en superficie, moins de cent quarante mètres carrés. Dix mois seulement étaient accordés pour l’accomplissement de la tâche. Passé ce terme, les échafaudages devaient être irrévocablement enlevés, et les travaux, achevés ou non, livrés à l’administration qui les avait commandés.

Sans doute il fallait quelque chose de plus que du courage pour aborder une pareille entreprise et la mener à bonne fin dans un aussi court délai ; il fallait, dans l’exécution comme dans l’invention, une facilité et une certitude appartenant à peine aux talens les mieux éprouvés, et que rendaient plus nécessaires encore les conditions si compliquées du programme volontairement adopté par M. Lehmann. Peindre en moins d’une année cinquante ou soixante figures isolées, remplissant convenablement chaque cadre, c’eût été là déjà une assez grosse besogne, surtout si l’on songe aux vastes proportions de ces figures et à la forme ingrate des compartimens qui devaient les contenir. Quelles difficultés ne s’imposait-on pas à plus forte raison en prétendant représenter, sur le champ de chaque pendentif, non un type unique et simplement décoratif, mais un groupe de plusieurs personnages, un véritable tableau ; en s’aventurant à résumer dans une suite de compositions formées de près de deux cents figures l’histoire tout entière du travail humain, depuis les premiers combats livrés par l’homme aux animaux féroces jusqu’aux plus savantes conquêtes de la pensée, depuis les rudes labeurs du laboureur ou du forgeron jusqu’aux généreuses fatigues du magistrat, du poète, de l’astronome ! M. Lehmann pourtant osa « tenter ce tour de force, » pour emprunter les termes dans lesquels un juge éminent appréciait ici même le récent travail du peintre[3]. Et M. Vitet ajoutait : « Jamais, à voir son œuvre, on ne se douterait que les heures lui aient été comptées. Ce n’est pas de l’improvisation, encore moins de la peinture de théâtre ; il n’y a là ni pochade, ni mélodrame : c’est du dessin arrêté et réfléchi, de la peinture d’un tissu ferme et serré. » Rien d’improvisé en effet, rien non plus de trop patiemment calculé, de recherché avec cette curiosité un peu opiniâtre dont les traces ne laissent pas dans d’autres œuvres de M. Lehmann d’embarrasser l’expression du sentiment. Il semble qu’ici l’obligation d’agir vite ait stimulé l’élan de la pensée, et que l’artiste, n’ayant pas le temps de raffiner sur le choix des termes, se soit aidé, pour rencontrer les plus énergiques, de ses empressemens ou de sa passion. Peut-être aussi la forme assez exceptionnelle des cadres qu’il avait à remplir l’a-t-elle plutôt secouru qu’entravé dans la composition de chaque scène, car, — j’en appelle sur ce point à l’expérience des peintres soumis à de pareilles épreuves, — l’originalité de l’ordonnance pittoresque peut ressortir parfois de la gêne apparente imposée par l’irrégularité du champ où il s’agissait d’opérer. — Que certaines causes extérieures aient été pour quelque chose dans le caractère imprévu des compositions ou dans la verve de la pratique, cela au surplus importe assez peu : l’élévation et la logique des idées exprimées ont une origine supérieure à des influences de cet ordre. On serait donc aussi mal venu à prétendre expliquer de pareils mérites uniquement par les hasards matériels d’un programme qu’on le serait à croire sur parole ceux qui, en matière d’histoire et d’esthétique, suppriment sans façon l’inspiration ou la volonté individuelle, pour tout subordonner, tout réduire à la pure « influence des milieux. »

Une autre œuvre entreprise peu après les peintures de l’Hôtel de ville et accomplie dans des conditions très différentes, la décoration des deux hémicycles de la salle du trône au palais du Luxembourg, achèverait au reste de prouver que le talent de M. Lehmann n’a pas besoin pour donner sa mesure de s’irriter par la lutte avec le temps ou avec l’espace. Ici plus de compartimens à remplir chacun en quelques jours, et en y groupant seulement quelques figures, plus de subdivisions architectoniques morcelant le développement du thème choisi aussi bien que le champ du travail. Deux vastes surfaces en voussure couronnant le mur qui s’élève à chaque extrémité de la salle permettaient cette fois au peintre d’arriver par l’unité de l’aspect à l’expression complète de sa pensée ; mais elles l’exposaient aussi au danger de la délayer en proportion de l’étendue, et, comme les peintres de grandes machines au temps de la décadence, d’employer pour se tirer d’affaire les pièces de remplissage ou les redites.

En résumant sur les voûtes de la salle du trône l’histoire de la monarchie française depuis les Mérovingiens jusqu’aux Bourbons, M. Lehmann n’a pas voulu recourir à ces vieilles ruses, à ces artifices ordinaires de composition. Sans doute les lois de la pondération pittoresque sont observées par lui avec un soin scrupuleux. Point de ligne qui n’ait, pour ainsi parler, sa jumelle dans la figure ou dans le groupe correspondant à la place qu’elle occupe, point de contours ni de couleurs qui des deux côtés ne semblent converger vers le centre de la scène comme vers un foyer d’intérêt et d’effet principal. Si rigoureux qu’ils soient néanmoins, tous ces calculs n’expriment pas seulement la patience scientifique, toutes ces combinaisons n’ont pas pour résultat unique l’harmonie matérielle de la décoration. L’esprit trouve son compte dans les moyens employés pour contenter le regard, et si l’un des deux hémicycles nous montre la croix entourée d’anges s’élevant très heureusement au milieu des rois des deux premières races pour soutenir les lignes environnantes ou en apaiser le tumulte, si le groupe central laisse à la figure de Jeanne d’Arc une prédominance motivée par des exigences toutes techniques, il y a là, il y a dans le choix des autres élémens dont l’œuvre se compose les témoignages d’une pensée aussi hautement ingénieuse que sincèrement préoccupée de la vérité historique. En reproduisant les faits sous leurs formes exactes et caractéristiques, le pinceau de M. Lehmann travaille surtout à en dégager la moralité ; mais ces intentions philosophiques n’affectent plus, comme dans les premiers tableaux du peintre, les apparences d’un dogmatisme gourmé, de même que les procédés de l’exécution sont maniés ici avec une habileté moins laborieuse, avec une finesse ou une énergie moins compliquée.

D’où vient pourtant qu’un travail aussi remarquable à tous égards ait passé d’abord à peu près inaperçu, et qu’aujourd’hui encore, malgré l’espèce de renaissance qui depuis quelques années a renouvelé la réputation de l’artiste, les peintures de la salle du trône demeurent en général moins appréciées ou moins connues que d’autres œuvres relativement secondaires de la même main ? Certes rien de plus légitime que l’estime où l’on tient maintenant les portraits peints par M. Lehmann à diverses époques ; mais puisque ses plus récens ouvrages en ce genre ont rappelé l’attention sur ceux qui les avaient précédés, puisque de ce côté les succès présens ont amené une rétractation de l’indifférence passée et comme un regain de justice, il serait juste aussi de relever là où ils se trouvent des titres plus sérieux encore, et de contrôler tout au moins par ce surcroît de preuves l’autorité de celles que l’on a recueillies ailleurs.

Quoi qu’il en soit, cette partialité même du public est jusqu’à un certain point excusable, et des mérites exceptionnels expliquent les préférences de l’opinion pour les portraits dus au pinceau du peintre de la galerie de l’Hôtel de ville et des hémicycles du Luxembourg. M. Lehmann est sans contredit le portraitiste le plus savant, le plus sûrement habile que possède aujourd’hui notre école. Pour ne citer que ces exemples parmi les plus récens, les toiles sur lesquelles il a fait revivre l’archevêque de Paris, M. Dumon, l’amiral Jaurès, M. Pelletier, trouveraient-elles des équivalens parmi les œuvres du même genre qui figurent chaque année au Salon ? Cependant, si fidèles qu’ils soient au double point, de vue de l’image physique et de la ressemblance morale, avec quelque sagacité que le peintre y ait défini les coutumes intellectuelles aussi bien que le tempérament de ses modèles, ces portraits d’hommes ne donnent pas toute la mesure du talent de M. Lehmann. C’est surtout dans les portraits de femmes que ce talent se manifeste, parce que là ses inclinations essentielles sont en accord intime avec les conditions mêmes de la tâche, et que l’extrême délicatesse du goût, loin de compromettre comme ailleurs l’énergie nécessaire des intentions ou du style, n’arrive qu’à mieux mettre en relief l’expression d’élégance inhérente aux types donnés.

Le goût, telle est en effet la qualité dominante du peintre qui a produit, entre bien d’autres, les beaux portraits de Mme Lehmann, de Mme George Halphen, de Mme de Jaucourt, de Mme Joubert, et ce charmant portrait de Mme James Hartmann exposé, il y a quelques années, dans la galerie du boulevard des Italiens. C’est cette rare aptitude à observer la mesure entre l’imitation textuelle et l’interprétation trop libre de la réalité qui donne à ses œuvres un double caractère de vraisemblance sans platitude et d’élégance sans afféterie. On a dit des femmes peintes par Van Dyck « qu’elles ont toutes l’air de grandes dames ; » on pourrait dire aussi justement de celles qu’a représentées M. Lehmann qu’elles montrent du tact et de l’esprit même dans les frivolités de la parure, même dans le luxe. Moins ténu, moins subtil dans sa finesse que le style de M. Amaury Duval et de quelques autres peintres de portraits formés à l’école d’Ingres, le style de M. Lehmann s’approprie mieux que celui de Flandrin lui-même à l’expression de certaines délicatesses ou de certains agrémens extérieurs. Flandrin excellait à traduire sur la toile la vie intime de ses modèles, à les montrer dans la paix de leur foyer, dans la simplicité de Jeun » coutumes domestiques. Non-seulement il ne lui est pas arrivé plus de deux ou trois fois de peindre des femmes en habits de fête, mais celles qu’il a représentées portent à peu près toutes des vêtemens de couleur sombre, comme. si la jeunesse ou la beauté n’avait jamais eu à ses yeux qu’un charme mélancolique, on dirait presque une signification austère. De là en partie ce caractère de parfaite honnêteté, d’onction même, qui distingue dès le premier aspect ses ouvrages ; mais de là aussi une certaine uniformité pittoresque qui, généralisant un peu trop la physionomie individuelle, semble, bon gré mal gré, rattacher des. types nécessairement divers à la même famille, aux mêmes traditions, aux mêmes habitudes de l’esprit ou du goût. Sous le pinceau de M. Lehmann, l’élégance, sans cesser d’être discrète, a des dehors plus séduisans et plus souples. Peut-être n’appartenait-il qu’au peintre de la Jeune fille à l’œillet de trouver le secret d’une grâce élégiaque dans l’extrême modération des intentions et du faire, dans le choix et l’imitation naïve des plus simples accessoires. En revanche, parmi tous les élèves d’Ingres, quel est celui qui aurait su, mieux que le peintre du portrait de Mme Hartmann, concilier la pureté du style avec la richesse des élémens à mettre en œuvre et mériter par là de représenter plus tard dans quelque musée un progrès particulier de l’école actuelle ?

Il y a souvent, je le sais, en matière d’art et de critique, beaucoup d’imprudence à dépasser les limites du temps présent et à prétendre dès maintenant enregistrer des arrêts qui peut-être seront rendus un jour dans de tout autres termes. A moins d’être le contemporain d’un Bossuet, on n’a guère le droit en pareil cas d’escompter l’avenir et, comme dit La Bruyère, de « parler d’avance le langage de la postérité. » Sans porter si haut ses visées, n’est-il pas permis cependant, en face de certaines œuvres, de pressentir quelque chose des destinées qui les attendent et du crédit que leur accorderont nos successeurs ? À ce compte, on pourrait attribuer aux portraits peints par M. Lehmann le même sort à peu près qu’aux portraits qu’a laissés Flandrin. Comme ceux-ci, bien que dans un ordre d’idées et de faits différent, ils représenteront fidèlement notre époque aux yeux des générations nouvelles ; ils refléteront les caractères du temps qui les a vus naître, non pas avec l’exactitude niaise et fortuite de la photographie, mais avec la véracité intelligente d’un art ému, convaincu, sachant sentir et analyser ce qu’il traduit. Qu’on relève d’ailleurs des inégalités, des défauts même dans les portraits de M. Lehmann ; que par exemple on reproche au peintre l’aridité ou la lourdeur résultant pour les fonds de cette couleur tantôt brune, tantôt verdâtre, qu’il emploie d’ordinaire ; ces réserves ou ces critiques seront justes, et nous y souscrivons pour notre part, — à la condition toutefois de ne rien sacrifier des légitimes éloges, à la condition de tenir plus de compte des mérites dominans que des torts secondaires et de reconnaître avant tout dans cette série de travaux, comme dans les autres œuvres produites par la même main, l’empreinte d’un consciencieux dévoûment au vrai, d’une habileté constamment studieuse, d’un loyal talent en un mot, qui ne consent pas plus à éluder les difficultés de chaque tâche qu’à transiger avec aucun devoir.


II

Si nous avons réussi, dans les pages qui précèdent, à rappeler les qualités principales et à indiquer les coutumes du talent de M. Lehmann, on aura pu déjà pressentir l’esprit dans lequel les peintures de la nouvelle salle des assises ont été conçues et exécutées. Comment un artiste aussi naturellement enclin à scruter le fond des choses, aussi habitué à donner même à l’image de la simple forme le caractère d’une démonstration ou d’un raisonnement, comment un pareil docteur en philosophie pittoresque aurait-il renié sa vocation et ses croyances là où plus que jamais l’occasion se présentait de les faire prévaloir ? Si, suivant le mot de Joubert, « la peinture doit être de la morale construite, » nulle part les efforts en ce sens ne semblaient mieux de mise que dans ce sanctuaire de la justice humaine, et ceux que M. Lehmann allait accomplir ne pouvaient que confirmer avec plus d’opportunité encore les preuves déjà faites ailleurs et les préférences témoignées par lui. Ajoutons qu’en entreprenant ce travail M. Lehmann s’estimait obligé à une revanche envers lui-même, à l’expiation personnelle d’un récent péché dont il avait au surplus spontanément sollicité le châtiment et courageusement effacé les traces. Quelle était donc cette faute que M. Lehmann se reprochait si sévèrement ? D’où venaient ces repentirs et ces scrupules ? Le fait est trop honorable en soi, il montre trop bien ce qu’un artiste véritable sait sacrifier dans certains cas au respect de l’art et à sa propre dignité, pour qu’on soit mal venu à le mentionner, au moins en passant.

Peu d’années après celle où il venait d’achever ses peintures murales au Luxembourg, M. Lehmann avait été chargé par l’administration municipale de décorer l’un des bras de la croix dans l’église de Sainte-Clotilde, à Paris. Tout entier d’abord à ce grand travail, puis forcé à plusieurs reprises de l’interrompre pour d’autres travaux, réduit enfin, sous peine d’en ajourner indéfiniment l’exécution, à la nécessité d’emprunter le secours de mains étrangères, il n’était arrivé au terme de l’entreprise qu’après des alternatives d’autant plus pénibles et avec un mécontentement d’autant plus vif que son ambition au début avait été plus haute, sa confiance dans le succès en apparence mieux fondée. Que restait-il maintenant de ses premières espérances ? qu’était-il résulté de ses propres efforts ou des efforts qu’il avait dirigés ? Une œuvre insuffisante selon lui, et dans sa pensée condamnée à disparaître. Aussi, sacrifiant sans hésiter non-seulement tout le zèle et le temps personnellement dépensés, mais encore la somme considérable que lui avait coûtée la rémunération due à ses aides, s’empressa-t-il de demander pour unique prix de son travail qu’il lui fut permis de l’anéantir. Il réclama si bien cette étrange faveur, il mit à s’accuser lui-même tant de chaleur et d’insistance, que malgré les conclusions toutes contraires d’une commission nommée à cet effet, malgré les éloges formels décernés par les membres qui la composaient, l’administration finit par se laisser vaincre. Elle consentit à la destruction des peintures, pensant bien sans doute qu’il n’y avait pas à redouter beaucoup pour autrui la contagion d’un pareil exemple, et qu’en donnant à la fière susceptibilité d’un artiste une satisfaction de cette sorte elle ne courait le risque de créer pour l’avenir ni une jurisprudence trop souvent invoquée ni un précédent fort dangereux.

L’affaire ainsi terminée, M. Lehmann entreprit aussitôt ses travaux au Palais de Justice, bien résolu cette fois à en poursuivre l’achèvement tout d’une haleine, et, sauf pour quelques parties accessoires, à ne se lier qu’à lui-même du soin de traduire sa pensée. Ici d’ailleurs les conditions particulières de l’emplacement imposaient, dans l’expression des détails aussi bien que dans l’aspect général, une rigueur architectonique à laquelle les tâches antérieures du peintre avaient pu moins directement convier son imagination ou moins nécessairement obliger sa main. Il ne s’agissait plus en effet de couvrir, comme au Luxembourg, une surface assez vaste pour s’isoler en quelque sorte des décorations environnantes et constituer par elle-même un tout, — ou bien, comme à l’Hôtel de ville, de suspendre à des hauteurs presque inaccessibles au regard une série de groupes sans lien immédiat, sans influence, à vrai dire, sur l’ensemble, en raison même de la multiplicité des champs, et de la division infinie du travail. Il s’agissait au contraire de confirmer l’unité des intentions préalablement exprimées par l’architecte, d’orner à sept ou huit mètres seulement du sol le centre et les compartimns latéraux d’un plafond dont chaque partie a sa raison d’être dans l’économie du plan général ; il fallait en un mot associer si étroitement les combinaisons pittoresques aux lignes de l’architecture que le tout, malgré la diversité des moyens, arrivât à simuler une œuvre d’une seule provenance et d’un seul jet. C’est en quoi M. Lehmann pour sa part nous semble avoir pleinement réussi. Très fermes quant au choix des tons généraux et au style des contours, en même temps très finement étudiées dans tout ce qui tient aux agencemens de détail ou aux saillies relatives du modelé, les cinq compositions qu’il a peintes s’accordent ainsi avec le caractère des ornemens qui les encadrent, comme l’exécution en est exactement proportionnée à la distance où elles apparaissent et aux dimensions des surfaces qu’elles occupent. Différentes en cela des peintures, fort remarquables d’ailleurs, double pinceau de M. Bonnat a orné le plafond d’une salle voisine et qui se recommandent, à peu près à l’exclusion du reste, par l’âpre franchise de l’aspect et par l’énergie du sentiment décoratif, ces cinq compositions ont quelque chose de persuasif parce qu’on y sent le goût de la mesure jusque dans la recherche de la grandeur ou de la force, parce que l’ampleur de l’effet n’y résulte pas de purs sacrifices, parce qu’enfin rien n’y est omis ou indiqué au hasard de la touche, et que, sans pour cela dégénérer en minutie, chaque forme y a sa définition précise, chaque accident du coloris sa stricte justification.

Quoi de moins surprenant, dira-t-on, quoi de plus naturel en pareil cas que ce respect d’un artiste pour sa propre tâche et pour les devoirs de conscience qu’elle lui impose ? Oui, cela est naturel, mais cela ne laisse pas de devenir assez rare par ce temps de volontés flottantes, d’accommodemens faciles et, sous prétexte de délicatesse esthétique, de prédilections pour l’à-peu-près. Combien de peintres aujourd’hui qui se contentent d’esquisser des intentions, d’ébaucher sur la toile des fantômes de sentimens ou d’idées et, suivant un terme du jargon moderne, de nous livrer des impressions plus ou moins sincères, plus ou moins vagues, au lieu des tableaux qu’ils auraient dû faire ! Combien aussi parmi nous dont les modestes appétits vont de pair avec ce maigre régime, et qui, tout, en croyant s’affranchir du joug des préjugés « bourgeois, » se laissent le plus bourgeoisement, le plus servilement du monde, duper par ces ruses à peu de frais de la pratique, par ces faux semblans d’inspiration ! Qu’on emploie à satiété pour les séduire les mêmes procédés d’arrangement ou d’effet, qu’une certaine école de paysagistes par exemple leur montre chaque année au Salon quelque groupe d’arbres au ton boueux se dessinant tant bien que mal sur le ciel pâle du matin, — peu importe. Pourvu qu’une recherche plus attentive de la forme ou qu’une intention pittoresque moins banale ne soit pas venue déranger ici leurs admirations accoutumées, pourvu que l’incorrection du coloris ou du dessin continue de les rassurer sur le dédain qu’ils doivent aux œuvres issues d’un effort consciencieux, ils s’estimeront bien clairvoyans en n’attribuant a celles-ci qu’une signification surannée et à ceux qui les auront faites qu’une intelligence, en retard sur les exigences de l’esprit nouveau.

Il faut donc de nos jours quelque courage, quand on est artiste, pour chercher le succès, non dans l’étalage d’une pratique négative, non dans l’ostentation d’une verve décevante, mais dans l’expression patiemment châtiée des doctrines consacrées à bon droit et des vérités essentielles. En décorant le plafond de la salle des assises, M. Lehmann, nous le répétons, a eu cette sage hardiesse, et ce n’est pas un mince honneur pour lui que d’avoir ainsi osé démentir des sophismes dont nous tendons tous plus ou moins à devenir les complices. Ici, rien d’inachevé par calcul de paresse ou en vue de tromper les gens sur l’autorité réelle du talent auquel ils ont affaire, rien qui sente l’habileté prétentieuse et s’affichant elle-même ; partout la ferme volonté d’aller jusqu’au bout dans l’analyse des idées ou dans la représentation des choses, partout les témoignages d’un esprit en quête du mieux, de la correction irréprochable, de la définition absolue. Reste à savoir toutefois si par momens cette application même ne nuit pas à la simplicité des formules, et si, à force de prétendre tout énoncer, tout expliquer, tout éclaircir, M. Lehmann n’arrive pas çà et là à exiger un peu trop de notre attention ou de notre sagacité.

La partie du nouveau travail de M. Lehmann qui nous semble le moins à l’abri de ces soupçons ou de ces reproches est celle dans laquelle il a figuré la Loi protégeant l’Innocence et punissant le Crime. Que de fois, il est vrai, la peinture n’a-t-elle pas eu à traduire un pareil thème ! Comment, en le traitant une fois de plus, échapper soit à l’inconvénient et à l’ennui des redites, soit au danger de n’aboutir par les innovations qu’à des symboles malaisément intelligibles ? Pour comble de difficulté, le champ sur lequel il s’agissait de retracer, au centre du plafond, cette allégorie prévue, ce champ est de forme ovale, par conséquent à peu près en contradiction matérielle avec les lignes et les apparences inflexibles propres à un semblable sujet. Était-ce une raison néanmoins pour encombrer ainsi chaque côté du tableau, et, quant à la signification morale de la scène, pour multiplier à ce point les intentions épisodiques ? Que M. Lehmann ne se soit pas contenté de personnifier, après tant d’autres, la loi par la simple immobilité de l’attitude, et les bienfaits ou les châtimens qu’elle assure par deux ou trois figures traditionnellement groupées au pied de son trône, cela se conçoit ; mais n’était-ce pas en revanche bien compliquer les termes du programme que de prétendre nous montrer la loi armée à la fois d’un glaive pour protéger les faibles et d’un miroir pour en darder les rayons vengeurs sur la fraude, tandis que ses deux pieds écrasent un criminel enchaîné ? N’y avait-il pas d’une autre part une certaine imprudence à mélanger autour de cette figure les caractères très positifs des mouvemens et les caractères forcément imaginaires des types, à représenter par exemple la fraude et la violence dans tout le tumulte de lignes que comporte l’action matérielle de la chute ou de la fuite, en regard des apparences calmes jusqu’à l’abstraction idéale qui résument d’autres intentions et d’autres faits ?

De ces élémens complexes, de ces désaccords partiels entre l’invention arbitraire et les souvenirs dramatiques de la réalité, il résulte pour le spectateur quelque incertitude sur le sens exact de l’œuvre. Contraste singulier, c’est précisément parce qu’il a trop voulu se garder des indications incomplètes ou des réticences, parce qu’il a cru devoir accumuler tous les moyens d’expression pittoresques, toutes les ressources et toutes les formes de la pensée philosophique ou littéraire, c’est pour cela que M. Lehmann a donné à cette image de la loi des dehors presque énigmatiques. En visant moins à se faire comprendre, il eût été plus facilement compris. En se défiant moins des autres et de lui-même, il eût plus sûrement aussi évité la tension dans le style et mieux utilisé ses belles qualités de dessinateur et de coloriste. Je n’en veux pour preuve que le groupe de la Faiblesse et de l’Innocence, figurées, celle-ci par un enfant endormi, celle-là par une jeune femme agenouillée sous le glaive protecteur de la Loi : groupe charmant dans lequel la grâce du sentiment et l’aisance du pinceau se manifestent sans équivoque d’un bout à l’autre, spécimen excellent de ce que peut le peintre quand il consent à subir son émotion de préférence aux exigences de son esprit critique et à ne raisonner ses efforts que dans la mesure qui convient. Faut-il un autre exemple, et un exemple plus concluant encore ? Nous choisirons parmi les quatre compartimens accompagnant le sujet central celui qui nous montre la Vindicte publique poursuivant le Crime, parce qu’ici ce n’est plus à un fragment d’élite, c’est à l’ensemble même d’un tableau que M. Lehmann a su imprimer ce cachet de liberté savante dans la manière et de puissante sérénité dans l’expression.

La Vindicte, telle qu’il l’a représentée, est une jeune et robuste femme à la physionomie plutôt sévère qu’irritée, au geste énergique sans violence, une Némésis, si l’on veut, mais une Némésis au-dessus des passions personnelles et de la haine, et n’accomplissant sa terrible fonction que pour défendre et servir la cause de tous. Sûre, dans le tout-puissant élan de son vol, d’atteindre le criminel que ses regards ont déjà saisi, elle dirige vers lui un bras qui pressent sa proie, tandis que l’autre bras agite une épée, moins pour frapper que pour décourager au besoin toute velléité de résistance. Il y a dans le jet de cette belle figure, comme dans l’attitude du coupable qui fuit inutilement devant elle, une vigueur, une franchise de sentiment et d’invention dont on rencontrerait difficilement des témoignages plus remarquables parmi les œuvres contemporaines, y compris celles de M. Lehmann lui-même. Nous ne croyons pas en tout cas qu’au point de vue de l’exécution proprement dite M. Lehmann ait jamais mieux prouvé l’élévation de son goût et la solidité de sa science. La ferme simplicité avec laquelle la tête, la poitrine et les autres parties nues sont modelées et coloriées, l’harmonie si imprévue et si difficile à établir entre le rouge éclatant de la draperie et le bleu intense qui sert de fond, tout, — jusqu’au ton équivoque, sournois pour ainsi dire, du manteau dont le voleur enveloppe son corps courbé par la fuite et par le poids des objets dérobés, — tout concourt à l’éloquence de l’aspect et en relève l’originalité. Il n’y a pas là seulement l’œuvre d’un peintre érudit, d’un artiste formé à bonne école et pratiquant avec une pieuse obstination les exemples qui lui ont été transmis ; il y a la marque d’un talent inspiré pour son propre compte, d’un talent sachant concilier avec le respect des traditions reçues la confiance dans son expérience personnelle, et aussi peu tenté de désavouer ses aptitudes que de répudier ses souvenirs.

C’est ce qu’on peut dire également des trois autres tableaux complétant la décoration du plafond de là nouvelle salle des assises, particulièrement de celui qui représente la Méditation sous les traits d’un juge plongé dans l’étude et s’y oubliant si bien qu’il ne semble même pas soupçonner la présence d’un jeune garçon occupé à renouveler l’huile de la lampe qui éclaire cette veille austère : gracieuse figure d’enfant dont les lignes souples accidentent sans l’agiter la silhouette du groupe, et qui, tout en laissant à l’ensemble une physionomie grave et recueillie, introduisent fort à-propos l’élégance pittoresque, là même où prédominent de tout autres élémens d’intérêt. Ailleurs, il est vrai, la combinaison des intentions est moins heureuse, et le mode d’expression moins net. Ainsi dans l’image de l’Intégrité, personnifiée par un juge qui repousse les présens et les insinuations à double fin d’une femme, on pourrait souhaiter que l’incorruptible vertu de l’un n’affectât point, pour se déclarer, une majesté aussi voisine de l’emphase, et que, chez l’autre, les tentatives de séduction fussent mieux expliquées par les charmes du visage et de la personne. Ces ne sont là que des imperfections de détail. Considéré dans son ensemble, le récent travail de M. Lehmann atteste une habileté supérieure, et justifie tout ce qu’on pouvait attendre d’un talent dès longtemps familiarisé avec les plus hautes conditions de l’art. Depuis ces peintures du plafond jusqu’au Crucifix et aux deux figurés en grisaille de la Religion et de la Philosophie qui ornent le mur élevé au fond du prétoire, l’artiste a traité les diverses parties de sa tâche avec cette dignité dans les intentions, avec cette inébranlable conscience dont son passé tout entier nous répondait. Il nous a prouvé de plus que le progrès pouvait résulter pour lui de cette fidélité même, de ce dévoûment à des principes fixes. Sans rien démentir, à l’âge de la maturité, des promesses ou des engagemens de sa jeunesse, il a montré qu’il lui appartenait encore de se créer de nouveaux titres et de conquérir une nouvelle autorité.

Suffirait-il d’ailleurs, en constatant le fait, de ne lui attribuer d’autre signification que celle d’une simple particularité biographique ? Il y a dans cette conséquence logique d’une carrière bien remplie quelque chose qui intéresse de plus près les principes, et qui comporte un enseignement plus général. Le succès qu’obtient aujourd’hui M. Lehmann et le crédit désormais attaché à son nom sont avant tout un hommage, volontaire ou non, raisonné ou instinctif, à l’inévitable puissance dans l’art des doctrines vraiment élevées, des idées suscitées ou développées par une forte éducation morale. Oui, dans l’art plus que partout ailleurs peut-être, une profonde culture morale est nécessaire, parce que l’art mal compris ou superficiellement traité aboutit facilement à une glorification malsaine ou à une contrefaçon stérile de la matière. D’où viennent les entraînemens auxquels cèdent aujourd’hui tant de peintres réalistes, néo-païens ou autres ? A quoi tient, sinon à l’absence ou à l’insuffisance de cette éducation préalable de la pensée, l’espèce de candeur avec laquelle on substitue tantôt la copie brute à l’imitation ingénieuse des choses, tantôt l’expression impudique à la chaste image du beau ? De notre temps certes, ce ne sont pas les talens qui font défaut, à prendre ce mot « talent » dans le sens de l’expérience professionnelle et de l’habileté toute technique. Jamais, que nous sachions, on n’a autant peint en France ni généralement aussi bien ; mais que recèlent au fond ces innombrables témoignages de dextérité, d’activité, d’Industrie ? Quelles idées communes résument-ils, et surtout quelle satisfaction y pouvons-nous puiser pour les plus nobles aspirations, pour les plus impérieux besoins de notre imagination ? Il semble que tout cela ait été conçu au hasard du moment, sans autre théorie que le culte de la réalité ou la fantaisie individuelle, sans autre ambition que le désir d’étonner ou d’amuser le regard. L’opinion peut en apparence s’accommoder de ces simulacres muets, de ces menues tentatives, et les récompenser pendant quelque temps par ses suffrages. Viennent pourtant des exemples d’un art plus sérieux et d’une foi plus haute, que quelque talent bien muni, comme celui de M. Lehmann, arrive, après plusieurs années d’indifférence ou d’oubli, à se remettre en lumière et en scène, — ceux-là mêmes qui s’étaient le plus aisément laissé distraire ailleurs se reprennent aux idées que ce talent représente. Ils se rappellent que l’art a mieux à faire que de caresser les surfaces de notre intelligence, ou de nous livrer sans commentaire le portrait de la chair, l’effigie de « l’animal humain. » Ils sentent qu’il lui appartient aussi et surtout de proposer à l’âme la contemplation de sa propre image, de l’intéresser à des vérités dignes d’elle, et, là même où le beau extérieur semble seul en cause, de nous exhorter à reconnaître la beauté intime et à aimer ce qui est bon.


HENRI DELABORDE

  1. M. Rodolphe Lehmann, qui, une fois à Rome, s’y fixa pour de longues années et d’où il envoya aux expositions de Paris des tableaux dont plusieurs ont été justement remarqués, — les Marais Pontins entre autres, une Fileuse et une Pèlerine dans la campagne de Rome, que la lithographie a popularisées.
  2. Ce tableau, exposé au Salon de 1842, et que l’on a revu à l’exposition universelle de 1855, orne aujourd’hui l’église de Saint-Nicolas, à Boulogne-sur-Mer.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1853, les Peintures de Saint-Vincent-de-Paul et de l’Hôtel de ville, par M. L. Vitet.