Paysages introspectifs/L’aveugle

Paysages introspectifsHenri Jouve (p. 95-124).

L’aveugle

μύσαντα ὄψιν
Plotin


La route se déroule au loin jusqu’aux vallons,
Éternellement longue et courbe, où nous allons
Deux à deux, pas à pas, mystique théorie,
Qui pleure dans les bois la double allégorie
Des chênes abattus à côté des aînés,
Et des foyers, jadis flambants, abandonnés ;
Et qui chante, le soir, quand naissent sous la nue
Les détours effacés d’une immense avenue,
Dont l’aboutissement se fond avec le ciel,
Dans un espoir lointain et consubstantiel.
Ô douce illusion ! malgré l’expérience
Des arbres écroulés et de la conscience ;

Malgré les jours vécus, ô triste cécité
Des chemineaux errants vers la félicité !
De croire que là-bas, par derrière les brumes,
Resplendit l’idéal et l’oracle de Cumes,
Et qu’on verra monter des nymphes sur la mer,
— Illumination de notre rire amer : —
Pauvres bigles venus aux banquets de Sylvie,
Qui broyons lentement notre tranche de vie.


Entre les peupliers du long chemin poudreux,
La mamelle des nuits verse son lait cendreux,
Qui sur les talus verts s’étale en larges flaques,
Où dorment, sur le dos, dans leurs vieilles casaques,
Les satyres ventrus, ivres et débauchés,
Bouche ouverte, semblant boire encore, couchés
Dans les ors des genêts et l’argent de la boue,
Ce laitage pressé qui coule sur leurs joues.
Tous ces clous de saphirs piqués au toit d’azur,
Percent de leurs reflets striés le clair obscur,
Et l’horreur d’un Silence énorme et lourd, encombre,
Fatidique rocher, l’immensité de l’Ombre :
C’est l’heure de la Vie.


C’est l’heure de la Vie. Ikanor est très vieux.
L’automne l’a chassé des climats pluvieux ;
Et malgré ses beaux yeux fermés à la lumière,
Il marche sans fin vers un désir de chaumière,
Au chaume roux, au seuil magique, au lourd plafond,
Étoilé d’infini, tendu d’azur profond,
Où l’Être s’enlinceulle en un tombeau de flammes,
Et sent sur les parois des frissons d’oriflammes,
Souffles avant-coureurs du céleste Orient ;
C’est pourquoi le vieillard avance en souriant.


Chimères de l’errance ! utopique mirage !
Qui montre le soleil et qui cache l’orage....
 


Sur ses pas chancelants, bel ange sibyllin,
Qu’on croit immatériel sous sa robe de lin,
Marche Dellayra, la fille de ses filles,
Dont le gazouillement fait l’ombre des charmilles
Sur les migrations blanches du pèlerin ;
Dont le baiser a la fraîcheur du tamarin.
Qui dans ses balancers estompe et colorie
Le ruisseau vénérable aux rides de scorie,

Et lègue à ses cailloux le spectre de Pyrrha :
Mais jamais Ikanor n’a vu Dellayra.


Les arbres font neiger sur leur front la charpie
Des feuillages jumeaux que la lune estropie,
Et transperce du dard lascif de son rayon.
Ils s’avancent. L’aïeul est vêtu du sayon
En poil de chèvre, où pend le givre des années ;
La jeune fille a la candeur des matinées,
Avec la tresse blonde et l’hermine des pieds,
Et les cordons de la sandale autour liés,
Et cette exhalaison de la grâce efficace ;
L’aveugle a le bâton noueux et la besace ;
La vierge, les conseils de l’ange gardien.
Ils s’avancent. —


Ils s’avancent. — Enfant, ton chant quotidien
Se prolonge ce soir comme un écho sonore

Dans mon cœur de vieillard apaisé : Lourd Centaure,

J’ai passé ma jeunesse à chasser dans les bois
L’ombre de la Dryade et j’ai fui le hautbois.

J’étais fort mais sans art, hennissant mais inculte,
Je voyais le Soleil, mais la pensée occulte
Me fut cachée aussi longtemps que j’eus des yeux
Charnels et que j’eus soif de plaisirs glorieux.
Mes filles n’avaient pas les douceurs vaporeuses
Des jardins aux parfums subtils des tubéreuses,
Et leurs voix n’avaient point la rumeur du palmier,
Près des ravins, quand l’aquilon vient émier,
Au temps de l’équinoxe et des longues angoisses,
Les dards victorieux des palmes qui se froissent.
Lorsque je me penchais sur le bord d’un étang
Vaguement empourpré de ces perles de sang,
Que distille au déclin du soleil dans les haies
La tristesse du pin ou l’horreur des saussaies,
Et que je contemplais le transparent profond ;
Ni l’Idée au vol pur, ni les songes qui font
Planer dans notre esprit les aigles du génie,
Ne s’envolaient des joncs où se mire Uranie.
La contemplation des couchants empourprés ;
Des vagues formes d’ombre errantes dans les prés ;
Des nocturnes oiseaux qui gîtent dans les chênes ;
L’aspect intérieur des aurores prochaines ;
Des acheminements d’humains vers les syndics ;
Le flamboiement des yeux d’onyx des basilics,
Qui fixent les passants et leur livrent l’énigme ;
Les mains des égarés cherchant un paradigme

D’oraison, pour bénir les torches de la Paix ;
Le bien-aimé Calvaire et l’olivier épais,
Où peut-être viendront s’agenouiller les files
Des pécheurs convertis ayant quitté leurs îles ;
Tout demeurait latent, tout m’était inconnu :
J’allais sans regarder mon Âme et j’étais nu,
Je voyais.
 


Je voyais. « L’âge vint. L’oiseau de la tempête
Tournoyait bienfaisant au-dessus de ma tête,
Jetant de l’ombre sur mon passé nonchalant,
Et des fleurs à travers le hâle pestilent
De mon cœur insensible au murmure des plages,
De mon cœur encor sourd au bruit des attelages
Traînant au bord des flots les jeunes bataillons.
Ses deux ailes soudain tracèrent deux sillons
Enflammés, et l’oiseau s’abattit sur la côte
Où j’errais, sans songer à cette Pentecôte.
Heureux celui qui frappe aux portes de Damas !
Aussitôt j’ai senti l’annonce des frimas,
Malaise inconscient et vague lassitude
D’un égotisme errant et d’une solitude
Odieuse aux humains, inutile aux vertus

Des apôtres du lendemain, qui sont vêtus
De lumière et d’amour, et qui viennent étendre,
Le long du gouffre sombre et de l’affreux méandre,
De la vie, un vélum irradié d’azur.


« L’orage est le clairon des triomphes futurs,
Et le Malheur, le char qui traîne au Capitole
Le vainqueur de son Moi nimbé d’une auréole,
Phare de ralliement aux mondes ballottés ;
Cependant que la foule, assemblée aux côtés
Des sept chevaux cabrant leur fougue ruisselante,
Fait lever sous ses pas la poussière brûlante
Que le vent coupe au loin en lanières de fouet.


« Hélas ! j’ai consommé le lin de mon rouet
À filer des linceuls à mes filles tuées
Par l’orgueil monstrueux ; viles prostituées
Que ma vieillesse ne pouvait, étant trop blême,

Instruire et détacher des biens charnels : Moi-même,

J’ignorais la saveur des sacrifices lents.
Les sels marins sur mon pelage ruisselant,
Parfumé du limon fertile et d’algues vertes,

Que reniflait de loin la narine entr’ouverte
Du chèvre-pied gourmand et du faune brutal,
Avaient couvert mon dos d’aiguilles de cristal,
Comme pour me garder vierge dans ma simplesse
Et ceint mon cuir bruni d’une cuirasse épaisse.
Libre dans mon domaine, invincible et méchant ;
Sourd aux flûtes de Pan et sourd à tous les chants
De l’âme végétale éparse en la Nature,
Trop faible cependant pour franchir la clôture
De la mer visuelle et des bois relatifs,
Je galopais alors, joyeux, bien que captif
Des liens apparents et pesants de matière,
À travers les taillis des mondes sans frontières.
Les marais ont gardé ma trace, et mes sabots,
Durcis aux pentes des rochers et des îlots,
Se sont dorés au sable aurifère des Ganges.
J’ai baigné mon poitrail tout encroûté de fange,
Dans les cryptes du Nord où pendent les lichens ;
Et pour me délasser, couché dans les gramens,
En un lit tavelé d’orchis et d’anémones,
Je humais doucement l’arôme de Pomone,
Et je regardais battre en un demi-sommeil
Mes deux flancs écumeux qui fumaient au soleil.


« Jusqu’au soir où la voix encore insoupçonnée,
La voix d’aube, la voix claire, la voix innée
De mon être latent, obscur, tout engourdi
Dans sa torpeur de bête illusoire, m’a dit :


« Monstre à la robe fauve, au poitrail de brute,
Quoique le Pelion et TOssa répercutent
Ta vanité sonore et tes hennissements,
Tu t’ignores toujours à toi-même et tu mens
Aux aspirations d’âme dont tu palpites.
Ô crédule insensé ! parce que les Lapithes
N’ont pas voulu fixer sur tes membres veinés
Le terrible frisson de leurs traits empennés ;
Parce que, tu connus l’immortelle clémence
Des antiques forêts et des brandes immenses ;
Parce que bien repu de venaison et las,
Au soir de tes exploits champêtres, tu moulas
Ton ventre dans la glaise et dans les fondrières,
Et que tu sus prévoir l’attaque meurtrière
Par tes jarrets cerclés de grands muscles de fer ;
Parce que tu n’as point médité ni souffert,
Ni pleuré par l’amour, ni gémi sur les causes,
Le principe et la fin qui dérobent les choses
À notre esprit étroit, inapte à contenir

Le passé que refait l’actuel devenir,
Et chacun des instants d’une pure durée ;
Parce que ta jeunesse obtuse et figurée
A fait mentir ton type, a méconnu ta loi
Et cette humanité que tu portes en toi ;
— Tu dédaignas tourner tes yeux imperturbables
Vers les dilections des hommes tes semblables,
Centaures comme toi, jadis, et transmués
Depuis, en êtres conscients perpétués.
Méchant, tu t’es cru bon ; captif, tu t’es cru libre ;
La divine douleur n’a pas ému la fibre
De ton être étouffé sous tes langes de chair ;
Et malgré tes regards affamés et ton flair,
Tu n’as point vu les fruits, à la branche féconde
Qu’aucun homme ne coupe et qu’aucun vent n’émonde,
Pendre jusqu’à tes bras leurs velours radieux,
Pour te laisser cueillir la science des dieux.
 


« Mais le jour décisif a lui dont tu disposes ;
Laisse-toi dévaler vers les métamorphoses.
Et rejette les mœurs velues de ta forêt.
Car dans ma prescience, ô Centaure, il me plaît
Que tu brises les nœuds de ta vieille enveloppe,
Et que tu quittes l’ombre où les faunes galopent.

Un soir d’oubli s’endort sur ton passé maudit ;
Ne fais pas démentir tout ce qui fut prédit.
Éteins le flamboiement de ta paupière ; expie
Tes visions de l’univers par diplopie,
Et chacun des aspects du grand cosmos faussé
Par les envoûtements de la blonde Circé.
Regarde en toi la source où le sage s’abreuve :
Sape la digue étroite, esprit grand comme un fleuve ;
Et que la verge en main, blanche, Dellayra
Frappe au rocher fécond de l’âme ; il vomira
Le flot sacré, le flot lustral cher à Pégase :
Toute la pureté des cascades d’extase.
Ainsi tu puiseras à même le torrent
Intérieur de tes bienfaits persévérants
La vertu sainte et les conseils des monitoires ;
Et les peuples ravis se pencheront pour boire
La parole de vie et le mot rédempteur
Émanés de ton souffle, ô Verbe créateur !
— Donc avance à l’assaut des lumineux portiques ;
Sors transformé de ton sentier érémitique ;
Marche vers les cités ignorantes de toi ;
Marche vers les tribus aveugles et sans foi ;
Marche vers l’insulaire impie, o patriarche !
Marche toujours vers l’âme de tes frères, marche.



« Avec le glaive étincelant du séraphin,
Cloué d’or, dans ta dextre irradiée, afin
D’exterminer l’ambition des faux prophètes,
Et les retranchements des lâchetés secrètes.


« Entends-moi, sagittaire aux poignets endurcis,
Je suis la voix de l’âme et je te dis ceci :
L’aube naît, le printemps chante, les temps sont proches
Où tu verras bondir d’amour les vieilles roches,
Ainsi que des béliers à l’ombre du bercail ;
Les soleils flamberont et la terre en travail
Bénira ton passage et fleurira ta course ;
Les fleuves, étonnés, s’enfuiront vers leur source ;
Les morts, depuis longtemps drapés dans leur trépas,
Se dresseront au bruit glorieux de tes pas ;
Les vivants marqueront leur front dans la poussière.


« C’est pourquoi, laisse là ta dépouille grossière ;
Revêts l’habit de lin de tes frères en Dieu ;
Qu’il cache ton orgueil et qu’il blanchisse un peu
Sous son éclat divin, ta souillure animale.
Vois ta personne, vois ta grâce baptismale.

Incarne-toi en ta splendeur selon l’Esprit,
Et respecte ta chair comme c’était écrit.
En toi j’ai mis ma complaisance, et je te somme
D’être pur, d’être beau, d’être sombre, d’être homme. »


« Ainsi parlait la voix de mon Être. Soudain
L’arôme irrespiré d’un céleste jardin
M’enveloppa d’une langueur d’apothéose.
Je sentis dans mes flancs s’épanouir des roses,
Dont la bouche de sang mêlé de gouttes d’eau
S’effeuillait en baisers au vent des renouveaux.
Les trésors odorants des cornes d’abondance
Semblaient pleuvoir en épis drus, en grappes denses
Sur ma tête, et se pendre aux branches des chemins.
Je cueillais des bouquets de lis à pleines mains.
Mes larmes ont coulé longtemps, et leur dictame
A parfumé mes jours. J’ai respiré mon âme,
Et j’ai vu transparaître à travers mon poitrail
La clarté liturgique et chaude d’un vitrail.
J’étais homme. Ô principe éternel à nous-mêmes
Vous aviez transmué la pierre en diadème,
La brute en dieu, l’instinct en raison, le fini
En minute sans fin ! Aussi soyez béni,
Dans la miséricorde amoureuse et féconde

De vos sages conseils qui tout bas nous secondent !
Soyez bénie, Essence immanente aux pécheurs,
Dans votre voix intime et pleine de fraîcheur !
Vous avez fait entendre à mon esprit en proie
Aux doutes nonchalants, la clameur qui foudroie,
Mais qui m’a redressé, soudain, transfiguré.
Soyez béni dans vos desseins, Souffle inspiré,
Qui retournez les cœurs, qui déliez les lèvres,
Qui remplissez d’émoi, d’enthousiasme, de fièvre,
La poitrine débile et les organes morts !
Soyez béni, grand Devenir, ô pain des forts !
Soyez béni, saint Idéal, douleur pressante !
À jamais en l’accord des voix retentissantes.


« Puis j’ai jeûné, puis j’ai prié, puis j’ai souffert,
J’ai plongé mes regards dans mon être entr’ouvert,
Tout frissonnant d’amour en sa chair asservie.
J’ai contemplé mon âme et j’ai compris la vie.
J’ai compris le silence, et que tout était faux.
Hors le jour qui jaillit par delà les tombeaux,
Rayon illucescent et splendeur hostiale
Des firmaments de la Sagesse initiale ;
Hors le feu réversible issu de Jéhovah ;
Hors la source d’eau vive où l’Être s’abreuva,

Avant que d’informer les corps pétris de terre ;
Hors l’invisible environnant ; hors le mystère,
Dont l’effluve exalé baigne notre horizon ;
Hors les miroirs de la Nature où nous lisons
Le soir au bord des bois notre âme qui s’allonge ;
Rien n’est perçu, rien n’est réel, tout est mensonge.


« Et pour mieux parcourir en moi l’orbe des cieux,
J’ai crevé ma paupière et j’ai fermé les yeux
Au soleil mensonger des apparences vaines.


« Alors un sang régénéré gonflant mes veines,
Je m’élançai drapé dans mon humilité
Jusqu’au bas des remparts de la jeune cité,
Inexpugnable avec ses murailles rocheuses,
Couvertes d’épiniers et de ronces lépreuses,
Et ses créneaux taillés au marbre du péché
Par les vils mécréants destructeurs de Psyché.
C’est là que sommeillait, mort à toute espérance,
Tout un peuple sauvage et captif d’ignorance,
Après avoir bâti lui-même sa prison,
Et rivé son boulet au mur de la raison ;

C’est là qu’avaient grandi tant de gloires passées,
Dans l’ivresse, la honte et les fausses pensées ;
C’est là que s’agitaient au milieu des combats,
Tant d’esprits inclinés vers les choses d’en bas,
— Pauvres déshérités que la richesse obère.


« Au choc de mon bâton les murailles tombèrent
Et le sombre donjon roula dans le ravin.
Je franchis, emporté par un débord divin,
Les fossés nivelés sous l’amas de décombres
Et je criai : « Vous qui souffrez, sortez de l’ombre,
Où les excès de votre orgueil vous ont scellés.
Vos gardiens sont morts et vos murs ont croulé
Au seul bruit de mes pas sur ces pierres maudites.
Vos cœurs fiévreux ont soif d’amour, de pitié, dites
Le mot qui pend à votre bouche, osez crier,
— Quoique affaiblis du poids de votre bouclier
Et serrés dans les fils d’acier de vos cuirasses,
Sous le dôme étoile qui reflète la trace
De votre pureté première, et qui brilla,
Alors que vous étiez encore par delà
L’espace indivisible et le temps homogène,
— Osez crier l’espoir dont vos âmes sont pleines,
Et les secrets désirs où tremble votre émoi.

Enfants vieillis, esprits lassés, écoutez-moi :
Je suis Celui qui porte en des outres rustiques
Le souffle intérieur des rivages mystiques
Et la pure fraîcheur des murmures salés,
Gonflez votre mâture, ô canots isolés !
Hélez l’ancre, tirez sur l’amarre tendue.
Changez le gouvernail et vos rames fendues ;
Et, creusant sur les flots un sillon d’or, pareils
Aux dieux des mers, voguez sans fin vers le Soleil. »


« Ma voix semait la vie aux poitrines humaines
Haletantes d’azur, je secouai les chaînes
Qui courbaient vers le sol les esprits corrompus
Par les baisers de la Raison, et j’ai rompu
Les fers étroits qui les marquaient de leurs emprises.

« Ma parole de rêve et d’amour fut comprise.

« L’homme leva la tête et vit qu’il était nu.
Ayant poussé le cri si longtemps contenu,
Par quoi s’accélérait l’heure des délivrances,
Il franchit les fossés où sa vieille croyance
Tendait les bras, riant et pleurant tour à tour,

Heureuse de sentir après bien des détours,
L’âme s’acheminer vers l’antique lumière.
Les corps restitués dans leur beauté première
Gagnaient l’ombre imprécise et le galbe effacé
Des ruisseaux de candeur, furtifs et fiancés
Aux bocages d’amour où la grâce s’infuse.
Les esprits dépouillaient l’enveloppe confuse
De leur froideur d’idole et de leur vanité,
Et s’allégeaient d’un lest éphémère, emportés
Aux souffles triomphaux des concerts d’allégresse,
Vers les jardins du Verbe et ceux de la Sagesse.
Les nuages, souillés de crimes, avaient fui ;
Les sommets éternels s’érigeaient dans leur nuit,
Prêts à filtrer les flots d’une aurore nouvelle
Dont les lames déjà fusaient en étincelles.
Les lèvres se cherchaient pour le baiser de paix,
Les regards s’en allaient vers les lointains abstraits ;
Et les peuples, enfin vainqueurs de leurs entraves,
Se pressaient exultants autour de moi, qui, grave,
Le bras droit étendu vers le matin futur,
Indiquais le chemin et leur montrais l’azur.


« Je suis resté cent ans dans les cités des hommes
À semer l’idéal et la croyance, comme

Le Dieu prophète au sein des enfants d’Israël.
J’ai brisé l’apparence et montré le Réel
Et j’ai baigné l’esprit aux cascades du Rêve.
— Mais le corps est fragile et ma tâche s’achève.
L’heure vient où le doigt bienfaisant de la Mort
Réveillera mon âme alanguie, et qui dort
Aux langes de mes jours à l’étoffe grossière.
Et c’est pourquoi, le front maculé de poussière,
Ayant fui la rumeur des coteaux habités,
À l’ombre de ta grâce et de ta déité,
Dellayra, chère âme, ô fille de mes filles,
Je m’achemine vers ta chaumière qui brille
Aux sommets des vallons et que je ne puis voir.
Car, malgré ma pratique exacte du devoir,
Je suis encor privé de ta chère présence,
Et tu me vois marcher vers ton seuil en silence,
Pas à pas, et courbé de mon propre fardeau.
Tu vis selon mon être et tu dors sans bandeau
Le long de mon destin que ta clarté domine.
Tu traces les sentiers et tu me détermines
Aux carrefours embarrassants, tandis que moi,
Bien que voisin, je suis encor très loin de toi.
Je sens ma main trembler doucement dans la tienne,
Mais ta robe éternelle et tes pas me préviennent,
Et tant que je n’aurai vomi mon corps épais,
Je marcherai toujours sans t’atteindre jamais. »



Ainsi songeait tout haut sur la route inclinée
Ikanor radieux au soir de sa journée.


.... Il avance en la nuit, buveuse des couchants ;
Les arbres enlacés tressaillent dans leurs chants,
Et les ombres au loin s’éveillent une à une
Sous la baguette aiguë et froide de la lune.
Les portes de la Mort ont grincé sur leurs gonds ;
Le vieillard a perçu leur tremblement profond
Aux invisibles pas sur la pierre, de l’Être
Qui s’écoute venir et qui tarde à paraître.
… Et voici que soudain, comme un désir confus
De tout ce qui survit au seuil de ce qui fut,
Germe au cœur du vieillard, telle une fleur dans l’ombre.
Le Passé nonchalant heurte de son front sombre
La vitre, spéculaire et lisse, où se distrait
Le regard qu’obscurcit les pleurs de son regret.
La Nature l’appelle et la riante Flore
Lui tend au bout des bras sa robe de Centaure.
Ira-t-il se baigner dans les mers d’autrefois,
Et cacher ses amours aux pentes des vieux bois ?
Non, sa dépouille gît sous l’herbe des clairières,

Et son instinct ne peut retourner en arrière
Vers les plaines d’exil d’où sa sagesse a fui.
Du moins qu’avant d’entrer en l’éternelle nuit,
Que son rêve embrasa de soleils et de flammes,
Il puisse contempler la clarté de son âme,
Vivace et prolongée en l’infini des temps.
Qu’il palpe sa beauté divine et qu’un instant
Il puisse caresser ses yeux à son visage.
Oh ! goûter aux splendeurs que son amour présage,
Et s’inhumer, drapé dans ce ravissement !

— « Dellayra, je veux te voir, éperdument.
Je baise tes bras nus, je te presse et je pleure
Sur ton épaule, en cet instant, comme à toute heure ;
Et j’écoute l’écho de ton cœur en mon sein ;
Mais j’ignore toujours le nimbe qui te ceint.
Tu naquis dès que j’eus déchiré mes pupilles,
Et que m’abandonna ma jeunesse stérile.
Depuis lors tu conduis, sans trêve ni merci,
Le caduc tremblement de mon corps obscurci,
À travers les ravins et les défilés rudes,
Où je bois le calice amer des solitudes.
Or ce soir je voudrais, rouvrant mes yeux hagards,
T’envelopper soudain d’un limpide regard,
Et me brûler aux feux que mon esprit suppose.
Je voudrais m’absorber dans cette apothéose ;

Me fondre tout entier, lentement, comme bu
Et dissous dans l’azur déliquescent d’un flux,
Au creuset de tes yeux empreints de mon fantôme.
Tes chants sont doux, Dellayra, ta voix embaume
L’effeuillaison de mes désirs désabusés ;
Tendres sont tes conseils et graves tes baisers ;
Aussi ma confiance infirme se rebelle ;
Je veux te voir, je sens que tu dois être belle,
Plus belle que l’élan intime de ma foi,
Et que tous les trésors que je devine en toi. »


Dellayra maudit ce qu’elle vient d’entendre
Et craintive retient l’aïeul en ses bras tendres.





« Père, ne donne pas accueil
Au dernier cri de ton orgueil,
Aux voix menteuses ;
Laisse couler tes jours fleuris,
Comme un ruisseau qui passe et rit,
Sous la yeuse.


Persiste en tes espoirs muets,
Parfums du soir, pâles muguets
Que l’ombre aspire ;
Si chétifs, si prêts à trembler,
Qu’il est méchant de les troubler
Dans leur sourire.


L’idéal en toi resplendit ;
Son flot répercuté grandit
Au crépuscule.
Mais si, coupable en ton désir,
Tu tends les bras pour le saisir,
Il se recule.



Plus tard tes yeux, purifiés
Aux flammes des initiés,
Me verront toute,
Et le Savoir et sa liqueur
Flueront au rocher de mon cœur
Goutte par goutte.


Ô Père bien aimé ! permets
Que nous atteignions aux sommets
Expiatoires ;
Là, t’élançant vers ton rachat,
Tu surgiras en mon éclat
Et dans ta gloire. »




Mais affamé d’amour, d’extase, de soleil,
Le vieillard imprudent dédaigne les conseils
De son âme inclinée au bord de ses pensées.
Il poursuivra sans peur la prière insensée
Qui doit, en son regard, fixer Dellayra,
Et tourné vers l’Esprit suprême, il lui dira :



« Verbe incréé, Dieu tout puissant, je te salue,
Comme le Vrai, comme le Juste en qui j’ai foi.
J’ai vécu, j’ai prié, j’ai vu selon ta loi,
Et ta très sainte volonté je l’ai voulue.
— Verbe incréé. Dieu tout puissant, je te salue.


J’ai déserté les champs lointains de mes amours.
Et mes roseaux souillés et mes instincts de bête,
Sans savoir où j’allais, sans détourner la tête ;
Dès que tu m’apparus aux confins de mes jours,
— J’ai déserté les champs lointains de mes amours.


Ta grâce a délié mon âme prisonnière
Au sein de la Nature et des songes obscurs ;
Et depuis lors, transfiguré, splendide et pur.
J’ai baigné mon esprit dans la Clarté plénière.
— Ta grâce a délié mon âme prisonnière.


Avant de m’absorber en ton éternité
Que mon esprit suppose et que mon cœur adore,
Je me traîne à genoux, je sanglote et t’implore ;
Prends pitié de mes cris et de ma cécité,
— Avant de m’absorber en ton éternité.



Laisse mes yeux sonder le fleuve du mystère,
Qui mugit aux côtés de mon fantôme errant.
Porté selon tes vœux au bord de son courant,
Que je m’y plonge et que ma soif s’y désaltère.
— Laisse mes yeux sonder le fleuve du mystère.


Ô Lumière des Vérités, laisse-moi voir
L’âme de feu qui signifie mon corps de boue,
Et que son réseau d’or se noue et se dénoue
Un instant à travers la trame de mes soirs.
— Ô Lumière des Vérités laisse-moi voir ! »




Il dit, et dans l’instant où sa prière est faite,
Un mugissement sourd des vents et des tempêtes
S’acharne et se distend aux fentes des rochers.
La montagne frémit, les pics sont ébréchés ;
La poudre des débris s’élève et tourbillonne
Aux côtés du vieillard tremblant, qui se cramponne
Aux rameaux débandant leurs arcs pour cingler l’air.

Tout à coup, sous le choc éclatant d’un éclair,
Un long déchirement des voiles de ténèbres
Éblouit Ikanor, et la lumière zèbre
Sa paupière cillée où se pressent ses doigts.
Un flot d’argent baigne ses yeux : il voit ! il voit ! .....



Mais aussitôt un cri terrible ouvre sa bouche :
Hagard, hurlant son désespoir, brute farouche,
Il contemple son Âme et ne la connaît pas.
L’enfant frêle, l’enfant qui conduisait ses pas,
L’enfant au doux babil, aux fraîches mélopées,
Telle qu’il l’évoquait dans sa candeur, enveloppée
De lin, rouge d’amour, des lys en ses cheveux,
Et telle qu’il l’avait figurée en ses vœux,
L’enfant consolatrice aux attouchements d’ailes,
L’enfant reine, l’enfant du jour, ce n’est pas elle !…
Tout autre elle a vibré jadis en son émoi,
Ce n’est pas son visage et ce n’est pas sa voix,
Cette voix qui gémit, ce visage qui pleure
En ce moment d’être trop nue, mais c’est un leurre !…
— Non, non, Dellayra n’est pas ce qu’il rêva…
Et l’aïeul tend les bras au rêve qui s’en va,
Traînant comme un haillon dans la pluie et l’argile

Le linceul étoilé du fantôme fragile.
L’imprudente attirance et ce désir brutal
D’avoir voulu réaliser son idéal,
Inconscient essor de sa sagesse altière,
Sans s’être déchargé du faix de la matière,
Il les exècre, il les maudit, car son erreur
A fait périr l’élan du songe intérieur.


— Insensé qui pensais, sans fuir ta chair morose,
Enclore en ton sourcil toute l’âme des choses
Et caresser la Vie à tes regards mortels !
Mais l’apparence est née où dormait le Réel.
Tu plongeais jusqu’au fond des cavernes de l’Être,
Et voici que tes yeux rouverts font disparaître
L’Au delà que fermés ils avaient entrevu.
Oh ! pourquoi donc, pourquoi, vieillard, n’as-tu pas cru ?…




… Et renouant les fils usés de ses sandales,
Bâton en main, le dos courbé sous la rafale,
Ikanor le coupable, Ikanor le proscrit,
Pleurant son rêve mort, s’enfonce dans la Nuit.