Peintres et sculpteurs modernes de la France. - Pradier
ET
SCULPTEURS MODERNES
DE LA FRANCE.
Né à Genève en 1790, Pradier fut destiné par sa famille à la profession de graveur, comme son frère aîné, à qui nous devons plusieurs planches plus remarquables par le caractère que par le maniement du burin. Il me suffit de citer Virgile lisant le sixième livre de l’Enéide. A coup sûr, il est facile de signaler bien des traces de gaucherie dans cette gravure, et pourtant il y a lieu de croire que l’auteur de la composition n’en est pas mécontent. M. Ingres pouvait trouver sans peine un interprète plus habile, mais il devait désespérer de rencontrer un interprète plus docile, plus fidèle, et je pense qu’il a bien fait de s’en tenir à M. Pradier. Le statuaire que la France vient de perdre, et dont je vais essayer de caractériser le talent, montra de bonne heure une passion très vive pour le dessin. M. Denon, homme d’esprit et de goût, dont les livres n’apprennent pas grand’chose, mais qui avait beaucoup vu et savait discerner le vrai mérite, se prit d’affection pour James Pradier encore enfant j et le plaça dans l’atelier de Lemot. Les leçons d’un tel maître n’étaient pas de nature à féconder l’esprit de ses élèves. Les sculptures qu’il a exécutées pour le Louvre et la statue équestre d’Henri IV démontrent clairement qu’il n’a jamais deviné, jamais entrevu la suprême beauté. Cependant, quelle que fût la sécheresse de sa manière, quelle que fût l’indigence de ses idées, il ne manquait pas d’une certaine adresse dans le maniement de l’ébauchoir et du ciseau, et je crois que Denon agissait sagement en plaçant Pradier chez Lemot; car les statuaires du consulat et de l’empire, dont les noms sont presque oubliés aujourd’hui, mais que nous pouvons juger par leurs œuvres, ne comprenaient guère mieux que Lemot le but de l’art qu’ils pratiquaient, et ne le surpassaient pas dans la partie matérielle, dans le métier. Confié aux soins de Chaudet ou de Cartelier, il est probable que Pradier n’eût pas fait des progrès plus rapides que dans l’atelier de Lemot.
Au bout de quelques mois, il avait gagné l’amitié de son maître par son ardeur au travail et son aptitude singulière pour l’imitation du modèle. A peine âgé de vingt-deux ans, il concourut pour le grand prix de Rome et obtint une médaille d’or. L’année suivante, son bas-relief d’Ulysse et Néoptolème lui ouvrait les portes de l’Italie. Ainsi, à vingt-trois ans, l’élève de Lemot allait se trouver en présence des chefs-d’œuvre de l’art antique. C’était là sans doute un grand bonheur pour Pradier, une occasion féconde qu’il a su mettre à profit. Nous devons regretter qu’avant d’interroger les musées du Vatican et du Capitole, les galeries des Offices et du palais Pitti, il n’ait pas reçu les leçons d’un maître plus savant et plus habitué à la méditation, capable en un mot de lui inspirer le goût et la passion de l’originalité. Lemot pratiquait la sculpture plutôt avec la persévérance d’un homme industrieux qu’avec l’ardeur d’un homme épris de la forme et qui veut lutter de grâce et d’élégance avec les artistes grecs. Il enseignait patiemment ce qu’il savait, mais son savoir n’allait pas très loin. Quant à la partie purement intellectuelle de son art, il ne s’en préoccupait guère, et je ne m’étonne pas que Pradier, en quittant l’atelier de Lemot, ait attaché plus d’importance au travail de la main qu’au travail de la pensée. C’était la conséquence nécessaire des leçons qu’il avait reçues. Pour tenter une autre voie, pour rendre à la pensée l’importance qui lui appartient, pour soumettre l’ébauchoir et le ciseau à la seule volonté vraie, c’est-à-dire à la volonté préconçue, il eût fallu réagir violemment contre les habitudes du maître, et c’était, pour un jeune homme de vingt-trois ans, une tâche bien difficile. Cependant la lecture des poètes avait développé en lui un goût fort vif pour les temps héroïques de la Grèce, et l’on pouvait espérer que ce goût, excité par les chefs-d’œuvre de l’art antique, se traduirait plus tard en méditations, en compositions lentement conçues; on pouvait croire que la poésie le mènerait à la pensée, comme la peinture et la statuaire le menaient à la forme. Malheureusement, à peine arrivé en Italie, Pradier oubliait la lecture des poètes pour se livrer tout entier à la pratique de son art; à peine si, vers la fin de la journée, il feuilletait encore d’une main distraite les pages qui l’avaient enivré pendant les premières années de sa jeunesse. Il copiait avidement, et souvent avec un rare bonheur, tout ce qu’il voyait; mais sa prédilection l’entraînait plutôt vers les œuvres sorties de la main de l’homme que vers les œuvres créées par la main de Dieu. Il étudiait plus volontiers les statues et les bas-reliefs que le modèle vivant. Il s’attachait à graver dans sa mémoire les lignes choisies par les artistes d’Athènes et de Rome, et ne songeait pas à se demander la raison de leur choix. Quant à la nature, s’il lui arrivait de la consulter, c’était plutôt pour l’exécution d’un morceau que pour l’expression d’un sentiment. En un mot, il est permis d’affirmer que de vingt-trois à vingt-huit ans, c’est-à-dire avant de soumettre ses œuvres au jugement de la foule, Pradier a mis la partie plastique de son art bien au-dessus de la partie intellectuelle. Son espérance, son ambition n’était pas de traduire sous une forme élégante une pensée personnelle, d’offrir aux yeux quelque chose de nouveau, une œuvre originale qui ne réveillât aucun souvenir : plus modeste dans ses prétentions, il se contentait déjà de combiner avec adresse, de réunir, en les transformant légèrement, les différens mérites qui recommandent les statues placées au Vatican. C’était renoncer de bien bonne heure à la moitié de la tâche. D’ordinaire les jeunes artistes rêvent des œuvres complètes, et, s’il ne leur est pas donné de les accomplir, le seul souvenir de leurs espérances, de leurs aspirations, suffit parfois pour les maintenir dans une région supérieure. S’ils ne peuvent pas faire tout ce qu’ils ont voulu, tout ce qu’ils ont tenté, la grandeur seule du but qu’ils ont entrevu nourrit dans leur esprit une activité féconde. L’espérance est le privilège de la jeunesse, et lorsque les années, en s’accumulant, nous conseillent de chercher plus près de nous l’objet de nos vœux, c’est encore le souvenir de l’espérance à laquelle nous avons renoncé qui soutient, qui renouvelle notre énergie.
Pradier semble avoir échappé à la loi commune : son esprit ne paraît pas avoir connu la jeunesse. De 1813 à 1818, il était ce que nous l’avons vu de 1830 à 1852; pensionnaire de l’école de Rome, il ne portait pas plus haut son ambition que dans la pleine maturité de son talent. De quarante à soixante-deux ans, il voulait ce qu’il avait voulu de vingt-trois ans à vingt-huit ans, rien de plus, rien de moins. Les années n’avaient pas attiédi son ardeur, car, pour me servir d’une expression vulgaire, il n’avait jamais été possédé du démon de son art. il faisait mieux, plus habilement, plus sûrement, plus rapidement ce qu’il voulait faire; mais la pratique assidue de sa profession n’avait ni rétréci ni élargi l’horizon de sa pensée. Habitué de bonne heure à imiter les œuvres qu’Athènes et Rome nous ont léguées, il avait fini par ne plus comprendre l’importance de l’invention. Pour lui, l’imagination n’était pas une partie intégrante, une partie nécessaire de la statuaire, et je pourrais même ajouter qu’il comprenait dans cette pensée les trois arts du dessin. Inventer! à quoi bon? pourquoi courir les aventures? pourquoi se mettre à la poursuite de l’inconnu? Les anciens n’ont-ils pas laissé des modèles dans tous les genres? N’ont-ils pas tenté toutes les voies, traité tous les sujets vraiment dignes d’attention? Ramenée à sa plus simple expression, réduite à sa formule la plus précise, c’est là, si je ne m’abuse, la doctrine de Pradier, car cette doctrine se retrouve dans toutes ses œuvres. Il est vrai que dans les vingt dernières années de sa vie il s’est préoccupé de la nature plus souvent que dans les vingt années précédentes, il est vrai qu’il s’est plus d’une fois efforcé de reproduire jusqu’aux moindres détails de la réalité; mais lors même qu’il réussissait à copier fidèlement le modèle, ce n’était pas dans l’imitation littérale qu’il fallait chercher la clé de son œuvre. Ce n’était pas l’amour de la réalité qui l’inspirait, ce n’était pas l’étude du modèle qui lui dictait le choix du mouvement et des lignes. Un esprit vigilant retrouvait sans peine l’origine et le type de l’œuvre que Pradier venait de signer. L’imitation de la réalité, loin d’ajouter à cette œuvre un prix nouveau, en troublait l’harmonie; car les mouvemens et les lignes étant dérobés à la Grèce, la main ou le bras, la cuisse ou l’épaule, copiés d’après les modèles qui se rencontrent sous le ciel de la France, s’accordaient rarement avec la volonté de l’artiste grec. Tout en applaudissant à l’habileté singulière du statuaire français, les hommes clairvoyans étaient forcés de condamner la réunion violente de l’idéal et de la réalité. Ainsi l’amour ardent qu’il avait conçu pour la nature dans le dernier tiers de sa vie n’avait pas changé les habitudes de son esprit ; la doctrine qui présidait à ses travaux était demeurée ce qu’elle était lorsqu’il vivait dans l’étude exclusive du passé. Il essayait de greffer la nature sur l’antique, mais ne songeait pas à tenter la voie périlleuse de l’invention : à son insu ou à bon escient, il obéissait toujours à la même formule.
Il n’aimait pas Michel-Ange et s’en vantait comme d’un trait de sagesse. Il ne voyait dans les admirables figures de la chapelle des Médicis à Florence que des œuvres dangereuses pour ses élèves, et n’hésitait pas à blâmer la plupart des moulages faits en Italie par les soins du gouvernement français. Et je ne par le pas ici légèrement, d’après des on dit plus ou moins contestables; ce que je raconte, je l’ai entendu plus d’une fois. L’Aurore, le Crépuscule, le Jour et la Nuit, placés aujourd’hui dans une salle de l’École des Beaux-Arts, n’avaient aucune valeur aux yeux de Pradier. Il allait même jusqu’à traiter maniérés ceux qui avouaient leur admiration pour ces personnages allégoriques si puissamment conçus et traités dans un style si élevé. Il répétait volontiers que Michel-Ange avait corrompu le goût et qu’il fallait se défier de ses ouvrages. Cette opinion, qui nous étonne dans la bouche d’un artiste éminent, n’est d’ailleurs pas nouvelle : elle s’est déjà produite en France plus d’une fois. La plupart des statuaires qui mènent de front l’enseignement et la pratique de leur art croient faire preuve d’un goût pur en affectant pour Michel-Ange un dédain superbe. Ils s’imaginent que l’amour de la Grèce ne peut se concilier avec l’amour de la renaissance. Ils espèrent donner plus d’autorité à leurs leçons en proscrivant l’étude du maître florentin. Or tous ceux qui ont pris la peine d’examiner cette question savent à quoi s’en tenir sur cette prétendue incompatibilité de la Grèce et de la renaissance. Pour ma part, je crois fermement que le culte le plus sincère pour le génie de Phidias se concilie très bien avec l’étude de Michel-Ange. Il est facile de relever des fautes de goût dans les œuvres du statuaire florentin : il ne faut pas une grande sagacité pour apercevoir tout ce qu’il y a de singulier dans le costume de son Moïse; mais ces fautes de goût disparaissent devant la grandeur de la conception. Pradier, en refusant son admiration au législateur hébreu exécuté pour le tombeau de Jules II et placé aujourd’hui dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, loin de prouver l’excellence de son goût, prouvait tout simplement l’étroitesse de sa pensée. J’ajoute qu’il me paraît difficile de sentir toute la valeur de l’art grec quand on nie d’une manière absolue la valeur de l’art florentin : le prisonnier que nous avons au Louvre peut être étudié sans danger, et ceux qui ne l’aiment pas n’ont aucune raison d’aimer les Parques d’Athènes.
Heureusement Pradier avait la passion du travail, et ceux qui le voyaient à l’œuvre oubliaient volontiers les erreurs de son esprit. Il taillait le marbre avec une habileté rare et n’imitait pas ses confrères, qui abandonnent au praticien les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la besogne. C’était plaisir de le voir, le ciseau à la main, faisant voler le carrare en éclats. Il ne croyait pas sa tâche achevée quand le mouleur avait reproduit son modèle : il prenait le maillet des mains du praticien, quand son travail était arrivé aux trois quarts, et se réservait ainsi la faculté de corriger dans le marbre les fautes qu’il apercevait dans le plâtre; la plupart des statuaires de notre temps se privent de cette ressource précieuse. Dès que leur modèle est livré au praticien, ils regardent leur travail comme terminé. Quand ils touchent au marbre, ce n’est pas avec le ciseau et le maillet, mais avec la prêle. Au lieu de tailler le marbre d’une main hardie, ils se contentent d’enlever quelques onces de poussière et polissent la figure que le praticien vient d’achever. Pradier n’était pas seulement un artiste éminent, c’était aussi un excellent ouvrier. S’agissait-il de percer un trou, de couper un tenon, il n’appelait personne à son aide et faisait lui-même ce que tant d’autres font faire. cette manière de procéder lui assurait une grande supériorité, car elle lui permettait de modifier sa première pensée et de recommencer avec le ciseau ce qu’il avait fait avec l’ébauchoir.
Un des traits caractéristiques de Pradier était la prétention d’avoir sondé la mythologie grecque et de l’expliquer d’une manière nouvelle. Je me souviens de l’avoir entendu exposer ses projets à cet égard. Il venait achever un groupe de Nessus et Déjanire, et relisait un passage des Métamorphoses. Il nous dit, en fermant le livre : « Je composerai d’après Ovide une suite de dessins, et je donnerai en même temps le sens symbolique de toutes les Métamorphoses ; c’est un travail qui n’a jamais été fait, et je suis peut-être le seul qui peut le bien faire ; les littérateurs n’y entendent rien. » Et il le croyait comme il le disait. Il se figurait que la mythologie grecque n’avait jamais été commentée d’une manière sérieuse. Les travaux de Creuzer étaient pour lui comme non avenus. Les prétentions philosophiques de Pradier étaient d’autant plus singulières, qu’il n’avait jamais eu le goût de la réflexion. Il avait lu les poètes, mais seulement pour la pratique de son art ; la nature de son esprit ne le portait pas vers l’analyse des symboles. Tout ce qui ne s’adressait pas directement aux yeux n’avait pas pour lui grande importance. Aussi, quand il voulait tenter l’explication de la mythologie, il arrivait souvent aux conclusions les plus étranges, et personne ne songeait à s’en étonner. Ses amis lui pardonnaient ce travers inoffensif.
Il y avait dans son caractère une mobilité que les années ne pouvaient effacer. À cinquante ans, il avait encore toutes les habitudes de la jeunesse. Rien n’était changé dans son langage. Ne pas s’apercevoir de la fuite du temps est sans doute un précieux privilège. À ne considérer que le bien-être et le contentement, il est certain que l’insouciance est digne d’envie ; mais il est bien rare que l’homme habitué à ne pas tenir compte des années tire de son esprit tout ce qu’il pourrait en tirer : en s’obstinant à demeurer jeune, il arrive presque toujours à placer trop près de lui le but de son ambition ; il ne comprend pas la nécessité d’agrandir sa tâche à mesure que les années s’accumulent. Pradier, je dois le dire, n’avait pas su éviter le danger que je signale : dans la pratique matérielle de son art, il n’avait plus rien à souhaiter. Eût-il vécu aussi long-temps que Titien, il n’aurait pas poussé plus loin la souplesse de l’exécution ; mais, dans la partie intellectuelle de la statuaire, il n’avait fait aucun progrès. En revenant de Rome, à l’âge de vingt-huit ans, il avait sur le rôle de la pensée dans les arts du dessin les idées qu’il a gardées toute sa vie. Le spectacle de Rome n’avait parlé qu’à ses yeux; plus tard, quand il revit l’Italie, son esprit n’avait pas mûri. Il avait encore toute sa curiosité; il n’avait pas pris le goût de la méditation : dans la pratique de son art, il n’assignait à la conception qu’un rang secondaire. Et ce n’est pas là une pure conjecture. Ses amis et ses élèves l’on t entendu plus d’une fois dire que dans une statue la tête est la partie la moins importante, la dernière dont il faille se préoccuper, — ce qui signifie que la forme est tout et que l’expression du caractère et des passions ne vaut pas la peine qu’on y songe. Aussi, toutes les fois que Pradier a voulu faire un buste, il a subi les conséquences de cette déplorable maxime. Habitué à n’étudier que la forme, n’ayant jamais pris la peine d’apprendre selon quelles lois se modifie le masque humain, toute son habileté est venue échouer devant un problème dont il ne connaissait pas les termes. Quelques amis complaisans ont loué son buste de Louis XVIII, qui ne manque pas en effet de mérite, mais qui rappelle trop clairement le buste de Vitellius. Si l’œil suffit pour étudier la forme du corps, l’œil ne suffit pas pour donner au visage l’expression qui lui convient; il faut absolument que la réflexion intervienne, et c’est pour avoir dédaigné la réflexion que Pradier n’a jamais su faire un portrait. Lorsqu’il s’agissait d’inventer une tête, il échouait plus sûrement encore; mais il entendait sans chagrin blâmer comme insignifiante, comme nulle, la tête qu’il venait d’achever, car il croyait sincèrement n’avoir négligé aucune des conditions fondamentales de son art.
Tous ceux qui ont connu Pradier savent qu’il exprimait sa pensée avec une franchise qui avait parfois l’apparence de la présomption. On pouvait ne pas lui donner raison, mais on savait du moins très nettement son opinion sur lui-même et sur les préceptes de son art. Quand il était content de son œuvre, il le disait volontiers; quand il ne partageait pas le sentiment soutenu devant lui, il le combattait avec la vivacité d’un homme de vingt ans, et ne ménageait pas les termes. Aussi, au bout de quelques semaines, chacun connaissait les idées trop souvent recueillies au hasard qu’il prenait pour des théories parfaitement déduites, et l’âpreté juvénile de son langage les gravait dans la mémoire. Ses amis évitaient de le contredire, sachant très bien qu’il ne tiendrait aucun compte des objections, et il prenait leur silence pour un signe d’approbation.
La signification des faits que je viens de rassembler n’est pas difficile à déterminer. Pradier, doué de facultés heureuses, n’a jamais compris le côté le plus élevé de son art. Passionné pour le travail, il taillait le marbre avec une sorte de fièvre, et voulait achever en quelques semaines ce qui eût demandé plusieurs mois; il ne voulait pas tenir compte du temps, et improvisait des statues : l’expression n’a rien d’exagéré pour ceux qui l’ont vu modeler. Pourvu que l’œil fût satisfait, il était content de lui-même. Il ne s’inquiétait guère des souvenirs qu’il réveillait, et comptait trop souvent sur l’ignorance de la foule. Or, s’il y a un art au monde qui ne se prête pas à l’improvisation, c’est à coup sûr la statuaire. La forme privée du charme de la couleur, la forme réduite à elle-même ne s’élève jusqu’à la beauté vraie que par le choix sévère des lignes, et l’improvisation ne prend pas le temps de choisir. Cependant plus d’une fois Pradier a modelé dans le court espace d’une semaine une figure de six pieds, et sa main était si habile, son œil si exercé, que souvent il réussissait à séduire des juges difficiles; mais ces œuvres si rapidement conçues, exécutées avec une prestesse qui tenait du prodige, avaient grand’peine à soutenir l’analyse. Ceux qui connaissaient les principaux musées de l’Europe retrouvaient dans ces figures des mouvemens et des morceaux qu’ils avaient admirés à Rome ou à Florence, et, tout en gardant leur estime pour l’adresse du statuaire français, ils étaient bien forcés de le mettre au second rang parmi les hommes de sa profession. Qu’est-ce en effet que la main sans la pensée? L’exécution la plus étourdissante ne réussira jamais à dissimuler l’absence d’invention, et Pradier paraissait croire le contraire.
Pendant la troisième année de son séjour à Rome, l’Angleterre avait acquis les marbres du Parthénon, rapportés par lord Elgin, et Pradier partagea l’enthousiasme de Géricault pour ces débris merveilleux; mais je crois pouvoir affirmer qu’il ne les comprit pas aussi profondément que l’artiste normand. Il fut ébloui par la beauté des lignes, par la souplesse des draperies, et ne sut pas s’élever jusqu’à la pensée même de Phidias. La série entière de ses œuvres n’offre pas un groupe, une figure, je ne dis pas qui puissent se comparer aux débris du Parthénon, mais qui semblent inspirés par l’étude approfondie de l’art grec. Le statuaire à qui Périclès confia l’exécution du temple de Minerve demandait pour produire du temps et du repos. C’était dire assez clairement qu’il ne confondait pas l’improvisation avec l’invention. Du temps et du repos, c’est-à-dire la faculté de délibérer avant de mettre la main à l’œuvre, de revoir, de corriger, d’anéantir s’il le fallait ce qu’il jugeait indigne d’être soumis au jugement des Athéniens. Pradier, malgré son admiration pour Phidias, n’a jamais suivi cette méthode lente et laborieuse. Il ne demandait ni temps ni repos; il voulait bien faire, mais surtout faire vite, et oubliait que le Parthénon n’avait pas été improvisé.
Un de ses derniers projets, une de ses dernières espérances était d’élever un monument à la mémoire de Puget dans sa ville natale. C’était là certes un sujet capable d’échauffer son imagination. L’avouerai-je pourtant? cette pensée, excellente en elle-même, est une inconséquence dans la vie de Pradier, car il ne s’agit pas ici d’un travail commandé par la ville de Marseille, mais d’un travail proposé par l’artiste lui-même. Or le talent de Puget n’a rien à démêler avec le talent de Pradier. Non-seulement le statuaire marseillais a plus souvent cherché l’énergie que la grâce, mais il s’est montré dans toutes ses œuvres indépendant, personnel, et, tout en admirant les monumens de l’art antique, il ne s’est jamais cru obligé de les copier. Entre le sculpteur marseillais et le sculpteur genevois, il n’y a pas même une ombre de parenté. Aussi j’ai peine à comprendre pourquoi Pradier a voulu honorer la mémoire de Puget. Il y avait une manière bien simple de prouver son respect pour ce beau génie, c’était de recommander ses ouvrages à ses élèves. Or tous ceux qui ont connu Pradier savent très bien qu’il s’en est toujours tenu à l’étude de l’antique, et qu’il ne voyait pas de salut hors de cette voie. En rapprochant son enseignement de son projet en l’honneur de Puget, je suis forcé de voir dans cette dernière pensée une inconséquence qui touche ta l’hérésie. Ou son enseignement était souverainement sage et menait droit à la vérité, et dans ce cas un monument élevé par ses mains à la mémoire de Puget compromettait l’autorité de ses leçons; ou Puget mérite d’être étudié, même après les anciens, et dans ce cas il fallait recommander ses œuvres comme une nourriture salutaire. Si j’insiste sur ce point, c’est pour mieux montrer tout ce qu’il y avait de léger, de mobile dans le caractère de Pradier.
Le moment est venu de parler de ses œuvres. Pour donner plus de clarté à mon jugement, je les diviserai en trois séries : figures païennes, figures chrétiennes, sculpture monumentale. En parlant successivement de ces trois séries, il ne me sera pas difficile de prouver que Pradier, très habile à traiter les sujets païens, n’a jamais montré qu’un talent très insignifiant dans les sujets chrétiens, et que la sculpture monumentale ne convenait pas à la nature de son esprit. En appréciant l’ensemble de ses travaux, je ne me dissimule pas que j’aurai à combattre bien des opinions accréditées depuis long-temps. Je ne crois pas qu’il occupe dans l’histoire de l’art français la place considérable qu’on a voulu lui assigner. Si je me trompe, il sera bien aisé de me redresser, car les œuvres de Pradier sont assez nombreuses pour que la discussion puisse s’engager sur un terrain solide. Pour ma part, je ne comprends pas la rigueur appliquée aux hommes morts depuis quinze ou vingt siècles et l’indulgence réservée aux hommes que nous coudoyons ou qui sont morts depuis quelques semaines. A mon avis, la plus sûre manière d’honorer les contemporains, c’est de les traiter comme les anciens, c’est de juger l’œuvre achevée hier près de nous comme l’œuvre achevée du temps de Périclès ou d’Alexandre, de Sylla ou de Jules César.
On a dit que Pradier était le dernier des païens, et cette manière de le caractériser n’est pas absolument dépourvue de justesse. Cependant il ne faudrait pas croire que cette qualification soit à l’abri de tout reproche. Oui, sans doute, Pradier était païen par la nature habituelle de ses travaux; mais il ne comprenait des croyances païennes que le côté voluptueux. Son ébauchoir modelait Vénus plus volontiers que Minerve, Diane ou Junon. Or, quelle que fût la prédilection de l’antiquité pour la beauté du corps, il y avait même parmi les païens des hommes qui rêvaient quelque chose de supérieur au plaisir des yeux; l’apothéose des passions n’était pas toute la mythologie. Pradier n’a vu dans les traditions religieuses de la Grèce qu’un hymne au bonheur des sens. C’est pourquoi, lors même que je l’accepterais comme le dernier des païens, je ne trouverais en lui qu’une expression très incomplète des traditions païennes. Si le paganisme, en effet, se montre frivole et sensuel dans les poésies connues sous le nom d’Anacréon, il est austère dans Pindare; chez Homère, les habitans de l’Olympe ne manquent pas de majesté. Pour se dire, pour être vraiment le dernier des païens, il faudrait accepter la partie sérieuse aussi bien que la partie puérile des croyances grecques. La Minerve d’Athènes et le Jupiter olympien n’étaient pas inspirés par une pensée frivole. Si l’artiste chargé d’offrir aux yeux l’image de ces divinités eût compris la foi païenne comme la comprenait Pradier, il ne fût jamais venu à bout de cette double tâche.
Si Pradier n’a pas été païen dans l’acception la y, lus sérieuse du mot, il a rendu à la sculpture un incontestable service : il l’a popularisée. Ce n’est plus maintenant un art réservé au petit nombre; grâce à Pradier, la foule aime aujourd’hui la sculpture. Si elle n’en comprend pas encore tous les secrets, elle est du moins disposée à se laisser initier; c’est un grand pas de fait. La foule, une fois éprise des statues de Pradier, ne s’arrêtera pas là. Peu à peu, je l’espère, son éducation esthétique se complétera. Elle ne tardera pas à sentir que le plaisir des yeux n’est pas le seul que le marbre puisse nous donner. Devenue plus savante, il n’est pas impossible qu’elle détourne ses regards des œuvres de Pradier pour les porter plus haut. Quoi qu’il arrive, nous devrons au sculpteur genevois la popularité de son art parmi nous. Désormais il ne sera plus permis d’en parler comme d’un arcane. La sculpture occupera le public comme la peinture et la poésie. C’est un service éclatant dont le souvenir mérite d’être conservé. Je reviens aux figures païennes de Pradier, à la plus belle partie de ses travaux; comme elles sont très nombreuses, je ne m’attacherai qu’aux plus importantes.
Il y a vingt et un ans, Pradier exposait son groupe des Trois Grâces, placé aujourd’hui à Versailles, et ce groupe, dont plusieurs parties se recommandent par une rare élégance, marquait une première déviation de la ligne tracée par l’art antique. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que je conseille aux statuaires l’imitation servile de l’antiquité : je ne comprends pas l’art sans l’indépendance ; mais, lorsqu’il s’agit de traiter un sujet emprunté à la mythologie grecque, il est toujours sage d’interroger la Grèce sur l’attitude, sur le caractère des figures dont le groupe doit se composer. Or, c’est là précisément ce que Pradier paraît avoir négligé. Je me rappelle très nettement l’accueil fait à ses Trois Grâces. Ceux qui ne connaissaient que le groupe de Canova, beaucoup trop vanté assurément, mais dont la disposition symétrique ne pouvait manquer de séduire les esprits frivoles, admiraient à l’envi la réalité que Pradier avait su mettre dans tous les morceaux ; ils vantaient son empressement et son habileté à reproduire les moindres détails de la nature, et, si la lâche de l’art se réduisait à l’imitation pure, je ne pourrais que m’associer à leurs louanges. Quant aux hommes plus éclairés qui avaient étudié le groupe des Trois Grâces conservé dans la sacristie de la cathédrale de Sienne et le même sujet traité par Germain Pilon, ils s’apercevaient avec regret que Pradier venait de violer une des premières lois de son art : la chasteté. Tous ceux en effet qui ont médité sur les lois de la statuaire savent très bien qu’une des premières conditions de la nudité absolue est de s’adresser à la pensée et non d’exciter l’ardeur des sens. Canova, dans sa Vénus qui se voit au palais Pitti, n’a tenu aucun compte de cette condition, aussi sa Vénus n’est qu’une grisette bien portante. La Vénus de Milo, souverainement belle, excite l’admiration sans éveiller le désir. Dans les Grâces de Pradier, la beauté proprement dite semble complètement négligée : l’auteur a voulu faire les Grâces jolies et désirables. Si l’on consent à se placer à ce point de vue, d’ailleurs très mesquin, il est certain que les Grâces de Pradier sont un groupe très digne d’étude : rarement le ciseau a transcrit avec une telle fidélité les détails de la nature ; mais, si l’on veut juger ce groupe d’après les lois de la statuaire, on est forcé de n’y voir qu’un ouvrage d’un mérite secondaire. Ce n’est pas là un groupe digne de figurer dans une galerie ; c’est une fantaisie gracieuse dont la place est marquée dans un boudoir. Vainement me citera-t-on, pour absoudre Pradier, l’exemple de Guglielmo della porta, dont les figures, admirées dans leur nudité, ont dû être voilées pour ne pas éveiller dans l’ame des fidèles des pensées profanes : l’argument, loin de me convertir, me confirmerait dans une croyance, car la beauté vraie n’a rien à démêler avec le trouble des sens. Si les figures de Guglielmo della porta placées dans la Tribune de Saint-Pierre eussent été vraiment belles, elles n’auraient détourné personne de la prière, et le pape n’eût pas commandé de les voiler. Je dirai la même chose des Grâces de Pradier. Si, au lieu d’être jolies et quelque peu mignardes, elle nous charmaient par l’harmonie, par la pureté des lignes, personne ne songerait à les regarder d’un œil curieux, comme les esclaves exposées dans les bazars d’Orient.
Le Cyparisse restera comme une des œuvres les plus gracieuses de Pradier. Le corps du jeune pâtre est un modèle de jeunesse ; il faut remonter jusqu’à la Grèce pour trouver un torse aussi délicat, des membres aussi tins, aussi habilement modelés. Le mouvement du corps s’accorde à merveille avec l’action que l’auteur a voulu représenter. Qu’est-ce que le sujet ? Peu de chose assurément. Toutefois, sous le ciseau de l’artiste, ce sujet en apparence si insignifiant a pris de l’importance. Un berger qui courbe une branche pour offrir une baie à son cerf favori, il n’y a sans doute là rien qui éveille l’imagination ; mais Pradier a traité toutes les parties de ce beau corps avec tant de soin et de hardiesse que le spectateur oublie le sujet pour ne penser qu’à l’exécution ; or l’exécution mérite les plus grands éloges. Ce n’est pas l’élégance froide et symétrique de l’Apollon du Belvédère, c’est la jeunesse du Bacchus connu sous le nom d’Apolline. Les plans musculaires de la poitrine et des membres accusent le premier épanouissement de la virilité. Je regrette d’avoir à condamner la tête de Cyparisse comme absolument dépourvue d’expression. Rien dans le visage n’indique la pensée du personnage, ni regard dans les yeux ni sourire sur les lèvres. Il est évident que l’auteur a dépensé toute son habileté, tout son savoir dans l’achèvement du torse et des membres ; puis, l’heure venue de donner une tête à ce beau corps, au lieu de chercher dans la nature un type qui s’accordât avec le sujet, il a pris le premier venu parmi les masques accrochés aux murailles de son atelier. Il avait consulté le modèle vivant pour le torse et les muscles, il s’est contenté d’estamper la tête sur un masque moulé. Il ne faut vraiment pas une grande sagacité pour apercevoir la faute que je signale. La poitrine et les bras ont tant de réalité, les contractions musculaires sont indiquées si nettement, qu’il n’est pas permis d’y voir l’œuvre pure du souvenir : c’est un ensemble de morceaux exécutés d’après nature. Quant aux traits du visage, il n’y en a pas un qui s’accorde, je ne dis pas seulement avec le caractère du sujet, mais avec le caractère du corps. Des pommettes au menton, il n’y a qu’un seul plan. Je suis tenté de croire que Pradier, pour la tête de son Cyparisse, n’a pas même choisi une bonne épreuve et s’est contenté d’une épreuve sur moulée. C’est une négligence singulière et qui ne peut être passée sous silence.
Depuis quelques années, les figures païennes de Pradier se sont multipliées avec une rapidité qui n’a pas laissé au public le temps de se reconnaître. Le charme de l’exécution a été poussé si loin dans tous ces sujets empruntés à la mythologie, qu’il s’est rencontré à peine quelques esprits assez attentifs pour comparer l’œuvre à l’idée. Il me semble que le moment est venu de juger Pradier comme nous jugeons les morts illustres. Quoiqu’il ait quitté la terre depuis six semaines à peine, nous pouvons parler de lui en toute liberté. Si ce n’est pas en effet un sculpteur complet, il nous offre des qualités assez précieuses, assez solides pour défrayer la discussion. Vénus et l’Amour ont enchanté presque tous les visiteurs du Louvre, et si je pouvais effacer de ma mémoire tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai étudié depuis vingt ans, je donnerais volontiers raison à la multitude. Il serait difficile de modeler avec plus de grâce et de morbidesse les figures d’Aphrodite et d’Eros. Par malheur, nous possédons au Louvre un marbre charmant qui représente Vénus accroupie, et Pradier s’est borné à le copier. Quant à l’Amour signé du nom du statuaire français, il n’est pas plus nouveau que sa mère. Les pierres gravées et les camées nous en offrent des modèles sans nombre. Est-ce à dire que le groupe de Vénus et l’Amour soit une œuvre sans mérite ? Telle n’est pas ma pensée. Parmi les hommes de notre temps, très peu seraient capables de copier la Vénus accroupie du Louvre aussi habilement que Pradier. Toutefois la critique doit faire ses réserves lorsqu’il s’agit d’apprécier les œuvres d’un artiste éminent : elle doit traiter les figures comprises et confondues dans une commune admiration comme les affineurs traitent les lingots soumis à l’analyse et faire le départ entre l’or pur ou l’invention et l’imitation ou le cuivre. Il nous importe peu que le groupe de Vénus et l’Amour soit taillé dans le fût d’une colonne de Paros. Pour nous, la seule question sérieuse est de savoir si ce groupe appartient à Pradier ou à ceux qui Tout précédé dans la carrière. Or, sans vouloir me prononcer sur l’originalité du marbre que nous possédons au Louvre, je puis affirmer du moins que Pradier en a copié fidèlement, servilement toutes les lignes. On dirait qu’il a compté sur l’ignorance de la foule, et je regrette d’avoir à confesser que la foule lui a donné raison. Bien que le Louvre soit accessible à tous les curieux, bien que chacun puisse contempler à loisir la Vénus accroupie, l’œuvre de Pradier fut accueillie par la foule comme une œuvre nouvelle. La présence de la Vénus accroupie à Paris même ne diminue en rien le mérite du groupe français, abstraction faite du passé ; mais tous les hommes éclairés reconnaîtront qu’elle atténue singulièrement les applaudissemens prodigués à l’auteur.
Le groupe de la Bacchante et le Satyre, placé aujourd’hui, je crois, dans la galerie du prince Anatole Demidoff, je suis presque honteux de le dire, est conçu d’après une donnée parfaitement absurde, comme le chœur de M. Ponsard dont je parlais il y a quinze jours. Plusieurs pierres gravées nous offrent, linéairement du moins, le groupe exécuté par M. Pradier ; mais il n’était jamais venu à la pensée d’un homme nourri dans la mythologie païenne d’imaginer un satyre aux prises avec une bacchante. L’absurdité mythologique une fois écartée, il faut rendre pleine justice au talent du statuaire. Le corps de la prétendue bacchante, qui sans doute est une hamadryade, nous ravit par sa beauté singulière. Quant au satyre, bien qu’il rappelle trop fidèlement une figure placée dans le jardin de la villa Ludovisi, je reconnais volontiers qu’il exprime à merveille la concupiscence. Tout le corps de la jeune fille est rendu avec une rare élégance, et le corps du satyre respire une virilité exubérante. C’est là sans doute un mérite très digne d’attention, mais qui ne saurait pourtant fermer nos yeux à l’évidence. Le groupe de la Bacchante et le Satyre, je ne dirai pas très sagement conçu, mais très habilement copié, absurde quant à la donnée supposée par le statuaire français, très remarquable assurément sous le rapport de l’exécution, ne pourra jamais marquer la place de l’auteur parmi les artistes qui ont fait de la pensée leur plus chère volupté. C’est une œuvre purement sensuelle ; ce n’est pas une œuvre conçue selon les conditions fondamentales de la statuaire. Que les artistes ne s’y trompent pas, les sujets représentés dans le musée secret de Naples, excellens pour l’ignorance, méritent à peine l’attention des connaisseurs. On y compterait tout au plus deux ou trois peintures où la lubricité n’a pas tué l’élégance ; le reste ne vaut pas même un regard. La Bacchante et le Satyre de Pradier ne sont pas capables de fonder la renommée d’un artiste nouveau ; signés d’un nom déjà connu, ils ne peuvent en augmenter la splendeur.
La Phryné a réuni de nombreux suffrages, et certes il y a dans cette œuvre des parties qui justifient l’admiration populaire. Cependant il ne faudrait pas en exagérer la valeur. Bien que le caractère du personnage se prête à toutes les fantaisies, il ne faudrait pas accepter comme parfaite la courtisane que Pradier a offerte à nos regards. J’admets volontiers, et comment ne l’admettrais-je pas ? que Phryné se complaise dans une attitude lascive, puisqu’elle vivait de sa beauté, mais je ne saurais comprendre pourquoi toutes les parties de son corps ne sont pas du même âge, pourquoi le ventre a cinq ans de plus que la poitrine, pourquoi les bras sont plus jeunes que les cuisses, pourquoi, en un mot, la partie supérieure du corps exprime la virginité, tandis que la partie inférieure exprime la maternité ; c’est un caprice que les juges les plus indulgens ne sauraient amnistier.
La Poésie légère, très applaudie, et qui certes méritait de l’être, envisagée sous le rapport de l’exécution, ne résiste pas à l’analyse dès qu’on veut s’occuper de la nature même du personnage. Qu’est-ce en effet que la poésie légère ? Nous connaissons la poésie épique, la poésie dramatique, la poésie lyrique, et les théoriciens complaisans ont ajouté à cette liste déjà complète la poésie didactique. La poésie légère est une invention toute moderne, dont les Crées n’ont jamais entendu parler. Bernis, Voisenon, Grécourt, sont les disciples de cette muse nouvelle. Je pardonnerais de grand cœur à Pradier d’avoir cherché dans le marbre le type de la poésie légère, s’il eut consenti à tenir compte de son sujet ; mais sa Poésie légère est une danseuse et rien de plus. Le musée de Nîmes, qui la possède aujourd’hui, devrait la baptiser du nom de Terpsichore, car c’est le seul nom qui lui convienne. Est-ce une figure nouvelle ? Je ne puis consentir à le croire, car les merveilles d’Herculanum et de Pompéi, bien que travesties par la gravure, nous offrent plus d’une fois le type de la poésie légère tel que l’a conçu Pradier. On peut voir dans le musée Borbonico une trentaine de danseuses parmi lesquelles Pradier n’a eu que l’embarras du choix. Reste la question de l’exécution, et je proclame avec plaisir que les diverses parties de cette figure se recommandent par une réalité saisissante. Le corps est généralement beau ; mais je suis pourtant forcé de le juger comme je jugeais tout à l’heure le corps de la Phryné. Toutes les parties n’ont pas le même âge. On dirait que l’auteur, désespérant de trouver dans la jeunesse et la virginité des traits capables d’exciter la convoitise des vieillards, est descendu jusqu’à la transcription des détails que l’âge mûr possède seul, mais qui charment les accusateurs de Suzanne. C’est là sans doute un triste commentaire que je voudrais pouvoir m’interdire ; malheureusement, j’ai beau suivre le conseil donné par un sage de la vieille Grèce, j’ai beau tourner sept fois ma langue avant d’ouvrir la bouche, je ne trouve pas pour ma pensée une forme plus discrète et plus indulgente. J’admire l’exécution de la Poésie légère ; qui pourrait en effet en contester la souplesse et l’élégance ? mais je ne puis accepter cette figure comme l’image d’une muse, car les muses étaient vierges, et toutes les parties de leur corps gardaient le caractère de la jeunesse.
La Flora ou le Printemps soulève les mêmes objections que la Poésie légère. C’est la même finesse d’exécution et la même lasciveté dans les détails. La Flora n’est pas jeune des pieds à la tête. La partie supérieure du corps nous éblouit par sa fraîcheur et sa grâce. Quant à la partie inférieure, je n’en puis dire autant. Non-seulement le ventre n’est pas jeune, mais les hanches ont un développement que la virginité n’a jamais connu, et les malléoles sont engorgées comme au temps de la grossesse. De la part de Pradier, qui avait étudié l’aspect du corps à ses différens âges, je ne m’expliquerais pas une pareille bévue, si je ne connaissais pas sa passion pour la popularité. Il savait le public français incapable de goûter la statuaire conçue d’après les lois fondamentales de l’art, et par une condescendance que je comprends, mais que je n’excuse pas, il s’est adressé aux sens au lieu de s’adresser à la pensée. Les applaudissemens qu’il a recueillis n’entament pas ma conviction, car, sans vouloir attribuer à mon jugement une autorité souveraine, ce qui serait de ma part une ridicule présomption, je n’ai jamais tenu compte du succès. Je connais trop bien la part de l’ignorance et du mensonge dans les ovations auxquelles j’ai assisté pour me laisser désarmer ou convaincre par le bruit des battemens de mains.
L’Atalante, encore plus vivement applaudie que la Poésie légère, doit exciter une répugnance plus obstinée chez tous les esprits qui comprennent les devoirs de la statuaire. Il y a certainement dans l’exécution de cette figure une habileté infinie. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre avec plus de fidélité les détails que la nature offre à nos yeux. Comparez cette figure aux sujets de même genre traités par les Grecs, et vous comprendrez l’intervalle immense qui sépare la statuaire pure et fidèle à sa mission de la statuaire fourvoyée, se proposant comme but suprême le réveil des sens engourdis. Dans l’Atalante, Pradier, malgré sa connaissance profonde de l’harmonie linéaire, s’est attaché surtout, je pourrais dire exclusivement, à la reproduction des plis de la peau. Ce qu’il a voulu nous offrir, ce qu’il nous a offert, ce n’est pas une jeune fille rivale de Diane par l’agilité, mais une fille désirable, qui ne puisse être contemplée sans trouble et sans ardeur. Est-ce là le but de la sculpture ? Je ne le pense pas, car tous les grands ouvrages du ciseau antique se recommandent par la chasteté. Toutefois, pour être juste, je dois reconnaître que l’Atalante occupe dans la série des œuvres de Pradier un des rangs les plus élevés, car nulle part l’auteur n’a montré un talent plus remarquable pour l’imitation de la réalité. Il y a tel morceau qui pourrait se comparer aux peintures de Rubens. Si le sculpteur genevois ne possède pas comme le peintre de Cologne la faculté d’agrandir, d’idéaliser son modèle, il peut du moins lutter avec lui pour la fidélité. Le torse et les membres d’Atalante ne laissent rien à souhaiter sous le rapport de la vie. Le regard, en se promenant sur ce beau corps, compte les battemens du cœur et les frissons de la chair. Pour l’art réaliste, c’est à coup sur un triomphe éclatant ; mais pour l’art qui prétend relever de la Grèce, qui voit dans l’école attique le dernier mot du génie humain, que signifient les applaudissemens prodigués à l’Atalante? N’est-ce pas tout simplement une couronne offerte à l’apostasie ? Jamais un Grec n’eût conçu, n’eût exécuté une telle figure : tous les débris recueillis sur le sol d’Athènes, depuis les marbres jusqu’aux terres cuites, sont empreints d’un caractère incontestable de chasteté. Les élèves de Polyclète et d’Agéladas auraient cru se dégrader en assignant à la statuaire le rôle d’une courtisane, et je crois qu’ils avaient raison.
J’arrive aux deux figures que chacun peut voir en traversant les Tuileries, et qui marquent nettement les limites du talent de Pradier dans la sculpture païenne. Le Phidias et le Prométhée sont l’expression suprême de son talent. Dans ces deux figures, il a montré tout ce qu’il voulait, tout ce qu’il pouvait, tout ce qu’il savait. Il y a certainement dans la figure de Prométhée une rare habileté. Bien que cette figure ne réalise pas pour moi l’idéal créé par Eschyle, bien qu’elle manque de noblesse et n’exprime pas la protestation d’un esprit hardi et dévoué contre la tyrannie de Jupiter, je reconnais volontiers qu’il y a dans ce morceau un talent de premier ordre. Il demeure bien entendu que je parle de l’exécution seulement. Les membres frémissent sous l’étreinte des chaînes ; les muscles des cuisses et des bras se contractent sous l’action de la colère. Par malheur, autant le corps est éloquent, autant le visage est muet. Ici nous retrouvons la doctrine de Pradier dans toute sa crudité. La tête pour lui n’était qu’un accessoire, et dans son Prométhée il l’a bien prouvé ; le torse et les membres expriment le sujet ; la tête seule ne dit rien, et ne semble pas prendre part aux douleurs du personnage. Pour tous ceux qui ont lu Eschyle, c’est un parti singulier, et que rien ne peut excuser. Il est évident que Pradier, malgré ses prétentions à l’intelligence des symboles de la mythologie, n’avait jamais lu Eschyle avec fruit, c’est-à-dire n’avait jamais médité après l’avoir lu ; car, s’il eût médité, il n’eût jamais donné à Prométhée l’expression vulgaire qui gâte toute sa composition. Son Prométhée n’est rien de plus qu’un homme vigoureux garrotté sur un rocher. Quant à trouver dans cette figure le personnage immortalisé par Eschyle, j’y renonce. Pradier n’aimait pas assez les idées sérieuses pour se nourrir de la lecture d’Eschyle. Sophocle même ne lui convenait pas. Euripide seul s’accordait avec ses habitudes. Aussi je ne m’étonne pas qu’il ait échoué en traitant le sujet si difficile de Prométhée, car, pour traiter un pareil sujet, il faut s’élever au-dessus des impressions quotidiennes. Contracter habilement le deltoïde et le biceps, c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas assez pour trouver dans le marbre la figure de Prométhée. Pradier ne paraît pas même avoir entrevu la difficulté de la tâche qu’il s’était proposée. Son Prométhée n’accuse pas l’effort ; c’est une œuvre incomplète mais spontanée. Ce n’est pas le héros d’Eschyle, c’est un athlète garrotté qui se débat sous l’étreinte des chaînes, et le sujet réduit à ces proportions mériterait les plus grands éloges. Il n’y a pas, en effet, une partie du corps qui ne révèle une science profonde. Si ce n’est pas la personnification du type célébré par Eschyle, c’est du moins un homme énergique, le torse et les membres sont rendus avec une habileté rare, et j’aurais mauvaise grâce à ne pas louer l’exécution de cette figure.
Quant au Phidias, il mérite assurément les plus grands éloges, si l’on veut consentir à oublier le sujet. Toutes les parties de cette figure sont traitées avec un soin capable de désespérer les artistes rompus depuis long-temps à toutes les ruses de leur métier. Pour peu qu’on se souvienne du sujet, l’admiration décroît singulièrement. Quand on pense qu’il s’agissait de représenter l’ami de Périclès et d’Ictinus, le créateur du Parthénon, c’est-à-dire le type le plus élevé de l’artiste grec, on demeure confondu. Phidias, dont les deux plus beaux ouvrages nous ont été enviés par le temps, que nous connaissons cependant par des ruines précieuses, et qu’il nous est donné d’estimer sans témérité, Phidias, dans l’histoire grecque, se place entre Apelles et Polygnote, et Pradier lui a prêté les traits d’un praticien. Il est impossible de deviner sur son visage l’élévation habituelle de sa pensée. Vainement Plutarque et Pausanias nous ont dit que Phidias avait conversé avec les dieux : Pradier ne tient aucun compte de ce double témoignage, il ne voit dans le créateur du Parthénon qu’un ouvrier solidement bâti, qui d’une main puissante équarrit le Paros. La draperie est rendue avec une grande souplesse, et je la louerais sans restriction. s’il ne s’agissait pas de Phidias. Je la trouve mesquine, malgré sa souplesse, quand je songe que j’ai devant moi l’immortel statuaire à qui nous devons Cérès, Proserpine, les Parques, Thésée, l’Ilissus et les Chevaux d’Hypérion. Un homme qui vivait dans le commerce familier d’Homère, dont la pensée habitait l’Olympe, devait garder dans la manière même d’ajuster son manteau une grâce et une majesté dont Pradier n’a pas tenu compte. Ainsi le Phidias placé aux Tuileries n’est pas pour moi une œuvre complète. Nulle part l’auteur n’a montré sous une forme plus éclatante toute l’étendue, toute la variété de son savoir, mais nulle part non plus il n’a révélé d’une façon plus précise toute l’insuffisance de sa pensée. Quand il s’agit de représenter Homère, Sophocle ou Phidias, le talent d’exécution ne suffit pas : il faut quelque chose de plus. La réflexion est de première nécessité, et l’artiste le plus habile, s’il traite la réflexion avec dédain, ne réussira jamais à exprimer dignement le génie de ces trois hommes privilégiés. Le Phidias de Pradier, brisé, enfoui à vingt pieds sous terre, retrouvé après cinquante ans d’oubli, exciterait, je n’en doute pas, l’admiration unanime de tous les connaisseurs; mais, si par malheur la tête n’était pas perdue, leur admiration s’attiédirait bien vite, car autant le torse et les membres sont traités avec soin, autant la tête est vulgaire et indigne du personnage. Je me souviens d’avoir vu dans l’atelier de Pradier, à l’Institut, un peintre éminent dont le goût sévère est justement révéré. Il regardait le modèle en terre du Phidias, et Pradier attendait son jugement. Après une demi-heure de contemplation, le peintre se leva sans dire mot : il ne voulait pas blâmer et n’osait applaudir. Tous ceux qui ont étudié Phidias comprendront son silence.
La Sapho exposée cette année au Palais-Royal est la dernière œuvre de Pradier. Malgré le crêpe qui la recouvre depuis la mort de l’auteur, je ne saurais l’accepter comme une œuvre antique. Ce n’était pas la première fois que Pradier essayait de représenter l’amoureuse Lesbienne. Deux fois déjà il avait tenté cette tâche épineuse. Nous avons de lui une Sapho en bronze et une Sapho faite d’ivoire et d’argent. La dernière tentative n’est pas plus heureuse que les deux premières. La Sapho que nous avons vue cette année n’est qu’une figure habilement drapée, mais parfaitement insignifiante. Les deux bras offrent une ligne qui n’a rien de séduisant; les deux mains jointes sur le genou n’ont rien à démêler avec le désespoir. Quant aux vagues qui viennent baigner les pieds de l’amante désespérée, il faut pour les admirer une ignorance plus qu’ordinaire; il faut avoir oublié que Sapho. dédaignée par Phaon, se précipita dans la mer du haut de la roche de Leucade. Si la mer eût baigné ses pieds quand elle songeait à se défaire de la vie comme d’un fardeau importun, le repentir eût été facile: à quelques pas du rivage, Sapho aurait pu renoncer au suicide et oublier l’amour pour la gloire : le rocher de Leucade ne lui permettait pas d’abandonner la mort pour la vie. Son parti une fois pris, dès qu’elle essayait de le réaliser, il n’y avait pas de retour possible, et c’est là ce qui donne au suicide de Sapho un caractère désespéré. Le tableau de Gros, bien que théâtral, s’accorde du moins avec la nature du sujet. S’il manque de noblesse et de simplicité, il représente l’accomplissement d’une volonté irrévocable. On peut blâmer dans le tableau de Gros la physionomie de l’héroïne; on ne peut contester au peintre le mérite d’avoir respecté la tradition. Dans la Sapho de Pradier, je ne trouve rien de pareil : je ne vois dans cette figure qu’une femme ennuyée, aussi étrangère au désespoir qu’à la joie, La tête ne dément pas l’ennui exprimé par l’attitude. La Pénélope de M. Cavelier avait été couronnée deux ans de suite; Pradier a refait à sa manière la Pénélope de M. Cavelier, dont le modèle se trouve au musée du Capitole : c’est à ces termes très modestes que se réduit le triomphe de Sapho.
Ainsi, dans les sujets purement païens, Pradier n’a pas toujours montré une intelligence pleinement pénétrée de l’étendue de sa tâche. Plus d’une fois il a traité légèrement les thèmes qu’il avait choisis. Depuis les Grâces jusqu’à Sapho, depuis Atalante jusqu’à Prométhée, depuis Cyparisse jusqu’à Phidias, il lui est arrivé trop souvent de méconnaître la tradition et de l’offenser à son insu. Il ne comprenait pas le côté sérieux des légendes païennes, et croyait que la beauté matérielle suffit à l’expression de ces légendes. La visite silencieuse dont j’ai parlé tout à l’heure à propos de Phidias a dû lui prouver qu’il s’était trompé. Quant à moi, bien que je professe pour ses œuvres une admiration sincère, je ne puis m’empêcher de signaler tout ce qu’il y a d’incomplet et d’insuffisant dans les figures mêmes qui s’accordaient le mieux avec la nature de son goût et de ses études : c, est, à mon avis, la meilleure manière de prouver la sincérité de mon admiration.
Dans les sujets chrétiens, Pradier n’a rien fait qui mérite une étude attentive. Le juger diaprés ces œuvres, ce serait se montrer sévère jusqu’à la cruauté. Je ne parle pas de plusieurs statues insignifiantes exécutées pour l’église de Saint-Roch et qui ne soutiendraient pas l’analyse. Je ne veux discuter que deux ouvrages qui ont été soumis au jugement du public assez récemment, le Mariage de la Vierge et le Christ sur les genoux de Marie. Le Mariage de la Vierge, qui se voit aujourd’hui à la Madeleine, n’a été pour l’auteur qu’une pure espièglerie. Si l’expression paraît sévère, je prie les hommes compétens de comparer l’œuvre de Pradier au prix donné par l’état. Le Mariage de la Vierge, tel que l’a conçu Pradier, est une composition parfaitement insignifiante. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible d’y découvrir la trace 4’une pensée. Il est évident que pour l’auteur le groupe de Marie, de Joseph et du grand-prêtre était une question de draperie. Du moment que le nu n’était pas permis, le sujet prenait un rang secondaire, et, dans la manière dont il a traité le Mariage de la Vierge, Pradier n’a que trop prouvé sa conviction. Cependant l’état fournissait le marbre et donnait quarante mille francs pour l’exécution du modèle. C’était certes un prix très convenable. Eh bien! Pradier, considérant le Mariage de la Vierge comme un sujet indigne de son talent, l’a modelé en quelques semaines et n’a produit qu’une œuvre nulle. L’amitié la plus complaisante ne pourrait signaler dans ce groupe un morceau qui se puisse comparer aux œuvres païennes de l’auteur. Marie, Joseph et le grand-prêtre sont parfaitement vulgaires. Il serait impossible de deviner chez Marie l’exaltation mystique, chez Joseph l’aveugle soumission, chez le grand-prêtre l’accomplissement d’un devoir mystérieux prescrit par les prophètes. C’est une réunion de trois figures dont la forme est à peine indiquée. Pradier n’a pas compris que le Mariage de la Vierge offrait au statuaire comme au peintre le sujet d’une composition émouvante. Il n’a tenu aucun compte de l’admirable tableau placé dans la galerie Brera et s’est débarrassé à la hâte de cette besogne, dont il ne devinait pas l’importance. Quant au Christ adulte sur les genoux de la Vierge, il avait à soutenir une comparaison plus redoutable encore. Michel-Ange a traité ce thème difficile, et son œuvre se voit aujourd’hui dans la première chapelle à droite, en entrant dans la basilique de Saint-Pierre. Le groupe de Pradier laisse le spectateur parfaitement indifférent. Le corps du Christ ne porte pas les traces de la souffrance; quant à la Vierge, il serait difficile de découvrir sur son visage les signes d’un profond attendrissement, d’une compassion douloureuse pour son fils crucifié. C’est un sujet manqué. Les détails où l’habileté se révèle n’ont pas assez d’importance pour dissimuler la réalité de l’échec.
J’arrive à la sculpture monumentale, où Pradier s’est essayé plus d’une fois. Les Renommées placées sur les deux impostes du grand arc de l’Étoile ne manquent certainement pas d’élégance, et cependant elles laissent beaucoup à désirer pour la précision des formes. L’œil le plus attentif découvre à grand’peine ce qu’il a devant lui. La Muse comique et la Muse sérieuse de la fontaine Molière ne sont et ne seront jamais qu’une débauche de talent. Qui pourrait nier la souplesse prodigieuse des draperies? Qui oserait assigner à ces deux masques vulgaires un sens déterminé? Qui pourrait voir dans ces deux femmes à l’attitude provoquante la Muse de la comédie et la Muse du drame, la personnification des deux pensées qui se sont révélées par les Femmes savantes et par le Misanthrope? pour peu qu’on prenne la peine de les étudier, il est impossible de ne pas découvrir dans ces deux figures deux types de lorettes; c’est une double méprise sur laquelle je ne veux pas insister. Les figures de la fontaine de Nîmes ne sont pas mieux conçues que les deux Muses de la fontaine Molière, et je renonce à les analyser. Quant aux douze Victoires exécutées par Pradier pour le tombeau de Napoléon, il m’est impossible de les passer sous silence, car ces Victoires, soit par leur destination, soit par le prix du travail, commandent l’attention la plus sévère. Or, j’ai regret de le dire, ces figures sont indignes du nom qui les a signées. Je me rappelle encore l’étonnement et l’indignation de Drölling en présence de ces Victoires. « Nous n’avons, me disait-il, qu’une seule manière d’exprimer notre opinion, c’est de déclarer qu’elles ne sont pas de Pradier. Lui attribuer de tels ouvrages serait faire injure à son talent. » Et en effet l’avis de Drölling prévalut. La commission nommée pour l’examen des travaux et de la comptabilité décida d’une voix unanime qu’elle n’acceptait pas les Victoires du tombeau comme l’œuvre de Pradier. Comment croire que l’homme à qui nous devons tant de compositions ingénieuses ait conçu ces figures si complètement dépourvues de caractère? Et pourtant j’ai vu les esquisses de ces figures. C’étaient des esquisses et non des modèles, et je conçois très bien que le praticien n’ait pas réussi à les quadrupler; car, lorsqu’il s’agit de l’emploi du compas, il faut des modèles et non des esquisses. Quand on pense que le prix de ces Victoires s’élève à deux cent quarante mille francs, on se demande comment ces ébauches ont pu être acceptées. Si Pradier n’eût jamais signé que des œuvres pareilles, son nom ne laisserait aucune trace dans la mémoire de ses contemporains, et la postérité ne le connaîtrait pas. Il avait pour modèles les Victoires du temple d’Érecthée, que nous possédons à l’École des Beaux-Arts, et pourtant il n’en a tenu aucun compte. Il nous a donné des figures qui n’ont rien à démêler avec la sculpture monumentale. Le silence, en pareil cas, équivaudrait au mensonge; c’est pourquoi je ne me tais pas.
Si maintenant j’essaie de marquer la place de Pradier dans l’histoire de l’art français, ma tâche ne sera pas difficile. Dans l’exécution, c’est un homme de premier ordre; dans la conception, c’est un homme sans importance. Ingénieux, élégant, lorsqu’il touche aux sujets païens, sans valeur lorsqu’il touche aux sujets chrétiens, au-dessous de lui-même lorsqu’il aborde la sculpture monumentale, il comptera pourtant parmi les artistes éminens de notre pays, car plusieurs de ses ouvrages rivalisent de pureté avec les plus beaux débris de la Grèce, et c’est là un privilège dont nous devons lui tenir compte. Pour prétendre au premier rang, il lui manquait un don précieux, un don que rien ne peut remplacer, l’invention. Toutefois l’exécution arrivée à de certaines limites excite en nous une admiration si vive, que nous devenons volontiers indulgens pour l’œuvre même qui ne se recommande pas par la nouveauté. On ne peut pas dire que Pradier ait mis au monde une idée qui lui appartienne, on ne peut pas dire qu’il ait mis son ciseau au service d’une volonté personnelle. Depuis le pavillon de l’Horloge au Luxembourg jusqu’à l’imposte du grand arc de l’Étoile, il n’a jamais rien inventé dans le sens le plus élevé du mot; mais il a poussé si loin l’exécution, qu’il mérite d’être cité après Jean Goujon et Puget. Je ne voudrais le comparer ni à l’auteur de la Diane ' ni à l’auteur du Milon, car Jean Goujon et Puget ont exprimé des pensées personnelles; mais Pradier, pour l’exécution, peut lutter avec ces deux artistes éminens, et, parmi les hommes de notre temps, j’en sais bien peu qui méritent un pareil éloge. Je ne crains pas que mes conclusions paraissent trop sévères. Le talent de Pradier est un des plus charmans que j’aie connus, et je me plais à le louer dans la limite de mes convictions. Il possédait souverainement la partie matérielle de son art; quant à la partie intellectuelle, je crois et je dois dire qu’il l’a toujours négligée. Il estimait la forme et dédaignait la pensée; or, c’est par la pensée que l’homme arrive à marquer sa place dans l’histoire, c’est par la pensée qu’il se sépare nettement de ceux qui l’ont précédé. Pradier, en réduisant son art au maniement du ciseau, en négligeant l’expression des passions, a fait fausse route; il n’a pas conquis le rang auquel il pouvait prétendre, auquel du moins j’aurais voulu le voir prétendre. Peut-être son intelligence n’était-elle pas capable de méditations profondes, peut-être l’enfantement d’une idée nouvelle était-il au-dessus de ses forces : je n’ai pas la prétention de résoudre ces questions délicates. Je me contente de résumer mon opinion sur l’ensemble des œuvres de Pradier. Par la pensée, il s’absorbe dans la Grèce, car il n’a rien inventé; par l’exécution, il se rapproche de ses maîtres, et serait admis dans leurs rangs glorieux, s’il n’eût méconnu le caractère dominant de son art : la chasteté.
GUSTAVE PLANCHE.