Peintres et Sculpteurs modernes de la France – Charles Gleyre

PEINTRES


ET


SCULPTEURS MODERNES


DE LA FRANCE.





M. CHARLES GLEYRE.




M. Charles Gleyre n’est guère connu du public français que par un charmant tableau placé dans la galerie du Luxembourg, et dans la foule même qui admire ce tableau, combien ne savent pas le nom de l’auteur ! Les œuvres de M. Gleyre ne sont pas nombreuses, et pour les ignorans, c’est une imagination stérile; mais ses œuvres sont empreintes d’un caractère que l’improvisation n’atteindra jamais, et voilà pourquoi je crois utile d’en parler. Les compositions conçues, exécutées à la hâte, offrent peu de prise à l’étude, à la discussion. L’analyse appliquée à de telles pensées, si toutefois le nom de pensée convient à ces ébauches, offre à la logique une trop facile victoire, et j’ajoute que cette victoire est sans profit; car ni les improvisateurs ni la foule qui les applaudit ne tiennent compte de la discussion. Les principes de la beauté sont pour eux comme non avenus, et vouloir leur rappeler l’importance de l’harmonie, de l’unité, c’est tout simplement perdre son temps. M. Charles Gleyre appartient à une classe d’élite qui se contente difficilement, qui médite long-temps avant de produire, dont les idées, revêtues d’une forme pure et savante, excitent la sympathie des connaisseurs, lors même qu’elles n’obtiennent pas leur assentiment. S’il ne touche pas toujours le but qu’il a rêvé, il faut du moins reconnaître qu’il n’épargne rien pour l’accomplissement de ses desseins, et, dans le temps où nous vivons, c’est un mérite assez rare pour que nous prenions la peine de le signaler. M. Gleyre conçoit l’art dans sa plus haute acception, et ne l’a jamais confondu avec l’industrie. C’est à cette cause qu’il faut rapporter le petit nombre de ses œuvres. Bien des peintres qui ne possèdent pas la moitié de son savoir multiplient sans effort des compositions qu’un jour voit naître et périr. Contens d’eux-mêmes, ne rêvant rien au-delà de ce qu’ils font, ils donnent volontiers le signal des applaudissemens, et parfois la foule consent à les croire sur parole. Bientôt le bruit cesse, et la toile applaudie retourne au néant. La renommée de M. Gleyre n’est pas aujourd’hui ce qu’elle devrait être : il ne s’agit pas en effet dans le domaine de l’art de compter, mais bien de peser les œuvres. Aussi je crois accomplir un acte de justice en étudiant ce qu’il a fait avec une attention scrupuleuse, et j’espère que cette étude prouvera aux plus indifférens toute l’importance de ses travaux. S’il n’occupe pas encore le rang qui lui appartient, j’ai la ferme confiance que l’heure de la réparation n’est pas éloignée : la grâce et la pureté de son talent ne peuvent manquer d’obtenir bientôt la popularité qu’elles méritent.

M. Gleyre fut placé par le hasard chez un maître dont il n’a guère suivi les leçons. Géricault élève de Guérin, Barye élève de Bosio, ne sont pas plus singuliers que Gleyre élève de M. Hersent. La génération nouvelle connaît à peine le nom de ce dernier maître, qui continue pourtant d’enseigner la peinture à l’École des Beaux-Arts de Paris. Son œuvre capitale, son Gustave Wasa, a péri dans les flammes, et peut-être devra-t-il à cette catastrophe une renommée bien supérieure à celle qu’il pouvait attendre; car cette œuvre, interprétée par le burin savant d’Henriquel Dupont, et qui a établi la gloire du graveur il y a vingt ans, était loin de valoir sur la toile ce qu’elle vaut sur le papier. Le burin, plus habile que le pinceau, a donné à la pensée de M. Hersent une précision, une harmonie parfaitement inattendues. Le peintre doit des actions de grâces au feu qui a dévoré son tableau; car, dans un siècle ou deux, les érudits, en consultant la planche d’Henriquel Dupont, le classeront peut-être parmi les artistes éminens de la France, et Dieu sait qu’il n’a rien fait pour mériter un tel honneur. Son Gustave Wasa n’offrait qu’une scène purement théâtrale; le burin, par une heureuse infidélité, a trouvé moyen d’élargir, de transformer cette première donnée. Les personnages sont demeurés groupés comme au cinquième acte d’un drame du boulevard ; mais le graveur a mis tant d’élégance et de finesse dans les têtes, tant de souplesse et de vérité dans les costumes, qu’il nous a révélé une œuvre toute nouvelle. Maintenant la toile est perdue, et les érudits, forcés d’accepter la gravure d’Henriquel Dupont comme l’image fidèle du tableau de M. Hersent, s’il leur arrive de rencontrer l’analyse impartiale de l’œuvre primitive, auront grand’peine à ne pas accuser le bon sens d’injustice.

Placé chez un tel maître, M. Gleyre ne pouvait manquer de comprendre bientôt l’insuffisance de son enseignement. Cependant, avant d’y renoncer, avant d’entreprendre par lui-même une série d’études indépendantes, il voulut acquérir dans l’atelier de M. Hersent la connaissance complète des procédés matériels, qui sont comme la grammaire de l’art. Sans accepter le style de son professeur, il sentait pourtant qu’il pouvait apprendre de lui les lois générales d’une langue qu’il devait plus tard employer librement pour l’expression d’une pensée toute personnelle. J’imagine qu’il n’éprouvait pas une admiration bien vive pour le portrait connu sous le nom du Chapeau de paille, et que j’ai vu dans ma jeunesse applaudi comme le dernier mot de l’art. Il y a pourtant dans ce portrait, dont le modèle appartient à la famille Didot, une certaine adresse qui n’est pas indigne d’attention. Si la peinture de M. Hersent, dans le Chapeau de paille comme dans le Gustave Wasa, est un peu trop léchée, elle offre pourtant une étude qui n’est pas sans profit : elle révèle clairement ce que peuvent des facultés moyennes soutenues par une courageuse persévérance. Envisagées sous cet aspect, les œuvres de M. Hersent sont pleines d’enseignemens. Doué d’une imagination tiède, avec une notion très incomplète de la beauté, il a trouvé moyen d’obtenir et de garder pendant quelques années une renommée de science et de talent. C’est au travail seul, au travail persévérant, qu’il a dû ce bonheur passager, et, maintenant que son nom est entré dans l’oubli, il n’est point inutile de rappeler la cause de ses succès.

Un esprit fin et délicat ne pouvait manquer de comprendre bientôt tout ce qui manquait à M. Hersent. Aussi, des que M. Gleyre fut libre, il partit pour l’Italie, où il a passé les plus belles années de sa vie. Tous ceux qui ont pu feuilleter ses cartons rendent justice au caractère encyclopédique de ses études. Les dessins nombreux qu’il a rapportés se distinguent en effet par leur variété aussi bien que par leur précision. Giotto n’est pas copié avec moins de fidélité que Raphaël; les premiers bégaiemens de la peinture renaissante sont transcrits avec autant de soin que les accens d’un art consommé. Il est facile de démêler dans ces souvenirs de voyage un esprit de justice et d’impartialité qui ne se rencontre pas fréquemment chez les artistes de nos jours. Ce n’est pas que M. Gleyre attribue la même importance à toutes les époques, à tous les monumens de la peinture italienne. Il n’a jamais conçu, jamais proféré un tel blasphème, non sans doute, et je n’ai pas besoin de justifier l’ardeur qu’il a portée dans l’étude de toutes les écoles. Sans jamais confondre l’érudition avec la pratique de l’art, sans jamais abdiquer sa personnalité dans l’archaïsme, il a compris pourtant toute l’importance de l’histoire pour la culture de l’art comme pour la culture de la science, et c’est ce qui explique l’immense variété des dessins dont il a rempli ses cartons. Il a voulu savoir ce que l’Italie avait pensé, ce que l’Italie avait voulu dans le domaine esthétique depuis la renaissance jusqu’à nos jours, et, pour contenter sa curiosité, il n’a rien négligé. Non-seulement il a vu et bien vu, mais il a fixé ses souvenirs d’une manière durable. J’ai souvent admiré à Padoue une petite église dont les murailles tout entières sont décorées par Giotto, et qui maintenant est devenue la propriété d’une famille vénitienne. Malgré la chapelle de Saint-Antoine, malgré le Palais de la Raison, décoré par le même maître, cette petite église suffirait pour révéler le génie de Giotto. Eh bien! M. Gleyre l’a rapportée tout entière, et le dessin est si fidèle, qu’en le contemplant je me croyais encore à Padoue, et toutes les années évanouies se réveillaient comme par enchantement. Il est impossible de pousser plus loin le respect du modèle. Ceux qui ont étudié Giotto à Padoue retrouvent l’image précise des compositions qu’ils ont admirées; ceux qui n’ont jamais franchi les Alpes devinent, dans les dessins de M. Gleyre, tout ce qu’il y avait d’exquis et de profond chez le glorieux élève de Cimabue.

Pour bien prouver l’étendue et l’impartialité de son intelligence, pour bien montrer qu’il n’y avait rien d’exclusif dans son affection pour Giotto, M. Gleyre n’a pas étudié avec moins d’ardeur, transcrit avec une exactitude moins scrupuleuse les œuvres de l’école florentine ou de l’école milanaise. Léonard de Vinci, qui procède de Florence et qui a fondé l’école lombarde, n’est pas pour lui l’objet d’un culte moins fervent, j’ai vu chez lui plusieurs têtes copiées dans le couvent de Sainte-Marie-des-Graces, et je dois dire que ces têtes en apprennent plus sur Léonard que toutes les gravures de la Cène publiées jusqu’à ce jour. Le burin de Morghen, si vanté par les ignorans, a défiguré l’œuvre du Vinci; dans les dessins de M. Gleyre, je la retrouve telle que je l’ai vue, sans altération, sans amoindrissement. Ainsi, d’après ces deux exemples, je suis autorisé à croire qu’il a interrogé avec la même attention toutes les époques de l’art italien; car entre Giotto et le Vinci l’espace parcouru par la fantaisie humaine est tellement vaste et semé de monumens si nombreux, que, pour bien comprendre le point de départ et le point d’arrivée, il faut de toute nécessité avoir suivi pas à pas le génie italien. Bien que je n’aie pas vu tous les dessins rapportés par M. Gleyre, j’ai pourtant le droit d’affirmer qu’il connaît à merveille tous les maîtres compris entre la Cène de San-Miniato et la Cène de Sainte-Marie-des-Graces. Or, je crois que bien peu d’artistes pourraient se vanter de posséder un pareil savoir. Par un rare bonheur, tout en grossissant le trésor de ses souvenirs, il a su garder l’indépendance de sa pensée. Ce bonheur, que j’appelle rare, n’appartient en effet qu’aux intelligences habituées à réagir par la réflexion contre les impressions qu’elles reçoivent. Les esprits d’une trempe vigoureuse étudient et comparent les monumens du génie humain sans jamais voir dans l’œuvre la plus parfaite le type immuable des œuvres futures. C’est la seule manière de comprendre l’histoire que la raison puisse avouer, la seule vraiment féconde et salutaire. Vouloir que la peinture religieuse commence à Giotto et finisse à fra Angelico est un caprice de pédantisme bon tout au plus à nous égayer, et qui ne mérite pas les honneurs de la discussion. Affirmer que les plus belles madones de Raphaël, depuis celle de Foligno jusqu’à celle du palais Pitti, sont purement païennes, c’est méconnaître la loi suprême de l’art, l’expression de la beauté. Proscrire les œuvres de Michel-Ange comme la source unique du mauvais goût qui s’est répandu en Italie après la mort de cet artiste immortel, c’est exagérer follement le danger que présente l’imitation des génies singuliers. À ce compte, ne serait-il pas permis de proscrire Eschyle aussi bien que Shakspeare? Les Perses et les Euménides, la Tempête et les Joyeuses commères de Windsor, ne sont pas des œuvres moins dangereuses que le Jugement dernier de la chapelle Sixtine. M. Gleyre, doué d’un rare bon sens, ne s’est associé à aucune de ces doctrines exclusives. Tout en respectant la naïveté de Giotto, la ferveur de fra Giovanni, il reconnaît cependant la supériorité esthétique de Raphaël, et n’entend jamais sans sourire parler du caractère païen de ses madones. Tout en reconnaissant que Michel-Ange a plus d’une fois blessé le goût dans ses œuvres les plus savantes, et que le costume du Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens n’est pas précisément un modèle de vérité, il lève volontiers les épaules quand il entend accuser l’illustre Florentin d’avoir inauguré la décadence. En un mot, il comprend toutes les évolutions du génie italien, et c’est parce qu’il les comprend toutes qu’il n’y a dans ses jugemens rien d’étroit, rien d’exclusif.

L’Italie n’avait pas épuisé sa curiosité. Après avoir contemplé à loisir les œuvres les plus glorieuses du génie humain, il voulut contempler dans toute leur splendeur les merveilles de la création sous le ciel de l’Egypte et de la Grèce. Son éducation esthétique était désormais complète : il avait appris dans le commerce familier des maîtres les plus habiles tout ce que l’Italie pouvait lui révéler; et cependant, avant de mettre à profit les leçons qu’il venait de recevoir, il sentait le besoin de poursuivre sa rêverie et sa méditation en face d’une nature plus riche, plus éclatante que la nature italienne. Il a pleinement contenté son envie, et tous ceux qui ont pu voir les nombreuses études qu’il a rapportées d’Orient s’accordent à dire qu’il a bien employé son temps. L’Egypte, l’Abyssinie, la Syrie, la Grèce, la Turquie ont tour à tour exercé son crayon et son pinceau. Monumens, paysages, costumes, scènes populaires, il n’a rien négligé; chacun des sujets qu’il a choisis est traité avec le même soin. Sa manière de comprendre l’Orient ne rappelle ni Decamps ni Marilhat, et n’a pas moins de charme. J’ai pu comparer les études de M. Gleyre avec les beaux dessins sur papier sensible rapportés d’Orient par M. Du Camp, et mon estime s’est accrue en voyant avec quelle fidélité le peintre avait reproduit tout ce qu’il avait vu. M. Du Camp a fait pour l’Orient, à l’aide du daguerréotype, ce que M. Flachéron avait fait pour l’Italie. Sa collection est une des plus riches, une des plus variées qui se puissent imaginer. Eh bien! à côté même de ces dessins que la lumière trace elle-même sur le papier sensible, à côté de ces images où le soleil remplace l’œil et le crayon, les études de M. Gleyre ne perdent rien de leur valeur. Et quoique M. Du Camp ait choisi avec un rare discernement les morceaux qu’il voulait copier, quoiqu’il ait trouvé moyen de donner aux monumens, aux paysages qu’il transcrivait l’intérêt et l’unité d’une véritable composition, plus d’une fois cependant M. Gleyre. dans la reproduction du même morceau, tout en gardant la même précision, a montré d’une façon victorieuse la supériorité de l’art intelligent sur l’art impersonnel. Tous les esprits éclairés savaient d’avance que le daguerréotype ne détrônerait pas la peinture. Toutefois, la comparaison dont je parle n’est pas dépourvue d’intérêt, car c’est une preuve de plus ajoutée à tant d’autres, et personne aujourd’hui ne peut plus soutenir que le soleil est le plus grand peintre du monde. Dans les images tracées par la lumière, tout est rendu fidèlement, ce qui est un grand point sans doute; mais tous les détails ont la même importance, ce qui est un grand défaut. Pour ne pas le comprendre, il faut ignorer les notions les plus élémentaires de la beauté.

Il y a dans les études rapportées d’Orient par M. Gleyre de quoi travailler pendant dix ans; j’espère bien qu’elles ne resteront pas toujours enfouies dans les cartons; car il suffirait souvent de placer parmi les ruines de Thèbes ou de Memphis deux ou trois personnages pour composer un tableau. Jusqu’ici l’auteur n’a fait aucun usage de ces richesses si laborieusement amassées, et vraiment c’est grand dommage, car Decamps et Marilhat n’ont pas épuisé l’Orient, et je suis sûr que M. Gleyre trouverait dans ses souvenirs de voyage les élémens de nombreux tableaux pleins de grandeur et de nouveauté. Malheureusement il se défie de ses forces, et cette disposition, excellente en elle-même, puisqu’elle rend l’artiste sévère pour ses œuvres, devient un danger lorsqu’elle n’est pas contenue dans de certaines limites. M. Gleyre, pour donner la mesure complète de ses facultés, aurait besoin d’encouragemens, et jusqu’ici les encouragemens ne lui ont pas été prodigués. Le conseil municipal, qui décore tant de chapelles, ne s’est pas encore avisé de lui en confier une. Aussi je ne m’étonne pas que M. Gleyre doute de lui-même. Je voudrais qu’une occasion publique lui fût offerte de montrer tout ce qu’il sait ; c’est à la peinture murale qu’il faudrait appliquer son talent. La Pentecôte qu’il achève pour l’église de Sainte-Marguerite est un encouragement au-dessous de ses travaux, et d’ailleurs ce n’est pas une peinture murale.

Les premiers débuts de M. Gleyre ne remontent pas au-delà de 1840. Dans cet intervalle de dix ans, il a produit une série d’œuvres peu nombreuse. J’espère démontrer par une analyse attentive que l’importance et la variété des pensées exprimées par l’auteur suffisent pour établir la durée de son nom. C’est une bonne fortune pour la critique d’avoir à discuter des œuvres conçues à loisir, exécutées avec persévérance. Il lui arrive trop souvent de se trouver en face d’œuvres éphémères, improvisées au hasard, et qui ne soutiennent pas la discussion. Si les tableaux de M. Gleyre soulèvent plus d’une objection, ils ont du moins l’avantage de susciter des réflexions de l’ordre le plus élevé. On peut ne pas partager tous les principes qui ont conduit la main de l’auteur, mais il n’est pas permis de méconnaître le zèle qu’il a déployé dans l’accomplissement de sa volonté. Chacune des figures tracées par son pinceau présente un sens déterminé : ni l’attitude, ni la physionomie ne prêtent à l’équivoque. La critique est donc placée sur un terrain solide, la discussion peut s’engager en toute sécurité. Ce n’est pas là sans doute un bonheur vulgaire. Les compositions improvisées déroutent le raisonnement le plus sincère par l’ambiguïté du sens qu’elles présentent : l’intelligence hésite entre l’approbation et le blâme. Et n’est-ce pas d’ailleurs gaspiller le temps que de l’employer à discuter des pensées que l’auteur lui-même n’a pas pris la peine de déterminer avant de les exprimer ?

Le premier ouvrage de M. Gleyre, le premier du moins qui ait été offert aux regards du public, représente Saint Jean dans l’île de Pathmos. Les critiques habitués à chercher dans la peinture ce que la peinture ne saurait donner ont prononcé sur cet ouvrage des jugemens assez étranges : les uns, pour faire preuve d’érudition., lui ont reproché de ne pas rappeler en traits éclatans les nombreux voyages de l’apôtre ; les autres, croyant témoigner leur générosité, ont bien voulu reconnaître sur le visage du saint la trace lumineuse de ses pérégrinations. Je ne m’arrêterai pas à discuter ces deux classes de jugemens également contraires au bon sens. Il est évident, en effet, qu’il n’est pas donné à la peinture de rappeler la vie antérieure du personnage qu’elle a choisi. La peinture, comme la statuaire, n’a qu’un moment à représenter ; c’est à la poésie seule qu’il appartient d’embrasser d’un seul regard et d’offrir à notre curiosité les différens momens d’une même vie. À moins de revenir aux premiers bégaiemens de l’art, la peinture doit s’abstenir sévèrement de toute lutte avec la poésie. Ce qui est vrai, ce qu’il faut dire, ce que personne ne pourra contester, c’est qu’il y a dans le Saint Jean de M. Gleyre une science profonde, une rare élégance. Cette part faite à la louange, il est juste d’ajouter que le peintre n’a pas accordé assez d’importance à l’idéal. Le visage exprime à la fois la rudesse d’un solitaire et la méditation d’un saint enlevé à la terre par de fréquentes extases. Cependant les esprits familiarisés avec les œuvres capitales de la renaissance souhaiteraient plus de grandeur, plus de sévérité dans les lignes. Il est facile de deviner que M. Gleyre, pour éviter la banalité, s’est astreint à copier presque littéralement un modèle réel. Je reconnais volontiers que son espérance n’a pas été déçue. Certes, il n’y a rien de vulgaire dans son Saint Jean, rien qui sente les traditions de l’école. Le caractère individuel du visage exclut toute pensée de réminiscence. Reste à savoir si le caractère individuel, très estimable en soi, suffit pour réunir tous les suffrages ; quant à moi, je ne le pense pas. Au temps de Masaccio. c’était un point très important ; car il s’agissait de rompre violemment avec la tradition ; il s’agissait de renvoyer au néant toutes ces têtes de Vierge, de Christ et de saints, que les Byzantins avaient importées en Italie, et que les premiers peintres florentins se transmettaient de génération en génération comme des recettes dont il n’était pas permis de s’écarter. Aussi les contemporains de Masaccio ont-ils accueilli avec autant de joie que d’étonnement la chapelle du Carmine, et leur joie était une joie légitime. Tous ceux, en effet, qui ont pu comparer l’œuvre de Masaccio à l’œuvre de son maître, Masolino de Panicale, reconnaissent la différence profonde qui les sépare. Chez Masolino, la tradition domine encore ; chez Masaccio, toutes les figures sont empreintes d’un caractère individuel, toutes les têtes sont étudiées d’après nature, et rien n’est livré aux hasards de la fantaisie. Est-ce à dire que le succès obtenu par Masaccio condamne tous les peintres à suivre sa trace ? Ce serait, à mon avis, une étrange manière de comprendre l’histoire de l’art. Oui, sans doute, l’exemple de Masaccio porte avec lui son enseignement : il est bon, il est sage de donner à toutes les figures un caractère individuel ; mais toutes les lois de l’art ne sont pas comprises dans l’individualité. Après Masaccio, Florence, Rome, Parme et Venise nous ont montré tout ce que l’idéal peut ajouter de grandeur et d’harmonie aux élémens fournis par la réalité. Léonard de Vinci. Raphaël, Corrége et Titien, tout en respectant, tout en étudiant avec ardeur les modèles que la nature leur offrait, n’ont pas cru pouvoir se dispenser de les idéaliser, d’en effacer les détails purement anecdotiques. M. Gleyre, en peignant son Saint Jean, a méconnu cette nécessité ; aussi son œuvre a-t-elle contenté les connaisseurs sans émouvoir la foule. C’est que la foule, sans avoir jamais réfléchi sur le rôle de l’idéal dans l’art, en tient compte à son insu dans les jugemens qu’elle porte. Les connaisseurs, tout en voyant ce qui manque à l’œuvre de M. Gleyre, ont rendu justice à la précision du dessin, à la fermeté du modelé, à l’ampleur des draperies.

Comment l’auteur, qui avait vécu si long-temps dans le commerce familier des maîtres italiens, a-t-il pu oublier si vite les leçons qu’il avait reçues d’eux? Il se présente une explication toute simple, et je crois qu’elle suffit pour excuser sa conduite. En 1840, quand M. Gleyre peignait son Saint Jean, la liberté tenait bien peu de place dans la peinture religieuse : la fantaisie régnait en souveraine dans la représentation des sujets empruntés au moyen-âge; s’agissait-il de l’Ancien ou du Nouveau Testament, la tradition reprenait ses droits et en usait avec une rigueur despotique. En présence d’un tel spectacle, M. Gleyre s’est cru autorisé à suivre l’exemple de Masaccio : ce que l’élève de Masolino avait fait pour combattre les Byzantins, il a cru pouvoir, il a cru devoir le faire pour combattre l’école sans nom qui s’attribuait le monopole de la peinture religieuse. Si telle a été sa pensée, sans l’accepter comme irréprochable, nous devons du moins la juger avec indulgence. Il a eu tort sans doute de remonter à Masaccio, sans tenir compte des maîtres qui ont élargi la voie; mais il a bien fait de réagir contre le goût pusillanime et servile qui dominait la peinture religieuse.

Au temps où nous vivons, quelle que soit la branche de l’art à laquelle on s’attache, il ne faut jamais perdre de vue les enseignemens du passé : tout ce qui a été fait doit servir de guide aux générations nouvelles. C’est pour avoir méconnu cette vérité que M. Gleyre n’a produit qu’une œuvre incomplète : son Saint Jean, malgré toutes les qualités qui le recommandent, ne parle pas assez vivement à l’imagination. Le visage, tout en exprimant le recueillement, la méditation et l’extase, tient par trop de points aux visages que nous voyons chaque jour. Emporté par le désir d’imprimer au personnage un caractère individuel, l’auteur a négligé le soin de l’idéaliser : c’est une figure admirablement peinte, ce n’est pas une figure poétique. La distinction est trop facile à saisir pour que je prenne la peine de l’expliquer. Cependant il y a dans ce premier ouvrage un présage heureux, qui s’est pleinement justifié.

Le Soir est une des plus charmantes compositions de l’école moderne. Je n’ai jamais eu un goût très prononcé pour l’allégorie; cette manière d’exprimer la pensée est presque toujours dépourvue d’animation. Malgré l’heureux emploi que Poussin et Rubens ont su faire de l’allégorie, je m’en défie, et je ne voudrais conseiller à personne de la choisir; mais le Soir de M. Gleyre répond à toutes les objections. Le sujet s’explique clairement, et le spectateur comprend si bien l’intention de l’auteur, qu’il ne songe pas à se demander s’il a devant les yeux des personnages réels ou des personnages allégoriques. L’homme assis au rivage et qui voit s’enfuir les illusions, les espérances de sa jeunesse, réveille dans toutes les âmes des souvenirs poignans qui n’ont pas besoin d’être commentés : c’est la vérité même, prise sur le fait et traduite dans un langage élégant et pur. Ce que j’admire dans cette composition, ce n’est pas seulement la simplicité de la donnée, que personne ne saurait méconnaître; c’est aussi la précision du dessin, le choix heureux des tons, l’harmonie générale qui permet d’embrasser d’un seul regard tous les détails du poème. Les figures placées sur la barque sont traitées avec une rare délicatesse, et la lumière crépusculaire qui les baigne nous laisse apercevoir le soin studieux qui a présidé à l’achèvement de toutes les parties. Attitudes, physionomies, extrémités, tout est rendu avec le même savoir, avec le même bonheur. Les têtes sourient avec une expression de joie ironique, et semblent railler le penseur assis au rivage. L’allégorie ainsi comprise n’a plus rien d’inanimé : c’est une création puissante et sereine qui domine la réalité et nous emporte dans un monde supérieur. Ces femmes vêtues de blanc, aux épaules ailées, qui tiennent dans leurs mains un luth d’ivoire, représentent à merveille les splendides espérances qui ont bercé nos premières années et qui s’évanouissent comme un songe à mesure que les années creusent nos tempes et dépouillent notre front; c’est la fuite de la jeunesse, la fuite de la crédulité. M. Gleyre savait très bien ce qu’il voulait dire, et l’a très bien dit.

Le danger constant de l’allégorie est d’accorder trop d’importance à la pensée prise en elle-même et de ne pas parler aux yeux assez vivement. L’auteur du tableau qui nous occupe a compris le danger, et, tout en s’adressant à l’imagination, il a contenté le regard des connaisseurs. poète par l’inspiration, il est demeuré peintre dans l’expression de sa volonté; c’est pourquoi son tableau a résolu victorieusement un des problèmes les plus difficiles que puissent se proposer les arts du dessin : il excite la pensée comme une page de philosophie, et ne sort pourtant pas des conditions de la peinture. C’est un bonheur qui n’appartient qu’aux hommes familiarisés avec les monumens les plus parfaits de leur art. Les esprits méditatifs, qui connaissent d’une manière incomplète la langue qu’ils veulent parler, sont exposés à de fréquentes méprises. Lors même qu’ils ont conçu une pensée vraie, il leur arrive trop souvent de choisir pour la rendre une forme qui n’appartient pas à l’art qu’ils pratiquent. Les uns, en taillant le marbre, suivent les données de la peinture; d’autres, en maniant le pinceau, se laissent égarer par les souvenirs de la statuaire; d’autres enfin, au lieu de chercher pour leur pensée une forme précise, sculpturale ou pittoresque, se contentent d’indiquer en traits confus ce qu’ils ont voulu dire, et laissent au spectateur le soin d’achever ce qu’ils ont ébauché. Le Soir de M. Gleyre ne mérite aucun de ces reproches. Il est évident que l’auteur ne s’est mis en route qu’après avoir bien marqué, non-seulement le but qu’il voulait atteindre, mais la ligne qu’il devait parcourir. Il n’y a dans sa composition rien de sculptural, rien de littéraire. Les femmes qui saluent de leur sourire le penseur assis au rivage n’ont rien à démêler avec les bas-reliefs que la Grèce et l’Italie nous ont laissés; et leurs mouvemens, conçus et rendus selon les données de la peinture, ne laissent rien à deviner, rien à compléter.

Il y a pour l’éclosion spontanée de la pensée, comme pour l’éclosion des fleurs, un temps marqué par des lois impérieuses et que nulle volonté ne saurait abréger. Toutes les fois que la paresse ou l’orgueil tentent de violer ces lois, le châtiment ne se fait pas attendre. La pensée qui n’a pas été fécondée par une méditation laborieuse se produit sous une forme incomplète et confuse : M. Gleyre ne l’ignore pas. Depuis son séjour en Italie il a pu comparer à loisir les œuvres nées à terme et les œuvres nées avant le temps voulu. Aussi, avant de nous représenter la fuite des illusions, il a pris conseil de Nicolas Poussin et lui a demandé l’art d’exprimer clairement une idée sérieuse. Il a interrogé dans tous les sens l’intention qu’il avait conçue, et ne s’est décidé à la révéler qu’après avoir trouvé un langage à l’abri de toute équivoque. La méditation, en lui montrant tous les écueils d’un tel sujet, lui a montré en même temps comment il pouvait les éviter, et son tableau n’offre la trace d’aucune incertitude, d’aucune hésitation. Je ne dis pas qu’il ait été conçu en un jour, je suis loin de le penser; mais, du moins, si les tâtonnemens ont été nombreux, le spectateur n’est pas mis dans la confidence, et lorsqu’il s’agit de produire une œuvre au grand jour, c’est le point important. Ceux qui regardent ne tiennent pas à savoir si le tableau placé devant leurs yeux a été fait, défait et refait vingt fois avant de prendre une forme définitive. Pourvu que la pensée s’explique clairement, ils ne demandent rien de plus, et ils ont raison. Faire vite et bien faire sont deux points très distincts; les plus grands maîtres de la renaissance ne l’ignoraient pas, et les plus féconds seraient accusés de stérilité par les improvisateurs de nos jours. Le Soir de M. Gleyre est conçu d’après les principes que nous ont légués ces hommes illustres, sévères pour eux-mêmes, et qui, pour rendre dignement leur pensée, ne ménageaient ni temps ni veilles. Il n’a pas tenu à faire vite, il a tenu à bien faire, et les applaudissemens qu’il a recueillis lui ont prouvé qu’il ne s’était pas trompé en marchant d’un pas lent pour atteindre plus sûrement le but.

Dans la Séparation des Apôtres, je retrouve toutes les qualités qui recommandaient Saint Jean dans l’île de Pathmos, et je constate avec plaisir la présence d’une qualité nouvelle, je veux dire la présence de l’idéal. S’il est vrai, en effet, que tous les apôtres sont dessinés d’après nature, s’il est vrai que chaque physionomie est empreinte d’un caractère individuel dont l’étude de la nature a pu seule fournir les élémens, il n’est pas moins vrai que l’imagination de l’auteur joue dans cet ouvrage un rôle important. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait observé avec une attention vigilante, il a su le transformer, l’agrandir, et c’est, à nos yeux, le témoignage le plus éclatant qu’il pût donner de son intelligence; car l’imitation, si parfaite qu’elle soit, ne sera jamais, quoi qu’on dise, le dernier mot des arts du dessin. On a eu beau vanter le portrait d’Érasme, qui sans doute mérite les plus grands éloges : on ne persuadera jamais à un esprit éclairé qu’Holbein soit l’expression la plus élevée de la peinture. J’admire profondément le talent de ce maître illustre; cependant mon admiration ne ferme pas mes yeux aux dangers de la méthode qu’il a suivie. Les détails qu’il a multipliés et qui excitent la stupeur des badauds sont pour moi la partie mesquine de son talent. Si Holbein, comme imitateur de la réalité, mérite les louanges les plus ardentes, il faut reconnaître qu’il a poussé trop loin la ferveur anecdotique. M. Gleyre, en peignant la Séparation des Apôtres, a tenu compte des objections suscitées par son premier ouvrage. Le caractère anecdotique a disparu, et l’idéal a pris possession de la toile. C’est un progrès évident que je signale avec bonheur. Saint Jeun dans l’île de Pathmos n’était que l’imitation fidèle, l’imitation littérale d’un modèle réel; dans la Séparation des Apôtres, le style de l’auteur s’est agrandi. Variété de physionomies, variété d’attitudes, variété de draperies, tout démontre les études profondes dont il s’est nourri. Je sais que les esprits frivoles, qu’on appelle beaux-esprits, sont habitués à dédaigner les sujets évangéliques; c’est une preuve d’ignorance qui ne mérite pas une minute d’attention. Tous ceux qui connaissent l’histoire de la peinture savent que l’Ancien et le Nouveau Testament sont les sources les plus fécondes où ait puisé le génie italien. M. Gleyre, en choisissant pour thème la Séparation des Apôtres au pied de la croix, a fait preuve de sagacité. Il n’y a dans un tel sujet rien de théâtral, rien qui s’adresse aux goûts puérils de la foule. C’est une idée mâle et sévère, franchement acceptée, franchement traduite. Il y a dans ce tableau une qualité bien rare, la spontanéité : on sent, en regardant les apôtres, que l’auteur les a conçus, les a composés sans efforts. Il aurait pu sans doute donner plus de grandeur, plus d’élévation aux visages des apôtres. En consultant ses souvenirs, il n’aurait pas eu grand’peine à contenter les juges les plus sévères : guidé par le bon sens, au lieu de reproduire pour la centième fois les types consacrés par la tradition, il a voulu créer des types nouveaux, et sa volonté s’est accomplie, je reconnais dans ce tableau la lecture attentive de l’Évangile. Les apôtres de M. Gleyre n’ont rien qui rappelle l’enseignement académique. L’auteur, avant de se mettre à l’œuvre, a pris la peine d’interroger saint Jean et saint Luc, et sa curiosité lui a porté bonheur. Tous les apôtres, en effet, ont le caractère que l’Évangile leur assigne. Il est facile d’apercevoir un mélange d’extase et de rusticité. Or personne n’ignore que les prédicateurs de la foi nouvelle appartenaient aux classes laborieuses. M. Gleyre, en nous représentant la Séparation des Apôtres, s’est souvenu à propos de cette donnée si authentique et si long-temps méconnue. Les personnages qu’il a réunis au pied de la croix sont des pêcheurs, des charpentiers, des laboureurs, des vignerons. Ce caractère rustique est à mes yeux un mérite de premier ordre ; c’est le type indiqué par l’Évangile, et M. Gleyre a su le rendre avec une étonnante habileté.

Si de la partie purement idéale je passe à la partie matérielle, je n’ai pas à constater un progrès moins éclatant : toutes les têtes sont étudiées avec un soin scrupuleux ; les yeux regardent, les bouches parlent. Il serait difficile de trouver, parmi les maîtres les plus habiles, une imitation plus fidèle de la réalité ; et cependant l’imagination joue un rôle important dans cette œuvre qui, pour les yeux ignorans, n’est que la transcription littérale de la nature. Les mains et les pieds sont rendus avec une précision que je me plais à louer : c’est une louange que les artistes contemporains s’appliquent rarement à mériter ; ils emploient toutes leurs facultés à combiner des effets de théâtre, et regardent l’achèvement des extrémités comme une tâche au-dessous d’eux. M. Gleyre, éclairé par l’exemple des maîtres italiens, s’est résigné sagement à traiter les mains et les pieds avec autant de soin que les têtes, et je lui en sais bon gré. Je ne dis pas que la Séparation des Apôtres soit un ouvrage à l’abri de tout reproche. Quoique la part faite à l’imagination soit assez riche, elle pourrait être plus riche encore. Toutefois cette page nouvelle, comparée au premier tableau que M. Gleyre nous a donné, marque un progrès tellement évident, qu’il faudrait fermer les yeux pour ne pas le reconnaître : c’est le même savoir, le même zèle, soutenu par une imagination plus hardie ; c’est la réalité enrichie, agrandie par l’invention ; or, tous ceux qui ont étudié les arts du dessin savent que la peinture et la statuaire, malgré leur point de départ, ne se réduisent pas à l’imitation littérale de la réalité. Les deux hommes qui sont pour nous l’expression la plus haute de la Grèce et de l’Italie, Phidias et Raphaël, nous offrent dans leurs œuvres quelque chose de plus que la réalité. M. Gleyre ne l’ignore pas, et nous l’a prouvé dans sa Séparation des Apôtres ; s’il n’a pas accordé à l’imagination tout ce qu’il pouvait lui accorder, il lui a fait du moins une très large part.

La Nymphe Echo, qui malheureusement n’est pas restée en France, nous montre le talent de M. Gleyre dans toute sa splendeur et toute sa finesse. Rien de plus simple qu’une telle donnée, mais aussi rien de plus difficile à traiter, car il s’agit d’exprimer la beauté, la grâce, la jeunesse d’un être plus qu’humain. Rien qui excite la pensée, rien qui enflamme l’imagination. Toute la tâche du peintre se réduit à créer une figure qui nous charme et nous ravisse. Tous ceux qui ont vu le tableau de M. Gleyre s’accordent à reconnaître qu’il a traité cette donnée avec un rare bonheur. Le type qu’il a choisi, plein d’élégance et de souplesse, est celui d’une jeune fille âgée de seize ans, La figure vue de dos ne laisse apercevoir que le profil du visage. La nymphe appelle Narcisse, et pour enfler sa voix porte sa main à ses lèvres. Toutes les parties de ce beau corps, depuis les pieds jusqu’aux épaules, sont rendues avec une précision, une pureté que les plus habiles auraient grand’peine à dépasser. Le spectateur, en caressant du regard le dos et les hanches de cette nymphe, comprend que tous ses mouvemens sont réglés par une divine harmonie. L’œil retrouve sur cette toile tous les élémens de la beauté si habilement observés, rendus si fidèlement par les statuaires de la Grèce ; et cependant l’esprit devine sans peine que M. Gleyre n’a pas seulement consulté les marbres d’Athènes, mais bien aussi la nature dans tout son éclat, la jeunesse dans son premier épanouissement. Le souvenir des belles œuvres que l’antiquité nous a laissées a guidé sa main sans enchaîner sa pensée : au lieu du modèle transcrit, nous avons le modèle interprété. Les parties accessoires de la composition ne sont pas rendues avec moins de charme. Les plantes qui tapissent le terrain, le feuillage qui abrite la nymphe sont étudiés avec autant de soin que la nymphe elle-même. Un martin-pêcheur perché sur une branche étale aux yeux éblouis toutes les richesses de son plumage. Il est vraiment fâcheux que cet ouvrage excellent ne soit pas aujourd’hui dans la galerie du Luxembourg. Je voudrais au moins qu’un graveur habile entreprît de le reproduire. Pour accomplir une telle tâche, il faudrait un burin savant et patient. Parfois il arrive que le graveur embellit ce qu’il copie, comme l’a fait Audran pour Lebrun. Pour copier la Nymphe Écho, la plus scrupuleuse fidélité devrait s’allier au savoir le plus complet. Quoique les amateurs de peinture soient toujours jaloux des trésors qu’ils possèdent, j’aime à penser que le banquier de Cologne qui peut chaque jour contempler à loisir le tableau de M. Gleyre ne refuserait pas la permission de le graver ; car cette forme de reproduction, en popularisant l’œuvre originale, lui donnerait une valeur nouvelle.

La Mort du major Davel ne laissait pas grande liberté à la fantaisie. Cependant M. Gleyre, tout en respectant les données de l’histoire, a su composer un tableau plein d’intérêt et de grandeur. Ce personnage, peu connu en France, est populaire dans le canton de Vaud ; car il est mort martyr de son dévouement patriotique. Il voulait affranchir Lausanne de la domination bernoise. La cause était bonne et digne de son courage. Malheureusement l’intelligence de Davel n’était pas à la hauteur de son caractère. L’amour de son pays l’avait exalté jusqu’à l’extase. On peut voir dans un curieux travail, publié par M. Olivier, tout ce qu’il y avait d’étrange et de mystique chez le major Davel. Dans les premières années du XVIIIe siècle, tandis que la France était gouvernée par le régent et le cardinal Dubois, Davel avait des visions comme en plein moyen-âge. Imprévoyant, imprudent, maladroit dans sa conduite, il mourut avec la fermeté d’un héros, avec la résignation d’un saint, heureux de donner son sang pour la foi qu’il avait embrassée. Le tableau de M. Gleyre reproduit simplement ce que l’histoire nous apprend. Il règne dans toute la composition une gravité austère qui s’accorde très bien avec le sujet. Davel, placé entre deux ministres de la religion, envisage sans trembler le bourreau appuyé sur l’épée à deux mains qui va lui trancher la tête. Le peintre a parfaitement rendu le caractère mystique du personnage. Il y a dans les yeux du major Davel une sérénité qui n’appartient pas à la terre. Le héros attend du ciel la récompense de son abnégation. La crainte du supplice s’efface devant l’espérance de la rémunération. Le visage de Davel exprime très clairement la pensée que j’indique. Les ministres de la religion qui le consolent, le bourreau qui s’apprête à le décapiter, les soldats qui contiennent la foule frémissante, sont pénétrés d’étonnement et d’admiration. Lausanne, qui possède aujourd’hui ce tableau, l’a reçu avec joie et le garde avec orgueil; il serait difficile, en effet, de rendre plus simplement, plus sévèrement, les derniers momens d’un héros et d’un martyr. Davel, dont le nom est inconnu dans les trois quarts de l’Europe, est pour les paysans mêmes du canton de Vaud un personnage poétique. La légende n’a pas négligé d’embellir et d’agrandir les traits principaux de cette vie étrange, qui, dans sa réalité nue, est déjà digne de respect. Lausanne, en consacrant le souvenir de cette mort héroïque, a fait preuve de discernement; car le dévouement poussé jusqu’à l’abnégation n’est pas assez commun pour qu’on néglige de l’encourager, de le susciter. M. Gleyre s’est associé à la pensée de Lausanne avec une ardeur digne du sujet, et son tableau ne manquera jamais de réunir les suffrages de tous les hommes habitués à comparer l’œuvre qu’ils ont devant les yeux avec les conditions imposées à l’auteur. La Mort du major Davel sera toujours pour les juges éclairés une composition savante et vraie.

J’arrive aux Bacchantes, c’est-à-dire au dernier, au meilleur ouvrage que M. Gleyre ait offert au public. Le sujet choisi par l’auteur peut séduire à bon droit les amis sérieux de l’art, car il n’y a rien dans ce sujet qui se rattache aux idées purement littéraires. Si les bacchantes ont été dignement célébrées par Virgile, Théocrite et Euripide, la manière dont M. Gleyre a conçu son tableau n’a rien à démêler avec la poésie grecque ou latine. Ce tableau est empreint d’un caractère spontané. Sans prétendre à la divination, je crois volontiers que Virgile, Théocrite et Euripide sont parfaitement étrangers à la conception de cet ouvrage. M. Gleyre, dans son voyage en Orient, aura vu une danse de jeunes filles, énergique, haletante; ce souvenir une fois gravé dans sa pensée, il aura éprouvé le besoin de le traduire sur la toile, et, au lieu de nous le montrer sous sa forme réelle, au lieu de mettre sous nos yeux ce qu’il avait vu et rien de plus, il s’est résolu à transformer l’image conservée dans sa mémoire, à l’agrandir en baptisant du nom de bacchantes les jeunes filles de Corfou, de Smyrne ou d’Athènes, dont les gracieuses figures passaient et repassaient dans ses rêves. Que plus tard, une fois décidé à traiter ce thème poétique, il ait consulté les monumens de l’antiquité qui pouvaient le guider dans cette difficile entreprise; qu’il ait interrogé avec une assiduité vigilante toutes les œuvres que la Grèce et l’Italie nous ont laissées; qu’il n’ait rien négligé, depuis les Géorgiques jusqu’aux vases d’Hamilton, je le crois volontiers; mais ce qui donne une valeur inestimable, un charme singulier à l’œuvre de M. Gleyre. c’est la sobriété parfaite, la modestie exemplaire avec laquelle se produit son érudition. Il est hors de doute qu’il a consulté plus d’une fois les vases étrusques, il est certain qu’il a vécu dans le commerce familier d’Herculanum et de Pompéi; mais il a si bien dissimulé la science acquise par des études laborieuses, il a donné à toutes ses lectures, à tous ses dessins recueillis avec patience, un caractère si nouveau, si personnel, que la majorité des spectateurs verra sans doute dans ce tableau une œuvre de pure fantaisie. Les Bacchantes, je le proclame avec joie, nous reportent aux meilleurs temps de la peinture. Si les monumens de l’art antique jouent un rôle important dans ce tableau, ils n’ont cependant rien enlevé à l’indépendance de l’auteur. L’expression si variée des figures, depuis la prêtresse qui préside aux mystères jusqu’à la bacchante épuisée par la danse qui est tombée à demi morte aux pieds de la prêtresse, depuis la jeune fille dont la chevelure noire comme l’ébène ruisselle en flots abondans, dont le corps nu resplendit en pleine lumière, jusqu’à celle qui marque le rhythme de la danse, tout excite l’intérêt, tout enchaîne l’attention. Le fond du tableau est d’une couleur charmante. Quant au dessin des figures, il se distingue par une rare élégance. Les mains et les pieds ne sont pas traités avec moins de soin que les torses. L’auteur s’est efforcé dans toutes les parties de son œuvre de réaliser pleinement l’idéal qu’il avait rêvé. Quoique le style de cette composition révèle clairement un homme sévère pour lui-même, il me semble que M. Gleyre doit être à peu près content. Je n’ose croire qu’il le soit tout-à-fait, malgré le plaisir que j’ai éprouvé à contempler ses Bacchantes; car il est dans la destinée de tous les artistes éminens de ne jamais trouver leur puissance au niveau de leur volonté. Ils ont beau s’évertuer : tandis qu’ils nous étonnent, qu’ils nous charment, ils trouvent au fond de leur pensée un type supérieur à l’œuvre qu’ils nous montrent; à l’heure même où ils recueillent nos applaudissemens, ils blâment comme incomplet ce que nous admirons. Toutefois, quelle que soit l’opinion de M. Gleyre sur ses Bacchantes, je n’hésite pas à les recommander comme une œuvre de premier ordre, et je regrette sincèrement que ce tableau soit parti pour Madrid; sa place était marquée dans la galerie du Luxembourg. Il y a dans cette composition un savoir, une élévation de style qui désignent évidemment M. Gleyre pour les travaux de peinture monumentale. Quel que soit le sujet confié à ce talent sérieux, païen ou chrétien, nous sommes sûrs d’avance qu’il sera traité sous une forme sévère.

Il me reste à mentionner trois portraits gravés pour le Plutarque français : Hoche, Voltaire et Rousseau. Ces trois portraits reproduisent avec une admirable fidélité le type individuel des trois personnages. Il y a dans le visage, dans l’attitude du général Hoche un mélange de fierté virile et d’austérité antique, dans le visage de Voltaire une malice railleuse, dans le visage de Jean-Jacques Rousseau une mélancolie pénétrante. Jamais, je crois, ces trois modèles n’ont été rendus plus finement.

Je peux donc affirmer sans crainte que M. Gleyre occupera un rang élevé dans l’histoire de l’école française. Ses œuvres, bien que peu nombreuses, suffisent à marquer sa place. Combien de peintres vantés pendant quelques années pour leur fécondité sont aujourd’hui enveloppés dans un légitime oubli ! La lenteur du travail est pour les œuvres de M. Gleyre une garantie de durée. Pour que le nom d’un artiste demeure, il ne s’agit pas de prodiguer des simulacres de pensées, il faut produire des pensées complètes et vivantes, des pensées armées de toutes pièces. C’est la conduite que M. Gleyre a suivie. Chacune de ses pensées est éclose à son heure, et soutient victorieusement l’analyse et la discussion. Toute argumentation serait ici superflue : ou ce que j’ai dit ne présente aucun sens, ou il demeure démontré que les œuvres de M. Gleyre ont une réelle importance, aussi bien par le choix des sujets que par la sévérité de la forme; c’est pourquoi j’abandonne aux hommes compétens le soin de soutenir mes conclusions.


GUSTAVE PLANCHE.