Peau d’Âne et Don Quichotte/XIV
XIV
Où Folette a vingt ans
Ce jour-là, Violette et Pierre causaient dans le salon de Vimpelles des récents événements. Ils étaient très surexcités et ils élevaient sans difficulté le diapason de leurs voix.
— Vois-tu, disait Pierre, je n’ai peut-être pas très bien compris tout ce que disait ton cousin François, mais j’ai bien de la peine à croire qu’il n’y ait pas le moindre petit brin de fées ni de génies…
— C’est vrai, rétorquait Violette, que l’histoire de Folette elle-même est toute drôle. On dirait un vrai conte.
— Eh bien, on retournera encore dans la forêt pour être sûrs que…
— Ah ! mais non ! interrompit une voix qui, cette fois, se fit énergique.
Les enfants tressaillirent. Ils n’avaient pas entendu Mme Boisgarnier, qui venait d’entrer sans bruit.
Celle-ci, bien jeune et bien jolie ce jour-là — car, sans doute, l’air de la campagne lui réussissait en perfection —, reprit d’autorité :
— Non, non, merci, mon petit Pierre. Je te défends de retourner dans la forêt. Tu t’y es déjà fait trop de mal.
Les enfants se regardèrent consternés. Au soir de Waterloo, Napoléon n’avait certainement pas le regard plus voilé de tristesse que celui de Pierre.
— Tout ce que je vous permets, ajouta Mme Boisgarnier, mère un peu faible, c’est d’aller à la rivière, même au moulin ; mais vous n’entrerez plus sous bois, vous entendez bien ?
Ah ! les enfants ne se firent pas prier ! Incontinent, ils prirent la poudre d’escampette pour aller faire une visite à Folette, « la vieille au Bois Dormant ».
En cheminant, ils causèrent :
— Alors, ce « rapin » qui fait le portrait de Folette, tu le connais ? demanda Violette à son ami.
— Oh ! un peu. Je l’ai rencontré deux fois sur la route du bourg. Il m’a posé quelques questions. Il m’a beaucoup plu, tu sais. Il dit qu’il a peint la « demoiselle », que je crois la sœur de Cendrillon ; qu’il a fait la connaissance de Folette pour la peindre aussi.
— Comment a-t-il pu entrer chez Folette ?
Violette était un peu jalouse.
— Il l’a voulu, parce qu’il dit que c’est un type ; Folette (dit-il encore) avait « des raisons pour se faire peindre »… Mais, tu sais, au fond, il est si beau que je me demande si ce n’est pas le Prince Charmant. D’abord, pour avoir pu entrer comme ça au moulin !
Violette se tut. Elle souriait un peu.
… Les enfants arrivèrent au bord de l’eau. Folette et le peintre avaient-ils bougé depuis deux jours qu’ils les avaient vus par la fenêtre ? C’était à croire que non.
De l’autre côté de la rive, ils étaient tous deux dans la même attitude. Vêtu d’un costume de velours noir ajusté, qui moulait sa taille bien prise ; un béret orné d’une plume sur la tête, le « Prince Charmant » était assis sur un pliant devant un chevalet. Il était très jeune. Son profil fin et sa soyeuse moustache se détachaient sur le fond de verdure. Lorsque, sous les noirs sourcils bien arqués, il levait les yeux sur son modèle, on voyait son doux regard bleu pervenche éclairant la plus jolie carnation du monde. Il était beau comme le jour.
À quelques mètres de lui, Folette posait comme un modèle parfait.
Sans bouger, de sa voix frêle, elle appela :
— Petits ! petits ! petits !
Les enfants furetèrent partout du regard. Folette appelait-elle quelque nichée de canetons ou de poussins ? Sans doute.
— Petits ! petits ! petits !
Tout étonnés, les enfants continuèrent de ne rien voir.
Alors, mi-narquoise, mi-gracieuse, la voix reprit :
— Mais non ! mais non ! Ce n’est pas des bêtes que j’appelle. C’est vous, mes chérubins. Allons ! allons ! Déberlucoquez-vous bien vite. Allons, mes cœurs. Oust ! Traversez la rivière et venez voir la belle dame qu’on peint. On vous attend.
Comme on le pense bien, les enfants obéirent.
Ils demeurèrent un peu saisis, car le spectacle n’était point ordinaire.
Folette avait revêtu une robe d’organdi rose, d’un âge imprécis et lointain. Un chapeau de bergère couvrait sa tête, et les roses qui l’ornaient à profusion projetaient de l’ombre sur son visage.
À la saignée de son bras, un gros oiseau bleu, vert et rouge, comme Pierre n’en avait jamais vu, était perché suivant la mode du dix-huitième siècle.
Cet animal singulier, dont les plumes s’étaient apparemment roulées dans un arc-en-ciel, roulait voluptueusement des yeux goulus. Il regardait, avec tendresse, une noix que Folette tenait de la main gauche en un geste un peu maniéré.
Parfois, il dodelinait de la tête en poussant de gros soupirs enfantins ; parfois, il fermait un œil, dont la taie blanche semblait un gros œuf de fourmi noyé dans la verdure.
— Drôle de spectacle, marmonna Pierre. Je n’ai jamais vu ça. Cette fois, c’est bien l’Oiseau bleu.
Folette paraissait ravie jusqu’à l’extase. Sa jupe à paniers sortait de l’herbe comme une grosse cloche… Mais, tout à coup, cette cloche s’effondra pour rentrer dans le gazon.
En effet, de sa manière la plus suave, Folette, fatiguée de demeurer immobile, esquissait un de ces « plongeons à la royale » auxquels elle excellait.
Et même il arriva ceci :
Cette étrange petite créature, prise à son jeu, exécuta quelques pas de menuet, s’entraîna, dansa toute seule, en agitant, suivant le vieux rite d’autrefois, un mouchoir de soie fine qui faisait des grâces au-dessus de sa tête. Elle chantait doucement, délicieusement, un air de lointaine romance, et, de ridicule qu’il était tout à l’heure, le spectacle devenait presque attendrissant, joliment désuet.
Au bout de quelques minutes, le peintre l’interrompit, d’une voix chaude et bien timbrée :
— Allons, madame… allons… le jour s’avance. Un peu d’immobilité, s’il vous plaît, pour la pose !
Folette sourit et devint bien sage.
— Elle sourit comme un enfant, remarqua la perspicace Violette. Regarde comme elle a l’air jeune.
— Tu sais, moi, sous le chapeau, je ne vois pas très bien…
— Mais si ! Mais si ! Regarde donc mieux.
— C’est vrai. Est-ce qu’elle se peint ? demanda Pierre.
— Comment ? se peindre… Mais ce n’est pas elle-même qui est le tableau…
— Oh ! mais y a des dames qui se peignent la figure de toutes les couleurs. À Paris, maman en voit quelques-unes comme ça. Elle n’aime pas ça, du reste.
Non, Folette ne se peignait pas. Par quelle métamorphose un tel auréolement de jeunesse éclairait-il son fin visage ? Était-ce le simple sourire d’une âme pure qui se décelait sur ses lèvres et rayonnait autour d’elle ? Était-ce le lointain souvenir de joies abolies et de bonheurs envolés dont la fugitive vision opérait ce miracle ?… On ne sait… Mais le prodige semblait tel aux enfants qu’ils crurent presque à un enchantement nouveau.
D’un air triomphant, le peintre, après les avoir salués, leur tendit à bout de bras la toile luisante, qui sentait bon l’huile fraîche.
— Est-ce ressemblant ? demanda-t-il.
Les enfants poussèrent un cri de saisissement. Oui, c’était bien Folette, mais — flatterie de peintre — elle paraissait avoir vingt ans. Le sourire de son visage découvrait des dents menues et nettes comme des grains de riz. Ses cheveux étaient blancs, mais peut-être étaient-ils poudrés comme au temps des marquises ? Ses grands yeux candides éclairaient un front si pur, si pur qu’on l’aurait cru frôlé par le battement d’aile d’un ange…
Il semblait que Folette, ce fût la Belle au Bois Dormant, dans l’instant qu’elle s’était piqué le doigt de son fuseau.
En vérité, c’était si curieux que Pierre et Violette ne comprenaient rien à rien.
— C’est bien la Belle au Bois Dormant, disait Pierre… La vue du Prince Charmant l’a rajeunie… Elle l’attendait pour sûr !
— Hier, tu disais la « Vieille » au Bois Dormant ! objecta Violette en face du grand mystère troublant. Moi, je ne sais plus… Ma tête se brouille.
Sur ces entrefaites, des petits pas, trottinant menu comme ceux d’un alerte souriceau, attirèrent l’attention des enfants.
C’était Folette qui, relevant ses falbalas d’organdi, arrivait pour voir son portrait.
Longuement, avidement, elle le regarda. Puis, sous les roses de son chapeau, elle parut extrêmement pâle, ses traits se contractèrent, un crispement douloureux abaissa les commissures de ses lèvres. Des pieds à la tête elle tremblait comme une pauvre petite feuille morte balayée par les tempêtes.
Tempêtes de la nature qui flétrissent les roses et font mourir les feuilles des arbres, tempêtes de la vie qui rident les visages et ravagent les cœurs humains ? Qui sait…
Mais, courbée, caduque, vieillaque, Folette, en un moment, venait de bondir à travers les âges comme si elle atteignait ses cent ans.
D’une voix déchirante, elle cria :
— Marie-Claire ! Marie-Claire ! Oh ! ma pauvre Marie-Claire !…
Mais qu’est-ce donc ? Sans aucun sens du respect, quelqu’un éclatait de rire auprès de Folette.
D’une voix discordante et suraiguë, on reprenait :
— Marie-Claire ! Marie-Claire ! Ma pauvre Marie-Claire !
Les termes manquent qui pourraient clairement ici exprimer l’effroi de Pierre et de Violette. Décidément, ils vivent en pleine fantasmagorie. Savez-vous qui parle ? Eh bien, c’est l’oiseau couleur d’arc-en-ciel lui-même. Il a vilainement profité du désarroi de l’infortunée Folette. Abusant de la situation, il lui a dérobé la noix qu’il guettait et qu’il tourne et retourne amoureusement dans sa patte crochue, couverte d’écailles comme une coquille d’huître.
Il glousse, tousse et ricane, et, comme pour ajouter à l’impudence du larcin, il glapit toujours :
— Marie-Claire ! Marie-Claire ! Ma pauvre Marie-Claire !
C’est affreux.
— Cet oiseau est certainement un enchanteur, balbutie Pierrot.
— Peut-être bien tout de même, reprend Violette, très intéressée.