Paysages introspectifs/Tout sentir

Paysages introspectifsHenri Jouve (p. 71-81).

II

Sur la crête de l’âme


Je ne suis pas cet homme frêle que vous voyez ; mais seulement j’y habite.
Barrès.

Tout sentir

À Adrien Mithouard

Sentons-nous tous ces soirs tissés comme une trame,
Où s’épingle, on dirait, l’étoffe de nos âmes ?

Sur le métier d’azur ils sont tendus ces soirs,
Tellement qu’on perçoit des laines se douloir.

Quel fil se rompt dans le silence de nous-mêmes ?



Sentons-nous tous ces sons de la terre qu’essaime
L’air toujours en allé vers d’éternels là-bas ?
Dièses d’amour mêlés aux carillons des glas,
Séquences des forêts fluctuantes d’arpèges.
Flûtes frêles des joncs aux flonflons encor grèges,

Halliers tout crissotants, soupirs des boulingrins ;
Entendre par la nuit tiède germer un grain,
Craquer l’effort nouveau des racines qui poussent,
Être là pour noter leurs hans et leurs secousses,
Ouïr au bord des espaliers mûrir les fruits :
Tous ces sons ! Tous ces sons !… Entendre aussi la nuit,
La nuit balbutier de confuses paroles,
Dire des mots inachevés comme une folle,
Et cependant si beaux, si douloureux, si doux,
Qu’un instant l’enfant s’est réveillé.....



Qu’un instant l’enfant s’est réveillé..... Sentons-nous
Ces couples de parfums que la bise dérange,
Venus d’où ? De pays invus, parfums étranges
Que des arbres tordus d’agonie ont sué,
Que des roseaux, verdis de fièvre et ponctués,
Balancent dessus les nécropoles lacustres,
Parfums troublants des baobabs qu’un soleil lustre,
Opuntias, nopals, cactus exaspérés
De chaleur, quisputez de vos fruits couturés
Des empyèmes gras aux arômes revèches,
Ineffables senteurs des forêts de Campèche
Qui portez jusqu’au ciel votre bouquet de chair
À peine édulcoré au souffle de la mer.



Plus près de nous, suavités moins frénétiques
Des glycines et des nymphéas aquatiques,
Dont le cœur blanc énamouré surgit de l’eau,
Dans l’immobilité funèbre d’un flambeau ;
Pyrotechnique élan des œillets écarlates,
Dont les sachets d’odeurs dans la nuit chaude éclatent ;
Torrents de bleus, ruisseaux lilas, océans clairs,
Desquels évaporés l’âme cotonne l’air ;
Cœurs en boutons, virginités que le Temps fauche,
Voluptueux pistils, anthères en débauche,
Poussière des pollens que le vent fait sortir,
Ovaires fécondés, fruits en fleurs,
Ovaires fécondés, fruits en fleurs, Vous sentir !



Et ces émois secrets, ces gouttes de scrupules
Qui pleuvent sur l’esprit débile et l’acidulent,
Ces caresses des mains qui brisent les sarments
De nos vignes d’amour, et si négligemment
Que la grappe s’incline et s’émiette sans cause.
Et que le cep périt sans souffrir autre chose
Qu’un peu de sève en désespoir qui pleure au bout !
Ah ! ces sursauts intérieurs du cœur qui bout,
Tandis que s’accentue à peine davantage
La barre du sourcil, cette voix du visage !



À ceux-ci cloisonnés en d’intimes douleurs
Leurs angoisses sans cris ! leurs navrances ! et leurs
Renoncements muets à ceux-là qui sourient
D’avoir détruit le nid sacré des rêveries,
Pour capter, insensés, l’existence en leurs mains,
Et de s’être arrêtés quelque soir en chemin,
Pour regarder s’enfuir vers le Château des Ombres
Leur vivante durée et son continu sombre !



Et ces chagrins à fleur de peau, presque charnels,
Qui répandus sur tous demeurent personnels ;
Ce besoin de baisers surgis selon nous-mêmes
En d’autres comme nous qui sans savoir nous aiment ;
Ces chaque diamants que l’amour a dissous
Dans le vinaigre de nos cœurs
Dans le vinaigre de nos cœurs les sentons-nous ?


Il faut sentir ; il faut dilater noire vie ;
Que l’univers soit inversible et qu’il dévie
Vers nos transports au point d’y tenir tout entier.
Gagnons les grands bassins, entrons dans les chantiers ;
Que nos êtres les uns sur les autres s’ajustent,

Et qu’ils forment un flanc de carène robuste,
Capable de frôler tous les flots d’océans,
Et de blottir en soi chaque heu d’ouragan.
Éperdument cinglons les havres chimériques,
Orientés vers de nouvelles Amériques,
Et soupirant après d’autres Alléghanys,
Larguons nos sens pour atterrir dans l’Infini.



Il faut sentir, il faut s’agrafer chaque arôme,
Tout ainsi qu’Épicure accrochait ses atomes.
Il faut être ces sons langoureux et charmants ;
Il faut être la nuit, être ces soirs vraiment.
Vivons en une fois la vie universelle,
Celle qui sourd de l’âme des cailloux et celle
Dont le foyer nous éblouit de ses rayons ;
Affirmons-nous, réalisons nos jours, soyons,
Jusqu’à filtrer la transpiration féconde
Du Juste aux Oliviers qui a sué le monde.
La vie indifférente ou triste, la vêtir
De sentiments ; aimons vivre pour mieux sentir.
Être escient des choses qui dans l’ombre émanent !
Rentrer en soi ! sentir sécréter ses organes !
Et clore en sa poitrine, à ce point affectif,
La palpitation d’un cœur écorché vif !



Il faut être surtout les douleurs de nos frères,
Leurs désespoirs aigus, tous ces maux séculaires
Qui injectés font sangloter comme un enfant
L’homme, centre nerveux de nos membres souffrants.
Car chaque geste inconscient qui nous enlace
Accuse notre type et résume la race.
Un peu de nous circule en tous, et dans chacun
Sont charriés les caillots noirs d’un sang commun.
En toi mon pouls éclate et tes veines m’arrosent,
Et j’ai communié ton sort par endosmose.



Et donc c’est notre faute, et notre faute si,
Surabondants de chairs et par l’âge durcis,
Malgré ces liens spirituels qui nous fiancent,
Nous restons sourds aux gazouillis des ambiances.
Car le juste qui voit du psychique en tout lieu,
Titube d’idéal et s’enivre de Dieu,
Ayant posé sa tente aux fontaines de grâce.
C’est pourquoi je le crie au fin fond de l’espace :
Anathème sur ceux, pharisiens impurs,
Qui n’auront point vêtu leur nudité d’azur ;
Ayant répudié les étoiles sereines,
Ils languiront l’éternité dans la géhenne.
Et ceux-ci tous, ayant des yeux, qui n’auront vu

Quelque rayon baigner l’esprit en l’Absolu,
Tandis que bruissaient des murmures d’abeilles,
Et qui collant un coquillage à leurs oreilles,
N’auront point quelque soir compris ce qu’avait dit
Jadis la voix du Paraclet, qu’ils soient maudits
Et qu’ils grincent des dents au jardin des supplices !
Éveillons-nous, frôlés par ces ailes qui glissent
Dans le matin brumeux d’un mystique printemps.
Ouvrons les yeux à l’Infini, la vie étant
Une présence exubérante et pleine d’âmes
Attirantes ainsi que des blondeurs de femmes
Dont nos esprits seraient les somptueux époux.



Ah ! pouvoir tout sentir, toujours, avec tout nous !…