Paysans et Ouvriers depuis sept siècles/04

Paysans et Ouvriers depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 424-451).
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PAYSANS ET OUVRIERS
DEPUIS SEPT SIÈCLES

IV.[1]
LES FRAIS DE NOURRITURE AUX TEMPS MODERNES


I

« Vers l’an 1750, dit Voltaire, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. » Elle avait là belle matière à raisonnemens. Et d’abord, se demandait-on, la France produit-elle assez de blé ? — Elle en produit trop, répondaient les agriculteurs, tous libre-échangistes en ce temps-là. La preuve c’est qu’elle n’arrive pas à le vendre ; heureusement elle en exporte une bonne partie à l’étranger ; néanmoins les céréales restent à vil prix. — Au contraire, répliquaient les consommateurs, le pays est bien loin de, récolter sa suffisance. La preuve, c’est que, malgré la défense légale de laisser sortir les blés du royaume, on y mange fort peu de froment et que, même en faisant du pain avec des grains de toute espèce, souvent on en manque. Et, de fait, la question du pain fut, durant les deux derniers siècles, l’un des soucis constans du gouvernement. La correspondance administrative est pleine de notes, de rapports, de craintes exprimées et de calculs multipliés, pour savoir comment la population mangera l’an prochain, voire l’année courante. Cependant, par une étrange contradiction, la France, sous Louis XIII et Louis XIV, était, avec la Pologne, le principal fournisseur de blé de l’Europe. Elle figurait encore, au milieu du XVIIIe siècle, parmi les pays exportateurs. Sa grande rivale était alors l’Angleterre — quantum mutata — qui, au lieu d’acheter son grain sur le continent comme par le passé, vendait année moyenne aux étrangers près de 6 millions d’hectolitres.

Comment le paysan français exportait-il du blé, puisqu’il en manquait ? Et comment en manquait-il, puisqu’il se plaignait d’en être encombré ? C’est qu’il souffrait tour à tour des deux excès. Il sort actuellement des millions de sacs de blé de contrées dont les habitans ont à peine de quoi vivre. Même phénomène dans l’ancienne France. « Les chevaux qui labourent l’avoine, disait un vieux proverbe rural, ne sont pas ceux qui la mangent. » C’eût été folie au manant de prétendre consommer ce blé si cher et si noble, qu’au dire d’un contemporain de Louis XV, il n’y avait pas en Europe plus de 2 millions d’hommes mangeant du pain blanc. En fait de trafic extérieur, la règle, pour les blés, c’était la prohibition. On voulait, sous l’ancien régime, les empêcher de sortir, comme, aujourd’hui, on veut les empêcher d’entrer. Il serait facile de citer des douzaines de lettres patentes ou ordonnances royales à cet effet ; et quant aux défenses analogues, émanant des municipalités ou des corps judiciaires, c’est par centaines que l’on en trouverait ; car tout le monde se mêlait de la « police des blés. » Ces diverses autorités agissaient d’ailleurs en des sens contraires ; c’était l’usage du temps. Il ne faut pas trop s’en plaindre ; les oppositions réciproques maintenaient pour les sujets un reste de liberté.

Aussitôt qu’une hausse survenait, chaque province, chaque localité s’agitait ; pendant que les « jurats-gouverneurs » de Bordeaux pétitionnent auprès du Roi pour obtenir, « en raison de la disette de cette ville, » de tirer des blés de Normandie et de Bretagne « où il y a grande abondance, » les Normands pétitionnent de leur côté pour qu’on ne laisse pas distraire, au profit des autres régions, la moindre parcelle de leurs récoltes : « Est-il raisonnable, disent leurs députés, que nous arrosions le terroir de nos voisins pendant que le nôtre est pressé d’une si cuisante soif ? » La licence d’enlever des blés est-elle donnée à quelque seigneur, à quelque prélat ? Il n’en peut user qu’avec l’appui de la force publique, sous escorte des sergens, « pour qu’il n’y ait aucun scandale. » Le stock autorisé à sortir est-il de conséquence ? Vite une sédition s’organise. Sur le chapitre du pain, ce peuple, en général si soumis, n’entend pas raillerie. Il s’en prend à ses magistrats et s’opposera par l’émeute à ce qu’on enlève « ses blés. » Au contraire, le pouvoir supérieur intervient-il pour immobiliser des grains qui allaient partir, ce sont des transports de joie. La populace accueille cette décision « chapeau au poing, » avec des vivats plein la bouche.

La multiplicité même des prohibitions prouve qu’elles n’étaient guère respectées. Elles comportaient des exceptions fréquentes, et la question était entièrement laissée à l’arbitraire administratif, animé d’intentions excellentes, mais dont l’intervention tutélaire agissait souvent à contre-coup et toujours trop tard. On connaît les plaintes de Mme de Sévigné écrivant de Bourgogne à sa fille : « Tout crève ici de blé, et je n’ai pas un sol. J’en ai 20 000 boisseaux à vendre ; je crie famine sur un tas de blé. » Simultanément, en divers lieux, des gens souffraient, et parce que les denrées étaient trop bon marché, et parce qu’elles étaient trop chères. Chaque fois que, par mesure générale, l’exportation des grains était défendue, on était forcé, peu après, de l’autoriser ici ou là, « attendu que les propriétaires ou fermiers n’en ont pas le débit sur place. » Par suite des brèches que l’Etat faisait ainsi lui-même à ses règlemens, on ne saurait dire si le commerce des blés était permis ou défendu en pratique, puisqu’il était en théorie l’un et l’autre. Mais quelle spéculation imprudente ce devait être ! à la merci de tous les hasards : émotion d’une foule, caprice d’un fonctionnaire. Le négociant, opérant en vertu de grâces susceptibles de révocations soudaines, sujet à des surtaxes imprévues ou à des franchises subites, aussi dangereuses que les surtaxes, risquait toujours, après avoir évité naufrages et corsaires, de trouver les blés tombés à vil prix quand son navire arrivait au port.

L’Etat et les communes se croyaient mieux placés que les particuliers, pour créer et maintenir des approvisionnemens. Le premier et les secondes s’acquittaient de cette tâche avec plus ou moins de sagacité. La réserve de Strasbourg, en 1633, contenait encore des blés de 1525 et même de 1439. Singulière chose que ces grains âgés d’un ou deux siècles ; quel raffinement n’avait-il pas fallu apporter à l’art de leur conservation ! Il semble que, grâce à ces précautions, à cette épargne municipale qui atteignait les trois quarts ou la moitié de la consommation annuelle, les prix n’auraient dû subir ici que des variations minimes. Le résultat répondit pourtant assez mal aux efforts du Sénat strasbourgeois : l’hectolitre passe brusquement, au milieu du XVIIe siècle, de 6 à 34 francs, de 5 à 43 francs et, vers la fin, de 11 à 28 francs et de 4 à 16 francs.

Si le système des greniers officiels n’a pas eu des conséquences plus appréciables là où il était porté à une perfection relative, on peut augurer la faible influence qu’il dut avoir, pratiqué sur une échelle beaucoup moindre, comme à Rouen, ou par des achats occasionnels, comme ceux des villes de Nantes ou d’Angers, qui envoyèrent chercher plusieurs fois un renfort de blé jusqu’en Pologne. Ces provisions lointaines se trouvent souvent, lors de leur arrivée tardive, embarrasser leurs détenteurs. Les États de Charolais, pour écouler le blé qu’ils avaient fait venir lors d’une disette (1749), et qui leur est resté, défendent à qui que ce soit de vendre aucun grain dans tout le comté, jusqu’à épuisement complet du grenier provincial. C’est en général par perquisitions et réquisitions que les échevins se flattent d’imprimer au commerce un surcroît d’activité. Une bonne mesure, et bien populaire, consiste, lorsqu’on a découvert quelque malin spéculateur qui s’est muni de grains « pour les revendre à tel prix qu’il voudra », à le contraindre manu militari de les céder pour un taux déterminé Aussi faut-il voir comme le froment se cache.

Pour le punir de s’être caché, on le condamne, lorsque l’abondance est revenue, à demeurer en prison chez « ceux qui ont fait des amas. » Défense à ces accapareurs « d’amener leurs grains sur le marché jusqu’à nouvel ordre, avec injonction de rendre compte de la quantité dont ils sont chargés. » La valeur marchande des céréales a pu toutefois se ressentir de la sollicitude des municipalités lorsque, pour rétablir l’ordre, elles distribuaient à un peuple en fureur quelques centaines de quintaux au-dessous du cours ; ou quand, afin d’assurer la subsistance du pauvre, elles s’imposaient le sacrifice d’acheter des grains pour les revendre à perte. Lyon importe du blé de Barbarie (1770) et livre aux boulangers, pour 34 francs, ce qui lui en coûte 54. Le système laisse d’ailleurs à désirer : il arrive que, malgré la surveillance la mieux combinée, des citoyens indélicats absorbent ces marchandises offertes à vil prix, pour les remettre en circulation avec bénéfice.

A Paris, le lieutenant civil faisait chaque semaine, dans son rapport au Conseil, mention de l’abondance ou de la rareté des blés. La capitale vivait presque au jour le jour. Une vingtaine de marchands en gros se chargeaient de l’alimenter au début du règne de Louis XIV. Un seul disposait de quelques capitaux ; les autres n’avaient pas plus de 40 à 50 000 francs chacun de fonds de roulement. A eux tous, ils ne tenaient en magasin que 60 000 hectolitres et ne renouvelaient cette provision dans les campagnes environnantes qu’au fur et à mesure de leurs ventes aux boulangers parisiens. Aux heures de crise, la peur de manquer est si grande que le roi fait ouvrir, en 1636, sa propre galerie du Louvre, à ceux qui apportaient du grain, avec permission de l’y vendre en toute liberté comme en un marché public et sans être astreints à aucun loyer pour l’usage de cette princière halle.

Toutes les villes, sous l’ancien régime, taxaient le pain, comme font aujourd’hui encore nombre de localités, où l’arrêté municipal ne gêne personne, parce qu’il est d’accord avec les cours. La commune d’autrefois, qui souvent s’efforçait de réduire arbitrairement le prix au profit du consommateur, se heurtait à des oppositions incoercibles. Nos pères, dans ce genre, ont tout essayé ; ils ont lutté corps à corps durant des siècles avec tous les prix, mais surtout avec ce prix du grain dont dépend l’existence des hommes, sans parvenir à le maîtriser. Nous n’inventerons rien, en fait de règlemens, qu’ils n’aient avant nous inventé. Nous ne saurions faire un pas dans cette voie sans marcher dans leurs pas d’hier. Les boulangers déclaraient-ils, devant les exigences administratives, renoncer à faire du pain ? Les récalcitrans étaient traqués, frappés d’amende. Peine inutile ; la taxe officielle demeurait lettre morte ; le public l’éludait en payant secrètement la valeur réelle. L’autorité s’entêtait parfois : elle faisait procéder « à l’interrogatoire des pauvres gens pour savoir au vrai combien les marchands vendent le pain ; » plus raisonnable, on la voyait passer des contrats avec les boulangers auxquels elle-même livrait le grain à bas prix, à moins qu’elle ne leur allouât une indemnité égale à la perte que la taxe leur faisait subir.

Il y aurait eu un troisième procédé plus avantageux, mais il ne paraît pas avoir réussi : c’était de faire du pain avec peu ou point de farine ! L’archevêque d’Arles recommandait au cardinal de Richelieu (1631) l’un de ses diocésains, inventeur d’un pain « mangeable, disait-il, par les soldats, les serviteurs de basse famille, et par toute sorte de gens en temps de nécessité, » contenant un tiers moins de farine que le pain commun et dont « la matière se trouve en tous pays. » Il faut se hâter d’acheter son secret, concluait le prélat, « car il pourrait le vendre au roi d’Espagne. » J’ignore si ce novateur fit en effet marché avec l’étranger, mais nos compatriotes n’avaient pas besoin de cette découverte pour manger de mauvais pain. Le journal d’Hérouard conte qu’au Dauphin — plus tard Louis XIII — était souvent servi du pain bis, qu’une fois entre autres, il le jeta « parce qu’il était pourri. » Circonstance fortuite sur une table royale ; mais le pain rassis devait être d’une consommation courante, puisqu’en beaucoup de maisons bourgeoises, on ne chauffait le four qu’une fois par mois. Les montagnards du Dauphiné cuisaient leur pâte en octobre, pour tout l’hiver ; aussi devenait-elle si dure qu’il fallait la couper à la hache, comme du bois.


II

Le blé, le pain, sont choses si respectables que l’échevinage ne s’en occupe jamais trop : le grain arrive-t-il sur le marché, défense d’ouvrir les sacs avant l’heure fixée ; tout acheteur doit justifier que ses emplettes ont pour but exclusif sa propre consommation : défense d’acheter pour revendre ni d’absorber plus d’une quantité déterminée. Toute infraction est punie du fouet, d’amende ou de prison. Au meunier, ordre exprès de rendre tant de boisseaux de farine pour tant de blé ; au boulanger, ordre de fabriquer ses pains de tel poids, de les faire marquer et poinçonner avant de les mettre en vente, et parfois de ne les vendre qu’en un lieu unique ; aux boulangères, injonction de se bien tenir, « de ne filer ni faire autre acte immonde en débitant leur pain. » L’année a-t-elle été bonne ? Permission du maire « de faire à volonté des beignets de farine à l’huile, attendu la vileté du blé. » La récolte est-elle mauvaise ? Ordre aux mitrons « de laisser de côté les brioches et gâteaux. » de renoncer aussi au « pain mollet » — pain blanc à croûte dorée — et de ne plus faire que du pain bis ou noir.

On a maintes fois cité le mot du Duc d’Orléans, qui déposa un jour sur la table du Conseil, devant Louis XV, un pain sans farine, en disant : « Voilà, Sire, de quel pain se nourrissent aujourd’hui vos sujets ! » L’année 1739, à laquelle le propos se rapporte, n’était cependant pas une année exceptionnelle : la moyenne de l’hectolitre ne ressort qu’à 14 francs. Mais elle se compose de prix qui vont, suivant les provinces, de 6 francs jusqu’à 28, et les salaires d’alors étaient trois fois moindres que les nôtres. Non seulement la qualité du pain ne s’améliora pas, de Henri IV à Louis XVI, pour la masse de la nation, mais il est probable qu’elle dut être inférieure à ce qu’elle avait été à la fin du moyen âge. Si l’on compare le gain des ouvriers à la valeur des céréales, on constate qu’il ne pouvait en être autrement. Le pain coûtait beaucoup moins en France qu’en Angleterre, d’après Arthur Young ; mais il était beaucoup plus mauvais, d’une nature tout autre. Pour les pauvres, en temps ordinaire, on ne séparait que le gros son ; on supprimait complètement le blutage en temps de disette. Ce son formait, avec les « purges du blé, » le triste pain aumône par beaucoup d’hospices à leur clientèle nécessiteuse. En Beauce, patrie du froment, le paysan ne mangeait que de l’orge et du seigle ; en Normandie et en Bretagne, il se nourrissait de blé noir ; partout il avait recours à l’avoine, en cas de hausse des grains. L’avoine et le son jouaient, sur la table populaire, un rôle d’échelle mobile contre la disette. Dans le Midi, la bouillie de millet, — le millet des oiseaux, — formait le fond de l’alimentation modeste. Elle fut remplacée, au XVIIIe siècle, par le maïs, pilé dans le « mortier à mil. »

Quand ces grains renchérissaient trop, le « pauvre homme de labeur » se rejetait, suivant les régions, sur les châtaignes, les raves, les fèves, les haricots, plus récemment sur les pommes de terre. Le méteil même, jusqu’à la Révolution, demeura de luxe ; en beaucoup de villages de la région parisienne, on ne mangeait du pain blanc que le jour de la fête patronale et, dans certains districts bretons, l’on ne put établir en l’an III la taxe du blé, parce que cette céréale n’y avait jamais été cultivée.

Jusqu’à nos jours, les peuples civilisés, quoiqu’ils eussent fait de belles découvertes, écrit des livres immortels, remué beaucoup d’idées et atteint, en certains arts, aux dernières limites de la perfection, n’étaient point parvenus encore à s’assurer de quoi vivre. Il arrivait périodiquement qu’ouvriers et laboureurs, c’est-à-dire les quatre cinquièmes de la nation, manquaient de pain. Chaque récolte insuffisante était comme une de ces batailles où sont fauchées d’un seul coup des milliers d’existences. On remarque, en dépouillant les actes paroissiaux, que les périodes de mortalité correspondent presque toutes aux époques de cherté du grain. La mort est l’argument décisif par lequel la population appuie ses doléances. Lorsque les États provinciaux, intendans ou publicistes déclarent que les paysans « sont contraints de paître l’herbe ; » lorsqu’ils montrent l’habitant d’une région sans récolte, errant, égaré par la douleur, réduit à « ramasser dans les ruisseaux des boucheries du son mêlé de sang, » on doit craindre qu’ils n’amplifient ; mais les récits des chroniqueurs et les rapports des fonctionnaires sont documentés. Notre temps n’entend plus ce cri, poussé parfois d’un bout à l’autre du royaume, sur la détresse d’alimens, sur la faim transformée en passion, puis en supplice. Le drame du pain, au dénouement funèbre, ne se joue plus, du moins en France. Il est si oublié qu’il en devient improbable. Nos fils auront quelque peine à y croire.

Si l’objet de cette étude ne m’engageait à me renfermer dans le domaine précis des chiffres, il serait aisé de multiplier les détails cruels. En dehors des famines bien connues de 1694 et de 1709, les deux derniers siècles subirent plus de vingt-cinq années où la pénurie de grain se fit rudement sentir. Exprimés en monnaie de nos jours, d’après la puissance d’achat de l’argent, les prix moyens de l’hectolitre de froment furent de 64 francs en 1608, de 74 francs en 1624, de 85 francs en 1631, de 70 francs en 1636 et 1637, de 56 francs en 1660, 1661, 1662 ; de 67 francs en 1710 et 1714, de 62 francs en 1793. L’abondance exceptionnelle de certaines récoltes et le bon marché qui en était la conséquence ne compensaient nullement les disettes des heures désastreuses, ni pour la bourse, ni pour l’estomac du travailleur ; et lorsque ce travailleur était un rural, c’est-à-dire un producteur, ce bon marché excessif le mettait mal à l’aise.

Les moyennes annuelles se composent en effet de prix si divers que, dans les temps modernes comme au moyen âge, la pléthore d’une province coïncidait avec l’indigence d’une autre, sans qu’elles parvinssent à se porter un mutuel secours. Le blé vaut, en 1605, 38 francs à Agen et 7 fr. 50 à Strasbourg. En 1612, il vaut 29 francs à Lille et 7 francs à Caen. En 1630, il monte jusqu’à 41 francs à Tulle et s’abaisse jusqu’à 11 francs à Châteaudun ; prix intrinsèques, qu’il faut doubler ou tripler pour avoir leur valeur actuelle. Sous Louis XIV, le blé se vendit, en 1670, 31 francs à Paris et 7 francs à Orléans ; en 1686, il descendit au prix dérisoire de 2 francs à Rouen, tandis qu’il se maintenait à 17 francs à Uzès. Sous Louis XV, les écarts sont moins grands ; la valeur ne diffère que du triple, d’une ville à l’autre, et plus d’une fois, durant l’excellent ministère de Fleury, les prix se trouvent identiques sur tout le territoire. Avec le développement des routes, sous Louis XVI, la tendance au nivellement s’accentue ; la différence maximum n’est plus que du simple au double. Mais les prix avaient uniformément haussé, sur tout le territoire, beaucoup plus que les salaires. Les progrès de la population surpassaient les progrès de l’agriculture.

Si une révolution inverse ne s’était effectuée de nos jours, et si nous n’avions pas, en outre, la ressource de l’importation, non seulement les Français d’aujourd’hui mangeraient encore du pain d’avoine, mais cet aliment même leur ferait défaut, puisque le nombre des bouches à nourrir s’est, depuis cent ans, accru de près de moitié à l’intérieur de nos frontières.

En comparant le revenu de l’hectare de terre au prix de l’hectolitre de blé, on constate que, de 1500 à 1600, le blé avait quintuplé, — de 4 à 20 francs l’hectolitre, — tandis que le revenu foncier était seulement deux fois et demie plus fort, — de 8 à 19 fr. — Comme le prix de la main-d’œuvre était stationnaire, cela signifiait que la terre était mal cultivée, qu’elle rendait peu, puisque ses produits haussaient de prix beaucoup plus qu’elle-même. Du XVIIe siècle à la Révolution, le revenu de la terre et la valeur du blé demeurent à peu près dans le même rapport. Enfin, depuis cent ans, ce rapport a totalement changé : la rente de la terre a doublé pendant que le blé ne haussait que d’un quart, mouvement tout contraire à celui du XVIe siècle.

Pour que la terre ait pu se louer ainsi beaucoup plus cher, quoique les marchandises tirées de son sein n’aient presque pas enchéri, il a fallu que ces marchandises se fussent multipliées en quantité, et chacun sait en effet quelles améliorations ont été réalisées par l’agronomie contemporaine. Le fait mérite d’autant mieux d’attirer l’attention que, durant le même laps de temps, les salaires ruraux ont triplé, et que, par conséquent, les frais de fabrication du blé auraient augmenté dans une mesure analogue, sans la découverte des machines à moissonner et à battre. La récolte moyenne de l’hectare ensemencé en froment, que l’on évalue aujourd’hui à 15 hectolitres, ne dépassait pas naguère 8 ou 9 sur l’ensemble des surfaces emblavées. Elle avait peu varié durant six cents ans. Un traité de 1290 estime le rendement des bonnes terres à 875 litres par hectare, — cinq fois la semence, qu’il compte à 175 litres seulement, — et conseille de renoncer à la culture du froment dans les terrains où le rapport n’excède pas le triple de la semence (il s’en voyait d’aussi médiocres), parce qu’en ce cas la valeur du grain ne couvrait pas les frais de labour et de moisson. La crise agricole n’est donc pas née d’hier ; dès la fin du XIIIe siècle, il y avait des propriétaires qui se plaignaient.

Le salaire du manœuvre contemporain représente 21 litres de seigle et 12 litres et demi de blé, en adoptant pour ce grain le prix de 20 francs l’hectolitre, supérieur à la moyenne des dernières années. Le journalier de 1789 ne gagnait que 5 litres 70 de blé et 7 litres de seigle. Pour l’ensemble des XVIIe et XVIIIe la journée de travail, évaluée en froment, représente seulement 5 litres 25 de cette céréale. Il est clair que la consommation d’une denrée aussi coûteuse était interdite au paysan et à l’ouvrier, puisque sa valeur eût absorbé, dans les familles nombreuses, le total du salaire.

Cette constatation m’empêche de comparer le prix du pain actuel à celui des pains anciens, puisque leur nature n’est pas la même. Depuis le méteil, le conségal, le véronet, — mélanges où le froment entre pour la moitié, voire pour le quart, — jusqu’à l’avoine et au blé noir, il y avait de tout, y compris du son, dans ces pâtes antiques, et ce n’était pas par fantaisie que les pauvres alors mangeaient des pains aussi « complets. » En 1631, où le kilo de froment se vendait 44 centimes, le kilo de pain bis ne valait que 16 centimes, le pain noir, dit de brodde, valait 20 centimes, le « moyennement blanc, » ou « bourgeois, » 29 centimes, le pain de Chailly 36 centimes, et le pain de chapitre 40 centimes. À côté du pain blanc, qui valait à peu près autant que de nos jours, sauf dans les années de pénurie ou d’abondance extrême, figurent nombre de pains « gris, » de pains « bruts, » de pains « roussets, »de pains « des pauvres, » « des prisonniers » ou « de munition, » cotés à moitié ou au tiers du pain de froment, et variant entre 25 et 10 centimes le kilo ; soit, en monnaie actuelle, — d’après la puissance d’achat de l’argent, — de 63 à 25 centimes. À ces prix, le pain d’alors, si médiocre cependant, exigeait des consommateurs peu aisés un débours proportionnellement très supérieur à celui de l’excellent pain qu’ils possèdent aujourd’hui. L’ouvrier, forcé de réserver à l’achat de cet aliment indispensable une plus grande part de son budget, avait ainsi moins de faculté de se nourrir d’autre chose, et la cherté même du pain obligeait les pauvres gens à en manger davantage.


III

Adam Smith était tout près de regarder comme extraordinaire ce temps où le prix de la viande s’élève assez haut pour qu’il y ait autant de profit à employer la terre à l’alimentation du bétail qu’à l’alimentation des hommes ; pour qu’il fût, en d’autres termes, aussi avantageux au cultivateur de faire de l’herbe que du grain. « Arrivé à ce niveau, ajoutait-il, le prix du bétail ne peut plus beaucoup hausser. » Cette observation devait être suggérée à l’auteur de la Richesse des nations par la plus-value importante des animaux de boucherie, qui se produisait sous ses yeux dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Le kilo de bœuf était arrivé, sous Louis XVI, à valoir trois kilos de froment ; tandis qu’antérieurement, il n’en valait que deux. Ce rapport nouveau du bétail aux céréales n’était pas sans exemple : à la fin du XVe siècle, un poids donné de viande se vendait le triple du même poids de blé. Mais qui donc, au temps d’Adam Smith, se souciait des chiffres du XVe siècle ? L’état de la science agricole ne faisait guère prévoir que l’on parviendrait à multiplier le rendement des vieilles terres, et l’état des moyens de transport ne permettait pas d’imaginer que bientôt des grains, issus de terres nouvelles, iraient se promener sur le globe en quête d’acheteurs. Ces deux causes ont eu pour résultat d’immobiliser en Europe la valeur du blé, tandis que celle de la viande augmentait encore ; si bien qu’aujourd’hui, ce n’est plus 2 kilos de froment, comme sous Louis XV, ni 3 kilos comme au temps de la Révolution, mais bien 7 kilos de froment qu’il faut payer 1 kilo de bœuf : celui-ci coûte 1 fr. 70, l’autre 24 centimes.

Instruit par l’expérience de l’histoire, je me garderai bien de tirer, du changement de rapport des prix de la viande avec ceux du grain, la formule d’une de ces lois, soi-disant « nécessaires, » à laquelle le train journalier du monde viendrait, demain peut-être, donner quelque éclatant démenti. Je ne vois, — à cet écart grandissant, entre les cours des deux denrées, — aucune cause fatale, ni même durable : rien n’empêche d’augurer que la viande soit destinée à baisser dans l’avenir, tant par l’accroissement du bétail élevé sur notre sol que par les importations du dehors. On sait qu’il n’est venu jusqu’ici de l’étranger qu’une faible quantité de chair, fraîche ou conservée ; certaines matières animales, — suifs, peaux, laines, etc., — ont seules pénétré en assez grande abondance pour influencer la cote de nos similaires indigènes. Le bon marché même de ces produits accessoires, favorable à plusieurs industries et à divers besoins de l’homme, devait naturellement faire enchérir la portion comestible de l’animal, seule capable désormais de donner aux bouchers un bénéfice.

Comparée, non plus au blé, dont le prix est presque identique à ce qu’il était il y a cent ans, mais au coût de la vie en général, que nous estimons avoir doublé depuis un siècle, la viande a subi une hausse plus forte que la moyenne des marchandises : de 68 centimes le kilo, qu’elle se vendait sous Louis XVI, elle est passée à 1 fr. 70 ; elle est donc deux fois et demie plus chère. Non qu’elle soit moins abondante sur notre territoire ; mais la consommation, favorisée par l’aisance, s’est accrue dans une mesure plus large encore que les progrès de l’élevage, qui pourtant ont été considérables.

Que les bestiaux aient été à vil prix au moyen âge, cela tenait à l’immensité de la lande, de la forêt, au chiffre infime des habitans. Dès le milieu du XVIe siècle, pour faire subsister sur une même surface un bataillon plus serré d’êtres humains, il fallut changer les conditions d’exploitation. Le guéret dut s’élargir, tandis que la forêt songea à se défendre, parce que le bois prenait de la valeur. L’espace abandonné au bétail demeurait bien vaste pourtant, mais, — fait explicable après tant de pillages et de ruines, — le bétail, sous Henri IV, manquait. Le paysan pouvait, grâce au système de la vaine pâture, entretenir des animaux sans posséder de terre. Mais, n’ayant pas toujours de quoi en acheter, il les louait, et l’on s’aperçoit qu’il les louait fort cher. Tel « laboureur de vignes, » en Seine-et-Oise, prend à bail d’un receveur de la Cour des Aides à Paris « une vache sous poil brun, » moyennant un loyer annuel de 17 francs (1600). Ces 17 francs étaient une somme considérable, presque le tiers de la valeur de l’animal, qui coûtait alors 56 francs en moyenne. Beaucoup de baux du même genre sont cependant faits à la même date pour le même chiffre ; tandis que, quatorze ans plus tard, le loyer avait baissé à 8 francs, preuve évidente de la multiplication de l’espèce. Les locations de bestiaux furent un placement mobilier du moyen âge, dont le taux, selon qu’il montait ou descendait, était l’indice de la misère ou de l’aisance des campagnes. Aux temps modernes, ce genre de transactions tend à disparaître ; on ne le remarque plus guère que dans le Dauphiné, où les vaches au siècle dernier se louaient 6 francs de mai à octobre, ou bien en des périodes critiques telles que la fin du règne de Louis XIV.

La renaissance agricole qui signale les premières années du XVIIe siècle amena les novateurs à se demander si l’on ne pourrait améliorer les vaches indigènes de qualité assez médiocre. On leur substitua peu à peu, en Normandie, en Poitou et dans les marais de la Charente, une race importée de Hollande, qui passai ! , suivant une opinion un peu légendaire, pour avoir elle-même été tirée des Indes ; sa grande taille et sa forme élancée lui avaient valu le nom de flandrine. Les flandrines, au dire de leurs partisans, donnaient du lait toute l’année ; leurs veaux pouvaient être sevrés au bout de peu de temps et nourris de lait baratté, tandis que ceux de France ne s’accoutumaient pas à ce régime et mouraient.

Il semble au premier aspect que le système d’autrefois, — liberté à chacun d’envoyer son bétail dans les bois et les jachères, — directement issu du régime de la communauté partielle des biens, qui a subsisté jusqu’à nos jours, ait dû, plus que le cantonnement moderne, être favorable à la pullulation, sinon à l’amélioration des sujets. Le contraire pourtant se produisait. L’abondance du bétail n’était qu’apparente ; dès que la population augmenta, elle manqua de viande. Que penser de l’ordonnance qui, au temps du cardinal de Fleury, interdit, sous peine de 3 000 livres d’amende, de faire sortir du royaume aucun bétail et décharge en même temps de tout droit celui qui viendrait de l’étranger ? Une autre décision administrative avait précédemment défendu « de vendre ou tuer des agneaux à partir de 1726. » Des règlemens de police avaient souvent édicté, au XVIIe siècle, les mêmes prohibitions pour les agneaux âgés de moins d’un an et rappelé les édits de Charles IX et d’Henri III qui, « pour faire régner l’abondance, » prescrivaient, « sous peine du fouet, » de ne tuer aucun agneau depuis le 1er janvier jusqu’au 31 juillet de chaque année. Pareille prévoyance était recommandée pour les veaux, « lesquels, par la friandise de ce temps, voient à peine la lumière, » allusion à quelques gourmets qui mangeaient des veaux de lait engraissés avec des œufs.

Mais ce n’était nullement pour satisfaire le luxe délicat d’une poignée de gastronomes, que les campagnards se débarrassaient très souvent de leurs veaux à peine nés ; c’était par suite de la difficulté de les nourrir, avec des vaches qui, réduites pendant l’hiver à une alimentation insuffisante, ne donnaient presque pas de lait. S’il avait fallu servir à la mère, pour rendre sa traite plus abondante, une ration quotidienne de ce son précieux que les paysans mettaient dans leur pain, et qui coûtait de 10 à 12 francs les cent kilos, le veau se serait vendu trop cher pour que les bouchers eussent pu l’acheter.

Le boucher n’était pas un commerçant, comme celui de nos villes qui exerce librement sa profession ; c’était une sorte de fonctionnaire. Il prête, en prenant possession de son étal, le serment solennel « de bien servir la cité et tenir toujours assortiment de viandes saines » au taux légal. Car il va de soi que la viande est taxée, après des « essais » laborieux, faits par les maires et échevins pour en établir le rendement. Et non pas la viande en général, mais chaque morceau en particulier ; et si le boucher prétendait profiter de quelque omission dans l’ordonnance municipale pour agira sa guise, la population se plaignait aussitôt aux consuls, comme elle fait à Nîmes (1631), que « les langues de bœufs soient vendues huit sous, qui est un prix fort excessif. « Quoique les choses paraissent ainsi réglées au mieux, avec de bonnes amendes naturellement prévues vis-à-vis des contrevenans, les relations demeurent difficiles et orageuses entre les autorités et le commerce de la « chair. » Ici le conseil communal menace les préposés officiels de faire venir des étrangers, en concurrence avec eux, « s’ils continuent à mal satisfaire les acheteurs. » Ailleurs, sur le refus des bouchers de vendre au prix fixé, l’administration organise elle-même une boucherie qu’elle fait desservir par ses employés. Les bouchers essaient-ils d’une résistance concertée, se mettent-ils en grève et ferment-ils leurs boutiques : c’est par la confiscation de leurs « bancs » et par l’emprisonnement de leurs personnes que les récalcitrans, au XVIIIe siècle comme au XVIIe, dans les moindres localités aussi bien que dans les chefs-lieux de province, sont ou paraissent être mis à la raison.

En fait, cet appareil coercitif n’aboutissait à rien de pratique. Les pouvoirs publics, malgré leur ingérence minutieuse, finissaient toujours par capituler. Lorsque les bouchers qui « refusaient de tuer » étaient demeurés quelques jours sous les verrous, l’autorité se voyait forcée d’en venir à composition et le prix de la viande se trouva ainsi, à travers mille disputes, exactement ce qu’il eût été, s’il n’avait dépendu que de la libre volonté des marchands et des acheteurs.

Le prix moyen des bœufs, vaches et taureaux passa de 56 francs, sous Henri IV, à 84 francs, sous Louis XIV, pour redescendre à 69 francs, dans les dernières années de ce règne. À partir de 1750 il ne cessa de hausser, de sorte que sa valeur ressort à 105 francs, à la fin de Louis XV et à 140 francs, au moment de la Révolution. Mais le prix des bêtes sur pied ne signifie pas grand-chose, parce que le progrès de l’engraissement les modifia de façon que les bœufs de 1790 n’avaient, avec ceux de 1025, de commun que le nom. Les vaches à lait avaient beaucoup moins haussé. Elles valaient, sous Louis XVI, de 50 à 70 francs en Normandie, et moins encore en Berry ou en Bretagne, tandis que des bœufs gras atteignaient alors 250 et 300 francs. C’est le prix du détail qu’il faut uniquement considérer, le kilo de viande étant seul une marchandise nettement définie. En Angleterre, au XVIIe siècle, les bœufs sur pied valaient deux fois plus qu’en France ; la viande pourtant n’y était pas plus chère, la quantité fournie par chaque animal étant sans aucun doute plus grande. La plus-value du bétail sur pied fut de 150 pour 100, de Henri IV à Louis XVI, tandis que l’augmentation de la viande n’est que de 80 pour 100. Il a fallu, pour qu’un pareil écart se produisît, que l’embonpoint de l’espèce se fût, d’une date à l’autre, accru de moitié.

Cet accroissement n’a pas eu lieu de façon régulière : mis en regard des prix du bétail vivant, ceux du kilo débité révéleront les progrès ou les reculs de l’agriculture. Ainsi, de Richelieu à Colbert, tandis que la hausse est de 33 pour 100 par tête de bœuf ou de vache, elle n’est pas supérieure à 5 pour 100 sur le taux de la viande ; dans les années suivantes, la viande baisse et le bétail vif ne diminue pas. Le changement de rapport des prix entre eux ne s’explique que par l’existence, à la fin du XVIIe siècle, d’animaux plus gros, le poids vif représente 139 kilos en 1640,177 kilos en 1670,202 kilos en 1685. Un mouvement inverse se produit dans le premier quart du XVIIIe siècle : le kilo de bœuf monte, tandis que le bœuf sur pied descend ; l’animal a donc perdu de son volume.

Les prix de la viande au détail varient naturellement moins que ceux des bêtes sur pied : cependant, le kilo de bœuf, pour l’armée, est évalué en France à 24 centimes (1629), et celui que l’évêque de Soissons paye à son boucher vaut 62 centimes. Il est des vaches de 22 centimes le kilo, en Bresse et des bœufs, à 84 centimes, en Limousin. Le cardinal de Richelieu s’engage, par contrat avec son fournisseur (1633), à payer la langue de bœuf 2 francs le kilo ; cependant, à Marseille, on l’achète, pour les galères, à la même époque, à raison de 30 centimes. La viande était beaucoup plus chère en hiver qu’en été ; sans doute parce qu’en hiver, les bestiaux étaient plus maigres et les paysans, pour ce motif, moins disposés à s’en défaire : une ordonnance municipale taxe le kilo de bœuf à 28 centimes, « de juillet à décembre, et à 40 centimes, de janvier à juin. »

De pareils écarts sont inconnus de nos jours ; mais il se trouve encore sur notre territoire, suivant les villes, la qualité des sujets et le choix des morceaux, du bœuf à 0 fr. 80 et du bœuf à 4 fr. 50 le kilo. La « viande pour les pauvres » de l’hospice, à Clermont-Ferrand, est cotée 0 fr. 22 (1772) ; celle qui est servie aux employés coûte 0 fr. 40. La même année, à Rouen, le bœuf est vendu par les « bouchers de ville » 1 fr. 27 le kilo et, par les « bouchers forains, » 0 fr. 85 ; à coup sûr, ce n’est pas la même viande. Au marché actuel de la Villette, il se négocie, le même jour, des taureaux qui ressortent à 1 fr. le kilo, en « viande nette, » et des bœufs dont la chair revient à 1 fr. 90. Le veau, le mouton, le porc même, valaient plus cher que le bœuf. Le lard était toujours à un taux très différent des autres parties du cochon, tandis qu’aujourd’hui, le gras et le maigre sont d’un prix semblable. C’est là un point fort important, puisque la classe rurale de nos jours se nourrit surtout de lard : sous Louis XIV, lorsque le porc frais valait 0 fr. 54 le kilo, le lard coûtait 1 fr. 10 ; lorsque le porc baissa à 0 fr. 42 (1 700), le lard se vendait encore 0 fr. 90. La distance se maintient au XVIIIe siècle ; elle ne s’atténue que vers la fin de l’ancien régime.

Que la viande de boucherie ait complètement disparu de l’alimentation des classes laborieuses, durant les deux derniers siècles, voilà qui semble assez singulier, puisque le salaire du manœuvre d’autrefois, comparé au prix des denrées de cette sorte, correspond à une quantité de viande égale, ou même supérieure, à celle qu’il représente de nos jours. En 1898, au prix moyen de 1 fr. 60 le kilo pour le bœuf et le porc, la paye de 2 fr. 50 du journalier contemporain lui permet d’en acheter 1 600 grammes environ. Le gain du prolétaire de jadis, mis en regard des prix de la viande au détail, équivaut, suivant les dates, à 1600 grammes aussi (1715), voire à 2 kilos de bœuf ou de porc (1685). C’est seulement à l’époque de Louis XVI que la proportion devient décidément, pour l’ « homme de labeur, » moins favorable qu’à l’heure actuelle : 1 200 grammes en 1785. Cette consommation, presque 60 pour 100 plus onéreuse que cent années auparavant, avait dû se réduire en conséquence.

On voit nombre d’hospices décider, en raison de l’augmentation de la viande, qu’il n’en sera plus donné aux « pauvres renfermés » que deux fois par semaine. Ils semblent favorisés encore, car les campagnards sont soumis au régime du maigre toute l’année : en certains cantons de Normandie, au moment de la Révolution, « la boucherie, dit-on, est si modique qu’il n’y a pas lieu d’établir de prix pour les viandes au détail. » Mais, dès le XVIIe siècle, avant le dernier renchérissement, il est remarquable que l’ouvrier de métier, à plus forte raison le paysan, ne mangent de viande qu’en de rares circonstances. On tue quelques bœufs au temps des moissons ; le reste de l’année, les villageois se partagent d’office, — une vieille tradition communiste l’exige, — la chair de ceux que leurs propriétaires ont dû abattre par suite d’accidens. Les autres victuailles ne sont pas plus répandues : le cadeau d’un mouton à l’évêque, à quelque magistrat, au grand seigneur dont on veut se concilier les bonnes grâces, est chose d’usage dans les paroisses rurales. Pour elle-même, la communauté n’y prétend guère ; il est seulement spécifié, dans le bail de la boucherie locale, que le preneur « devra tuer du mouton, quand il en sera averti pour quelque banquet. »

Si, toutefois, la masse du peuple devait s’abstenir de viande, c’était surtout, comme je viens de le dire, à cause de la cherté du pain qui absorbait une trop grosse part de son budget ; et si l’usage de la viande s’est accru depuis cent ans, ce n’est pas que son prix ait diminué par rapport aux salaires, puisque la valeur d’une journée de travail ne représente pas plus de grammes de bœuf, en 1898, qu’au milieu du règne de Louis XV. Mais d’autres chapitres, en devenant moins lourds, ont laissé plus de latitude au paysan.

IV

Tel est, par exemple, le poisson, dont le développement des transports a modifié la qualité : si l’on excepte une étroite bande de terrain dans le voisinage immédiat des côtes, on ne connaissait d’autre poisson frais que celui d’eau douce. Dans les marchés passés pour la fourniture des princes et grands seigneurs, il était stipulé toujours que le pourvoyeur « ne devrait livrer aucun poisson mort, dans les localités sises sur une rivière ; » d’où l’on peut induire que, faute d’un étang ou d’un fleuve à proximité de leur résidence, des personnages très délicats se contentaient de poisson salé. Si tous les émules de Vatel avaient été piqués d’un amour-propre égal au sien, la race glorieuse des « écuyers de cuisine » n’eut pas tardé à disparaître, victime de son désespoir, parce que les arrivages de marée ne pouvaient être ni très bons, ni très sûrs.

L’écart entre le prix des poissons frais et salés demeurait considérable, aux temps modernes : un saumon de 0m, 80 de longueur se vendait à Paris, sous Mazarin, 40 francs, s’il était frais, 8 francs seulement, s’il était salé. Cent ans plus tard, un saumon de même taille, servi sur la table de Marie Leczinska, se payait encore 8 francs, à l’état salé, et ne valait plus que 28 francs, à l’état frais. La question du transport dominait si bien toute cette branche de commerce que les huîtres, conservées ou marinées, descendaient, au XVIIe siècle, jusqu’à 0 fr. 30 le cent, tandis que les huîtres en écailles, de moyenne grosseur, se vendaient au moins 3 francs. Quant aux huîtres vertes de Marennes, recherchées par les gourmets et seules admises à l’honneur de la table royale, elles revenaient à 17 francs le cent dans Paris.

En 1789, le kilo de carpes, perches ou brochets se payait 1 fr. 15, le kilo de bœuf, 0 fr. 66 seulement ; rapport aujourd’hui totalement changé. La viande de boucherie vaut beaucoup plus, à poids égal, que le poisson d’eau douce et même que le poisson de mer, à l’exception des espèces de luxe, enchéries le long des côtes, diminuées à l’intérieur. Le kilo de sole ou de turbot valait, au siècle dernier, 0fr. 70 à Brest ; il coûtait 5 francs à Paris où, de nos jours, son prix moyen ressort à 2 fr. 50, peu différent sur le carreau des Halles de ce qu’il est dans le port d’expédition. Et si l’on envisage seulement les sortes communes, raies ou congres ou cabillauds, dont le kilo varie de 30 à 75 centimes aujourd’hui, on constate que ces chiffres étaient, à peu de chose près, les mêmes sous Louis XV, quoique la consommation ait prodigieusement augmenté ; à Paris, depuis cent ans, elle a décuplé. L’alimentation a, par suite, changé de nature ; la consommation du hareng et de la morue, seuls poissons que mangeât le peuple de Paris au XVIIe siècle, n’a cessé de décroître dans la capitale : de 4 millions de kilos qu’elle atteignait sous Louis XV, elle est tombée à moins de 900 000, malgré l’accroissement de la population.

Le poisson frais, offert dans les villes, a relégué les « salines » dans la chaumière du paysan, qui naguère osait rarement y prétendre ; ainsi le progrès a beaucoup allongé la liste des comestibles, comme celle des matières servant à l’éclairage ou au vêtement. Ici, le prix des denrées anciennes, soit parce qu’elles n’ont plus qu’un rôle accessoire, soit parce qu’elles sont elles-mêmes plus abondantes, n’a pas augmenté dans la mesure moyenne du coût de la vie. La morue, vendue de nos jours 1 franc ou 1 fr. 20 le kilo, valait aux deux derniers siècles de 0 fr. 60 à 1 fr. 25, en général 0 fr. 80. La hausse est de 50 pour 100 à peine. Le hareng était moins cher au XVIIIe siècle : 6 à 8 francs le cent dans les villes du centre, 3 à 5 francs dans les ports de pêche ; mais, sous Louis XIV, il se vendait à un taux peu inférieur aux 11 francs qu’il coûte maintenant chez les marchands de détail.

C’avait été un luxe, en certaines périodes du moyen âge, quand on avait deux œufs pour 0 fr. 02, de manger un hareng de 0 fr. 06 ou 0 fr. 07. A la fin de l’ancien régime, la dépense semblait identique, le hareng ayant diminué, tandis que la douzaine d’œufs augmentait. Hausse très relative du reste, puisque la moyenne s’établit à 0 fr. 38, de 1601 à 1700, et à 0 fr. 30 seulement, de 1701 à 1790. La hausse des œufs est liée sans doute au développement de l’agriculture, à la diminution des jachères, où les poules vagabondes ne coûtaient rien à entretenir. Les œufs descendaient, il y a 200 ans, jusqu’à 0 fr. 18 la douzaine, au printemps, dans la campagne et montaient en hiver, s’ils étaient frais, à 0 fr. 75 au moment de la cherté annuelle. Des écarts analogues existent à nos halles contemporaines, suivant la saison et la grosseur. Au prix moyen de 1 franc la douzaine, la journée actuelle du manœuvre équivaut à 30 œufs ; elle en représenta d’ordinaire 25 au XVIIe siècle et 29 au XVIIIe. Sur ce chapitre, où la hausse pourtant a été si forte, le travailleur d’à présent est aussi bien traité que ses ancêtres. Peut-être même l’est-il mieux, si l’on considère que les œufs modernes sont en général plus gros que ceux de jadis, par suite du régime des volailles et de la sélection des races.

L’accroissement de bien-être est sensible, pour les fromages dont les types figurent encore sur nos marchés ; ils ont à peine doublé de prix ; le gruyère, qui vaut 1 fr. 25 à 2 francs le kilo, variait de 0 fr. 75 à 1 fr. 20, et les autres à l’avenant. Le beurre, bien que sa consommation ait singulièrement progressé, n’a de même haussé que du double : de 1 fr. 25 à 2 fr. 50 le kilo. Le plus renommé naguère, celui de Vanvres, s’achetait 4 fr. 50 à 5 francs ; celui des campagnes lorraines ou bourguignonnes ne valait, à l’état salé, que 0 fr. 45. La différence des prix, de l’hiver à l’été, devait être beaucoup plus sensible que de nos jours, en raison de la stérilité périodique des vaches. De là, sans doute, provenaient les prix élevés du lait, qui vaut, dans la même région, de 9 à 33 centimes le litre. La moyenne de 0 fr. 15, résultant des chiffres fournis par les diverses provinces au moment de la Révolution, est certainement très supérieure à la moitié de la valeur actuelle du lait.


V

Pour n’avoir pas à subir les adultérations raffinées que les découvertes récentes ont rendues possibles, le lait et le beurre n’en étaient pas moins soumis à diverses pratiques frauduleuses : le lait de Paris, dès le XIVe siècle, était souvent écrémé et baptisé par les marchands. Ce serait, au reste, une erreur de croire que la falsification des denrées alimentaires soit l’apanage exclusif du temps présent : les générations précédentes faisaient, en ce genre, ce qu’elles pouvaient ; elles y apportaient moins d’art, mais non plus de scrupules que nous.

Le vin seul suffirait à défrayer un chapitre. Les efforts faits dans le passé, avec plus ou moins d’adresse, pour modifier artificiellement le jus naturel du raisin venaient de ce que celui-ci souvent était détestable. Défauts du terrain, ou des cépages, ou de la fabrication, il fallut une éducation plusieurs fois séculaire pour remédier à tout cela, à travers mille tâtonnemens. Il y eut ainsi, dans toute la France, des provinces entières et, dans l’étendue de chaque province, nombre de surfaces où la vigne successivement fut plantée, puis arrachée, reparut de nouveau pour disparaître encore. Cela, sous diverses influences, économiques ou agricoles, fiscales ou politiques. S’inspirant des ordonnances du XVIe siècle, qui craignaient de voir le labour délaissé « pour faire plant excessif de vignes », des arrêts du Conseil, sous Louis XV, condamnaient encore à 3 000 livres d’amende les habitans d’une paroisse voisine de Bourges, qui avaient transformé sans permission quelques-uns de leurs fonds en vignobles.

Cependant, à quelques lieues de distance, des propriétaires convertissaient volontairement d’anciennes vignes en champs. Dans le Maine, l’Orléanais, en Normandie, en Ile-de-France, point n’était besoin d’opposer de barrières à l’envahissement des ceps ; ils se retiraient d’eux-mêmes ; leur rendement était trop faible, — une vingtaine d’hectolitres à l’hectare dans le bassin de la Seine ; — le vin obtenu ne rapportait souvent pas plus que les céréales et coûtait beaucoup plus à produire. »

C’avait été le rêve du moyen âge d’empêcher le vin « étranger » de venir faire concurrence à celui du cru, et par « étrangers » l’on entendait tous ceux qui ne sortaient pas des pressoirs de la seigneurie ou de la ville. L’idéal semblait être de maintenir un prix de vente réglé, en chaque localité, sur le prix de revient : à Bourg, en Bresse, l’achat du mâcon, du beaujolais, du bugey est sévèrement prohibé, au profit d’un certain « révermont » qu’il faut boire sous peine d’amende. En Languedoc, Gascogne, Provence, dans tout le Midi, chaque bourgade se condamne à absorber son vin jusqu’à la dernière goutte, par ordonnance du maire, et à le payer au prix fixé par arrêté municipal. Jurats et consuls tiennent la main à ce que les aubergistes n’achètent pas d’autres futailles que celles des habitans, et c’est par une faveur tout exceptionnelle que le curé est autorisé parfois à introduire pour sa provision quelques pièces du dehors.

Des barrières analogues à celles qui arrêtaient l’entrée des boissons avaient aussi été organisées sur chaque territoire pour paralyser leur sortie, théoriquement du moins, puisque, pratiquement, les vins voyageaient comme les blés, en vertu de tolérances ou de permissions fréquemment renouvelées. Quand la récolte était mauvaise, au siècle dernier, dans les régions où Paris s’approvisionnait, les marchands de la capitale obtenaient la suspension des taxes qui frappaient les vins, au passage de Rouen et du Havre, afin d’en faire venir par mer du Languedoc. A l’intérieur, les impôts perçus par le Trésor, sous des noms et formes multiples, la masse des petits profits de péage, contrôle, courtage, reliage, tirage, attribués à des fonctionnaires légalement interposés entre producteurs et consommateurs, doublaient aisément le prix d’achat. Le port et l’entrée à Paris d’un muid de 268 litres coûtait 50 livres en 1712, soit environ 150 francs d’aujourd’hui, en tenant compte de la valeur relative de l’argent.

J’ai recueilli, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, environ sept cent cinquante prix de vin ; de 1601 à 1700, très peu sont supérieurs à 100 francs l’hectolitre, sauf en une année de disette (1693), où le chiffre de 126 francs est pratiqué à Nîmes. Ce dernier taux, normal pour le vin de table fourni à la Duchesse de Bourgogne, n’est guère dépassé que par les bouteilles de vin d’Espagne ou des Canaries, payées jusqu’à 2 fr. 70 chacune. A l’autre bout de l’échelle, il ne manque pas de vins indigènes au-dessous de 10 francs l’hectolitre ; il s’en trouve d’inférieurs à 5 francs, lors des récoltes exceptionnelles. Le cardinal de Richelieu ne trouvait preneur du jus, défectueux à coup sûr, qu’il vendangeait à Rueil, qu’à raison de 4 francs l’hectolitre. Il se gardait d’en boire, ni de le faire boire dans sa maison. Celui qui était servi à Son Éminence revenait à 60 francs l’hectolitre ; pour les personnes de sa suite, il coûtait 39 francs, et 29 francs « pour le commun, » laquais et serviteurs de tout grade. Ce dernier chiffre se rapproche de la moyenne de l’époque, qui ressort à 22 francs. Le vin donné aux soldats était évalué à 11 francs l’hectolitre (1629), mais on ne pouvait espérer un pareil prix que dans le Midi, ou durant les années d’abondance. Les cours subissaient, en effet, des fluctuations inconnues à notre époque ; dans la région parisienne, où nous venons de citer des vins à 4 francs, nous en pourrions citer aussi à 60 francs. Ils varient en Bourgogne de 12 à 55 francs l’hectolitre, de 8 à 42 francs en Alsace, de 3 à 26 francs en Languedoc, de 6 à 40 francs en Provence.

Et s’il est vrai que, selon le cru, l’âge, l’année, selon qu’il est vendu en gros ou en détail, la valeur de ce qu’on appelle du « vin » est susceptible d’aller aujourd’hui de 7 francs à 1 000 francs l’hectolitre, — le premier chiffre se rapportant par exemple aux vins de l’Aude et du Gard en 1893, le second s’appliquant à des champagnes de grande marque ou à des château-yquem d’une date renommée ; — s’il est, par conséquent, impossible, de conclure, du rapprochement des chiffres d’une année à la suivante et, dans la même année, d’une ville à l’autre, que le prix des vins était sujet à des alternatives de hausse et de baisse plus brusques et plus saisissantes autrefois qu’à l’heure actuelle ; cependant, lorsqu’on suit les cours des mêmes vignobles durant un certain temps et lorsqu’on note le taux excessif atteint par des liquides très ordinaires, si la récolte venait à manquer, — Moulins, en 1710, paya le vin 100 francs l’hectolitre, et Mézières 155 francs, lorsque sa valeur moyenne était de 24 francs, — on peut se convaincre de l’état précaire où le défaut de circulation et l’absence de réserves suffisantes plaçaient à la fois les consommateurs et les producteurs.

Pour le vin comme pour le blé, la réglementation du commerce par l’Etat et les villes n’obtenait donc ni l’un ni l’autre des résultats qu’elle se proposait : assurer l’écoulement des marchandises aux époques de pléthore ; obvier, aux momens de pénurie, à la hausse démesurée. Le vin, qui peut être évalué à 19 francs l’hectolitre pour l’ensemble du XVIIe siècle, demeura au même prix de 1701 à 1790, mais avec une tendance à la baisse vers la fin de l’ancien régime. Comparé aux salaires, il avait au contraire légèrement enchéri sous Louis XVI. La journée du manœuvre représentait, tantôt 3 lit, 30 de vin, sous Richelieu, tantôt 5 lit, 30 sous Colbert. Elle tomba à 3 litres sous la Régence du Duc d’Orléans pour remonter à 4 lit, 80 sous Fleury et se réduisit ensuite à 4 lit, 10. Le journalier était donc, à cet égard, moins favorisé que de nos jours, où son gain de 2 fr. 50 correspond à 8 lit, 30.

La consommation du vin, par les classes laborieuses, aurait dû être par conséquent moitié moindre. En pratique, elle variait, bien plus qu’aujourd’hui, suivant les récoltes et les provinces. La piquette était la boisson commune des paysans, même dans des régions vinicoles ; les hospices du Midi, si l’année était mauvaise, ne donnaient à leurs malades que du « demi-vin » et, dans les campagnes du Nord, le jus du raisin était ignoré. « Sur 1 000 habitans de mon village, dit un curé de Picardie, je suis convaincu que 950 n’ont jamais bu de vin. »

Si les vins ordinaires n’avaient pas haussé, de Henri IV à la Révolution, les qualités de luxe étaient, durant la même période, devenues beaucoup plus chères ; résultat de l’aisance croissante des classes bourgeoises et du développement des transports. Les bons crus de Bourgogne s’achetaient de 100 à 150 francs l’hectolitre, le chambertin monte à 180 francs, le montrachet à 280. Le Champagne mousseux, qui se vendait 1 fr. 60 la bouteille à Paris, par « mannequin de 100 flacons, » vers la fin du règne de Louis XIV, valait 2 fr. 25 en 1751 et jusqu’à 3 francs en 1790. Le bordeaux, dont la vogue était récente, puisqu’il avait toujours été défendu jusqu’en 1763 d’en servir sur la table royale ; le bordeaux, qui, longtemps, n’avait été connu en France que sous les noms génériques de « blaye » ou de « libourne, » voyait au moment de la Révolution ses « châteaux » de Laffite et de Latour cotés 160 francs l’hectolitre dans la capitale.

De toutes les denrées qui précèdent, l’offre et la demande réglaient plus ou moins la valeur : le sel, au contraire, était plutôt un impôt qu’une marchandise, puisqu’il arrivait, par suite des droits, à coûter au public 30 fois plus que le fermier des gabelles ne l’achetait aux salines. En certains districts, du moins, car la taxe était singulièrement inégale. Le royaume se divisait en catégories, dont les unes — pays de francs-salés — payaient peu ou point, dont les autres supportaient une charge écrasante. Ces territoires diversement grevés étaient si enchevêtrés les uns dans les autres que, pour réprimer la fraude, l’administration financière fut amenée à établir une aggravation nouvelle, les « greniers d’impôt, » dans le voisinage des régions privilégiées.

Là, les habitans étaient tenus de prendre tous les ans une certaine quantité de sel et, « s’ils ne le vont quérir, on le porte chez eux et on les contraint de le payer, même par emprisonnement de leur personne. » En principe, les laboureurs dont la cote de contribution directe était inférieure à 3 francs pouvaient se soustraire au sel obligatoire ; en pratique, on les y soumettait. L’appréciation arbitraire des commis, prétendant savoir ce que chaque famille en doit absorber, ne permettant pas de l’économiser outre mesure et ne faisant pas grâce d’une once, soulevait des protestations amères. Pour l’ouvrier des provinces de « grande gabelle, » qui payait le sel 1 fr. 50 le kilo sous Louis XVI — soit 3 francs de notre monnaie — et en usait un ou deux kilos par mois suivant le nombre de ses enfans, cette seule denrée absorbait à coup sûr une part supérieure à 3 pour 100 du budget, part que nous estimons représenter de nos jours l’ensemble des dépenses d’épicerie dans un ménage rural. Il est vrai qu’en 1898 le manœuvre, dont le salaire a d’ailleurs triplé, n’achète son sel que 20 centimes le kilo.

VI

L’histoire des prix du travail montre qu’ils n’ont eu aucune corrélation, ni avec le coût de la vie, — ce qui vient d’être dit pour l’alimentation est également vrai pour toutes les autres dépenses, — ni avec les progrès agricoles, mais que les salaires s’étaient proportionnés, jusqu’à notre siècle, au mouvement de la population et à l’étendue de terre disponible. Ainsi, le XVe siècle s’était signalé à la fois par l’enrichissement des possesseurs du sol et par un appauvrissement inouï des prolétaires. Ni l’adoucissement des mœurs aux temps modernes, ni l’affranchissement de la Révolution n’avaient pu remédier à cette décadence du bien-être populaire. On ne se souvenait même pas, en 1789, qu’il eût jamais existé pour l’ouvrier un état meilleur dans le passé, et l’on n’en concevait pas de plus avantageux dans l’avenir.

A la fin du premier tiers de notre siècle, est entrée en scène une force nouvelle : la Science. Elle a multiplié pour l’homme la faculté de produire les objets utiles ou agréables à l’existence, de telle sorte que le vieil équilibre entre la population, la terre et les subsistances s’est enfin trouvé rompu et que la hausse du taux des salaires a dépassé l’accroissement du nombre des bras. Le rôle de l’Etat, dans ces reculs ou ces progrès, a été nul : jadis, l’autorité ne s’occupait des salaires que pour les réduire et la loi, mise au service des consommateurs, était injustement plus favorable aux employeurs qu’aux employés. Volontiers elle pencherait maintenant dans l’autre sens. Toutefois, esclave hier, libre aujourd’hui, despote demain peut-être, le travailleur qui a connu dans le passé de bons et de mauvais jours, sans que l’Etat ait été pour rien dans les uns ou dans les autres, ne paraît pas pouvoir dans l’avenir, par sa volonté propre, influer sur le taux de la main-d’œuvre ; la preuve, c’est que les corporations fermées du moyen âge, elles-mêmes, n’ont pas réussi à procurer à leurs membres une condition meilleure que celle des ouvriers isolés : monopoles, privilèges ou entraves n’ont eu ni avantage ni inconvénient pour la rémunération des uns ou des autres.

Torturée par la Science, qui lui dérobe ses secrets un à un, la Nature se laisse approcher et se résigne enfin aux assauts qu’on lui livre. Nous avons forcé ses élémens à s’accoupler à notre guise, domestiqué le feu et l’eau, le sol et l’air, et mis quelque peu la foudre en bouteille. Pratiquement il en est résulté ceci : une heure de travail manuel, évaluée en pain ou en drap, en éclairage ou en boisson, procure maintenant moitié plus de denrées ou de marchandises qu’elle n’en procurait en moyenne, il y a cent ans. Le travailleur jouit ainsi d’un bien-être moitié plus grand que celui de ses aïeux immédiats. Comment donc ne se félicite-t-il pas sans cesse d’être venu au monde en un temps si favorable ? Pourquoi gémit-il, au contraire, lui qui est riche, tandis que les générations précédentes ne se plaignaient pas, quoiqu’elles fussent pauvres ?

Sans doute, c’est que le bien-être ne contribue que dans une faible mesure au bonheur ; il agit dans un domaine étroit en somme, satisfait quelques appétits, mais ne garantit pas la première de toutes les joies physiques, la santé. Pour les souffrances de l’esprit, pour les chagrins du cœur, la crue du bien-être est indifférente. La vie à cet égard demeure dure, mauvaise ; si mauvaise et si décevante que, chaque jour, quelques-uns d’entre nous volontairement la quittent et que beaucoup regardent comme une délivrance l’heure où ils seront quittés par elle.

Mais quoi ! ces douleurs morales, vieilles autant que l’humanité, ne provoquent pas plus de révolte, à notre époque et dans notre pays, qu’elles n’en suscitaient naguère. D’où vient que ce peuple et ce temps, assouvis de jouissances insoupçonnées par les autres peuples et les autres temps, est précisément indigné contre son sort sur ce seul chapitre où il devrait se réjouir ? Ouvriers de la douzième heure, pour qui s’est allégé le poids de l’antique et universelle misère, nous protestons avec fureur contre une destinée que les ouvriers des heures matinales eussent rêvée à peine ; eux qui acceptaient sans murmurer leur infortune, qui l’acceptent encore dans ces trois quarts du globe où l’homme est loin de pouvoir se repaître comme une vache dans un bon pré.

Il semble que le civilisé du XIXe siècle, depuis qu’il est vêtu, s’aperçoit de sa nudité ; la boisson dont est rempli son verre lui révèle la soif, et la conscience de ce qu’il possède engendre chez lui le sentiment de la privation. Il se connaît tout à coup misérable ; il l’est par conséquent, comme a dit Pascal, puisque c’est être misérable que de se connaître tel. Le fellah, le moujik, le paria, le bédouin, le nègre ou le Peau-Rouge ne se connaissent pas misérables ; aussi ne le sont-ils pas. Est-ce donc l’ultime résultat de la civilisation que de faner les fleurs en nos mains à mesure qu’elle nous les donne à cueillir et de nous prodiguer des pains qui se changent en pierres ? Dans l’ordre intellectuel, si la majorité du genre humain avait conscience de sa médiocrité, elle serait inconsolable. L’amour-propre individuel nous préserve de ce malheur, parce qu’il est moins aisé d’apercevoir la modicité de son esprit que celle de ses ressources, comparées à ses désirs. Misère de comparaison, en effet, les plaintes actuelles n’ont pas d’autre origine. L’inégalité des fortunes subsiste ; elle semble insupportable à l’âme inquiète et compliquée de notre démocratie ; tandis que les cervelles en friche du peuple féodal, où l’hommage était l’unique lien, ne concevaient point d’autre monde ; et que, même sous l’ancien régime, lorsque le respect immobilier des âges antérieurs s’évaporait lentement, la plèbe des « chers et bien-amés » sujets avait encore le privilège de ne point voir la hiérarchie d’aisance qui s’étageait au-dessus de sa tête.

Le pouvoir ayant été transporté depuis cent ans du roi à la nation, d’une poignée d’individus à l’ensemble des citoyens, comme la majorité des citoyens se composait de travailleurs manuels, par cela seul qu’il était l’égal des autres citoyens, le travailleur devenait leur maître, puisque le « nombre » régnait et qu’il était le « nombre. » On s’avisa donc que le peuple existait ! le peuple, la foule, que l’on n’aperçoit tout le long de notre histoire qu’à travers un nuage, figurant dans un lointain vague, en quelques préambules d’édits qui s’inquiètent d’abord de faire son bonheur et finissent par lui demander simplement de l’argent.

Les hommes d’État de jadis, même quand ils jaillissaient de la plèbe, — il y en eut de ceux-là, — commençaient par l’oublier pour s’adonner à quelque œuvre grandiose, capable d’immortaliser leur nom. Aussi arriva-t-il que les momens où « la France » était le plus heureuse furent souvent ceux où « les Français » étaient le plus malheureux ; que le pays faisait à la fois l’admiration du monde et le désespoir de ses habitans. Les hommes d’État contemporains, même quand ils sont nés aux sommets, ont pour souci principal de plaire aux travailleurs et la concurrence s’établit à qui leur plaira le mieux. On leur a donné tout ce que peut donner la législation politique, mais ils se trouvent médiocrement satisfaits. C’est du pain qu’ils voudraient plutôt que des lois ; du pain, c’est-à-dire un bien-être plus large encore avec de plus amples loisirs. Cependant les députés ne savent comment s’y prendre. Ils n’ont à leur portée, dans les cartons, que des lois toujours et pas de pain. Si l’on essayait de faire du pain avec des lois ? C’est la question qui se pose.

De nobles réformes politiques s’étant trouvées accomplies à une époque peu éloignée de découvertes scientifiques prodigieuses, beaucoup de gens ont cru qu’entre les deux choses il y a un rapport quelconque, bien qu’il n’y en ait absolument aucun : l’ouvrier de 1835 ressemblait beaucoup comme salarié à celui de 1788 dont il différait si fort comme citoyen ; l’ouvrier de 1898 est semblable, comme citoyen, à celui de 1848 dont il diffère si fort comme salarié. La science et la politique ont leurs domaines distincts ; la première donne le bien-être, la seconde donne la liberté et la justice. Pour forcer l’État à sortir de sa sphère, des méchans et des naïfs affirment à la masse qu’elle est spoliée. Ils ne savent pas, hélas ! à quel point on les croira. Le trésor qu’ils promettent n’existe nulle part, mais le regret d’être privé de cette richesse imaginaire suffit à gâter, pour la foule, le charme des biens nouveaux et réels dont ce siècle l’avait gratifiée.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1896 et 15 juin 1898.