VI

Grand’mère le loup


Évidemment, il convenait de réveiller le Petit Chaperon rouge et de lui arracher le secret de son âme.

Violette s’apprêtait à lui secouer le bras.

— Finis donc ! s’écria Pierre. Tu vas lui faire mal ! Un Petit Chaperon rouge c’est plus délicat qu’un enfant de chez nous.

Doucement, très doucement, il caressa sous la capeline la broussaille des cheveux blonds.

L’enfant, doucement, tout doucement aussi, ouvrit ses yeux clairs et mouillés dans lesquels le ciel descendait se mirer comme sur des eaux limpides.

Elle s’assit au milieu des herbes folles. Sa main s’appuya sur un champignon blanc, rosé dans sa conque, qui avait eu le tort de pousser là d’aventure sans se douter qu’il mourrait écrasé par une innocente fillette.

Et de nouveau reprenant peu à peu conscience de la vie, elle pleura, elle pleura éperdument. Ses larmes chaudes descendaient comme un chapelet de perles sur la robe délavée. C’était bien là comme une parure de pauvre…

— Pourquoi pleures-tu ? demanda Violette.

— Parce que je vais être grondée « rapport » à ce que je suis en retard. J’ai été chercher des provisions au bourg et puis j’étais si fatiguée que je me suis endormie.

Oh ! dormir à cette heure-ci ! songeait Violette… avec stupeur.

Et cette heure était si douce, la nature était tellement en fête, une si grande beauté estivale pâlissait le ciel sans nuages qu’un martinet au zénith, battait des ailes et semblait crier sa joie de vivre. Mais Violette pas plus que Pierre, pas plus que le martinet, ne savait encore assez ce que sont les méchantes gens que le Diable sans doute a déposées sur la terre.

— Voyons ! dit Pierre, on ne te grondera pas parce que tu es en retard. Un papa et une maman c’est toujours bon !

— Mon papa et ma maman sont morts, reprit simplement la petite fille.

Un silence triste…

À tire d’ailes le martinet s’était enfui plus haut, comme s’il avait voulu piquer du bec le soleil qui flambait.

— C’est grand’mère qui me grondera, ajouta l’enfant. Et avec une hésitation légère, la pudeur du respect, elle murmura doucement : « Parce qu’elle est… un peu méchante. »

— Alors vite, dépêche-toi, cria Pierre. C’est loin ta maison ?

— Pas très loin, seulement je peux plus marcher ! J’ai trop faim !

— Mais ta galette ? car sûrement tu as une galette ! tes provisions ?

La petite fille leva un nez un peu rouge en écarquillant ses yeux mouillés.

— Oh ! on me battrait si je touchais dit-elle aux provisions.

Pierre et Violette se regardèrent… Eux aussi ils commençaient d’avoir faim. Ils étaient extrêmement tentés de mordre au beau morceau qu’ils avaient enlevé du noir jambon découvert par Violette. Friand et rose il s’offrait à leur appétit aussi large qu’une langue d’éléphant !

Mais le Petit Chaperon rouge a si faim… si faim !… Alors, en soupirant un peu, ils lui donnent tout entière la tranche succulente. Un peu de convoitise allume leurs regards. Peut-être bien — espèrent-ils — que la toute petite fille ne mangera pas en entier le tout grand morceau ?

Hélas ! elle n’en fait qu’une bouchée.

On croirait vraiment qu’elle est la petite fille du loup !

Violette et Pierre demeurent l’estomac léger, mais qu’importe puisque le cœur aussi est léger encore après l’accomplissement d’une bonne action !

Le Petit Chaperon rouge se lève.

— Nous allons t’accompagner, disent les enfants. Comme ça tu seras moins grondée.

— Oh ! je veux bien, parce que vraiment grand’mère elle n’est pas commode quand elle a faim.

— Comment elle est ta grand’mère ? demande Pierre tandis qu’on chemine vers une toute petite maison dont le toit de chaume là-bas se profile sous un couronnement de feuilles d’iris.

— Pour dire vrai, c’est pas une grand’mère comme les vraies grand’mères. C’est la seconde femme à bon papa qui est dans le cimetière. Elle vit toute seule, sauvage comme un loup, qu’on dit dans le pays. La petite fille hésite un moment.

Et puis elle n’est pas très belle ajoute-t-elle à voix basse, avec son grand bonnet et ses grandes dents.

— De grandes dents jaunes ? interroge Pierre.

— Oui, oui ! C’est tout à fait ça, reprend la petite en confiance.

Pierre et Violette se regardent non sans un peu d’effroi.. Pierre fait appel à tout son courage. Cette grand’mère, est-ce bien une vraie personne ?… Est-ce le loup du conte de Perrault lui-même ? Tout cela est confus dans son esprit. Il y a de si drôles de choses au fond de cette forêt, à l’orée de cette plaine !…

— Tu t’appelles bien ; n’est-ce pas ? le Petit Chaperon rouge ? demande-t-il avec le ferme espoir d’une réponse affirmative.

— Mais non, je m’appelle Véronique !

Pierre est un peu déçu, mais il tient à son idée.

— Après tout, songe-t-il, on peut bien s’appeler Véronique et être tout de même un peu le Petit Chaperon rouge.

On marche… On marche encore un peu… Violette, moins impressionnée, cueille des marguerites dont elle arrache les pétales pour ne laisser sur les tiges que de petites pastilles d’or. Voici la porte de la chaumière aux iris.

Pierre, glacé, domine son émotion.

Véronique demeure très effrayée, un doigt sur la bouche. À son bras gauche le panier d’osier, sans doute plein de choses succulentes auxquelles il ne faut point toucher, tremble un peu.

— Écoute, lui dit Pierre, tu vas tirer la bobinette et la chevillette cherra.

— Plait-il ?

— Tu vas, je te dis, tirer la bobinette et…

Mais il s’arrête devant le masque d’effroi qui couvre le visage de Véronique.

Ces mots magiques ont, en vérité, achevé de jeter le désarroi dans l’âme de cette enfant. Croit-elle que Pierre devient fou ? C’est bien possible.

Violette rit, mais elle a un peu peur, elle aussi…

Cependant elle se domine.

— Pierrot, dit-elle, y a qu’une chose à faire. Véronique n’ose pas entrer. On va la laisser à la porte et tous les deux nous allons expliquer à sa grand’mère pourquoi elle est en retard.

— Bien sûr, d’autant qu’elle n’est pas si méchante que ça, fait Pierre, qui d’ailleurs n’est pas du tout convaincu de ce qu’il dit.

Courageusement, les enfants frappent à la porte de la maison peut-être ensorcelée.

— Entrrrrrez ! répond une voix formidable.

Ah ! que cette pièce est sombre ! Il faut un moment aux deux petits pour enseigner à leurs yeux la vision exacte de ces lieux rustiques où le lit qui monte jusqu’au plafond, le bahut chargé de vieux ustensiles, le rouet qui dort dans un coin demeurent cois et un peu inquiétants sous l’abri velouté de la poussière.

Et, Ciel ! voici bien une vision peu rassurante :

En face d’une petite fenêtre privée de rideaux, une très vieille femme est assise dans un fauteuil d’osier. Véronique n’a point noirci le tableau : un grand bonnet à coques, qui depuis des temps lointains dédaigna le blanchissage, coiffe un visage cireux, dont toute expression de bonté est absente. Le nez est si camard que si la bourrasque se déchainait pour ouvrir malicieusement la fenêtre, on peut tenir pour certain qu’il pleuvrait dans ses narines. Et de la bouche, qui avance comme pour mieux mordre, une armée de dents formidables, rangées comme des soldats en bataille, sont disposées à l’assaut. C’est terrible !

Qui va là ? demande la vieille femme sur un ton rauque. C’est t’y mon manger qu’on apporte ?

Par dessus ses lunettes elle roule des yeux furibonds. Elle ne cesse en parlant de tricoter. Ses aiguilles d’acier qui font diligence semblent toutes prêtes elles aussi à se muer en instrument de torture, à sauter, vite et-droit, sans manquer leur coups, dans les yeux des petits enfants.

— C’est t’y mon manger ? répète la voix encore plus grondeuse.

— Oui, c’est-à-dire non, ou plutôt oui… madame, dit Pierre sur le pas de la porte.

Et il salue gracieusement.

La vieille semble s’apaiser. Pierre reprend courage.

— C’est des choses qu’il faut que je vous raconte, madame. Nous avons rencontré en route, pleurant dans un fossé une petite fille qui est gentille, oh bien gentille. C’est votre petite-fille. Elle portait un pot de beurre et une galette.

La vieille hausse les sourcils d’un air étonné. Sa colère s’apaise-t-elle ? On ne sait car elle demeure maintenant immobile, sans murmurer un mot.

Seulement au mot de « galette » elle tire un peu une langue noire pour se pourlécher les babines légèrement moustachues.

Alors Violette interrompt Pierre ::

— Un pot de beurre et de la galette, je suis pas bien certaine, mais sûrement qu’elle portait de bonnes choses tout plein son gros panier. Elle n’a pas voulu y toucher, madame, avant que vous mangiez vous-même. Oh ! c’est une bonne petite fille, je vous assure ! Peut-être qu’elle est un peu en retard, mais c’est parce qu’elle était fatiguée, bien fatiguée. Nous lui avons même donné de quoi goûter pour qu’elle arrive assez vite pour votre souper. Sûr, madame, que vous ne la gronderez pas, n’est-ce pas ? Elle est là, à la porte. Elle va bien gentiment vous préparer à diner…

Le visage de la vieille était toujours impassible. Ses aiguilles elles-mêmes semblaient avoir désarmé et demeuraient en pleine quiétude sur les genoux maigres et le tablier bleu. Tout cela devenait bien rassurant, car c’est d’une voix presque douce que la « Mère Grand » reprit enfin, en s’adressant à Pierre :

— Mon petit bonhomme, je ne peux pas me lever sans toi. Donne-moi donc ma béquille qui est là… là, tu vois, dans l’embrasure de la fenêtre.

Ah ! comme Pierre reprenait confiance ! Assurément, la « Mère Grand » s’allait lever pour faire bon accueil à sa petite fille. Heureux petit Don Quichotte ! Il se félicitait déjà d’avoir remporté la victoire, et c’est avec son plus joli sourire qu’il remit à l’aïeule du « Petit Chaperon rouge » une grande et solide béquille bien rembourrée.

Seigneur ! Quel spectacle ! À peine, avait-elle repris possession de ses forces, que la mégère se leva — grande et longue comme « un jour sans pain. » — l’air aussi diabolique qu’une sorcière revenant du sabbat. Un affreux rictus plissa ses lèvres incolores et moustachues. Un moment, les enfants crurent que les grandes dents branlantes allaient se jeter sur eux pour les mordre, et, brandissant sa béquille, comme Roland aurait manié Durandal, elle les menaça de son arme de vieillard coléreux, en criant d’une voix de girouette rouillée :

— Sortez d’ici, mauvais garnements, ou Satan va vous manger à la croque au sel !

Satan ? Mais oui !…

Satan, jusque-là silencieux et invisible dans l’ombre était une bête terrible enchaînée (heureusement !) au fond de la pièce. C’était un grand chien loup aux yeux pers et flamboyants. Il hérissa, comme une hyène, les poils de sa maigre échine, sa gueule ouverte découvrit des crocs un peu semblables à ceux de sa maîtresse, et un formidable aboiement mit les enfants en déroute…

Mais à peine avaient-ils franchi le seuil dans leur premier mouvement d’épouvante, qu’ils virent la pauvre Véronique sur le pas de la porte ; elle leur jetait un regard suppliant.

Pierre eut des remords. Tandis que Violette prenait par la main le pauvre petit Chaperon rouge, il risqua une énergique rentrée :

— Madame, dit-il à la « Mère Grand », en grossissant sa voix et en se dressant bien haut, madame, c’est pas bien ce que vous faites là, vous…

— Attends, attends un peu, clama la vieille outrée ; tu veux me faire la leçon mon garçon, je vas cogner dur et lâcher Satan.

Comme Pierre ne bronchait pas sous la béquille levée, la détestable « Mère Grand » usa du meilleur subterfuge :

— Plus vous resterez ici, les marmousets, cria-t-elle encore en roulant des yeux de braise, et plus c’est Véronique qui écopera. Je vas cogner fort si vous ne partez pas. Et toi, mon bijou, je te vas détacher.

Les brides de son grand bonnet au vent, elle s’avança vers Satan, qui hérissait son échine de hyène.

Que faire ?… La lutte était impossible. Ce terrible chien était peut-être bien encore plus diabolique que la grand’mère elle-même ?

Et une seule voie sans grand honneur demeurait aux enfants : la retraite !

Ils partirent, le cœur bien gros… sans oser se parler, sans, hélas ! pouvoir dire un mot à Véronique qui demeurait tapie dans l’herbe comme une petite botte de coquelicots fanés.

Violette demanda seulement à Pierre :

— Reconnaîtras-tu le chemin ?

— Mais oui ! Tu n’as pas vu que comme le Petit Poucet j’ai jeté des cailloux sur la route ?

— Dieu ! que tu es intelligent ! fit Violette pénétrée.

Une demi-heure plus tard, les petits arrivaient aux bords de la rivière. Folette folâtrait le long de la rive. Elle semblait les attendre. Doucement, elle leur sourit, puis elle les prit par la main sans mot dire pour les conduire sur la barque.

Alors, quand elle eut passé les enfants de l’autre côté de l’eau, elle leur fit longuement conter leurs aventures. Elle avait, cette fois, une mine sagace, avertie, un peu douloureuse…

— Pauvres petits, dit-elle aux enfants harassés de fatigue et pleurant d’émotion… Pauvres petits… Vous faites en ce moment l’apprentissage de la vie. Vous cherchiez des fées et vous avez trouvé des femmes ; vous cherchiez des génies et vous avez trouvé des hommes… Vous aurez encore de rudes épreuves. Mais console-toi, mon petit Pierre, tu cherchais aussi un trésor et je crois que tu l’as trouvé.

» Il n’est facile ni de redresser les torts, ni de corriger tout de suite le prochain ; il n’est pas facile de trouver de l’or pour faire de Violette une princesse ; mais il y a d’autres trésors, ceux qu’on rencontre dans son cœur en faisant le bien. Ce trésor, vous l’avez trouvé en essayant au moins de faire de bonnes actions dans la forêt. »

Puis, tout à-coup reprise de ses lubies, l’œil un peu hagard, Folette fredonna de nouveau sa chanson, et un Quiou retentissant fut répété par tous les échos de la forêt…

Les enfants n’avaient pas très bien saisi l’apologue. Mais ils comprenaient, cependant, que la folie avait un moment emprunté la voix de l’expérience et de la sagesse. Ils n’avaient plus envie de rire comme le matin.

Et même au plus profond des halliers, les piverts moqueurs (qui n’avaient probablement rien compris du tout) cessèrent eux aussi d’éclater de rire derrière les troncs noueux des grands chênes coiffés d’une ombre mauve que le soir venant faisait doucement descendre sur les cimes.