Peintres contemporains - Charles de Laberge




PEINTRES MODERNES.

M. CHARLES DE LABERGE.

L’un des artistes les plus originaux qu’ait produits l’école française moderne, M. Charles de Laberge, vient de mourir obscurément, nous dirons presque dans l’oubli. Si l’artiste eût vécu, cet oubli, dont il s’enveloppait volontairement, n’eût été que temporaire ; du moment qu’il n’est plus, il doit cesser. Tous ceux qui s’occupent d’art savent combien les débuts de M. de Laberge furent brillans. Si, comme tant d’autres, il eût voulu exploiter ses premiers succès, à défaut de la réputation durable qui l’attend, il eût certainement acquis cette gloire d’un jour qui préoccupe la foule, cette fortune dont elle se montre si jalouse. M. de Laberge était trop amoureux de son art pour se laisser prendre à un pareil appât ; il avait un profond dédain pour les ovations quotidiennes et la fausse popularité. Mais, si le succès fut pour lui sans entraînement, il eut des dangers d’une autre espèce ; il exalta démesurément son ambition d’artiste, il le rendit chaque jour plus sévère pour lui-même, il lui fit rêver une perfection imaginaire, à laquelle il n’est peut-être pas donné à l’homme d’atteindre. M. de Laberge, tout entier à d’opiniâtres études, se complaisant dans une lutte de chaque moment contre des difficultés qu’il semblait se créer à plaisir ; M. de Laberge, pour arriver à cette perfection qu’il ambitionnait, comptait sur l’avenir, et l’avenir lui a manqué.

Cet artiste remarquable vient de mourir à trente-cinq ans. Comme Géricault, Enfantin et Bonington, il est mort victime du zèle qui le dévorait, avant d’avoir pu se placer au rang auquel ses rares facultés lui permettaient de prétendre, et sans avoir dit son dernier mot.

Nous avons suivi avec un intérêt constant les tentatives persévérantes du jeune artiste, nous avons sincèrement applaudi à ses pré-succès, nous l’avons conjuré plus d’une fois, et surtout dans ces dernières années, de se montrer moins difficile pour des œuvres qu’il refusait de faire connaître, les regardant comme incomplètes, tandis qu’elles péchaient peut-être par un défaut tout contraire ; nous l’avons, en un mot, apprécié comme artiste et nous l’aimions comme homme. Il doit donc nous être permis de lui consacrer un dernier souvenir ; les pages suivantes ne seront peut-être pas d’ailleurs sans intérêt pour l’histoire de l’art.

Vers 1825, l’atelier de M. Victor Bertin était le rendez-vous de tous les jeunes gens qui se livraient d’une manière sérieuse à l’étude du paysage. M. Victor Bertin, trop exalté sans doute dans son temps, trop dédaigné depuis, était à la fois le meilleur des maîtres et le meilleur des hommes. On a pu contester quelques-unes des qualités de son talent, l’accuser, à tort ou à raison, d’uniformité, de froideur et d’afféterie : on lui a du moins reconnu une entente sévère des lignes, un noble et savant agencement des masses, et, comme professeur, on ne l’a jamais attaqué. M. Victor Bertin aimait son art et savait l’enseigner. Nos paysagistes les plus distingués sont presque tous sortis de son école.

Je me reporte à l’une de ces heureuses journées de 1825, où, exclusivement épris des charmes de l’art, nous en goûtions les premières joies ; où, confinés volontairement, pendant des journées entières, dans l’atelier du professeur, nous nous livrions avec toute la ferveur de la jeunesse à l’étude d’une masse d’arbres, d’un fond de montagnes, ou d’un vieux mur en ruines. Je vois encore, durant l’une de ces laborieuses séances, la porte de l’atelier s’ouvrir : un grand jeune homme fort timide entre, et se place à mes côtés ; je le vois couvrir de traits informes le papier qu’il vient de déployer, et recommencer vingt fois un contour qu’il ne peut saisir. Ce jeune homme, c’était M. Charles de Laberge. Son début, comme élève, fut des plus malheureux. Sa maladresse, sa naïveté même, qui était grande, divertissaient fort tous nos camarades. Ce jour-là, sans mes exhortations (je débutais comme lui, mais j’avais triomphé des premiers obstacles) ; ce jour-là, je crois, il eût jeté de côté papier et crayons, et il eût renoncé pour jamais au dessin.

M. Charles de Laberge persista. Au bout de quelques jours, il avait acquis la conscience de sa force ; au bout de quelques mois, il eût pu à son tour railler ceux qui s’étaient tant amusés à ses dépens.

À la fin de cette même année 1825, je quittai l’atelier de M. Bertin et je perdis de vue le jeune artiste. Je ne le retrouvai que trois ans plus tard. Je me rappelle encore quel fut mon étonnement lorsque, conduit chez M. de Laberge, je vis ses études et ses premiers tableaux. Le jeune peintre, à cette époque, n’avait pas encore arrêté sa manière. Ses compositions étaient dans ce genre heurté alors de mode ; ses études étaient plus précises, elles annonçaient une puissance de couleur peu commune. Le modelé des masses et la solidité des terrains était admirable. L’étude du détail se faisait désirer, et le système d’empâtement excessif que suivait l’artiste la rendait impossible ; l’air et la lumière manquaient également.

Ce même système d’empâtement et de modelé par superposition de tons, M. de Laberge l’appliquait à la figure, qu’il étudiait alors chez M. Picot. Je ne pouvais croire que ces esquisses, d’un relief si extraordinaire, sortissent de l’atelier de ce maître : c’était l’opposé de sa manière sage, mais un peu froide. C’est que M. Picot, comme tout professeur qui a un sentiment juste de l’art, avait dit à son élève dont il s’appliquait seulement à régler la fougue : « Vous sentez de telle manière, exécutez de telle manière ; défiez-vous seulement de l’exagération, respectez la forme, et même, dans vos écarts, soyez toujours correct. »

Dans le principe, M. de Laberge oublia peut-être quelque peu les préceptes du maître ; il se les rappela plus tard, et nous verrons s’il y resta fidèle. M. de Laberge a exécuté plusieurs tableaux dans cette première manière qui rappelle celle des paysagistes anglais, mais avec moins de finesse de couleur et moins de parti pris sur la forme. Comme il n’était pas satisfait du résultat, il n’exposa aucun de ces essais. Il savait attendre et voulait, avant tout, se contenter.

M. de Laberge était arrivé à cette heure critique où l’artiste se trouve placé, comme le demi-dieu de l’allégorie antique, entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité : deux chemins s’ouvrent devant lui, l’un hérissé d’épines, qui doit le conduire à la gloire, l’autre semé de fleurs, qui mène à l’oubli. M. de Laberge n’hésita pas ; il se jeta intrépidement dans la première de ces deux voies, décidé à la lutte, encouragé par l’obstacle même.

Comme première conséquence de sa détermination, il se créa des difficultés et s’imposa des obligations qu’éludent les artistes ordinaires. Le paysagiste, à son entrée dans la carrière, doit choisir entre les deux grandes manières de voir la nature et de la traduire : la manière large et heurtée, la manière étudiée et rendue ; la manière large qui ne s’occupe que de l’effet d’ensemble, du profil et du modelé des grandes masses, qui néglige absolument tout détail aperçu en-deçà de l’extrémité d’un certain rayon. Qu’on raccourcisse ce rayon, qu’on se rapproche du tableau, tout s’efface et se confond. Le peintre a placé son point de vue à cette distance précise, et, pour bien juger son œuvre, il faut la voir de ce point de vue. Cette manière, en apparence la plus facile, est l’inévitable écueil de la médiocrité, qui la choisit de préférence à la seconde ; de grands maîtres, néanmoins, ont montré tout le parti qu’on pouvait en tirer ; Rembrandt dans ses esquisses, Rubens dans ses paysages, Constable et les chefs de l’école naturaliste de l’Angleterre lui ont dû leurs plus grands succès.

L’autre manière se préoccupe beaucoup plus de l’effet et de la perfection de chaque détail que de l’effet d’ensemble, qu’elle néglige trop souvent. Qu’un paysagiste ait à exécuter un groupe d’arbres d’après ce système, il étudiera moins les masses qui le composent que les embranchemens délicats et le feuillé caractéristique de ces masses. Il s’appliquera à rendre sa touche aiguë, arrondie, dentelée, selon la nature des arbres qu’il veut reproduire. S’il nous conduit dans une prairie, les brins d’herbes qui la tapissent, les fleurs dont elle est diaprée, arrêteront avant tout son attention ; il accumulera consciencieusement sur les premiers plans de son tableau toutes les variétés de plantes qui la meublent. Chaque chose est étudiée isolément, et plutôt pour elle-même que pour l’effet d’ensemble du tableau, auquel elle n’est pas toujours suffisamment subordonnée. C’est la manière des Wynants, des Karel du Jardin et du Breughel, qui ont trop souvent sacrifié l’effet d’ensemble à l’effet de détail.

M. de Laberge inclina d’abord vers la première de ces deux manières ; il en sentit bientôt l’insuffisance ; et puis c’était la manière alors en vogue, celle que le vulgaire préférait. Nos paysagistes étaient arrivés à ne peindre que des esquisses ; l’idée de ressembler à tout le monde dégoûta le jeune peintre comme elle dégoûte tout artiste délicat. Il n’avait étudié que l’un des côtés de la nature, il voulut la connaître sous toutes ses faces, l’exprimer dans son ensemble ; il résolut donc de s’approprier hardiment les deux méthodes, de les combiner étroitement dans un même système d’exécution à la fois large et précise. Il s’appliqua dès-lors avec une même ardeur à l’étude du détail et du rendu, à celle de l’ensemble et de la masse. Un été qu’il passa sur les côtes de l’Océan, absorbé par ces nouvelles études, opéra une complète révolution dans sa manière ; révolution heureuse en ce qu’elle ne rejetait pas l’artiste d’un excès dans un autre, et que seulement elle ajoutait la précision aux rares qualités qui distinguaient ses premiers essais.

M. de Laberge persévéra dans cette nouvelle voie. Il s’appliqua, avec la rare constance dont il était doué, à reproduire le plus vigoureusement et le plus complètement possible la nature dans ses grands et solides effets de masse et ses prodigieuses richesses de détail. Il voulut qu’un œil heureusement doué pût apercevoir dans ses tableaux tout ce qu’il apercevait dans le monde extérieur, qu’ils fussent bons à examiner et à étudier de près comme de loin ; que, se plaçant à distance, on pût se croire devant la nature, grande, majestueuse, développant de riches masses et de vastes perspectives, et qu’en se rapprochant, les innombrables détails du paysage apparussent reproduits avec une merveilleuse précision et une délicatesse infinie. L’entreprise était hardie ; elle était surtout périlleuse, et nous ne savons trop s’il sera jamais donné à un artiste de la conduire à une heureuse fin. Dans le petit nombre de tableaux que M. de Laberge a laissés, a-t-il du moins fait entrevoir la possibilité d’une prochaine réussite ? Nous serions moins sévère qu’il ne le fut lui-même si nous répondions affirmativement. Mais, si ses efforts ne furent pas couronnés de ce succès incontestable qui établit l’excellence d’un système, ils placèrent, dès son début, le jeune artiste hors ligne, et fixèrent sur lui l’attention des connaisseurs.

Chacun se rappelle la sensation que produisit au salon de 1831 le premier tableau qu’il exposa. Le sujet était des plus simples ; c’était une entrée de ville ; derrière un groupe de maisons couronnées de grands arbres, on apercevait des prairies et une ligne de collines bleuâtres. Une diligence portant la nouvelle de la révolution de juillet, et entourée par la foule, tel était l’épisode qui animait ce tableau. Toutes les qualités et tous les défauts de M. de Laberge se trouvaient dans cet ouvrage, poussés à l’excès, comme il arrive toujours lors d’un début ; l’artiste ayant à cœur de montrer tout ce qu’il sait, et laissant voir involontairement tout ce qu’il ignore.

Son tableau de la Visite du médecin, d’une tout autre valeur à notre avis que celui de la Vue normande[1], l’un des plus remarquables paysages qu’ait même produits l’école française moderne, montra cependant chez l’artiste un penchant trop décidé à incliner vers l’une des deux manières qu’il se proposait de combiner : celle qui tend à exagérer le fini.

L’extrême rendu de chaque détail séparé de l’entente du grand effet d’ensemble cesse d’être une qualité et devient un défaut. Si M. de Laberge ne tomba pas dans ce défaut, on put lui reprocher de la sécheresse, de la raideur, et une précision poussée jusqu’à la dureté, particulièrement dans les masses du feuillé. Mais, en faisant la part de la critique, on devait aussi convenir que sa peinture unissait à un grand aspect de vérité une admirable solidité de ton et une vigueur d’effet peu commune. Pour notre part, nous souhaitâmes dès-lors que M. de Laberge, dont les théories, peut-être un peu trop absolues et exclusives, commençaient à nous inquiéter, persévérât franchement dans cette voie, tout en cherchant à assouplir son talent et à acquérir une certaine aisance d’exécution qui lui manquait. Vouloir exprimer davantage, c’était compromettre son avenir de grand artiste par l’exagération même de ses qualités.

M. Charles de Laberge sentait différemment et n’était pas satisfait de ses précédentes tentatives, même sous le rapport du fini. « Je suis sûr de moi pour tout ce qui est fabrique ou terrain, nous disait-il, mais pour la végétation c’est autre chose, j’ai beaucoup à étudier. » Et en effet, il redoublait d’assiduité et d’efforts ; on eût dit qu’il voulait prendre la nature corps à corps et la soumettre. Ce qu’il voyait dans un paysage et ce qu’il tentait de reproduire dans ses tableaux est inimaginable. Son œil avait la puissance et la netteté de la longue vue, sa main l’adresse et la précision du daguerréotype. L’imitation portée si loin a bien des inconvéniens. L’un des plus réels, c’est l’énorme dépense de temps qu’elle exige. Cinq étés passés dans les montagnes du Bugey, chez M. d’Arloz, son hôte d’abord, et plus tard son ami, n’avaient pu suffire à l’artiste pour achever deux tableaux. Le carton d’une étude de détail lui prenait plusieurs hivers. Il appelait ses momens perdus ceux qu’il consacrait à l’étude approfondie de la perspective linéaire, qu’il posséda comme savant, et dont aucun problème n’aurait pu l’arrêter, tandis que le commun des artistes se borne à en connaître superficiellement les élémens. M. de Laberge avait également une connaissance consommée de l’histoire de l’art et particulièrement de l’art du paysage. Il apportait dans ses lectures et ses recherches la même conscience et la même volonté que dans ses études pittoresques. Les notes qu’il a recueillies formeraient des volumes et pourraient au besoin jeter de précieuses lumières sur quelques-uns des points les plus obscurs de l’histoire des diverses écoles de peinture qui ont illustré l’Allemagne et la Hollande. M. de Laberge préférait naturellement l’école hollandaise, qu’il ne considérait toutefois que comme une expression fort insuffisante de la nature. Sa conversation était pleine d’intérêt et de charme ; comme tous les hommes profondément convaincus, qu’une seule idée préoccupe, et qui consacrent de longues heures à des travaux solitaires, il passait insensiblement de la causerie au monologue, et, sans qu’il s’en doutât, se mettait à professer avec un entraînement singulier et une véritable éloquence. C’était un de ces hommes complets dans leur genre, avec lesquels on aime à courir les idées, certain que l’on est d’en forcer quelques-unes. Il avait tout ce qui distingue le grand artiste, une ame tendre et exigeante, un goût exclusif, un caractère réfléchi et passionné, et par-dessus tout une ambition immense du succès, mais du succès mérité.

La critique lui a sévèrement reproché ses tâtonnemens excessifs et ses hésitations éternelles ; la critique ne le comprenait pas. Comme d’habitude, au lieu de prendre l’homme tel qu’il était et d’analyser la nature de son talent, elle aurait voulu modifier cette nature et refaire un homme à son image. Le grand artiste ne doit avoir ni parti pris ni ponsif. Il ne trouve pas du premier coup son idée, sa ligne, sa forme ; il la poursuit et la démêle au milieu de vingt autres moins parfaites, qui eussent contenté l’artiste médiocre, satisfait du premier jet ; les grands talens ont presque toujours tâtonné, je le soutiens.

On a également reproché à M. de Laberge de n’avoir pas su rendre la lumière. La plupart de ses tableaux, à l’exception toutefois du petit Soleil couchant qu’il a exposé au dernier salon, sont en effet peu lumineux, mais cela tient plutôt au caractère mélancolique de l’artiste qu’à une impossibilité matérielle. Une idée fixe tourne autour du chevalet du peintre ou du bureau de l’écrivain ; idée gaie ou triste, rêve de gloire ou pressentiment de mort, elle se mêle à la couleur de l’un, s’attache à la plume de l’autre. De même que dans la peinture historique l’action n’est pas toujours le mouvement, dans la peinture de paysage l’effet lumineux n’est pas toujours la lumière, surtout si on l’achète par des tours de force de clair-obscur, en jetant par exemple la moitié de la composition dans l’ombre pour illuminer l’autre moitié. Bien souvent, qui dit effet dit mensonge, et l’une des qualités caractéristiques de la peinture de M. de Laberge, c’était la sincérité, nous dirons plus, la bonhomie. Ajoutons à cela qu’il tenait pour principe que, pour réussir dans son art et y acquérir une véritable originalité, chaque artiste doit s’appliquer à traiter spécialement un seul genre d’effet. L’excellence de certains peintres, qui, par instinct, ont obéi à des principes analogues, Claude Lorrain dans un genre, Canaletti dans un autre, semble confirmer la vérité de cette assertion. Les paysagistes anglais doivent à l’observation de préceptes semblables l’originalité qui les distingue. Chacun d’eux s’occupe exclusivement d’un effet. L’un peint toute sa vie un soleil couchant, et applique chacune de ses facultés à le traiter avec toute la perfection possible. Cette unité précieuse excluant toute distraction, l’esprit doit nécessairement arriver à un résultat bien supérieur à celui que peut obtenir un artiste séduit par la variété, qui s’attache à la reproduire, et, au lieu de concentrer sa puissance d’invention et d’imitation, la répand par diverses issues.

Quand je lisais autrefois la vie de ces peintres hollandais qui, par amour pour leur art, se condamnaient à une sorte de réclusion absolue, préparant eux-mêmes leurs couleurs dont ils avaient analysé les propriétés réciproques, disposant leurs panneaux de manière à prévenir le retirement du bois, et les couvrant d’apprêts qu’ils croyaient propres à rendre leur peinture inaltérable, transportant enfin leurs ateliers sur des bateaux afin d’éviter la poussière des villes et des chemins, je supposais que, comme d’habitude, le narrateur avait ajouté à la réalité, et fait quelque peu mentir l’histoire pour la plus grande gloire de ses héros. Depuis que j’ai vu M. de Laberge apporter des soins analogues à cette partie matérielle de l’art trop souvent négligée, je ne doute plus ; je regarde ces précautions comme possibles, et je les trouve très naturelles. Appliquées aux choses secondaires, elles sont comme une garantie de la conscience que l’artiste mettra aux parties essentielles de sa composition. Chez M. de Laberge, cette conscience était prodigieuse ; jamais paysagiste hollandais ne s’imposa des lois plus rigoureuses. Tout ce que les historiens de l’art racontent de Vander-Heyden et des peintres de son école, en se récriant d’admiration, nous pourrions l’appliquer à l’artiste français. En effet, dans les tableaux de sa seconde manière, M. de Laberge tenait compte de tout et ne voulait faire de sacrifices ni de mensonges d’aucune espèce.

Voici à peu près comment il procédait : il déterminait d’abord avec une exactitude mathématique l’espace que l’œil pouvait embrasser, de tel point à tel autre point du site qu’il avait choisi ; c’étaient là les limites de son cadre. À l’aide de la perspective linéaire, il établissait ensuite la planimétrie des terrains, se rendant un compte précis de leurs saillies et de leurs inflexions ; il arrêtait enfin la dimension rigoureuse des objets des premiers plans aux derniers, faisant le travail non-seulement pour les masses principales, mais pour les détails de ces masses, ayant égard à leurs proportions relatives. Il calculait avec la même précision le rayonnement de la lumière et la projection des ombres. Ces grandes bases arrêtées, M. de Laberge arrivait à l’exécution matérielle et aux détails. Comme le peintre hollandais dont nous parlions tout à l’heure, il s’appliquait à tout voir et à tout exprimer, d’une manière plus vigoureuse que Vander-Heyden, mais aussi moins lumineuse. Les murailles, les fenêtres et les toitures des fabriques, les ondulations et les moindres plis du terrain, les ornières des routes, les rameaux des arbres et leurs feuillages, étaient étudiés de façon à ne rien laisser à désirer sous le rapport de l’imitation. On retrouve dans ses tableaux chaque objet modelé dans sa forme, à son plan, et avec les accidens qui lui sont particuliers ; la liaison et l’écartement des briques, les écailles du mortier qui les sépare, l’épaisseur et la profondeur de chaque lésarde, tout est curieusement reproduit. Il n’est pas jusqu’au plus petit brin de mousse ou de lichen, jusqu’à ces moisissures imperceptibles qui corrodent la pierre et en modifient les couleurs, qui ne soient précieusement exprimées avec leur caractère spécial, et en tenant compte de l’altération que la distance fait éprouver à leurs dimensions et à leurs nuances.

En examinant avec soin chacun des derniers tableaux que M. de Laberge a laissés, on ne sait trop ce que l’on doit le plus admirer de l’étonnante patience du peintre ou de son extrême adresse à imiter chacun des objets qu’il a sous les yeux, sans sécheresse ni froideur, sans que ces objets, si achevés quand on les considère isolément, nuisent à l’unité de l’ensemble et à l’accord de toutes les parties du tableau. Une chose singulière, et qui distingue M. de Laberge de VanderHeyden et de ses imitateurs, c’est que d’ordinaire ses tableaux, au lieu de former un seul et même ensemble, se composent de plusieurs parties rapportées ; le peintre exécutait toujours chacune de ces parties d’après nature et recherchait avec une infatigable persévérance le détail qu’il jugeait le plus propre à exprimer exactement sa pensée. On raconte que, pour représenter avec le plus de fidélité possible le lait renversé par la jeune femme, dans son tableau de la Laitière et du pot au lait, il fit répandre chaque matin, pendant quatre mois, une cruche de lait sur la pelouse de son jardin, de sorte que pour cet accessoire il s’endetta avec sa laitière d’une centaine d’écus. Sans doute il y a quelque exagération dans ce récit ; cependant, nous qui connûmes M. de Laberge, nous ne trouvons là rien qui nous surprenne. Nous nous rappelons encore l’agitation fébrile que lui causait la chute de chacune des feuilles de la vigne qu’il peignit dans son tableau du Médecin de campagne. Il avait entrepris l’étude de cette vigne dans une saison un peu trop avancée. Il se désolait, mais sans pour cela rien précipiter ; achevant avec un calme héroïque celles des feuilles qui avaient tenu bon, dessinant jusqu’à leurs nervures, et indiquant jusqu’à l’espèce de moire naturelle qui les revêtait. Quand le vent d’automne eut détaché la dernière feuille, M. de Laberge coupa l’un des sarmens dépouillés et l’emporta dans son atelier, où du moins il put l’achever à sa guise en dépit des élémens. La mort subite du cheval étique que montait son médecin de campagne, cheval choisi entre mille, et, après plus de deux mois de courses dans les environs de Paris, lui causa une véritable douleur. Si la chose eût été possible, il eût, j’en suis certain, retranché plus d’un jour à son existence pour prolonger d’autant celle de la bête agonisante ; elle était si magnifiquement barbue, les angles de sa croupe se dessinaient avec tant de caractère, ses sabots étaient si laborieusement applatis, sa queue tombait d’un air si humble.

Un jour d’hiver je me trouvais dans l’atelier de M. de Laberge, il faisait grand froid. Un tiers arrive, s’installe près du poêle, et, tandis que l’artiste me montrait quelque nouvelle esquisse, glisse sans façon dans le brasier deux ou trois bûches moussues qui gisaient à terre dans un coin. Quelques minutes après, M. de Laberge reprend sa palette et s’assied à son chevalet ; il tourne les yeux vers l’endroit où tout à l’heure il avait laissé les bûches en question, ne les voit plus, pâlit, se lève désespéré, court au poêle et aperçoit le bois tout en feu. Le travail de deux mois était perdu, son modèle brûlait ! M. de Laberge eut à supporter bien des petits chagrins de cette espèce ; il éprouvait, en revanche, des joies d’enfant quand il avait rencontré un modèle à sa convenance, et qu’il parvenait à le reproduire à son gré. Pour un homme aussi solitaire que lui, ces vicissitudes quotidiennes acquéraient une importance singulière : c’était sa vie.

M. de Laberge choisissait avec le même scrupule l’épisode qui devait animer le paysage. La disposition des groupes, le mouvement et l’expression des figures lui coûtaient des études et des recherches infinies. On aurait peine à s’imaginer le soin qu’il mettait à l’exécution des diverses parties des vêtemens. Aucun détail ne le rebutait. Il s’imposait comme une sorte de point d’honneur l’obligation de tout exécuter d’après nature, et se tenait parole. C’était là peut-être le côté critiquable de sa méthode ; l’art ainsi entendu n’étant plus qu’une sorte d’habitude de vision perfectionnée et la réussite dépendant du plus ou moins de puissance de l’organe visuel. Quand nous discutions à fond ce chapitre, ce qui nous est arrivé plus d’une fois : — Vous avez peut-être raison, me disait-il ; mais moi je vois, et j’ai pour principe de faire ce que je vois, et de le faire comme je le vois. Si je transige avec la forme, si je corrige la nature, qui me dira où je dois m’arrêter et ce que je dois corriger ? — Le sentiment, le goût. — Croyez-vous donc que j’obéisse à autre chose qu’à mon sentiment, quand je pousse le fini à ce degré que vous trouvez excessif ? et ce que vous appelez le goût, est-ce autre chose qu’une sorte d’accord entre la manière de voir, ou le sentiment, et la manière d’exprimer ? Mon sentiment et mon goût, à moi, m’obligent à faire comme je fais. Faire autrement, ce serait obéir au goût et au sentiment des autres, sacrifier l’originalité et me soumettre à la convention.

Il y aurait eu beaucoup à répondre à des principes si absolus, tout logiques qu’ils parussent ; mais, avec l’homme convaincu qui les professait, la discussion devenait superflue. Quand c’est un homme que l’on aime, on ne peut qu’en appeler au résultat, que lui souhaiter le succès, même en dépit des principes. C’est ce que nous faisions tous en quittant cet aimable et hardi raisonneur. Nous lui souhaitions également, mais tout bas, la santé : la sienne était déplorable ; depuis long-temps M. de Laberge était atteint d’une grave affection de poitrine. De fréquens accès d’asthme, accompagnés par instans d’une horrible toux, faisaient craindre l’altération profonde d’un organe essentiel. M. de Laberge semblait n’exister que par l’activité de son esprit et de son ame. Il ne connaissait qu’un seul remède à ses maux, qu’une seule distraction à ses souffrances, le travail. Souvent je l’ai vu haletant, épuisé, ne se plaindre que d’une seule chose, de rester inactif ; ne regretter qu’une seule chose, ses pinceaux et sa palette. Quand la crise était passée, il se remettait à l’ouvrage avec une ardeur sans égale, entreprenant les plus longs travaux, se livrant sans relâche aux études les plus ardues, et sans rien précipiter, comme s’il eût été assuré d’un long avenir.

On a dit que la richesse était la modération des désirs. M. de Laberge nous prouvait la justesse de cet axiome. Placé dans une situation que beaucoup d’autres eussent considérée comme difficile, il avait su se faire une position heureuse et digne, sans jamais abuser ni trafiquer de son talent. Il avait sa maisonnette à lui, ses ateliers, son jardin. C’était un véritable plaisir pour nous que d’aller visiter le seigneur du petit domaine de l’avenue Sainte-Marie, d’écouter ses plans, de causer de ses projets, de faire connaissance avec les objets qui l’entouraient et qui lui étaient si chers. Cet abricotier qui étalait ses trois branches dans le coin du jardin, vous le retrouviez calqué dans quelqu’un de ses tableaux ; ce tonneau, cette écuelle, cette roue brisée, cette vieille corde à puits, c’étaient autant de modèles qui attendaient leur tour, et qui, hélas ! ne l’ont pas tous vu arriver.

J’ai connu peu d’hommes qui, par la nature de leur talent et leur caractère, se soient plus rapprochés des Allemands que M. de Laberge. Il avait ce calme de tous les momens, cette constance énergique et cette inaltérable patience qui caractérisent les artistes du Nord. Son imagination ne s’enflammait qu’avec lenteur, mais elle arrivait insensiblement à s’identifier avec l’objet qui l’avait frappée, qu’elle voulait reproduire, et pour lequel elle concevait comme une sorte de passion. M. de Laberge ne différait de ces artistes allemands, dont il possédait toutes les qualités louables, la conscience, la sincérité, la précision, que par l’absence de cet idéalisme exagéré et de ce vague mysticisme qui les égarent si souvent. Comme eux, il aimait la retraite et le calme. Solitaire par goût et par principes, il évitait de se répandre aussi soigneusement que d’autres cherchent à se produire ; il ne vivait que pour sa famille et un petit nombre d’amis. C’était un de ces hommes si rares aujourd’hui, dont l’art est la seule passion, difficiles pour eux-mêmes, tolérans pour les autres ; un de ces hommes que la critique préoccupe et n’offense pas, droits dans leur conduite comme dans leurs œuvres, qu’on n’apprécie peut-être pas assez quand ils vivent, et qu’enfin, lorsqu’on les a perdus, on se félicite d’avoir connus, tout en regrettant de ne les avoir pas assez pratiqués.


Frédéric Mercey.
  1. Le tableau de la Vue normande a été acheté par le roi ; la Visite du médecin appartient au duc d’Orléans. Deux autres tableaux de M. de Laberge ont été achetés par des étrangers, et sont, je crois, en Russie. Cet artiste laisse plusieurs autres compositions qu’on peut regarder comme achevées, quoiqu’il ne les trouvât encore qu’à l’état d’ébauches. Sa famille possède en outre une suite d’études et de dessins dont quelques-uns, traités à la plume, sont de véritables chefs-d’œuvre. M. de Laberge avait appliqué sont système au portrait ; ses essais dans ce genre prouvent qu’il eût pu y exceller. Le portrait de sa mère, l’un des derniers qu’il ait exécutés, a toute la finesse et la précision des meilleurs tableaux de Holbein.